Les Révolutions économiques de la guerre/01

Les Révolutions économiques de la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 37 (p. 862-884).
II  ►
LES
RÉVOLUTIONS ÉCONOMIQUES
DE LA GUERRE

I
CHEZ LES BELLIGÉRANS

Le hasard d’un voyage me fit trouver, à Berlin, sur le passage de Guillaume II rentrant dans sa capitale le 31 août 1912, pour la célébration accoutumée de l’anniversaire de Sedan. L’automobile impérial, au drapeau flottant, faisait Unter den Linden le trajet de la porte de Brandebourg au palais au milieu d’un silence réprobateur. Pas un vivat ; à peine de-ci de-là quelques têtes se découvraient-elles avec une politesse distraite.

Quelques minutes plus tard, sur le même parcours, un grand bruit de hourras, d’acclamations frénétiques, annonçait de loin l’auto du kronprinz. Cet auto s’étant un moment arrêté pour déposer un de ses occupans, la foule ne cessa de se masser alentour en poussant des hochs enthousiastes. Le contraste était significatif entre les traitemens faits par les Berlinois au père et au fils. Ce fut, à peu de mois près, la date où l’Empereur disait à M. Jules Cambon le mot connu : « Eh bien ! mon cher ambassadeur, nous sommes maintenant dans l’ère des pommes cuites ; mais j’espère que nous serons bientôt dans celle des statues ! » À cette époque se discutait le traité du Maroc ; ce traité dont la France fit amèrement reproche au Cabinet qui l’avait négocié, tandis que l’Allemagne traitait Guillaume II de « lâche » pour l’avoir signé.

L’accusation, dira l’histoire, était prématurée ; ce n’est pas à l’heure fugitive où il brava l’opinion germanique, mais à celle où, comme le dit la dépêche du Livre Jaune, il « cessa d’être pacifique, » lorsqu’il prit bravement son parti de mettre le feu à l’Europe par peur des « pommes cuites » de ses sujets, que fut commise l’effroyable lâcheté : les millions d’hommes immolés par l’Empereur allemand pour recouvrer les applaudissemens de la presse, de la tribune et de la rue, dont la privation lui était insupportable. L’opinion allemande est aujourd’hui, dit-on, retournée en faveur du père contre le fils, devenu antipathique.


I

Si l’Allemagne toute seule a pu déchaîner la guerre, passionnément voulue par elle, il n’est plus en son pouvoir d’échapper aux conséquences de son acte. Les ennemis mêmes, dont elle devra subir la loi, ne pourront réparer de longtemps le désastre où elle a entraîné l’Europe. Elle en sera la première victime dans sa prospérité, faite de spéculation et de volonté laborieuse, un, peu artificielle cependant, qu’une longue paix seule pouvait consolider. Mais aussi la face du monde économique en sera tout entière changée.

L’Europe, par droit d’aînesse et d’efforts accumulés, avait sur l’univers, sinon la domination positive, du moins une suprématie incontestée. Elle avait été le professeur, et elle demeurait le fournisseur et le banquier ; or, l’élève s’affranchit plus aisément des leçons que le client ne se passe de marchandises ou le travailleur de capitaux. L’Europe régnait donc par ses usines et par son argent. Cette lutte titanique, dont l’issue n’est pas douteuse, mais dont la fin ne saurait être immédiate, a révélé à l’Europe son âme qu’elle ignorait peut-être : depuis deux ans, par milliers, des héros ont surgi, si supérieurs à la nature humaine, qu’aucune légende antique, aucun roman du Moyen Age n’aurait su les imaginer tels et en tel nombre ; des monstres aussi ont apparu, artisans de barbaries qui, dans le passé même, semblaient improbables.

Dans l’ordre matériel, en même temps que la science et l’industrie, bandées exclusivement vers la destruction, multiplient sur ce terrain des découvertes tenues secrètes aujourd’hui, mais qui étonneront plus tard ; tandis que l’Europe, avec un dédain superbe, jette l’argent sans compter, une révolution mondiale s’accomplit en silence, d’où la position respective des continens sortira transformée : Athènes et Moscou commandent maintenant leurs étoffes à Chicago, et le Japon organise au Chili une exposition générale de ses produits, qui viennent, par le Grand Océan, remplacer ceux que n’apportent plus les bateaux transatlantiques.

Si la guerre se prolonge, — et il est nécessaire qu’elle se prolonge aussi longtemps qu’il le faudra pour mettre les Empires centraux dans l’impossibilité de nuire, — vainqueurs et vaincus y auront perdu la moitié de leur capital, puisque les États belligérans seront grevés, sous forme de dette flottante ou consolidée, d’émission de papier garanti par eux, de pensions à servir et de réparations à effectuer, d’un passif égal à la moitié peut-être de la fortune privée, — mobilière ou foncière, — de leurs citoyens.

Mais entre ces belligérans tous à demi ruinés, l’indemnité de guerre viendra-t-elle détruire l’équilibre, distancer les vainqueurs et les vaincus, en faisant porter à ces derniers une surcharge au moment où ils se lanceront à nouveau sur la piste des affaires ? Cette rançon de guerre accroîtra les frais de la production industrielle des Empires centraux, en les forçant à établir des taxes qui feront renchérir la main-d’œuvre, si les salaires augmentent, et la raréfieront, si les ouvriers, réduits à des salaires de famine, émigrent en masse comme par le passé.

La défaite des milliards de l’ennemi, le démembrement de son argent, seraient de haut intérêt politique. Il est vrai que l’argent n’est plus autant qu’autrefois le « nerf de la guerre, » parce que les gouvernemens modernes n’achètent plus les hommes comme jadis, et prennent à crédit, par réquisition, les choses qui se trouvent sur leur territoire ; mais une nation pauvre est tout de même moins puissante qu’une nation riche.

Quelle que puisse être l’indemnité espérée, elle se répartirait entre trop de bénéficiaires pour diminuer sensiblement la dette de chacun d’eux. S’ils veulent acquitter les intérêts des emprunts faits ou à faire, équilibrer leurs budgets et rembourser leurs banques d’État pour restaurer le change, chacun devra lever, — les Anglais en donnent l’exemple, — des impôts copieux et divers sur les gens et les choses, puisqu’on ne saurait puiser à une source unique sans risquer de la tarir. Les douanes seront appelées à fournir un notable contingent.

