Les Révolutions de l’Asie centrale/04

Les Révolutions de l’Asie centrale
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 127-154).
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LES RÉVOLUTIONS
DE L’ASIE CENTRALE

IV.[1]
LES CONQUÊTES DE LA RUSSIE


I.

D’après la façon dont on écrit d’habitude l’histoire de l’Europe au moyen âge, il semblerait que les nations occidentales aient vécu isolées du reste du monde, qu’elles se soient suffi à elles-mêmes et qu’elles aient à peine ressenti le contre-coup des grands événemens de l’Asie centrale. Il n’en est pas ainsi. Les croisades ne sont pas seulement un accès passager de ferveur religieuse. Après saint Louis, tous rapports n’ont pas été rompus entre Européens et Asiatiques. Si la France, l’Italie, l’Espagne et l’Angleterre dirigèrent dès lors leur activité vers les pays d’outre-mer que l’on venait de découvrir, les états slaves au contraire restèrent en relations suivies avec les populations de l’Orient. Voyez la Russie notamment. À la fin du XIVe siècle, il existe déjà un état moscovite, mais ses princes sont vassaux du khan des Kiptchaks, le descendant de Djozdi, l’un des trois héritiers de Gengis-Khan. Les Kiptchaks, qui formaient la Horde-d’Or, étaient les moins civilisés des Mongols ; plus fidèles que leurs frères de la Transoxiane aux habitudes nomades de la race touranienne, ils avaient conservé la rudesse de leur caractère primitif, et, bien que convertis de nom au mahométisme, ils étaient encore adonnés à des superstitions grossières. Sur les confins des territoires occupés par ces tribus errantes, quelques grandes cités, Kief, Kazan, Novgorod surtout, reliées par le commerce aux villes hanséatiques du nord, servaient de refuge à la civilisation naissante. La conquête de Constantinople par les Ottomans rejeta de ce côté de nombreux émigrans qu’y attirait d’ailleurs la communauté de religion. Vers l’an 1550, le tsar russe est déjà un souverain indépendant ; Astrakan lui appartient. Il a dans son armée un corps nombreux de cosaques. Mongols d’origine, dont il se sert d’abord contre ses voisins, et qu’il lance ensuite à la conquête de la Sibérie. C’est, à vrai dire, le moment où la Russie devient puissance européenne, de puissance asiatique qu’elle était d’abord. Dans les provinces reculées du Volga et de l’Oural, dont le reste de l’Europe ne s’occupe pas, la population slave l’emporte décidément sur les Turcs et les Mongols. Quel changement depuis l’époque où les généraux de Timour (deux siècles auparavant) entraient en vainqueurs dans Moscou et réduisaient cette ville en cendres !

Ces événemens du moyen âge sont le prélude des conquêtes modernes de la Russie sur les bords de l’Oxus et du Yaxartes, et c’est par là que les Russes se distinguent des autres peuples européens qui ont pris pied sur le continent de l’Asie. Les colonies françaises, anglaises et portugaises dans l’Inde sont au début l’entreprise de quelques négocians aventureux ; Hongkong et Saigon sont des créations modernes faites de propos délibéré dans un intérêt politique et commercial, tandis que l’entrée des troupes du tsar à Samarcande est l’acte le plus récent d’une lutte de races qui se poursuit depuis des siècles sans interruption.

Pour bien apprécier les obstacles auxquels se heurtaient les Russes dans leur marche progressive vers les contrées de l’Orient, il est nécessaire de rappeler quelle est la nature du sol et du climat. De la Caspienne au Pacifique, entre les 35e et 50e degrés de latitude, il existe de vastes déserts dont quelques cours d’eau et plusieurs chaînes de montagnes peu élevées rompent la monotonie de distance en distance. Pour le voyageur qui vient de la Russie, la steppe commence presque aux portes d’Orenbourg ; mais jusqu’à la rivière Emba le désert n’a rien de redoutable. On trouve encore des rivières et des lacs dont l’eau est douce ; sur les bords, il y a des prairies, parfois on aperçoit des arbres. À mesure que l’on avance vers le sud, le sol devient plus stérile, l’eau des ruisseaux est saumâtre aussi bien que celle des puits. Çà et là s’offrent d’anciens lacs desséchés dont une épaisse couche de sel révèle l’emplacement. La végétation disparaît ; les collines de sable changent de forme au gré des vents. Rien ne surpasse la désolation de ces immenses plaines nues et arides, l’Oust-Ourt, entre la Caspienne et l’Aral, — le Kizil-Koum (sables rouges), entre l’Oxus et le Yaxartes, — le Kara-Koum (sables noirs), au nord de ce dernier fleuve. Entre le Kharizm, la Caspienne et les frontières de la Perse, la steppe présente encore la même apparence. Il n’y a là ni alimens, ni fourrage, ni combustible. La température est glaciale en hiver, brûlante en été. Pendant la saison froide, le vent soulève la neige en tourbillons sous lesquels tout est enseveli. On rapporte par exemple qu’en 1827 les Kirghiz de la Horde du milieu perdirent dans un ouragan plus d’un million de moutons.

La steppe est en effet habitée malgré l’inclémence de son climat et la stérilité de son sol. Au sud de Khiva sont les Turcomans, au nord les Kirghiz ; plus à l’est, au cœur du désert de Gobi, vivent des tribus mongoles ; à l’extrémité du continent, dans les espaces peu connus qui séparent le fleuve Amour de la muraille de la Chine, subsistent des Mandchous. Toutes ces peuplades, Turcomans, Kirghiz, Mongols, Mandchous, sont les diverses variétés de la race tartare. Tous sont nomades ; le pays ne permet pas d’autre existence. Cependant au temps de leur splendeur les Mongols eurent, dit-on, une capitale du nom de Karakorum. Ce fut là que trônèrent Gengis-Khan et ses fils. Les voyageurs modernes n’ont pas été capables d’en retrouver les ruines, si légères étaient les constructions de cette ville abandonnée. Ne s’étonnera-t-on pas que de ces régions inhospitalières soient sorties les invasions successives qui, bien qu’éphémères, ont bouleversé l’Asie et plus d’une fois ensanglanté l’Europe ? Remarquons au moins que ces hordes envahissantes ont toujours subi l’ascendant des peuples qu’ils avaient conquis sans jamais rapporter la civilisation dans le pays d’où ils étaient issus. Khiva, Bokhara, Kachgar, Pékin, n’ont cessé d’être des merveilles de la vie civilisée en comparaison des plateaux stériles d’où venaient leurs conquérans.

Sous Pierre le Grand, les Russes étaient maîtres de la Sibérie, ce qui ne les avançait guère. Ils allaient jusqu’à la Caspienne et au pied du Caucase ; quelques tribus kirghises des environs d’Orenbourg reconnaissaient leur suprématie. En somme, ils étaient en mesure déjà d’exercer une certaine influence dans l’Asie centrale. À cette époque, Khiva guerroyait sans cesse contre Bokhara. Vers l’an 1700, les Khiviens envoyèrent une ambassade à Saint-Pétersbourg, chargée d’offrir au tsar l’hommage du khan Mohamed, disent les historiens russes, et de réclamer l’appui des troupes européennes contre leurs ennemis de Bokhara, ou peut-être simplement, comme le racontent les historiens indigènes, pour conclure un traité de commerce. Pierre le Grand comprit que la possession de Khiva lui assurerait la prépondérance sur beaucoup d’autres états ; il rêvait même, paraît-il, d’ouvrir à ses sujets dans cette direction une route vers les riches contrées de l’Hindoustan. Il résolut donc d’envoyer une expédition militaire dans la vallée de l’Oxus. Le programme de cette entreprise était bien complexe : complimenter les souverains de la Khivie et de la Bokharie, rechercher les sables aurifères que l’on prétendait exister dans l’Amou-Daria, reconnaître l’ancien lit par lequel ce fleuve se déversait dans la Caspienne, explorer la route de l’Inde. Tout cela était pacifique, et pourquoi donc alors donner à son ambassadeur l’escorte d’une armée entière ? C’est que Pierre le Grand avait lieu de croire que les khans ousbegs avaient quelques démêlés avec leurs propres sujets ; il voulait leur offrir généreusement d’installer une garnison russe dans leur capitale.

Le chef de cette expédition était le prince Bekovitch Cherkaski, d’origine kirghise et même, dit-on, l’un des plus importans personnages de ces tribus nomades. Les gouvernemens de Kazan et d’Astrakan lui fournirent 4,000 fantassins et 2,000 cavaliers cosaques. La première campagne fut employée à construire un fort à Krasnorodsk, sur une presqu’île de la côte orientale de la Caspienne que les Russes occupent encore aujourd’hui. L’année d’après, au mois de juin 1717, il se mit en marche à travers le désert d’Oust-Ourt, battit les troupes khiviennes à Karagach, et enfin conclut un traité de paix avec le khan. Celui-ci lui offrit alors l’hospitalité dans son palais de Khiva. Seulement, la contrée fournissant peu de ressources, on lui fit croire qu’il était indispensable de partager ses troupes en petits détachemens. Ce n’était qu’une ruse de guerre. Quand les soldats russes furent disséminés, l’ennemi les attaqua en détail et les anéantit. Bekovitch fut l’une des premières victimes. 0n raconte qu’il fut écorché vif et que l’on fit un tambour avec sa peau. Cet acte de cruauté n’est rien moins que prouvé ; mais, s’il est vrai que Bekovitch était de race mongole, on comprend aisément que les compatriotes de ce transfuge éprouvèrent une vive irritation contre lui[2]. Le désastre de 1717 eut de graves conséquences pour les Russes. Les Turcomans qui habitent entre la Caspienne et l’Oxus ne s’étaient prononcés par prudence pour aucun des deux partis belligérans. Lorsqu’ils apprirent la défaite des envahisseurs, ils attaquèrent les forts que les Russes avaient établis sur le littoral. Les garnisons, isolées et dépourvues de vivres, résolurent de se retirer sur Astrakan ; la navigation était sans doute périlleuse sur cette mer, dont les rivages étaient peu connus. Aussi n’en réchappa-t-il que quelques individus. En définitive, l’issue de cette malheureuse entreprise fut telle que le tsar s’abstint de la renouveler.