Or, dans le déclassement industriel causé par la guerre, la force des choses a fermé bien des marchés aux belligérans et même aux neutres ; pertes totales ou partielles, plusieurs définitives. Des industries indigènes ont surgi un peu partout, encore en enfance. Elles voudront vivre et, pour vivre, être protégées ; elles le seront par des tarifs. Les barrières que, par réciprocité, la plupart des États se verront contraints d’élever contribueront à augmenter la hausse des prix, déjà influencés par les impôts intérieurs et par une abondante circulation fiduciaire.

Ainsi la hausse, générale sur le globe à des degrés et pour des motifs divers, sera durable sans doute. Elle constituera une baisse du pouvoir d’achat de 1’ « argent, » ou mieux de ce qu’on nommait naguère l’ « argent, » les métaux précieux, aujourd’hui l’ensemble des instrumens monétaires. Tous les prix, montant peu à peu, s’ajusteront aux conditions nouvelles ; marchandises, capitaux et services s’évalueront en un plus grand nombre de francs et de centimes. Seules demeureront immobiles les créances et valeurs à revenu fixe, ce qui atténuera, pour les débiteurs, le poids de leurs dettes.

Ce n’est jamais sans douleur que s’accomplit une évolution, surtout assez brusque, dans les prix. Pour réparer leurs « injustices, » on fait volontiers appel à l’État, et lui-même revendique la mission. Elle semblera lui incomber naturellement, lorsque son intervention prohibitive ou protectionniste se trouvera avoir favorisé certaines industries qui, à l’abri de la concurrence extérieure, menaceraient de tourner au monopole. L’État voudra départager producteurs et consommateurs, faire le bonheur des uns et des autres, édicter de « justes » prix, de « justes » bénéfices et de « justes » salaires.

Ce ne seront point là des nouveautés ; les anciens monarques de l’Europe n’ont pas fait autre chose depuis mille ans et, de nos jours, des républiques le font encore dans les deux hémisphères, témoin le parti démocrate qui gouverne présentement les États-Unis. Il n’y a de nouveau que le nom de « socialisme » appliqué à ces routines depuis le XIXe siècle. Nous pouvons donc augurer après la guerre, dans tous les pays, nombre d’expériences socialistes, bonnes ou mauvaises, fructueuses ou funestes, suivant la discrétion et l’intelligence des personnes qui les dirigeront.

Pour la France, leur adoption par l’opinion publique aura pour premier effet : de faire disparaître le « parti socialiste, » prompt à se rebuter d’un qualificatif banal qui ne le distinguera plus ; pour second effet : de donner au socialisme un caractère officiel et conservateur, qui rendra odieux à une nation naturellement frondeuse les abus, ou même les excès, de la socialisation ; enfin pour troisième effet : — mais plus tard, quand la nausée des règlemens sera venue, — celui de créer un parti révolutionnaire très redoutable et très avancé, ayant pour programme les vieux principes individualistes de 1789, euphoniquement rebaptisés et repeints par des artistes politiques.


II

En attendant que ces pronostics se réalisent, la régression causée par la rupture des communications et la paralysie des échanges est de celles dont on ne peut prévoir la durée ni l’importance. Privés brusquement de leurs arrivages aussi bien que de leurs débouchés habituels, les différens pays ont, depuis deux ans et demi, cherché partout dans l’univers de nouveaux acheteurs pour se procurer de l’argent, et des vendeurs nouveaux pour se procurer les matières premières ou les objets manufacturés dont ils ne pouvaient se passer. Ils les ont trouvés pour partie et, pour partie, ils ont mis en œuvre certaines ressources naturelles de leur propre sol qu’ils avaient négligées jusqu’alors ; ils ont créé chez eux des industries qui n’existaient pas. Le fait s’est produit chez les neutres comme chez les belligérans, en Espagne ou aux États-Unis, comme en Russie ou en Angleterre.

La filature et le tissage dont certaines régions, certaines localités, avaient obtenu peu à peu le monopole, sont au contraire maintenant en train de se disperser et de se répandre un peu, partout sur la terre ; aux États-Unis les constructeurs de machines pour filés et tissus de coton reçoivent ainsi d’innombrables commandes pour l’installation de nouvelles fabriques, une seule maison américaine a présentement à livrer 3 500 métiers automatiques à tisser. L’Espagne remplace les articles allemands d’imitation et de fantaisie, qui alimentaient sa mercerie indigène, par des similaires espagnols ; le Japon cherche à gagner le marché de la Chine ; les Etats-Unis celui du Sud-Amérique ; Etats-Unis et Japon visent tous deux celui de la Russie où, d’ailleurs, les manufactures de laine et de colon ont grandement accru leur production.

Depuis la guerre aussi, la métallurgie russe s’est transformée ; elle importait précédemment plus de moitié de son acier brut parce que les produits des usines de Volga étaient loin d’être satisfaisans ; aujourd’hui le prix de l’acier a triplé et les manufactures nationales ont plus que doublé d’importance. Aux usines de Danemark et des pays Scandinaves, qui tiraient d’Allemagne en temps normal leurs produits manufacturés, la guerre a conféré une sorte de privilège ; il est vrai qu’il leur est difficile et onéreux de se procurer les matières premières et que, par exemple, la cherté du zinc et de l’huile d’olive atténue quelque peu le profit de l’industrie norvégienne des conserves de poissons.

L’Angleterre, assez peu fournie en temps de paix d’alcools industriels, se trouva embarrassée pour la fabrication des explosifs ; d’autant plus que la campagne des sous-marins gêna pendant quelque temps l’arrivée régulière des mélasses des Indes, qu’utilisent les grandes distilleries de Londres. Celles-ci d’ailleurs furent bientôt reconnues incapables d’approvisionner à elles seules le département des munitions ; on mit à contribution les usines d’Ecosse et d’Irlande qui travaillaient auparavant de faibles quantités de maïs, et on leur imposa la fourniture de 900 000 hectolitres d’alcools. Les Anglais estiment que, par-là même, l’industrie de la distillerie, qui s’était confinée en Allemagne et autres pays du continent, se trouvera développée chez eux ; leurs alambics, pensent-ils, auront des débouchés qui ne seront pas seulement une source de revenus ; ils serviront à stabiliser les cours d’une marchandise trop souvent sujette dans le passé aux surproductions et aux déficits. C’est, en tout cas, un résultat indirect du blocus de l’Allemagne, beaucoup plus durable et plus funeste pour elle par tout ce qu’il empêche d’en sortir que parce qu’il empêche d’y entrer.