C’est un spectacle curieux en vérité que ces nomades mongols qui, après avoir conquis l’Asie sous Gengis-Khan et maintenu leur situation sous ses successeurs, finissent par s’effacer de l’histoire et accepter la suprématie des peuples qu’ils avaient autrefois subjugués. Les Kirghiz de la Petite-Horde, les plus rapprochés de l’Oural, que le contact d’une nation civilisée arrachait peu à peu à la barbarie, conservaient une grande influence dans la steppe. Vingt-cinq ans après la malheureuse expédition de Bekovitch, il advint que Nadir-Shah, souverain de la Perse, s’étant emparé de Khiva, détrôna la famille régnante. Comme ce conquérant aimait à se concilier les Russes, il consentit volontiers à laisser le pouvoir à Nour-Ali, sultan de la Petite-Horde, qui s’avouait lui-même sujet du tsar. Ceci est un fait important, car les Russes partent de là pour prétendre que Khiva leur appartient comme ayant été depuis un siècle l’apanage d’un de leurs vassaux. La vérité est que, postérieurement à Nour-Ali, les Khiviens eurent un khan d’une autre famille qui soumit au contraire les Kirghiz, ou qui du moins disputa avec succès aux Russes la domination sur les tribus les plus rapprochées de son territoire.

Repoussés des bords de la Caspienne par les Turcomans et du bassin de l’Aral par les Kirghiz rebelles, les Russes ne firent pas de progrès sensibles jusqu’à nos jours. La Sibérie, qu’ils transformèrent en colonie pénale, ne se colonisait pas ; malgré les 10,000 déportés que l’on envoyait par force au-delà de l’Oural chaque année, le pays restait inculte, sans commerce, sans industrie. Le gouvernement même semblait ne pouvoir trouver des administrateurs habiles et intègres pour cet immense territoire. Là où le sol plus fertile aurait attiré les émigrans, ceux-ci, ne pouvant obtenir aucune protection contre les nomades, se retiraient ou bien menaient une vie de rapine. La province d’Orenbourg, — au commencement du XIXe siècle, la province de l’empire la plus rapprochée de l’Asie intérieure, — contenait les élémens de population les plus divers et offrait l’image du plus complet désordre. On y trouvait des Baskirs, des Kalmouks, des Cosaques, des Kirghiz, toutes les variétés de la race turco-mongole en un mot, quelques-uns chrétiens, la plupart mahométans, d’autres encore simplement idolâtres. De temps à autre, des révoltes éclataient au milieu de ces nomades, qui trouvaient un appui auprès des khans de Khiva et de Bokhara. Le gouverneur-général d’Orenbourg envoyait alors des colonnes mobiles qui avaient peine à joindre les insurgés et souffraient plus du climat que du feu de l’ennemi.

La steppe peuplée de tribus indociles, et au-delà de la steppe les habitans fanatiques du Kharizm, obéissant, comme leurs frères de la Bokharie, aux doctrines musulmanes les plus farouches, c’en était assez pour arrêter longtemps les Russes. Bien que le commerce par caravanes eût toujours quelque activité, Khiva se refusait à lier des relations diplomatiques avec les Européens. En 1793, sur la demande du khan, le tsar lui envoie un médecin, le docteur Blankenagel ; les Khiviens se refusent à le laisser repartir, et, lorsqu’ils ont épuisé tous les prétextes, ils complotent de le faire assassiner en route, afin qu’il ne puisse rien révéler de ce qu’il a vu. Le docteur eut l’adresse de s’enfuir chez les Turcomans, d’où il put regagner Astrakhan. En 1819, le capitaine Mouravief, après avoir exploré les rives orientales de la Caspienne, se voyant bien accueilli par les Yomoudes, a l’audace de se rendre à Khiva sous l’escorte de ces Turcomans. On l’y retient prisonnier six semaines durant. Dans ce temps, les Khiviens se livraient à toute sorte de rapines. Leur capitale était un marché toujours ouvert où les nomades venaient vendre comme esclaves les pêcheurs russes qu’ils avaient enlevés sur le littoral de la Caspienne, ou les Kirghiz soumis à la Russie qu’ils avaient faits prisonniers. Les caravanes venant de Bokhara étaient frappées d’impôts vexatoires et pillées en cas de refus. Les autorités de la frontière avaient un crédit ouvert pour le rachat des captifs. En une seule année, la dépense dépassa 20,000 roubles pour cet objet.

Sur la fin de l’année 1836, le gouvernement russe, voyant que les tribus lui échappaient grâce à leur mobilité d’allures, craignant d’autre part d’entreprendre sans succès une nouvelle expédition contre le khan de Khiva, véritable instigateur de tous les désordres, le gouvernement russe se résolut à manifester son mécontentement par une mesure purement défensive. Il saisit tous les négocians khiviens qui revenaient par Orenbourg ou par Astrakan de la foire de Nijni-Novgorod, puis il avertit le khan que ceux-ci seraient conservés comme otages jusqu’à ce que de son côté il eût fait mettre en liberté les sujets russes retenus en esclavage. Les conséquences immédiates de cet acte de vigueur montrèrent que Khiva vivait en quelque sorte dans la dépendance commerciale de ses voisins du nord-ouest. Le prix des marchandises européennes s’y éleva outre mesure, tandis que la valeur des productions du pays s’abaissait de moitié. Néanmoins le khan Allah-Kouli ne se pressait pas de satisfaire aux réclamations des Russes, espérant toujours s’en tirer par la ruse. Il permit que quelques-uns de ses sujets vinssent protester bruyamment auprès du gouverneur-général d’Orenbourg que les deux états vivraient dorénavant en paix ; mais ces envoyés n’avaient aucun mandat, ne pouvaient engager la parole de leur maître. Lorsqu’il s’aperçut que cela ne réussissait pas, il renvoya 25 prisonniers avec quelques présens. Ces prisonniers étaient des vieillards que l’âge rendait incapables de travailler, et d’ailleurs c’était une démarche dérisoire, puisque les pirates de la Caspienne enlevaient cette même année des centaines de pêcheurs de nationalité russe. Sur ces entrefaites survint l’invasion de l’Afghanistan par les Anglais. On se laissa facilement convaincre à Saint-Pétersbourg que l’armée britannique allait triompher sans délai de tous les états de l’Asie centrale, qu’il ne fallait pas perdre un seul jour, si l’on tenait à partager avec elle. Sans doute Perofski, gouverneur-général d’Orenbourg, était bien aise de s’illustrer par une brillante campagne dans la vallée de l’Oxus. Des transfuges, se disant bien informés, lui assuraient que le khan, ruiné par la suppression du commerce extérieur et des droits de douane qui en découlaient, avait imposé des taxes oppressives sur les Turcomans et les Kirghiz, que ceux-ci menaçaient de piller la ville, que les habitans n’avaient nul désir de se défendre, et que les clés d’or destinées au général russe victorieux étaient déjà fondues.

Perofski avait assez d’expérience des affaires de l’Asie centrale pour comprendre que le véritable ennemi dans une guerre de ce genre, c’était le désert qu’il fallait franchir, ce n’était pas l’armée du khan. Il se disait qu’il suffirait d’arriver sous les murs de Khiva avec 3,000 fantassins et douze pièces de canon, mais qu’il fallait des forces plus considérables pour assurer sa ligne de marche et surtout une quantité de bêtes de somme pour ravitailler ses colonnes. Une fois l’expédition résolue, il fut décidé qu’elle se composerait de 4,400 hommes et 2,000 chevaux avec vingt-deux bouches à feu et un convoi de 10 à 12,000 chameaux. Dans la steppe, le chameau est bien préférable au cheval parce qu’il endure la soif, vit de presque rien et porte un chargement plus lourd. À cette époque, la route à suivre s’imposait d’elle-même. Orenbourg était la seule base d’opérations où l’on pût accumuler les hommes et les magasins. Orenbourg était, il est vrai, à 1,300 kilomètres de Khiva, ce qui supposait au moins cinquante étapes, dont un bon tiers dans le désert d’Oust-Ourt ; mais on comptait établir un dépôt d’approvisionnement dans le voisinage de la rivière Emba, presqu’à moitié chemin, et l’alimenter par Astrakan et Gourief ou par le petit poste de Mangichlak, que les Russes avaient créé précédemment sur le littoral de la Caspienne. En somme, le plan de l’expédition avait été bien étudié d’avance dans tous ses détails, à tel point que l’on avait décidé déjà de détrôner Allah-Kouli et de le remplacer par l’un des sultans kirghiz fidèles à la Russie. La chancellerie russe avait adopté cette résolution d’autant plus volontiers qu’elle redoutait quelque peu de porter ombrage à la Grande-Bretagne, et que cette solution ressemblait tout à fait à ce que les Anglais projetaient alors d’exécuter en Afghanistan, où ils allaient substituer Shah-Soujah à l’émir régnant Dost-Mohamed.