Une autre conséquence de la rupture des communications, c’est qu’en Italie et en Espagne les travaux d’utilisation des chutes d’eau, productrices de force motrice, ont été beaucoup activées et favorisées par la hausse du charbon. En Italie, les prohibitions d’entrée ou de sortie ont occasionné, suivant les industries, des pertes ou des gains, tantôt en supprimant un débouché avantageux : tel celui des peaux de ganterie, précédemment exportées en Autriche ; tantôt au contraire en paralysant une concurrence redoutable : ce fut, depuis 1914, le cas des tresses et chapeaux de paille mécanique que l’Angleterre et l’Amérique du Nord vont acheter en Toscane au lieu de s’en fournir en Germanie.

Dans une même branche d’industrie, la guerre a eu, suivant la situation des usines, des effets tout opposés : en Espagne, les fabriques de céramique de Valladolid, Palencia, Ségovie ou Salamanque ont bénéficié de la guerre, parce qu’elles avaient à proximité leur matière première ; tandis que les fabriques d’Oviedo et Santander, où cette matière était importée des pays belligérans, se trouvent aujourd’hui paralysées. « Quoique les conditions de la guerre, disent les inspecteurs espagnols du travail, aient créé des marchés à notre production nationale, souvent il n’a pas été possible d’en profiter, faute de personnel technique, de capacité industrielle ou de coutumes commerciales assez modernes. » Dans la confection des vètemens pour les armées belligérantes, le bénéfice n’a pas été ce qu’on espérait parce que, n’ayant pas les provisions suffisantes de laine, nos voisins de la péninsule ont dû l’acheter à haut prix pour exécuter leurs contrats.

Néanmoins, des industries nouvelles ont surgi en Espagne depuis deux ans, suscitées, soit par la demande de divers pays d’Europe, — les tours de petit modèle pour l’Angleterre, les moulins à café pour la France, le coton hydrophile ou le cuir corroyé, — soit par l’arrêt des envois du dehors : c’est ainsi que, malgré la qualité inférieure du verre indigène et le défaut de main-d’œuvre capable, il s’est établi à Madrid des ateliers de verre soufflé et de lampes électriques, pour tenir lieu des importations défaillantes d’Iéna, de Hongrie et de Paris.

Au contraire, l’absence de crédit intérieur a forcé des fabriques espagnoles de papier d’alfa à suspendre le travail, juste au moment où le papier manquait et enchérissait partout. De sorte qu’il y eut là des ouvriers en chômage forcé pendant que d’autres pays, la France notamment, souffrait de la pénurie de bras. Faute de fonds aussi, des constructions de voies ferrées s’arrêtèrent ; ce fut le cas de la ligne Malaga-Cadix dont le Conseil d’administration était belge ; d’autres, comme la compagnie du Sud de l’Espagne, virent certaines branches de leur trafic réduites de 80 à 90 pour 100, parce que les mines de leurs réseaux cessaient d’être exploitées par suite du manque de navires ou de la cherté des frets.

Aux États-Unis, la même cause fit frapper d’« embargo » par les chemins de fer congestionnés toutes les marchandises, sauf celles de nature périssable ; il y eut un moment cet hiver, sur les grandes lignes à destination de New-York, 45 000 wagons en attente de déchargement. Cet encombrement n’était pas uniquement dû à la rareté des bateaux dont témoignait le taux décuplé de certains frets sur l’Atlantique ; détail curieux : sur le Pacifique les cours, sauf pour l’acier, n’ont pas subi une hausse correspondante. De Californie en Chine, on paie seulement le quintuple pour le cuir, le triple pour les machines agricoles, le double pour le cuivre ou le lard. La farine, dont le fret a sextuplé de New-York à Liverpool, a seulement triplé de Seattle à Hong-Kong ; de sorte que ce dernier trajet, qui coûtait 40 pour 100 de plus, coûte maintenant 30 pour 100 de moins que l’autre.

Le développement de l’exportation des États-Unis vers l’Europe suffit à expliquer cette différence. « Beaucoup de produits, observait récemment le chef du bureau commercial à Washington, que nous importions d’Europe il y a deux ans, sont maintenant fabriqués par des maisons américaines, lesquelles ont constaté, à leur grande surprise, qu’elles pouvaient les établir à meilleur marché que les usines européennes. De là une vraie révolution dans la situation économique de notre pays qui se trouvera tout autre après la guerre. »

En attendant que les routes du commerce mondial soient changées, comme on l’annonce, les Américains du Nord prennent leurs précautions pour se créer des outils de transport maritime. Durant les douze mois de juillet 1913 à juin 1914, ils avaient importé huit fois plus de marchandises sous pavillon étranger que sous leur pavillon national ; c’est dire qu’ils ne possédaient guère de bateaux de commerce. État de choses qui remonte à une quarantaine d’années ; les constructions navales ont succombé en Amérique de 1860 à 1890 sous l’excès d’une protection qui semblait devoir les favoriser, et la rigueur des conditions imposées aux navires pour avoir droit au pavillon étoile a souvent forcé les propriétaires américains eux-mêmes à en arborer un autre. Maintenant les Etats-Unis, brusquement privés de navires au début de la guerre, veulent à tout prix avoir une marine qui les libère de toute dépendance vis-à-vis de l’étranger. « Sur mer, nous ne sommes pas encore un peuple libre, » disait, il y a quelques mois, leur ministre du Commerce.

Ils avaient songé à acheter, en 1914, les bateaux allemands internés dans leurs ports ; en 1916, la pensée qu’ils pourraient prendre gratis cette flotte de 1 240 millions de francs a peut-être indue sur la réponse de Guillaume II à M. Wilson. On s’est dit à Berlin que l’Amérique serait ainsi mise en posture d’ « usurper, » dans la période qui suivrait immédiatement la paix, l’ancien trafic maritime de l’Allemagne. A tout hasard celle-ci travaille et ajoute encore de nouveaux liners à ceux qui déjà languissent embouteillés à Brème et à Hambourg. Nul ne sait pourtant, dans cette guerre, où 3 millions de tonnes de vapeurs et de voiliers ont été déjà anéantis, quelles seront les prétentions du vainqueur sur les navires du vaincu ?

Mais, sans attendre la fin des hostilités, les Américains, qui avaient 1 500 millions de francs placés dans la navigation cosmopolite, et qui ont fait naturaliser leurs paquebots rapides ou leurs tramps de charge jusqu’à concurrence de 600 000 tonnes, ont fiévreusement entrepris des constructions navales sur une échelle inconnue jusqu’ici dans leur histoire. Ils ont élargi leurs établissemens, multiplié les cales et préparé les matériaux. Les commandes sont venues, plus abondantes encore qu’on n’avait osé le prévoir ; aujourd’hui 1 340 000 tonnes sont en chantier et la progression ne cesse de croître. La mise à l’eau dépasse un million de tonnes par an, soit plus de moitié de la meilleure année des chantiers anglais avant la guerre. Etant donné que les Etats-Unis possèdent le fret lourd qui constitue le fond des chargemens de mer : bois, charbon, fer, céréales, la marine marchande y rencontre un champ privilégié.

Rien que pour les tankers, les réservoirs flottans qui portent le pétrole d’un continent à l’autre, la Standard Oil et ses rivales sont en train de dépenser 300 millions de francs. L’Etat a publiquement annoncé son intention d’intervenir, soit par des subventions directes, soit par des tarifs préférentiels en faveur des marchandises importées sous pavillon américain, soit en construisant à ses frais des navires de commerce qui seraient loués et exploités par des compagnies privées. Bref cette nation, jusqu’ici indifférente, a reconnu qu’en paix comme en guerre une flotte lui était indispensable.

Quelle prodigieuse aubaine la guerre apporte aux armateurs des pays neutres, c’est ce que leurs bilans, malgré de discrètes réticences, nous font assez connaître : si la Holland-American Line par exemple, qui dispose d’une flotte de 186 000 tonnes, n’a distribué qu’un dividende de 10 pour 100, soit 6 millions de florins, cela n’empêche pas qu’elle ait gagné à peu près 200 pour 100) ; seulement, le reste a passé en amortissemens et en réserves diverses, si bien que la flotte entière ne figure plus à l’actif que pour l’humble chiffre de 4 millions de florins, bien que la compagnie ait dépensé l’an dernier 13 millions de florins en constructions nouvelles.

Par ce seul détail nous pouvons considérer que les dividendes des compagnies de navigation, — 7 en Hollande, 6 en Suède, 11 en Danemark, — de 50 à 100 pour 100, déclarés par une dizaine, de 100 pour 100 même distribués par quelques-unes, ne sont que des minima très inférieurs aux revenus effectifs. Ceux-ci sont estimés pour la marine norvégienne à 815 millions. Pour lutter contre la spéculation et l’inflation, qui font acheter à prix d’or de vieux bateaux avec l’espoir de les payer en un seul voyage heureux, le gouvernement norvégien a fait voter une loi, suivant laquelle tout signataire d’un prospectus de lancement d’affaire nouvelle doit personnellement fournir 10 pour 100 du capital demandé au public. Quant aux compagnies anciennes, chez les Scandinaves comme chez tes Hollandais, leurs actions ont doublé et triplé.

En Angleterre, la flotte, dont 40 pour 100 a été réquisitionné par l’Etat, a cruellement souffert des torpillages et des mines ; mais sur les 21 millions de tonnes dont elle se composait, la moitié demeurée libre a réalisé des gains de plusieurs milliards, d’autant que l’armateur britannique, approvisionné sur place en charbon de Cardiff, ne supporte de ce chef aucune charge de transport. L’impôt de 50 à 60 pour 100, que l’Etat anglais a mis sur les bénéfices de guerre et qui lui rapporte 2 milliards 200 millions, se trouve payé en fait par les alliés et les neutres ; parce que les frets, du jour où la taxe a été établie, ont monté de 50 pour 100.

Le rendement de cet impôt ne nous fait pas connaître les profits réels ; le fisc en effet use d’une large tolérance vis-à-vis des armateurs qui, au lieu de grossir les dividendes actuels de leurs actionnaires, appliquent ces recettes exceptionnelles à des constructions neuves. C’est un encouragement indirect à reconstituer l’effectif des cargos et des liners ; d’autant plus que les steamers du type courant, qui se construisaient avant la guerre pour 175 à 200 francs la tonne, coûtent 450 francs d’après les contrats nouveaux. Si toutefois les chantiers britanniques n’ont livré que pour 42 millions de francs de navires marchands l’an dernier, au lieu de 275 millions en 1913, c’est que les commandes de l’Amirauté, pour la marine de guerre, ont absorbé le plus clair de leur activité.


III

La hausse des prix, autre phénomène consécutif de la guerre, ne résulte pas seulement de la paralysie des transports et de la tendance au particularisme ; elle a des causes qui la rendent universelle, car elle s’étend sans cesse à de nouveaux domaines. En Angleterre, elle est en moyenne de 60 pour 100, variant suivant les objets de 5 à 200 pour 100 ; le zinc par exemple valut un moment trois fois et demi plus qu’en 1913. Déduction faite des impôts récens sur le thé et le sucre qui jouent leur rôle dans ce renchérissement, il ne serait plus que de 54 pour 100 ; et, comme la hausse des denrées, des vêtemens, du chauffage et de l’éclairage est beaucoup moindre que celle des métaux et des matières premières, on estime que le prix de la vie pour les classes laborieuses a augmenté de 40 pour 100 seulement, sans compter la surcharge des taxes nouvelles ; n’oublions pas que ce prix de la vie a monté de 122 pour 100 à Vienne et de 119 pour 100 à Berlin.

La Grande-Bretagne tire sa subsistance du dehors ; elle mange plus de viande que la France et possède, comparativement à sa population, moitié moins de vaches et de bœufs et trois fois moins de porcs que nous. Son gouvernement réquisitionna, dès le début des hostilités, tout le tonnage des frigorifiques faisant le service avec l’Australie et le Sud-Amérique et étendit plus tard sa mainmise à cet égard sur tous les navires battant pavillon anglais. En même temps il passa contrat avec les compagnies pour un certain poids de viande à livrer chaque semaine à prix convenu. Sauf un léger supplément de jambons et de lard, la quantité importée demeura la même, mais elle coûta 600 millions de francs plus cher et, suivant un phénomène observé en tous pays, tandis que les qualités inférieures doublaient de prix, les morceaux de choix haussaient seulement de moitié.

Est-ce parce que l’Anglais mange moins de pain que le Français ? Toujours est-il que le gouvernement britannique n’est pas intervenu dans le commerce des céréales, abandonné à l’initiative privée. Au printemps, l’Argentine, par suite de pluies persistantes, subit un retard de deux mois dans l’expédition de sa récolte ; les inquiétudes de Londres et de Liver-pool eurent leur contre-coup à New-York et à Chicago, qui attirèrent le froment du Canada avec l’espoir de le revendre avec bénéiice, tandis que, de leur côté, les fermiers anglais cachaient leurs réserves. L’Etat, pour paralyser la hausse, activa les envois de l’Inde par l’octroi d’une prime aux navires qui arriveraient les premiers ; la spéculation fut ainsi entravée et le blé ramené aux environs de 34 francs les 100 kilos.