Le général Perofski partit d’Orenbourg le 14 novembre 1839. Quoique le temps fût encore doux, la saison était assurément mal choisie, car le corps expéditionnaire allait traverser les steppes à l’époque des neiges et des grands froids. En effet, dès les derniers jours de novembre, le thermomètre descendait au-dessous de zéro. La contrée était tout à fait dépourvue de combustible. Le peu de bois que les soldats traînaient avec eux était réservé pour la cuisson des alimens ; il n’y avait donc pas de feux de bivac par ces nuits où l’on observait, dit-on, 20 et même 30 degrés de froid. Les hommes s’épuisaient à marcher sur la neige. Les chameaux succombaient à la fatigue. En approchant de l’Emba, le général en chef apprit que les provisions envoyées d’Astrakan n’y étaient pas arrivées. Les navires qui en étaient chargés s’étaient laissé saisir par les glaces. Les uns furent attaqués par les Kirghiz et brûlés avec leurs cargaisons ; d’autres purent décharger au fort Alexandrofsk les vivres qu’ils apportaient. Ainsi Perofski se trouvait à la fin de décembre avec des magasins à moitié vides, des hommes fatigués, un convoi insuffisant. Il se flattait que la neige, au-delà de l’Emba, aurait moins d’épaisseur, que le froid serait moins vif. N’était-ce pas de ce côté que se réfugiaient les nomades quand l’hiver était trop rigoureux dans leurs plaines de campement habituel ? Ces prévisions ne se réalisèrent point. Le froid ne diminuait pas ; alors les conducteurs du convoi s’insurgèrent. Jusqu’alors ils avaient supporté les fatigues et les souffrances du voyage ; mais ils déclarèrent qu’ils n’iraient pas plus loin, que l’on ne voyageait jamais par un temps si rigoureux. Perofski fit fusiller quelques-uns des plus mutins, ce qui calma les autres, et il réussit à continuer sa marche jusqu’à Ak-Boulak, à 160 verstes de la rivière Emba. Après deux mois et demi de route, il était alors à moitié chemin à peine de Khiva. Des 10,400 chameaux avec lesquels il était parti, il n’en restait guère plus de 5,000 ; le reste avait succombé à la fatigue, au froid, aux privations. Si sobre que soit ce patient animal, encore faut-il qu’il ait quelque chose à manger. Fallait-il poursuivre l’expédition ? Le convoi ne pouvait plus porter qu’un mois de vivres ; ce délai ne suffisait pas pour atteindre la vallée de l’Oxus, où l’on se trouverait au surplus en pays ennemi. Le général dut se résoudre à revenir en arrière. Il ne rentra dans Orenbourg que le 8 juin, ayant perdu le quart de son monde dans cette malheureuse campagne.

Malgré l’insuccès de cette expédition, le khan de Khiva comprit qu’il était imprudent de braver un adversaire tel que le tsar. Il eut donc la sagesse de restituer les esclaves russes qu’il possédait et d’interdire à ses sujets tout acte d’hostilité contre la Russie. Cela fait, Perofski lui envoya un ambassadeur, le capitaine Mikiphorof, avec mission de conclure un traité ; cette ambassade ne put aboutir. « Le khan et ses ministres, écrivait Nikiphorof, n’ont aucune idée de ce qu’est un traité politique. » L’année d’après, en 1842, un autre envoyé, le lieutenant-colonel Danilefski, fut plus heureux. Le khan Allah-Kouli venait de mourir ; son successeur, Rahim-Kouli, plus conciliant, conclut enfin une convention de paix et d’alliance en vertu de laquelle le khan s’engageait à ne plus molester les sujets russes. Il est remarquable que ce document ne fixait aucune frontière entre les deux états limitrophes. Il convenait peut-être de ne pas être trop exigeant envers un potentat si étranger aux usages des nations civilisées. Le résultat le plus clair de ces négociations fut, suivant toute apparence, de fournir aux Russes d’assez bons renseignemens sur les états de l’Asie centrale et sur les routes qui y conduisent. Les successeurs de Kahim-Kouli ne se sentirent nullement liés par la convention qu’il avait signée de son sceau ; les tribus n’en continuèrent pas moins leurs déprédations. Dix-sept ans plus tard, lorsque le colonel Ignatief, — aujourd’hui ambassadeur à Constantinople, — se rendit à Khiva pour réclamer l’exécution du traité Danilefski, on lui répondit tranquillement que l’on avait perdu ce document, qu’il n’y en avait aucune trace dans les archives. Pendant cette période, Russes et Khiviens cherchaient de part et d’autre à s’assurer la domination sur les nomades, qui de leur côté ne voulaient reconnaître aucun maître. Si les Européens acquirent alors peu d’influence dans cette région, on l’attribue à la tyrannie et à la corruption des officiers russes, et aussi aux habitudes vexatoires de l’administration, qui prétendait organiser ces tribus, y créer une hiérarchie de chefs indigènes, doubler les taxes de capitation, toutes innovations auxquelles les Kirghiz répugnaient. À dire vrai, l’espace compris entre Orenbourg, Khiva et la Caspienne fut un peu négligé. N’ayant guère à gagner par une attaque directe sur le Kharizm, les Russes allaient en faire le tour par Samarcande et Bokhara.


II.

Les Russes avaient fait fausse route à vouloir pénétrer au centre de l’Asie par la vallée de l’Oxus. Quoi qu’en eût dit Pierre le Grand, ils finirent par reconnaître que Khiva est une impasse qui ne mène à rien, sans compter que l’on n’y arrive pas facilement. Leurs progrès furent au contraire rapides dès qu’ils s’engagèrent dans les vallées du Yaxartes et de l’Ili, plus fertiles, peut-être aussi moins bien défendues.

On a vu précédemment quelles avaient été la puissance de l’émir et la richesse de la ville de Bokhara aux siècles passés. Le commerce annuel entre cette capitale, entrepôt de l’Asie centrale, et les territoires russes, atteignait le chiffre de 8 millions de francs. Souvent rançonnées par les nomades, les caravanes étaient de plus soumises à des droits de douane exorbitans. L’émir n’avait pas d’ailleurs que ce moyen brutal de s’enrichir aux dépens des Russes. Il envoyait de temps en temps des ambassades qui revenaient de Saint-Pétersbourg comblées de présens et en laissaient une bonne partie à leur maître. De leur côté, les Russes vinrent pour la première fois à Bokhara en 1820, avec une mission officielle. M. de Negri, chef de l’ambassade, était accompagné par le baron de Meyendorf, à qui l’on doit le récit du voyage. Ce diplomate avait pour instructions d’obtenir que les marchandises ne fussent pas surtaxées dès qu’elles passaient la frontière, et que les caravanes fussent protégées contre les nomades indisciplinés. L’émir régnant, le terrible Nasroulah, répondit qu’il appartenait à l’empereur Alexandre de protéger lui-même ses sujets ; du reste il voulut à peine recevoir M. de Negri, il refusa même de mettre en liberté les esclaves de nationalité russe, au nombre de 600 à 700, qui vivaient en servitude dans le khanat. L’ambassadeur ne put ramener que ceux dont il paya la rançon. Plus tard d’autres envoyés du tsar ne furent pas mieux accueillis. Cependant en 1840 Nasroulah avait peur des Anglais, qui étaient maîtres alors de l’Afghanistan. Le major Boutenief fut reçu d’une façon convenable ; celui-ci venait, comme ses prédécesseurs, négocier un traité de commerce et réclamer les sujets russes retenus en esclavage. Il ne put obtenir que ses demandes fussent sérieusement discutées. Puis, lorsque parvint la nouvelle des désastres éprouvés par l’armée anglaise à Caboul, il se vit brusquement éconduit.

Il était clair, après ces tentatives réitérées, que les potentats de l’Asie centrale ne céderaient rien aux Européens, que par la force seule on obtiendrait d’eux quelques garanties. La route ordinaire des caravanes entre Orenbourg et Bokhara contourne la mer d’Aral par l’Orient. À moitié chemin à peu près, vers l’embouchure du Yaxartes, se trouvait à cette époque la limite idéale entre les tribus soumises à la Russie et celles qui se reconnaissaient vassales des khans de Bokhara, de Khiva ou de Khokand. Çà et là se dressaient au bord du fleuve quelques forteresses, d’où des chefs indigènes, plus ou moins soumis à leurs maîtres, rançonnaient les caravanes et pillaient les nomades. Ainsi en 1850 le commandant d’Ak-Mesdjid, qui n’était autre que Yacoub-Beg, devenu plus tard sultan de Kachgar, enlevait 26,000 têtes de bétail aux Kirghiz dans une razzia, 30,000 têtes une autre fois afin de protéger ses vassaux contre ces exactions, le tzar se décida enfin à mettre des garnisons permanentes en quelques points de cette région. En 1847 fut fondé le fort d’Aralsk, à l’embouchure du Syr-Daria. C’était une base d’opérations pour de nouvelles entreprises. En même temps, les Russes s’occupaient d’explorer la mer d’Aral. Le pays ne fournissant pas de bois, de petits navires furent construits en Suède, démontés et transportés par eau pièce à pièce de Saint-Pétersbourg à Samara par les rivières et les canaux, puis à dos de chameau de Samara jusqu’aux bords de l’Aral. Le lieutenant Boutakof, devenu plus tard contre-amiral, fit une exploration complète de cette méditerranée peu connue et découvrit que le Yaxartes restait navigable à une grande distance de son embouchure. Il est digne de remarque que ces avant-postes du Turkestan, si restreints qu’ils fussent, coûtaient fort cher au gouvernement impérial, parce que le pays ne produisait à peu près rien et qu’il fallait apporter d’Orenbourg tout ce qu’exigeait le ravitaillement des troupes.

Dès le début de leur établissement au fort d’Aralsk, les Russes s’aperçurent que les Khiviens et les Bokhariotes n’étaient pas les voisins les plus gênans. C’était du Khokand que les Kirghiz avaient le plus sujet de se plaindre. Ce dernier khanat avait éprouvé de singulières vicissitudes. Après avoir été longtemps soumis à celui de Bokhara, il était redevenu indépendant sous le sceptre d’un descendant direct de Baber et de Timour. Les circonstances lui furent alors favorables. Il s’étendit vers le commencement du siècle tout le long du Yaxartes. Tachkend et Chemkend, les deux principales villes de cette région, lui appartenaient ; Ak-Mesdjid était sa forteresse la plus avancée vers le nord. Le voisinage de ce nid de pirates était intolérable ; mais il paraissait assez téméraire de prétendre s’en emparer, car du fort Aralsk à Ak-Mesdjid il y avait un désert de 500 kilomètres à traverser. Cependant le général Perofski, qui était encore à cette époque gouverneur-général d’Orenbourg, se mit en campagne au printemps de 1853 avec 1,700 hommes de troupes. L’un des bateaux à vapeur de la flottille remontait en même temps le fleuve. La place était bien fortifiée ; elle ne fut enlevée d’assaut qu’après un siège de cinq semaines, pendant lequel la garnison se com- porta vaillamment. C’était la première fois que les Russes avaient une affaire sérieuse contre les habitans du Turkestan ; ce fut dans cette première rencontre que la lutte fut la plus vive. Les Russes y eurent plus de morts et de blessés que dans aucun des combats qu’ils soutinrent plus tard contre l’armée entière de Bokhara ; mais enfin ils tenaient Ak-Mesdjid et étaient résolus d’y rester. Les tentatives que firent les Khokandiens pour en reprendre possession n’eurent aucun succès. C’était une perte grave pour eux parce que cette importante forteresse, réputée imprenable, était leur point d’appui le plus solide dans la vallée du Syr-Daria.

Dans le même temps, les Russes menaçaient Khokand du côté de la Sibérie. De Semipolatinsk part une route de caravanes, orientée du nord au sud, qui se dirige vers Kachgar et Yarkand à travers le territoire occupé par la Grande-Horde. Les forts de Kopal et de Vernoë, construits d’abord pour garantir la sécurité de cette route, devinrent des centres de commerce pour les tribus d’alentour. Deux lignes de postes fortifiés s’avançaient ainsi vers l’Asie centrale, séparées par un intervalle de 1,000 kilomètres environ. N’était-il pas naturel de les relier l’une à l’autre par une troisième ligne transversale, en sorte que cette série de forts engloberait tous les nomades, les isolerait en quelque sorte des états de l’Asie centrale qui les pillaient si souvent ? Le projet, adopté par le tsar après mûre délibération, se vit ajourné par la guerre de Crimée. L’occasion était belle pour les émirs de Khiva, de Khokand et de Bokhara de refouler les Russes dans leurs solitudes du nord. La Porte, qui restait en relations diplomatiques avec eux, les y engageait vivement ; ils n’eurent garde d’en profiter, absorbés qu’ils étaient par leurs querelles intestines. Aussi, dès que la paix fut rétablie en Europe, les Russes reprirent-ils leur marche en avant. D’année en année, ils construisaient de nouveaux forts, s’assuraient la possession d’une vallée, progressant avec lenteur, mais avec prudence, de façon à ne jamais revenir en arrière. La confiance qu’ils inspiraient aux Kirghiz leur fut sans doute d’un grand secours. Ces nomades acceptaient sans résistance, peut-être même avec empressement, la protection d’un voisin puissant. C’est ainsi que le tsar étendit sa frontière à une époque qui nous est inconnue, probablement vers 1860, jusqu’aux monts Thian-Shan. Entre le lac Issi-Koul et cette chaîne de montagnes, à l’orient de Khokand, se trouvent les sources du Yaxartes. Il n’y a là que des populations pastorales. Les Russes y érigèrent le fort Narim et devinrent ainsi limitrophes de la Kachgarie. Personne n’y fit attention en Europe. Il n’y avait pas alors de contrée moins connue que ce coin du monde où l’on prétend que fut le berceau de notre race.

Cependant les Russes n’occupaient encore que des provinces stériles et presque désertes. La vallée du Syr-Daria est salubre, mais l’agriculture y est presque inconnue depuis la mer d’Aral jusqu’à Ak-Mesdjid. Tout au plus les nomades récoltent-ils de quoi pourvoir à leur propre subsistance ; ils n’ont rien à vendre. Tout ce que consommaient ces petites garnisons échelonnées à la frontière devait être amené à travers le désert. Le bois faisait absolument défaut. Les bateaux à vapeur du lac d’Aral n’avaient d’autre combustible que des broussailles bientôt épuisées. Au-delà des avant-postes s’offraient au contraire des plaines bien irriguées, des montagnes où l’on savait déjà qu’il existe des gisemens de houille. Tachkend, l’un des entrepôts de l’Asie centrale, était à quelques journées de marche. Après avoir franchi le désert, les Russes s’étaient arrêtés à l’entrée de la terre promise. Cette situation ne pouvait durer, et de fait elle ne dura pas.

Remarquons qu’il n’y avait pas alors d’unité dans le commandement sur cette frontière lointaine de l’empire. La ligne du fort Vernoë relevait de la Sibérie occidentale, celle du Syr-Daria du gouvernement d’Orenbourg. L’accord nécessaire à établir entre deux généraux fort éloignés l’un de l’autre fut cause sans doute de quelques hésitations. Les documens russes nous apprennent[3] que ces expéditions ne se faisaient pas à l’aventure. C’était à Saint-Pétersbourg, sous les yeux de l’empereur, que se préparaient les plans de campagne. Enfin un nouvel ordre de marcher en avant fut donné au printemps de 186/i. Les troupes sibériennes, sous la direction du général Tchernaïef, s’emparèrent d’Auli-Ata, celles d’Orenbourg entrèrent dans Hazret-Sultan, l’une des villes saintes du Turkestan ; puis les deux colonnes, réunies sous le commandement de Tchernaïef, prirent Chemkend, et, quelques semaines après, Tachkend, ville de 80,000 habitans, dont la garnison n’opposa qu’une courte résistance. Ces conquêtes coûtaient à peine quelques hommes tués ou blessés. Ainsi Tachkend se rendit à un faible détachement de 1,550 hommes, ce qui démontre avec évidence que la population indigène n’était pas hostile aux Européens.

Parvenu jusqu’au cœur du pays de Khokand, le gouvernement russe sentit qu’il devait justifier sa conduite ; c’était surtout une nécessité envers la Grande-Bretagne, qui était seule au reste à s’alarmer des progrès de la Russie dans l’Asie centrale. C’est ce que fit le prince Gortchakof par une circulaire diplomatique du 21 novembre 1864. Ce document mérite de fixer l’attention ; il contient en effet et, sur les rapports de voisinage entre les états civilisés et les nations barbares, des théories politiques que confirme l’histoire de tous les peuples, mais qu’aucun gouvernement, même ceux qui les avaient le plus pratiquées, n’avaient encore érigées en principe. Toutes les nations civilisées sont tenues de protéger leurs sujets, de réprimer l’esclavage, de châtier les tribus turbulentes qui les entourent : aussi sont-elles contraintes de s’étendre peu k peu. C’est ce qu’ont fait les États-Unis en Amérique, la France en Algérie, la Hollande dans les îles de la Sonde, l’Angleterre aux Indes. Elles ne peuvent s’arrêter que lorsqu’elles rencontrent devant elles des populations sédentaires qui comprennent les avantages du commerce et d’une existence régulière. Il était donc inévitable que la Russie s’avançât jusqu’aux limites des états de Bokhara et de Khokand ; la ligne des postes fortifiés par lesquels elle couvre et défend sa frontière et maintient en respect les tribus pillardes ne pouvait subsister que dans une contrée fertile, offrant des ressources suffisantes pour l’entretien des garnisons. Dans l’état où ses dernières conquêtes l’ont mise, la Russie a enfin atteint une frontière stable ; elle est en face d’un milieu social plus compacte, mieux organisé. Elle a atteint la limite géographique où l’intérêt et la raison lui prescrivent de s’arrêter. Quel motif aurait-elle au surplus d’étendre davantage son territoire ? Outre qu’elle possède déjà plus de provinces qu’il ne lui en faut, elle sait que le commerce est l’élément essentiel de la civilisation. Elle veut donc vivre en paix avec ses nouveaux voisins, et ne faire usage de la force qu’autant que la justice l’exigera.

Par malheur, ces belles théories étaient déjà démenties par les faits au moment même où le prince Gortchakof les émettait, tant est puissant l’entraînement qu’exerce l’esprit de conquête sur un général victorieux. Quel besoin en effet les Russes avaient-ils d’occuper la ville de Tachkend ? Tchernaïef y était entré ; on se serait bien gardé de l’en faire sortir, quoiqu’il eût sans doute outre-passé ses instructions en cette circonstance. Au mois de janvier 1865, un ukase impérial institua la province du Turkestan, formée d’une part, aux dépens de la Sibérie occidentale, par le district de Vernoë et les steppes kirghises jusqu’au pied des montagnes neigeuses du Thian-Chan, de l’autre, aux dépens de la province d’Orenbourg, par la vallée inférieure du Yaxartes. Tchernaïef en était nommé commandant supérieur avec les pouvoirs militaires et civils les plus étendus, en raison de ce qu’il devenait responsable de la défense d’un pays presque entièrement inconnu ; Hazret-Sultan était la capitale de cette nouvelle province, dont l’ukase déterminait les limites de tous côtés, sauf toutefois vers le sud. Était-ce par ignorance géographique ou par espoir de réaliser bientôt dans ce sens des conquêtes plus étendues ? Tachkend restait cependant en dehors du Turkestan. On annonçait l’intention d’en faire une ville libre qui se gouvernerait elle-même sous le protectorat de la Russie. Cette fiction n’eut pas longue durée. Bientôt les habitans pétitionnèrent pour être annexés à l’empire ; ils craignaient, disaient-ils, que le retrait de la garnison russe ne les exposât aux représailles des souverains de Khokand ou de Bokhara. Ne nous laissons pas prendre à ces manifestations, qui s’obtiennent on sait comment. En définitive Tachkend fut réuni à la province du Turkestan et en devint même la capitale.

Comment cette extension de l’empire russe était-elle accueillie par les autres puissances ? En Europe, une seule nation avait lieu de s’en inquiéter, la Grande-Bretagne ; mais, ne pouvant l’empêcher, elle cherchait à se convaincre qu’elle y avait plus à gagner qu’à perdre. « Les Ousbegs, écrivaient les journaux anglais, sont sanguinaires et dépravés. L’état de barbarie dans lequel ils vivent rend l’Asie centrale inabordable. Les Russes vont ouvrir les routes, porter les germes de civilisation, ils supprimeront l’esclavage, ils renverseront les barrières que le commerce n’osait franchir jusqu’à ce jour. » Encore un peu, ils auraient salué comme un événement heureux la soumission de toute l’Asie centrale aux généraux du tsar. Quelque lointaines que fussent encore les chances d’un conflit entre les Russes et les Anglais sur les frontières de l’Inde, un tel langage n’était que de la résignation. On sait combien était timide à cette époque la politique extérieure du vice-roi, et cependant, s’il lui avait plu d’intervenir, il aurait trouvé sur l’Oxus et sur le Yaxartes des peuples disposés à la résistance. Leur fanatisme religieux avait été surexcité par la perte d’Hazret-Sultan ; cette ville, où se rendaient en pèlerinage ceux qui ne pouvaient faire le voyage de La Mecque, appartenait aux infidèles ; c’était une profanation dont il fallait tirer vengeance.