De ce côté-ci du détroit ce cours ne nous parait plus excessif à l’heure actuelle ; mais le pain était avant la guerre meilleur marché en Angleterre que chez nous, tandis qu’il vaut maintenant à Londres 47 centimes le kilo et de 45 à 52 centimes dans les autres grandes villes. Les journaux d’outre-Manche se plaignirent qu’il en fût fait dans les camps un grand gâchage, lorsque déjà, disaient-ils, la hausse de 0 fr. 10 centimes par kilo constituait à elle seule une dépense de 88 millions de francs pour une armée de 3 400 000 hommes. L’Angleterre en 1915 a importé 45 millions de quintaux de blé qu’elle a payé 1 430 millions de francs ; en 1914, avec 315 millions de moins, elle s’était procuré 7 millions de quintaux de plus. La hausse du fret n’était pas étrangère à cette plus-value du grain, puisque, de l’Amérique du Nord, il était monté de 11 à 88 francs la tonne ; de Port-Said de 9 à 87 francs, et d’Argentine de 16 à 175 francs.

Les trois Commissions ministérielles, chargées pour l’Angleterre, l’Ecosse et le Pays de Galles d’examiner les mesures susceptibles d’accroître la production, avaient suggéré de garantir au cultivateur un prix minimum de 19 fr. 30 l’hectolitre pendant quatre ans, ce qui aurait pour effet, pensait-on, de faire remettre en culture quelques-uns des plus maigres terrains laissés à l’état de pâturages depuis la période 1870-1880. Cette proposition écartée, ainsi que celle d’organiser en Irlande des prêts d’outils et de machines, les agronomes officiels se bornèrent à donner des conseils/pour une exploitation plus intensive. De fait, la superficie consacrée au blé a diminué cette année de 8 à 9 pour 100 ; mais le Royaume-Uni n’est pas en danger de manquer d’aucune céréale, les stocks étant aujourd’hui dans ses ports ce qu’ils étaient à pareille date il y a deux ans.

Si la bière a enchéri de près de 50 pour 100, la hausse de l’orge, du sucre, l’exportation du malt y sont pour quelque chose ; l’impôt y est pour beaucoup. Le Parlement n’a pas hésité à le tripler à la fin de 1914, le portant à 18 francs par hectolitre sur cette boisson nationale ; ce qui d’ailleurs procure à l’Etat une recette de près de 800 millions de francs, la consommation n’ayant décru, malgré la surtaxe nouvelle, que d’un vingtième — 2 850 000 hectolitres.

Le vin seul a fléchi ; quant à l’alcool, quoique le gouvernement ait réquisitionné 30 pour 100 de la production et se prépare à augmenter cette proportion, il serait exagéré de dire que les marchands de boissons alcooliques et leur clientèle aient été sacrifiés aux intérêts généraux de la nation dans la plus faible mesure. Il est vrai que le whisky avait doublé de prix, au moment du dépôt par le ministère de propositions restreignant la vente et établissant des droits élevés ; mais ces projets ne furent pas maintenus et le triomphe des alcooliques fut éclatant, puisque la consommation du whisky s’est accrue l’an dernier de 135 000 hectolitres, atteignant un total de 940 000.

L’Angleterre, qui ne fabriquait pas de sucre, en consommait plus qu’aucune nation du continent et la moitié de celui qu’elle importait venait d’Allemagne et d’Autriche. Pourtant le sucre ne vaut aujourd’hui qu’un franc le kilo à Londres, tandis qu’il coûte 1 fr. 55 à Paris où l’on en manque. Or l’impôt dans les deux pays, depuis septembre 1915 où le droit de douane a été sextuplé dans le Royaume-Uni ne diffère que de 0 fr. 20. C’est sans doute que l’énormité de ses besoins comparée à l’exiguïté de ses ressources inspira dès le début au gouvernement anglais des résolutions plus audacieuses qu’au nôtre : en huit ou dix jours, au mois d’août 1914, il conclut par câbles sur divers points du globe des marchés pour plus de 800 000 tonnes, à des conditions avantageuses, malgré I-a hausse que provoqua soudain cet achat colossal.

Ce stock transporté des Etats-Unis, de Java, de l’Ile Maurice et de l’Argentine sur des bateaux réquisitionnés, fut mis en vente à des prix rémunérateurs pour l’Etat, qui employa ensuite le bénéfice ainsi obtenu à maintenir les sucres au-dessous du cours commercial. Aux Anglais, le taux actuel d’un franc le kilo peut sembler exorbitant puisqu’il est plus que double du prix pratiqué avant l a guerre ; mais la consommation britannique ne s’en ressent guère, à peine si elle a diminué de 8 pour 100 — 80 000 tonnes — l’an dernier.

Elle a progressé pour d’autres articles, en dépit de l’augmentation des droits et de la hausse des prix : tels le tabac, de 96 à 108 millions de livres ; le cacao, de 61 millions en 1913 à 104 millions ; le thé, de 305 à 317 millions de livres. Quoique l’usage s’en multiplie partout, — puisqu’en Russie l’importation de 1915 a été supérieure de 52 millions de livres à celle de 1914, — la culture scientifique du thé se développe à proportion de la demande, aussi bien en Chine qu’aux Indes, à Ceylan ou à Sumatra.

Bien que les textiles et les métaux aient haussé beaucoup plus que les denrées, que la laine notamment ait doublé, le solde restant en Angleterre était de 771 millions de livres au commencement de cette année contre 213 millions l’année précédente., Nos voisins, accumulant avec prévoyance des provisions pour la période qui suivra la paix, ont prohibé la sortie ; le grand marché d’exportation pour les laines filées était l’Allemagne, dont la clientèle représentait environ 50 millions de livres. Mais, depuis le commencement de la guerre, il est sorti des fabriques anglaises, pour les armées nationales ou alliées, 48 millions de paires de chaussettes, 16 millions de caleçons, 14 millions de couvertures, 65 millions de mètres de flanelle et 133 millions de mètres de drap militaire.