L’ambition bien connue de Mozaffer-Eddin, khan de Bokhara, ne lui permettait pas d’ailleurs de rester inactif, bien que ses possessions fussent encore intactes. Jusqu’alors le Khokand était seul entamé. Après bien des révolutions, ce dernier état avait conservé pour souverain un enfant, seizième descendant de Baber, sous la régence d’Alim-Koul, le chef énergique des Kiptchaks, qui forment la tribu la plus belliqueuse de cette région. Alim-Koul résista vaillamment aux Russes et périt à la prise de Tachkend. Un mois après cet événement, Mozaffer écrivit une lettre arrogante au général Tchernaïef pour le sommer d’évacuer Tachkend, le menaçant, s’il ne cédait pas, de soulever contre lui tous les vrais croyans de l’Asie centrale. En même temps, il envoyait une de ses armées à Khokand, en expulsait les partisans des Kiptchaks, et il appelait au trône un certain Khouda-Yar-Khan. Tchernaïef n’avait aucun sujet de défiance contre ce nouveau souverain qu’un caractère faible devait empêcher de devenir un voisin désagréable ; mais, comme il voulait avant tout ne pas être troublé dans la jouissance des territoires récemment acquis, il ne pouvait tolérer que l’émir de Bokhara s’adjugeât la partie sud-ouest du khanat, y compris l’importante ville de Khodjend. Pour manifester son mécontentement, le général russe fit arrêter une caravane bokhariote qui était à Orenbourg. Par représailles, l’émir fit arrêter une caravane russe à Bokhara ; puis il expédia un khodja à Saint-Pétersbourg pour s’entendre avec le tsar lui-même : il ne demandait aux commandans de la frontière que d’attendre le retour de cet envoyé. Tchernaïef et son chef immédiat, Krijanofski, gouverneur-général d’Orenbourg, discernaient bien le vrai mobile de ces démarches. L’émir voulait gagner du temps, réunir ses troupes et tomber enfin sur les Russes quand il aurait concentré toutes les forces dont il pouvait disposer. Le khodja fut interné dès qu’il mit le pied sur le territoire russe, et Tchernaïef se hâta d’occuper la vallée du Syr-Daria en amont de Tachkend jusqu’à Chinaz, sous le prétexte qu’il y a là des plaines fertiles et bien cultivées dont les récoltes étaient nécessaires pour l’approvisionnement des garnisons. Khouda-Yar-Khan, auquel appartenait ce territoire, ne fit pas d’opposition. Jugeant bien quelle était sa situation en face des Russes, il leur adressa des protestations d’amitié, et, grâce à cette conduite prudente, il resta possesseur de ce qui subsistait de l’état de Khokand.

Entre Mozaffer et les Russes, l’affaire semblait trop vigoureusement engagée pour se terminer autrement que par la guerre. Il est à croire que le gouvernement de Saint-Pétersbourg s’inquiéta de cette nouvelle lutte en perspective, d’autant que s’attaquer à l’émir de Bokhara, le chef spirituel de l’Asie centrale, c’était entamer une guerre religieuse dont l’issue n’était pas certaine. Il fut donc décidé de tenter une dernière démarche de conciliation. Sur la fin de l’année 1865, Tchernaïef fit partir pour Bokhara une ambassade pacifique à la tête de laquelle était le conseiller Struve, fils de l’astronome bien connu, avec trois officiers. En réalité, cette démarche était fort imprudente, car on sait que les potentats asiatiques se moquent assez des immunités diplomatiques. En effet, les quatre membres de la mission russe furent enfermés dès leur arrivée à Bokhara. Mozaffer annonça qu’il les relâcherait quand son khodja serait revenu de Saint-Pétersbourg. Là-dessus Tchernaïef se mit en route, en février 1866, avec 14 compagnies d’infanterie, 600 cosaques, 16 canons, en tout 1,700 hommes environ, et un convoi de 1,200 chameaux. Il avait l’intention d’occuper le fort de Djizak, qui commande les défilés par lesquels on passe du Khokand dans la Bokharie. La contrée était dépourvue d’eau, de bois, de fourrage et de vivres. Le général avait mal calculé ses approvisionnemens, Djizak était mieux défendu qu’il ne le supposait. Il se vit donc obligé de battre en retraite, sans le moindre désordre d’ailleurs et sans éprouver de pertes sérieuses. Néanmoins c’était un succès pour Mozaffer-Eddin, qui se crut plus que jamais en état de résister aux Européens.

En conséquence de cet échec, Tchernaïef fut disgracié. Son successeur, le général Romanofski, arrivait dans le Turkestan au printemps de 1866. La situation de cette province était, parait-il, quelque peu compromise. Il s’y trouvait à peine 13,000 hommes de troupes en tout, dont un quart au plus dans les avant-postes autour de Tachkend pour recevoir le premier choc des armées bokhariotes. Le trésor était vide, l’administration civile des districts récemment conquis existait à peine. Les colonnes mobiles de l’émir harassaient les petites garnisons de la frontière. Cependant, au mois de mai, Romanofski s’avançait au-devant de Mozaffer-Eddin avec quelques milliers de soldats. La rencontre qui eut lieu à Irdjar, sur les bords du Yaxartes, un peu en amont de Chinaz, fut décisive. En moins d’une heure, les 40,000 hommes de l’émir se débandèrent, abandonnant sur le champ de bataille l’artillerie et les équipages. Les pertes des Russes s’élevaient à douze blessés. Il n’y eut jamais en aucun pays défaite plus complète et moins honorable. Romanofski s’avança tout de suite jusqu’à Khodjend, qui ne fit aucune résistance. Mozaffer alors demanda grâce. Les ambassadeurs qu’il détenait dans sa capitale furent mis en liberté. Les conditions qu’on lui fit n’avaient rien d’excessif : reconnaître les conquêtes de la Russie, réduire les droits de douane en faveur des marchandises russes, payer un million de francs d’indemnité de guerre. La paix parut donc se rétablir.

La Russie avait tant à faire dans ses nouvelles conquêtes qu’une longue période de tranquillité lui semblait être indispensable. Il fallait avant tout pourvoir à l’organisation des territoires qu’elle venait de s’attribuer. Les municipalités existaient déjà dans chaque ville de quelque importance ; Romanofski les conserva en les plaçant sous la surveillance d’un officier russe ; il délégua même des attributions fort étendues à ces corps municipaux, telles que la perception des impôts et l’administration de la justice. Le commandant de cette province lointaine endossait une si grande responsabilité, il lui était si difficile de consulter ses supérieurs hiérarchiques lorsque quelque chose d’imprévu se présentait, que l’on avait toujours été obligé de lui laisser beaucoup d’initiative. Par cette même raison, le tsar institua, par un ukase du 23 juillet 1867, le gouvernement-général du Turkestan russe dont le siège était dans la ville de Tachkend, définitivement réunie à l’empire. Romanofski était-il un trop petit personnage pour un tel commandement, ou bien avait-il démérité ? nous ne savons, mais il rentra dans la vie privée. Le nouveau gouverneur-général était le général von Kauffmann, qui s’était acquis déjà la réputation d’un habile administrateur dans les provinces de la Baltique.

À cette époque, Khouda-Yar, khan de Khokand, s’était résigné au rôle effacé que lui donnaient les événemens. Sous l’apparence bénévole d’un traité de commerce, il avait accepté de fait le protectorat de la Russie ; il y a gagné de régner tranquille jusqu’à ce jour. L’attitude de la Bokharie était loin d’être aussi satisfaisante. Non pas que Mozaffer-Eddin eût sérieusement envie de recommencer la guerre, car la journée d’Irdjar lui avait appris la valeur respective de ses troupes et des troupes européennes ; mais ses sujets et surtout la caste sacerdotale, toujours influente dans la Transoxiane, ne se soumettaient pas si volontiers. L’émir avait envoyé des ambassadeurs au sultan et au vice-roi des Indes pour demander des secours contre les Russes. De Constantinople comme de Calcutta, on lui avait répondu qu’il devait faire les sacrifices nécessaires pour obtenir la paix. Cependant le peuple, excité par les mollahs, refusait d’admettre que la sainte Bokhara dût s’humilier devant les infidèles. Mozaffer-Eddin dut faire les préparatifs de guerre, bon gré mal gré. Au mois de mai 1868, Kauffmann, au lieu d’attendre l’ennemi, se mit en campagne ; il rencontra l’armée bokhariote à Serpoul, dans la vallée du Zerefchan, la mit en déroute et, le lendemain, fit son entrée dans Samarcande, qui avait fermé ses portes aux troupes battues de l’émir. Il s’éloigna ensuite pour soumettre d’autres forteresses du voisinage, ne laissant derrière lui qu’une faible garnison. Le beg de Sheri-Sebz reprit alors cette ville ; la garnison russe, réfugiée dans la citadelle, ne fut sauvée que par le prompt retour du général en chef. En réalité, la guerre était finie. L’ancienne capitale de Timour, l’un des foyers de la religion musulmane, restait aux mains des Russes.

Cependant le sort de cette antique cité ne fut pas fixé tout de suite. Le traité de paix donnait aux négocians russes toute liberté d’aller et venir dans la Bokharie ; il réduisait à 2 1/2 pour 100 le taux des droits de douane sur les marchandises importées, il fixait une contribution de guerre d’un million de francs. Il sembla d’abord que les Russes gardaient Samarcande comme garantie de paiement. Deux ans se passèrent ainsi ; puis on prétendit que les Européens y avaient pris pied, que leurs intérêts seraient compromis par le départ des troupes impériales. Enfin, à l’automne de 1870, le général von Kauffmann annonça définitivement que Samarcande était incorporé dans le Turkestan russe. Outre que cette ville est importante de nos jours par le chiffre de sa population et par son histoire, elle occupe une situation topographique que les conquérans ne peuvent négliger. Le peu d’eau que débite le Zerefchan est absorbé par les canaux d’irrigation pendant la saison chaude. Alors, si les cultivateurs des environs de Samarcande abusent de leurs droits, ceux de Bokhara sont affamés ; les prairies se dessèchent, les jardins maraîchers deviennent stériles. En un mot, Bokhara ne subsiste que par la tolérance du gouvernement auquel appartient le haut de la vallée. Cela étant, les Russes ne pouvaient abandonner une conquête que personne d’ailleurs n’était en mesure de leur disputer, Mozaffer-Eddin moins que tout autre.

Cet infortuné souverain, victime des fautes commises par son père Nasroulah plus encore que des siennes, avait eu la guerre civile après la guerre étrangère. Exaspéré par des défaites qu’il attribuait à la trahison, le vieux parti musulman accusait l’émir de faiblesse et de lâcheté parce qu’il pactisait avec les infidèles. En même temps que les begs de Sheri-Sebz et de Karchi, l’héritier présomptif prenait les armes contre son père. Comme il ne convenait pas aux Russes que le khanat fût la proie de nouvelles révolutions, le général von Kauffmann envoya ses troupes au secours du monarque légitime. C’était du reste une occasion pour lui de montrer le drapeau du tsar aux populations méridionales de la Bokharie. Lorsque la paix se rétablit, Mozaffer-Eddin était l’obligé de l’empereur Alexandre, son vassal plutôt, de même que le souverain de Khokand.


III.

Des trois états ousbegs, Khiva seul conservait son indépendance. Il ne restait plus à soumettre que ce khanat et les steppes turcomanes pour que la Caspienne et l’Aral fussent des lacs russes. Le commerce de l’Asie centrale, devenu plus actif depuis que les Européens avaient accès dans les vallées du Yaxartes et du Zerefchan, se plaignait des longs détours que l’hostilité des Khiviens l’obligeait de faire. Les caravanes venant de Tachkend et du fort Vernoë ne pouvaient en effet entrer en Russie que par Orenbourg ou plus au nord encore par les routes détournées de Petropaulosk ou de Semipolatinsk. Déjà le tsar avait une flotte sur la Caspienne. Astrakan et Gourief au nord, Bakou sur la côte de Géorgie, en étaient les principaux ports. Sur la côte sud-orientale, à défaut d’un établissement de terre ferme, que le shah de Perse, possesseur du territoire, n’eût pas autorisé, les Russes avaient une station navale dans l’île d’Achourada, d’où ils exerçaient une surveillance rigoureuse sur les pirates turcomans. En pleine mer, les navigateurs n’avaient rien à craindre de ces sauvages ; mais tout navire marchand qui s’approchait du rivage s’exposait à leurs attaques ; les cargaisons étaient pillées, les matelots emmenés à l’intérieur des terres et vendus comme esclaves sur les marchés de Khiva. Usant de leur force dans un intérêt d’humanité qui n’a rien que de louable, les Russes s’arrogeaient un droit de visite sur toutes les barques turcomanes afin de s’assurer qu’elles ne transportaient ni prisonniers, ni munitions, ni contrebande de guerre. Ils possédaient encore au nord, dans la péninsule de Mangichlack, le fort Alexandrofsk, qu’ils n’avaient guère cessé d’occuper depuis le temps de Bekovitch ; mais la garnison était en butte aux attaques continuelles des Kirghiz, sans compter que le pays d’alentour est si stérile que l’on n’en pouvait rien retirer. Les tribus mêmes de l’Oust-Ourt, qui reconnaissaient la suprématie du tsar, demeuraient turbulentes parce qu’elles se sentaient soutenues, encouragées par le khan de Khiva. En 1869, le gouverneur-général d’Orenbourg obtint la permission de créer une colonie plus au sud, dans la baie de Krasnovodsk, qui n’est pas loin de l’endroit où l’Oxus débouchait jadis dans la Caspienne. En apparence, c’était surtout une station commerciale fondée à la demande des négocians russes pour servir d’entrepôt aux marchandises en provenance ou à destination de la vallée de l’Oxus. Il y existe un mouillage excellent, accessible aux navires d’un fort tirant d’eau, bien que cette côte soit en général très plate. Par malheur, les habitudes des Turcomans ne permettaient pas à cette époque de lancer des caravanes sur la route de Krasnovodsk à Bokhara. Ce nouvel établissement ne laissa pas d’inquiéter la Perse, qui voulut alors, à l’instigation sans doute de la Grande-Bretagne, convenir d’une limite entre son territoire et les possessions rusées. D’un commun accord, les deux puissances adoptèrent pour frontière le cours de l’Attrek, et aussitôt, pour ne rien perdre de ce que ce traité lui accordait, la Russie créa un autre fort à Chigichlar, sur la rive droite de cette rivière. Cela fait, il n’y avait plus un saillant du littoral, de Gourief à Achourada, où l’on ne vît flotter le drapeau impérial.

Les Russes n’en étaient pas beaucoup plus avancés, car les nombreuses colonnes que les commandans de Krasnovodsk et de Chigichlar envoyaient aux alentours pour explorer la steppe ne trouvaient qu’un pays désert, dépourvu d’eau et de fourrage, et si ces détachemens rencontraient parfois les Turcomans, ce n’était que pour échanger avec eux des coups de fusil. La complicité du khan de Khiva avec les tribus indigènes était évidente. Le général von Kauffmann lui écrivit donc pour lui demander de relâcher les prisonniers russes qui se trouvaient dans ses états, de protéger les caravanes et de ne plus encourager les déprédations que ses sujets nomades venaient commettre jusqu’en pays russe. Le khan ne répondit pas à cette lettre. L’année d’après, même demande lui fut adressée ; cette fois il répliqua d’un ton hautain que le tsar était libre d’agir comme il le voudrait. Cela se passait en 1871. Von Kauffmann aurait voulu marcher sur-le-champ contre Khiva ; il en fut empêché par son gouvernement, que l’attitude des Bokhariotes inquiétait encore ; il était à craindre en effet que les fanatiques du Zerefchan ne profitassent de la circonstance pour chercher à prendre leur revanche. Cependant Mohammed-Rachim-Khan s’apercevait déjà que le désert n’était pas impraticable pour ses ennemis ; il apprenait de temps en temps que les colonnes mobiles de Krasnovodsk s’étaient avancées jusqu’aux confins de son territoire. Avec l’astuce qu’avaient eue certains de ses prédécesseurs en pareille occasion, il tenta d’obtenir la paix sans autre sacrifice que de vaines promesses. Il expédia donc une mission au grand-duc Michel, gouverneur-général du Caucase, et une seconde à Saint-Pétersbourg : elles furent renvoyées l’une et l’autre, avec le simple avis qu’il eût à s’adresser au gouverneur-général du Turkestan, par l’intermédiaire de qui les négociations devaient avoir lieu. On lui déclarait en outre qu’aucuns pourparlers ne pouvaient commencer avant qu’il eût livré les prisonniers, ce qui n’était pas une grosse affaire pour lui : il n’y en avait, paraît-il, que 39 dans le Kharizm à cette époque. Mohammed-Rachim eut alors l’idée de réclamer l’assistance de l’émir afghan et du vice-roi des Indes. Tous deux l’engagèrent en retour à consentir aux conditions qui lui étaient faites. Par malheur pour lui, l’une des colonnes mobiles que les généraux russes envoyaient dans le désert subit alors un petit échec. Le commandant, qui, trop confiant dans sa force, ne se gardait pas avec assez de précautions, se laissa surprendre par une bande de Khiviens ; il y perdit presque tout son convoi, ce qui l’obligea de se replier en toute hâte vers la mer Caspienne. Enhardis par ce léger succès, les nomades du Kharizm firent irruption dans la province d’Orenbourg, assiégèrent les postes isolés et s’emparèrent d’une grande quantité de bétail appartenant aux Kirghiz fidèles.

Cette fois l’expédition contre Khiva fut résolue. Le gouvernement russe ne se dissimulait pas les difficultés de l’entreprise. Entouré de trois côtés par des déserts de sable qui n’offrent aucune ressource à une armée en marche, gardé au nord par la mer d’Aral, dont le littoral est tellement ensablé qu’on ne peut l’aborder qu’avec des bateaux plats, le territoire du khan devait offrir encore d’autres obstacles dès que les troupes seraient arrivées dans la zone cultivée. L’oasis qui constitue la partie habitée du khanat n’est autre chose qu’un vaste marécage sillonné par d’innombrables canaux d’irrigation. Le corps expéditionnaire devait être arrêté par chacun de ces cours d’eau, à moins d’emmener un équipage de pontons. Quant à la résistance que le khan était en état de faire, on ne la redoutait pas beaucoup. Son armée régulière existait à peine ; il n’avait pas d’infanterie ; les troupes étaient mal armées. À supposer que les Ousbegs et les Turcomans réunis pussent former une troupe de 30,000 cavaliers, quelques milliers d’Européens devaient suffire à les mettre en déroute. Il était connu d’ailleurs que Khiva est entouré de plusieurs murailles en terre et que même chaque village, chaque lieu habité, est protégé par un mur d’enceinte ; mais que devaient valoir ces fortifications devant l’artillerie moderne ? En réalité, la vraie défense du Kharizm consistait dans les déserts qui l’entourent, déserts que non-seulement il fallait traverser, mais à travers lesquels aussi il était nécessaire de maintenir de poste en poste des lignes de communication. Enfin, quoique l’émir de Bokhara n’eût pas remué depuis cinq ans, les Russes devaient se tenir en garde contre un mouvement offensif de ce souverain et des fanatiques qui l’entourent.