Dès la fin de l’été dernier, l’intendance britannique avait pris livraison de 18 millions de paires de bottes. Rien que pour les casquettes de l’armée — et c’est la moindre partie des ordres en main — il faut 260 000 kilos de cuir ; en outre, de grands contrats sont en cours d’exécution pour la Russie et l’Italie dans les comtés de Northampton et. de Leicester. Pour modérer la hausse des cuirs et des matières tannantes, qui atteignait 50 pour 100, le gouvernement a édicté un maximum ; mais son intervention, en qualité de gros acheteur, contribue à le rendre illusoire. Pour les mêmes motifs, l’Angleterre, grande consommatrice de bois étrangers, a payé sa provision annuelle 185 millions de francs de plus qu’avant la guerre ; les produits chimiques et les métaux, tels que cuivre, plomb et zinc, lui ont coûté 525 millions plus cher.

Le revenu privé des Anglais, c’est-à-dire leurs recettes globales, compris les salaires et bénéfices de toute nature, était estimé en 1913 à une cinquantaine de milliards de francs, sur lesquels 6 milliards au moins d’épargne se transformaient en capitaux productifs à leur tour, tels que maisons, chemins de fer, bateaux, manufactures, etc. Depuis deux ans, la Grande Bretagne a vendu des milliards de valeurs américaines, mais elle a acquis des créances sur la Russie, la France, l’Italie et plus encore sur elle-même, puisque ses emprunts ont été souscrits presque en totalité par ses nationaux. Ceux-ci ont vu leur portefeuille réduit par la baisse de la plupart des titres cotés en bourse ; fût-il demeuré le même que la nation aurait perdu tout ce dont l’Etat s’est endetté pour la guerre, et les Anglais doivent fournir comme contribuables l’intérêt des sommes qu’ils ont prêtées comme capitalistes.

De ce chef, ils supportent une charge qui, pour les plus riches d’entre eux, atteint la moitié de leur revenu ; riches ou pauvres, ils supportent aussi, par suite de la cherté de la vie, une forte augmentation de dépenses. Cependant l’Angleterre, abstraitement considérée, souffre moins que les autres belligérans, puisqu’elle n’est pas envahie ni bloquée et, bien qu’elle dépende de l’importation pour son existence, elle encaisse elle-même les frets sur ce qu’elle achète au dehors.


IV

La Russie, dans une situation inverse, ne manque d’aucune denrée de première nécessité. Si ce n’était que l’argent lui fait défaut parce qu’elle ne peut vendre ses excédens de récolte et que son peuple est pauvre, sa condition physique, l’étendue de son territoire, lui rendrait le blocus peu sensible ; et sa condition économique est telle que la suppression du commerce avec l’Allemagne équivaut à une espèce d’affranchissement, en la forçant à travailler et à transformer un peu elle-même des richesses naturelles, que sa voisine lui achetait brutes pour les lui revendre manufacturées.

Un pays qui est dans la première période de son développement n’est pas affecté par les embarras inhérens à la guerre au même degré que les États plus avancés. Plus l’organisation est compliquée, plus la désorganisation est grande dans le capital et dans le travail. Les finances de la masse des habitans et même de la classe commerciale sont en Russie d’une nature très simple, dépendant beaucoup moins des paiemens à terme qu’en France, en Angleterre et aux États-Unis. La Russie souffrira moins que l’Europe occidentale. Elle a peu de ces grandes usines qui auront besoin d’être réparées et remises en état ; sa vie nationale sera moins troublée, son problème sera plus simple.

La guerre aussi s’est accompagnée chez elle d’une réforme vitale : la suppression de l’alcool, la terrible vodka, qui remplissait les coffres de l’État et vidait la bourse des sujets dont elle troublait le cerveau. Cette mesure, dont la soudaineté a surpris l’Europe aux premiers jours des hostilités, était depuis longtemps réclamée par les élémens progressistes russes. Des villes, des communes rurales avaient voté des résolutions dans ce sens. Phénomène tout nouveau dans l’histoire moscovite : il s’était fondé, sous l’influence un peu mystique des bratzy ou « petits frères, » des cercles d’ « abstinens » dont les membres — ouvriers et petits bourgeois — s’engageaient par serment à ne plus boire d’alcool, Le 31 janvier 1914, six mois avant la guerre, une ordonnance impériale autorisa la fermeture des débits d’alcool partout où la population l’exigeait. Ce fut le signal d’une sorte de révolte anti-alcoolique qui s’étendit sur toute la Russie ; dans le gouvernement de Rjasan, en peu de temps, sur 391 débits, 309 — 73 pour 100 — furent obligés de fermer.

L’Empereur, en interdisant le 31 juillet 1914 la vente de l’alcool au moment de la mobilisation, n’était donc pas aussi audacieux qu’il parut à l’étranger. Cet acte d’autocratie bienfaisante semblait tout d’abord temporaire ; mais il fut accueilli avec un tel enthousiasme que le gouvernement, sous la poussée de l’opinion russe, n’hésita pas le 4 septembre 1914 à ordonner la fermeture des boutiques d’alcool jusqu’à la fin de la guerre. Le moujik, qui avait supporté la privation pour le bien général, trouva au bout de plusieurs semaines que la vie sans vodka était possible. Le travail, plus demandé qu’offert, jouissait de salaires supérieurs ; l’argent gagné fut dépensé en vêtemens, bottes et nourriture meilleure. Le peuple alors comprit que la vie sans vodka était non seulement supportable, mais plus heureuse ; aussi ne veut-il plus être tenté : « Aussi longtemps qu’il n’y a pas de vodka, dit-il, nous ne nous en soucions point ; mais que l’on rouvre une fois les monopolkas, nous boirons tout autant que par le passé. » Telle est la nouvelle attitude du moujik.

L’impôt rapportait 600 millions de roubles ; mais l’augmentation moyenne de 10 pour 100 du travail des ouvriers russes représente bien davantage, et diverses taxes nouvelles ont aisément comblé déjà le déficit des droits sur l’alcool et la bière. Car le commerce de la bière et celui du vin ont aussi été défendus dans les campagnes et dans la plupart des villes. Peut-être même y a-t-il là quelque exagération, d’après le ministre de l’Agriculture, qui déclare souhaitable la vente de la bière et du vin, dans l’intérêt de la tempérance, pour combattre la distillation clandestine et la diffusion de substituts dangereux.

Les brasseurs russes ont fait valoir que leurs établissmiens, au nombre d’un millier, représentant un capital de 500 millions de francs, payaient 60 millions de francs d’accises et produisaient pour 400 millions de francs de marchandises. Les municipalités, du reste, ne proscrivent pas toutes uniformément les boissons alcooliques : le vin, défendu à Petrograd, se vend à Tsarskoié-Selo et Pavlovsk, d’où il est permis de le porter dans la capitale ; interdit à Moscou, il y est introduit par Kalouga, distant de 175 kilomètres.