La conduite des opérations était confiée au général von Kauffmann. Cependant, comme le gouvernement-général du Turkestan n’eût pu fournir les 14,000 hommes qu’il s’agissait de mettre en campagne, comme il valait mieux du reste disséminer les troupes sur plusieurs routes, l’état-major-général de Saint-Pétersbourg décida que le corps expéditionnaire se partagerait en quatre colonnes. La première partait de Djizak et de Kazalinsk, à l’embouchure du Syr-Daria, avec 20 compagnies d’infanterie, 30 bouches à feu, 7 sotnias de cosaques et 9,500 chameaux, le Turkestan en fournissait tous les élémens ; le général von Kauffmann en avait le commandement immédiat. Une seconde, organisée par le grand-duc Michel, gouverneur-général du Caucase, se réunissait à Krasnovodsk et Chigichlar sous les ordres du colonel Markosof ; elle se composait de 8 compagnies d’infanterie, avec de la cavalerie et de l’artillerie à proportion, et 3,000 chameaux. La troisième colonne, à peu près de même force que la précédente, avait la ligne la plus courte à parcourir. Partant de Kinderli, au sud de la péninsule de Mangichlak, sous les ordres du colonel Lamakine, avec des troupes du Caucase, elle devait organiser en route des gîtes d’étapes afin de maintenir pendant tout le cours de la campagne une communication prompte et facile entre Khiva et la Caspienne. Enfin le lieutenant- général Verofkine quittait Orenbourg avec 900 fantassins, 12 canons, 400 cosaques et 5,000 chameaux. C’était à lui qu’incombait la responsabilité du plus long parcours dans le désert. Il était en- tendu que toutes ces troupes se mettraient en route de façon à se trouver au même moment sous les murs de Khiva, et que von Kauffmann en prendrait alors le commandement suprême. Ce général faisait en outre explorer les embouchures de l’Amou-Daria par la flottille de l’Aral, c’est-à-dire par des canonnières remorquant des barques à voiles avec une douzaine de canons et 260 soldats de marine. Cette escadrille, trop faible pour opérer un débarquement, pouvait du moins effrayer l’ennemi et diviser ses forces.

Vers le 15 mai, après trois mois de marche, la colonne d’Orenbourg arrivait à Koungrad, sur le bras occidental du delta de l’Oxus, et elle y était rejointe par la colonne Lamakine, qui avait quitté Kinderli le 15 avril. Quoiqu’il n’eût aucune nouvelle des autres détachemens, le général Verofkine n’hésita pas à s’avancer davantage. En avant de Khodchaïli, les Khiviens firent mine de résister : quelques coups de canon les dispersèrent promptement, et la ville fut occupée sans autre accident que deux hommes blessés. Quelques jours plus tard, l’ennemi livra de nouveau bataille à Manghit ; sa nombreuse cavalerie semblait envelopper les Russes, qui cependant restèrent maîtres du terrain avec une perte de 9 hommes tués et une vingtaine de blessés. Les habitans ayant pris part à la lutte, la ville fut brûlée à titre de représailles. À la suite de ces deux affaires, les Khiviens n’osèrent plus résister en rase campagne ; ils escarmouch aient autour du corps expéditionnaire, attaquaient le convoi, coupant les ponts, s’enfuyant à perte de vue dès qu’ils étaient poursuivis. Verofkine reçut un courrier de von Kauffmann, qui lui donnait rendez-vous sous les murs de Khiva pour le 23 ou le 24 mai. Quant à la colonne Markosof, dont on n’entendait toujours pas parler, disons tout de suite qu’elle avait rebroussé chemin après avoir franchi la moitié du désert. Bien que cet officier eût une grande expérience des voyages à travers la steppe, il ne put découvrir sur la route qu’il parcourait assez de puits pour alimenter ses hommes, et, par crainte de les faire périr de soif, il ne put faire autrement que de les ramener en arrière. Son mouvement eut du moins pour résultat de tenir en respect les tribus des Tekkès, qui probablement se seraient sans cela portés au secours du khan de Khiva.

Le 22 mai, Verofkine recevait une ambassade de Mohammed-Ra.chim ; le danger imminent lui inspirait sans doute le désir de recommencer le stratagème auquel Bekovitch avait succombé. Il priait le général de lui faire l’amitié d’accepter l’hospitalité dans sa capitale ; il serait heureux de le recevoir ; tout au plus lui fallait-il deux ou trois jours de répit pour achever ses préparatifs et réprimer les Turcomans pillards qui avaient eu l’audace de s’opposer à la marche des Russes. La ruse eût été moins grossière que Verofkine ne s’y serait pas encore laissé prendre ; il avait reçu l’ordre formel de se refuser à toute négociation. Il continua donc d’avancer, si bien que le 27 mai au soir il était devant Khiva. Ses instructions portaient qu’il attendrait le commandant en chef ; mais n’était-il pas périlleux de retarder l’attaque ? Il se laissa volontiers convaincre. Le 28, l’artillerie russe bombardait la ville en même temps que l’infanterie s’aventurait un peu trop hardiment jusqu’au pied des murs ; aussi les pertes furent-elles plus sensibles que dans les combats antérieurs. En somme, le résultat de la journée fut satisfaisant, car on vit arriver le soir un envoyé du khan qui s’annonçait disposé à conclure un traité. Le lendemain matin, par un heureux hasard, le général von Kauffmann arrivait par l’est (devant Khiva. L’armée, enfin réunie, entra dans la ville et en occupa la citadelle et les principaux points stratégiques. Le khan s’était enfui ; mais la population se montrait paisible ; le bazar se rouvrit, les habitans firent un accueil amical aux Russes. En définitive, si les troupes avaient eu beaucoup à souffrir pendant la traversée des steppes par le manque d’eau et d’approvisionnemens, le feu de l’ennemi leur avait fait peu de mal. Le khan de Khiva était forcé de reconnaître, comme ceux de Khokand et de Bokhara, l’immense supériorité des armes européennes.

Le khan s’était enfui avant la prise de sa capitale ; c’était peu prudent de sa part, puisqu’il devait connaître les prétentions de certains sultans kirghiz à la couronne de Khiva. Aussi revint-il au bout de quelques jours, disposé à souscrire à toutes les conditions que le vainqueur jugerait bon de lui imposer. Ce que le général von Kauffmann lui fit signer était, à vrai dire, moins un traité de paix qu’une déclaration de vasselage. Le khan se proclame l’obéissant serviteur de l’empereur de toutes les Russies ; il renonce au droit d’entretenir des relations directes avec les souverains voisins ; il abandonne tout le territoire situé sur la rive droite de l’Amou-Daria avec les habitans sédentaires ou nomades que renferme ce territoire. Bien entendu, tout le khanat est ouvert aux négocians russes avec dispense pour les marchandises des droits de douane ou de transit. Enfin l’esclavage est aboli, et la contribution de guerre est fixée au chiffre énorme de 2,200,000 roubles à payer par annuités. Ce traité porte la date du 25 août.

On prétend, avec raison peut-être, que, dans les expéditions dirigées par les Russes vers l’Asie centrale, les généraux, ambitieux de se distinguer par des conquêtes, ont toujours outre-passé leurs instructions. Von Kauffmann devait en avoir la tentation plus que tout autre, puisque les troupes de Tachkend qu’il conduisait étaient arrivées avec lui juste à temps pour assister à la fin de la dernière bataille ; il avait d’ailleurs une excuse. Les tribus turcomanes qui nomadisent au sud de Khiva reconnaissaient depuis longtemps la souveraineté nominale du khan ; elles l’avaient assisté dans cette dernière guerre ; en réalité, elles n’obéissaient à aucun maître. Non contentes de ne payer aucun impôt dans les temps ordinaires, lorsqu’elles prenaient les armes, elles se conduisaient dans les campagnes du Kharizm comme en pays conquis. Il n’y a pas à s’étonner alors que ces nomades ne se crussent pas liés par le traité du 25 août. Les esclaves persans mis en liberté par les Russes avaient à traverser les steppes pour regagner leur patrie ; les Turcomans en massacrèrent un grand nombre : ils voulaient sans doute se venger de ne les plus pouvoir vendre, la prise de Khiva supprimant leur dernier marché. Le gouverneur-général devait réprimer cet acte de sauvagerie. Il lui eût été difficile de punir toutes les tribus ; il s’en prit à celles, coupables ou non, qu’il était le plus aisé d’atteindre. Une petite expédition dirigée contre les Yomoudes eut un entier succès ; outre un grand nombre de morts et de blessés, ils perdirent la plupart de leurs troupeaux et payèrent une contribution écrasante. Ils n’en sont qu’affaiblis assurément et reparaîtront quelque jour aussi menaçans que par le passé. Sans doute aussi les Russes se souviendront alors de leur ancienne maxime, qu’une nation européenne ne peut accepter pour voisins des nomades turbulens, et qu’elle doit pousser ses frontières jusqu’à ce qu’elle rencontre des populations stables et paisibles. Cela admis, il leur faudrait placer leurs avant-postes à Meched et Hérat.