Mais, dans son ensemble, l’hostilité de l’opinion russe contre l’alcool est formelle et absolue : « Doit-on empoisonner le peuple, dit-elle, pour sauver les revenus de 5 000 fabricans de vodka et de quelques milliers de brasseurs et ère viticulteurs ? » Nous avions en janvier 1914, dit le ministre des Finances, « 8 500 Caisses d’épargne et 25 000 débits officiels d’alcool ; j’espère avoir bientôt le contraire. En tout cas, le chiffre des économies confiées à ces caisses est passé de 15 à 200 millions par mois, formant aujourd’hui 6 milliards de francs appartenant surtout à des paysans.

La classe agricole, en effet, constitue le fond de la population russe : 140 millions dames sur 180 ; et l’on pourrait croire que, toute de vente au dehors des blés, dont il avait été exporté 109 millions de quintaux en 1913, 55 millions en 1914 et seulement 5 millions en 1915, les prix des céréales dont la Russie se verrait encombrée auraient fortement baissé sur le marché intérieur. Ils ont au contraire beaucoup haussé : le blé de 54 pour 100, le seigle de 45 pour 100, l’orge de 37 pour 100 et l’avoine, plus que tous les autres, de 62 pour 100. Les causes de cette contradiction apparente sont multiples ; la baisse du change sur le rouble a pour effet de majorer les prix exprimés en roubles et en kopecks : si l’on comptait le rouble au pair de 2 fr. 66 centimes, le blé coûterait actuellement en Russie aussi cher qu’en France — 2 roubles et 2 roubles 20 le poud, c’est-à-dire 33 et 36 francs le quintal — mais le rouble ayant baissé de 30 pour 100, c’est autant de moins à payer pour un acheteur étranger et la même observation s’applique à tous les articles d’exportation.

Les emblavemens aussi ont été réduits de 11 pour 100 en moyenne pour tout l’empire, — 82 millions de déciatines au lieu de 91, — d’après les renseignemens fournis à la Douma. Dans les régions peu riches en main-d’œuvre, telles que le Volga méridional, la Petite-Russie, l’avant-Caucase et la Sibérie de l’Ouest, la diminution a été de 22 pour 100. Les récoltes ont décru à proportion et les frais de culture ont augmenté avec les salaires. La spéculation y a joué son rôle, cette spéculation collective, invisible et légitime, qui incite les vendeurs, en cas de hausse, à se réserver et à attendre. Or, le moujik, plus à l’aise depuis la suppression de la vodka, est moins pressé de réaliser son grain.

L’abolition de l’alcool à cette autre conséquence d’augmenter la consommation de la viande, dont le prix s’est élevé de 42 pour 100. La Russie, bien que son cheptel fût en voie d’accroissement rapide, était pauvre encore en bétail : sur les 52 millions et demi de bêtes à cornes qu’elle possédait, — Sibérie comprise, — 4 millions ont été perdues dans la Pologne envahie, les unes tombées au pouvoir de l’ennemi, les autres mortes pendant l’évacuation. A la consommation de la population civile qui fut de 9 millions de têtes s’ajouta celle de l’armée, — 5 millions, — si bien que l’espèce bovine, malgré les naissances, s’est finalement réduite de 9 millions de sujets. On pourrait en recevoir de Mongolie, où l’élevage est l’industrie principale, n’était la difficulté du transport.

C’était déjà un côté faible de l’Empire en temps de paix ; des usines voisines d’Odessa avaient parfois économie de temps à expédier par mer à Pétrograd en faisant le tour de l’Europe, plutôt qu’à employer, du Sud au Nord de l’Empire, les voies ferrées sujettes à des encombremens chroniques. Que la Sibérie manque de routes et que leur absence soit le plus sérieux obstacle au développement des mines d’or, dont la production est si nécessaire au crédit russe, c’est de quoi nul ne s’étonnera : la conférence spéciale, tenue sous la présidence du ministre du Commerce, a établi que les marchandises ne pouvaient être véhiculées jusqu’aux mines sibériennes que durant quelques mois d’été, qu’elles devaient être prêtes en certains cas une année d’avance et que le port coûtait entre 1 500 et 2 000 francs la tonne. Mais, en Russie d’Europe, là où les chemins de fer existent, c’étaient les wagons qui faisaient défaut. Au moment de la récolte ils manquaient toujours.

La crise des communications, accrue depuis la guerre par les transports militaires, a ramené la Russie, durant quelques mois d’acuité, à l’époque antérieure aux chemins de fer où les prix variaient du simple au triple d’une localité à l’autre, parce que la répartition des choses était impossible. Est-ce parce que les salines sont dans le voisinage de la mer Caspienne que le sel coûte maintenant le double d’il y a deux ans ? Le ministre des Communications a été changé, un plan de transports a été établi pour les dix-sept gouvernemens du Nord et, ce qui vaut mieux, l’on a commandé par milliers en Amérique des wagons de toute sorte dont la livraison suit lentement son cours. La guerre les léguera à la paix comme ce chemin de fer de 1 100 kilomètres, entrepris pour 170 millions de francs entre Pétrograd et Kola, le port en eau libre de l’océan Glacial.

La guerre provoque aussi le développement des houillères du Sud ; mais le bassin du Donetz ne saurait combler de suite le déficit des charbons de la Pologne envahie ni de l’étranger qui importait 9 millions de tonnes. Leur absence engendre la hausse du naphte de Bakou, avec lequel marche la navigation fluviale, et la hausse du bois qui a doublé à Pétrograd quoiqu’il ne s’exporte plus. Nous introduisions en France, avant la guerre, pour trois millions de perches de mines de la Russie et nous envoyions en Angleterre celles du déparlement des Landes* La production de la force, avec le bois, que beaucoup d’usines emploient maintenant faute de charbon, coûte 50 pour 400 de plus. C’est le cas de l’industrie papetière russe, déjà privée d’une moitié de ses matières premières par l’arrêt ou l’occupation allemande des usines de Waldhoff, à Pernoff, et de Waclawsk, qui produisaient ensemble 130 000 tonnes de cellulose. On s’est tourné vers la Finlande, la Suède et la Norvège, mais la pâte à papier est montée de 27 à 41 francs les 100 kilos.