Il faut d’ailleurs reconnaître que les conditions imposées au khan de Khiva se justifient d’elles-mêmes. L’attitude des souverains du Kharizm depuis un siècle et demi prouve autant qu’il est nécessaire que les Russes ne doivent pas se fier à ces potentats indigènes ; l’histoire des trois expéditions dirigées contre eux démontre aussi combien il est malaisé de les atteindre. Il est donc indispensable que le tsar ait un pied sur le territoire de Khiva. En quel endroit du khanat convient-il d’arborer le drapeau russe ? Le général von Kauffmann dut se poser cette question. Maintenir une garnison permanente dans la capitale, c’était anéantir l’autorité du khan, assumer en conséquence la responsabilité de tout ce que les indigènes feraient à l’avenir de bon ou de mauvais. À défaut d’autre raison, le gouvernement de Saint-Pétersbourg avait d’ailleurs promis à l’Angleterre de ne pas annexer le Kharizm. Construire un fort à l’embouchure de l’Oxus eût été le meilleur parti, si ce fleuve était navigable en toute saison ; mais le delta est marécageux, insalubre ; il n’est pas plus facile d’y arriver par eau que par terre. Tout considéré, le gouverneur-général du Turkestan choisit l’emplacement de Chourakhan, sur le bord de l’Oxus, à deux étapes en amont de Khiva. De là les Russes surveilleront toutes les populations d’alentour ; leurs colonnes légères s’élanceront à la poursuite des nomades ; leurs canonnières remonteront le fleuve jusqu’à Khodja-Salé, où commence le royaume afghan. Auprès du fort que les troupes occupent déjà s’élèvera une ville nouvelle déjà baptisée du nom de Petro-Alexandrofsk, et qui deviendra peut-être plus tard la capitale d’une nouvelle province. De petits postes fortifiés la relieront, s’il le faut, aux établissemens de la vallée du Yaxartes. Enfin les caravanes qui se rendent de Krasnovodsk à Khiva ou à Bokhara sauront que sur leur route elles peuvent y trouver aide et protection. Ainsi se complète la ligne d’investissement que de Chigichlar au Thian-Shan, par Samarcande et Khodjend, les Russes ont tracée autour des états de l’Asie centrale. En un quart de siècle, ils ont avancé de 1,200 kilomètres au sud, de 1,500 kilomètres au sud-est. En résumé, il ne reste plus entre eux et l’Inde anglaise d’autres états indépendans que la Perse et l’Afghanistan.

Il y a dans le traité du 25 août une clause qui mérite d’être louée sans réserve, c’est l’abolition de l’esclavage. Le plus grand avantage en est pour la Perse, dont la population frontière, décimée par les Turcomans pillards, va retrouver quelque tranquillité, et ce sera sans contredit un lien de plus entre cet état et l’empire russe. Seulement il est bon d’observer que cette institution séculaire ne se supprime pas d’un trait de plume dans un pays où les mœurs ne s’y prêtent point. L’émir de Bokhara s’était engagé, lui aussi, à ne plus permettre le honteux commerce des hommes ; il assurait même qu’il n’existait plus d’esclaves dans sa capitale, lorsqu’un diplomate américain revint à Saint-Pétersbourg, amenant à sa suite un Persan qu’il avait acheté publiquement dans le bazar de Bokhara. À son retour de Khiva, le général von Kauffmann était en position de dicter de nouvelles conditions à Mozaffer-Eddin, qu’il voulait du reste récompenser d’être resté neutre pendant la lutte. Un nouveau traité fut donc signé entre lui et l’émir. Celui-ci recevait en toute souveraineté une partie du territoire enlevé au souverain du Kharizm ; par compensation, il s’engageait, comme Mohammed-Rachim, à recevoir les caravanes et les négocians russes dans toutes les villes de ses états, à interdire le commerce des esclaves, à ne lever aucun impôt de douane sur les marchandises qui transiteraient par son territoire. En un mot, comme l’avaient déjà fait les souverains de Khiva et du Khokand, il signait sa propre déchéance.

Les événemens dont la Transoxiane fut le théâtre depuis une dizaine d’années présentent tant d’importance que les envahissemens de la Russie sur les frontières de la Chine n’ont plus guère attiré l’attention. Un traité entre ces deux puissances, traité antérieur aux insurrections tounganes, avait déterminé la limite commune entre la province chinoise d’Ili et la Sibérie occidentale ; les sujets du tsar avaient obtenu de plus la permission de trafiquer avec Kachgar, d’y avoir un consul et des comptoirs. Survint tout à coup, en 1864, la révolte des musulmans contre le gouvernement mandchou de Pékin. Les insurgés, partis, on s’en souvient, du Kansou, se divisèrent en deux bandes, l’une qui produisit un soulèvement général dans la Kachgarie pour aboutir à la création du royaume de Mohammed-Yacoub, l’autre qui se dirigea sur le versant nord des montagnes dans la vallée de l’Ili. Ces derniers ne surent pas se donner un chef, ce qui devait nuire à leurs succès, puis ils eurent le malheur de s’allier aux Calmouks, ennemis des Kirghiz et par conséquent des Russes. Entre autres incidens de la lutte, il advint que des tribus sibériennes furent pillées par les rebelles ou par leurs alliés. Soit par respect des conventions conclues avec les Chinois, soit pour se ménager toute liberté d’action envers des insurgés dont le succès ne semblait pas durable, les généraux du tsar prirent une attitude hostile aux Tounganes. Ils y trouvèrent leur profit, — car, après de petits conflits sans doute, ils viennent de s’attribuer la ville de Kouldja, ancienne capitale de la province, située dans la fertile vallée de l’Ili, où passera le chemin de fer transasiatique, si jamais on en établit un.

Quant au nouvel émir de Kachgar, le gouverneur-général du Turkestan russe ne pouvait le traiter longtemps en ennemi, puisque le pays était pacifié, et qu’il y a des relations de commerce nécessaires entre les pays situés sur les deux versans des monts Thian-Shan. Cependant il semble que Mohammed-Yacoub se défie des Russes ; est-ce par souvenir des luttes que, étant jeune, il a soutenues contre eux dans la vallée du Syr-Daria ? Il a bien fini par concéder aux marchands de Vernoë et de Tachkend le droit de séjourner dans ses états, il a réduit à 2 1/2 pour 100, taux ordinaire en ces contrées, les droits de douane que paieront les marchandises russes ; mais il entend sans doute ne pas devenir un vassal du tsar, comme les khans de la Transoxiane, et cela suffit à justifier ses défiances.

Plus à l’Orient, entre l’extrémité des monts Thian-Shan et le Pacifique, les Russes, sans avoir fait autant de progrès, ne sont pas du moins restés stationnaires. Au centre du désert de Gobi, ils ont un consul à Ourga ; leurs explorateurs tracent de nouvelles routes, dressent la carte du pays, s’assurent l’amitié des indigènes. En Mandchourie, ils se sont fait donner par l’empereur de la Chine un immense territoire sur la rive droite de l’Amour. Le point saillant de leur politique d’une incontestable habileté est de se maintenir toujours en bons termes avec les mandarins de Pékin. Que l’empire chinois se démembre, ils sont en situation d’en prendre un morceau à leur convenance ; qu’il se consolide, ils seront ses plus fidèles alliés entre toutes les nations européennes.

En résumé, de la Caspienne au Pacifique, entre les 35e et 50e degrés de latitude, s’étale un quart de la circonférence du globe où le gouvernement russe travaille avec succès à établir sa prépondérance. Quoique cette zone, dont le climat convient fort bien au tempérament européen, soit en général peu fertile et que la population y ait maintenant une faible densité, c’est de là que sont sorties les grandes migrations de peuples par lesquelles l’Inde, l’Asie occidentale et l’Europe ont été bouleversées. N’est-ce pas une raison suffisante pour qu’elle joue encore une fois un rôle considérable dans l’histoire du monde ? Une fois la paix rétablie, ce qui manquera le plus, ce seront les voies de communication. En l’état présent, les voyages n’ont lieu que par caravanes. De Kachgar, qui est un point central, à Pékin, à Orenbourg, à la Caspienne, les marchands restent des mois en route ; sur de longs parcours, il faut qu’ils emportent des vivres pour eux, des fourrages pour les bêtes, de somme. Les Russes ont tout intérêt à transformer ce mode primitif de locomotion. Rendront-ils le Yaxartes et l’Oxus navigables ? Détourneront-ils ces fleuves légendaires vers la Caspienne ? Traceront-ils un chemin de fer d’Orenbourg à Tachkend, de Tachkend à Kouldja, de Kouldja à la muraille de la Chine ? Déjà bien des gens se sont engoués de ce dernier projet sans en pressentir toutes les difficultés. Ce qui précède aura montré, nous l’espérons, que l’idée est au moins prématurée ; mais, si ce projet se réalisait, il est certain qu’une grande révolution s’opérerait dans le commerce asiatique, et que la situation de la Russie dans l’extrême Orient s’en trouverait prodigieusement agrandie. Autant dire que cette puissance est en voie de devenir maîtresse d’une moitié de cet immense continent. Que la Grande-Bretagne s’en alarme, elle qui a épuisé sa force d’expansion dans l’Hindoustan, il n’y a rien qui nous étonne, puisqu’elle se sent menacée. Quant à nous, nous ne voyons jusqu’à ce jour dans les progrès de la Russie qu’un gain pour la civilisation. Qu’elle détrône les monarques indigènes ou qu’elle les réduise à l’état de vassaux, qu’elle s’annexe leurs territoires, nous n’y pouvons qu’applaudir. Quelle pitié mériteraient de nous inspirer ces fanatiques potentats que l’on ne connaît que par des actes de cruauté ? Qui prétendrait que ces nations abâtardies seraient plus heureuses indépendantes que sous les lois d’un maître européen ? Mais il ne suffit pas que la conquête soit légitime ; pour être durable, il faut encore que le vainqueur ne mésuse pas des avantages qu’il doit à sa position géographique. Attendons à l’œuvre les sujets du tsar, et voyons ce que deviendront entre leurs mains les territoires qu’une guerre légitime leur a livrés. Au début de cette étude, on a dit ce que les populations hindoues doivent de prospérité à la domination britannique. Chemins de fer et canaux d’irrigation, mesures préventives contre les famines, nouvelles cultures industrielles, liberté du commerce, sécurité, le tout avec des impôts modérés, voilà le programme de ce que les Anglais ont fait dans la péninsule. C’est l’affaire des Russes de nous montrer qu’ils sont capables d’en faire autant, par quoi ils consolideront leur puissance et se rendront dignes des succès que leurs armées ont obtenus.


H. BLERZY.

  1. Voyez la Revue du 15 mai.
  2. Voyez le Khiva en mars 1873, par Ali-Suavi.
  3. Voyez Khiva and Turkestan, traduit du russe par le capitaine Spalding ; Londres 1874.