Quelques articles de luxe, privés de leurs débouchés ordinaires, ont vu leurs prix s’avilir : témoin les fourrures, que Londres achetait pour les revendre aux enchères, Leipsick et Paris pour teindre et fabriquer ; les peaux d’agneaux, entre autres, baissèrent un moment de 65 pour 100. Mais il suffit que le gouvernement levât la défense d’exportation pour qu’aussitôt les marchands suédois vinssent les enlever à destination de l’Angleterre et de l’Amérique.

Sauf ces cas exceptionnels, tout a plus ou moins augmenté pour des causes diverses : tantôt cherté de la force motrice, tantôt pénurie des transports, — pour les produits de Sibérie surtout, — ou faute d’importation : les drogues étrangères représentaient 70 pour 100 des ventes ; le commerce en a cessé jusqu’à ce que le pays développe sa propre production ; en fait de textiles, 16 000 tonnes de mérinos et de laine mêlée, qui constituaient la moitié de la quantité mise en œuvre en Russie, ont manqué et la disette de laine a, par contre-coup, fait enchérir les étoffes de coton.

Les besoins militaires avaient absorbé tous les cuirs, et il fallut une surabondance passagère au front pour que les magasins de Moscou, précédemment vides, pussent renouveler leurs stocks. Les salaires aussi s’étant améliorés, surtout ceux des ouvriers de métier, que ne sauraient remplacer ni les 800 000 réfugiés des provinces envahies ni le million de prisonniers de guerre employés pour la plupart à l’agriculture, ces consommateurs, dont le pouvoir d’achat s’est accru, contribuent par leurs dépenses à multiplier la cherté.


V

Comme la Russie, l’Italie supporte un change adverse, elle a vu baisser au dehors le cours de la monnaie nationale ; elle n’est pas bloquée ; ses mers sont libres, sauf l’Adriatique ; mais ses bateaux sont rares et, quoiqu’elle puisse acheter et vendre, ses transports sont entravés. Sur une surface moins vaste que le Russe, l’Italien, qui a plus de besoins, a moins de moyens de les satisfaire, puisque son sous-sol est pauvre et lui fournit peu de métaux. Les touristes absens n’apportent plus d’argent, les émigrés présens n’en envoient plus à la mère patrie et elle en dépense davantage. Or l’Italie, qui a racheté depuis une quinzaine d’années plus de 2 milliards de sa rente nationale, placée au dehors, possédait peu de valeurs étrangères capables d’enrayer ou de ralentir la baisse du change.

Les prix ont monté dans la péninsule bien avant son entrée en guerre ; l’importation paralysée, — elle diminua de 47 pour 100 dans les cinq derniers mois de 1914, — y fut pour beaucoup ; la spéculation y fut pour quelque chose : quoiqu’il y eût des réserves de sucre en Italie, le quintal haussa de 128 à 170 francs en août 1914 ; le gouvernement permit aux 28 ou 30 fabriques syndiquées d’exporter 500 000 quintaux à la condition qu’elles s’engageassent à maintenir à l’intérieur le prix de 130 francs pendant un an. L’année écoulée, le sucre ayant augmenté de nouveau, le gouvernement fit le contraire : il exonéra d’une partie des droits d’entrée, — précédemment de 99 francs, — les fabricans qui consentiraient à vendre 135 francs le quintal. L’Etat suivit la même politique pour le papier.

Sur la baisse du change vint se greffer la hausse du fret des deux principales importations italiennes : charbon et blé : avant la guerre les navires allaient sur lest à la Mer-Noire, y prenaient du blé, le portaient en Angleterre et rapportaient du charbon ; le fret, de Cardiff à Gênes, ne dépassait jamais 10 francs la tonne en temps normal. Or, il était monté au printemps dernier à 150 francs italiens, c’est-à-dire à 100 shillings or, augmentés d’un change de 25 à 30 pour 100. À cette date, les propriétaires de l’Adriatico constataient qu’avec ce cargo de 6 000 tonnes de jauge brute, qui avait effectué en dix jours le trajet de Gènes à Cardiff, employé 6 jours à charger, 10 jours à revenir et 16 jours à décharger à Savone, le fret revenait à 20 francs la tonne seulement, assurances, taxes, intérêts, et amortissement du capital compris, pour ce voyage accompli pourtant dans les conditions les plus défectueuses.

L’encombrement de Gênes avait déterminé le débarquement à Savone, où la durée invraisemblable de 16 jours pour le déchargement tenait à ce que les débardeurs de ce port avaient défendu que l’on fit usage des grues à vapeur, maintenues en conséquence inactives et sous scellés ; ils sont aujourd’hui devenus plus raisonnables et trois jours suffisent pour ce travail. N’empêche que l’écart de 20 à 150 francs représentait le bénéfice de l’armateur, le plus souvent anglais. Le gouvernement britannique qui, par l’impôt, prenait part à ce bénéfice, est depuis lors intervenu sur les très justes réclamations de notre commune alliée, pour mettre à sa disposition des steamers réquisitionnés en quantité suffisants.

La houille, de 30 à 35 francs la tonne, était montée pendant quelque temps à Gènes jusqu’à 210 et 220 francs. Il vint, en avril, dans la Méditerranée, des navires américains chargés de charbon de Virginie. Le charbon de bois, dont l’Italie du Nord se fournissait en Slavonie et Dalmatie, et le bois de chauffage ; qui n’augmentèrent qu’en de faibles proportions, ne pouvaient remplacer la houille en ses multiples usages, et, par exemple, le gaz manqua dans les petites villes et beaucoup de compagnies firent faillite. Maintenant le charbon coûte à Milan, à Florence ou à Rome le même prix qu’à Paris, grâce à la centralisation des achats par les chemins de fer de l’Etat, qui le distribuent dans les principales villes, en même temps que le fer, le blé ou la viande frigorifiée.

Le fret et le change avaient fait hausser le blé de 25 à 49 francs le quintal, malgré la suppression, en février 1915, du droit d’entrée de 7 fr. 50. A l’heure actuelle, le pain de froment coûte 51 centimes le kilo à Rome et 54 centimes à Milan, où le peuple se contente de « pain de mouture » à 50 centimes. Pour prévenir la spéculation, le gouvernement a prescrit le recensement des grains et la déclaration obligatoire des ventes ; les municipalités de plusieurs grands centres instituèrent des greniers publics et, pour alimenter le sien, Milan n’hésita pas à louer à l’année, sur le pied de 7 000 livres sterling par mois, un cargo anglais qui lui apporta du blé de la Nouvelle-Orléans et de Montréal. Le prix d’achat de 4 dollars 88 le quintal, traduit au change italien par 32 fr. 65, auxquels s’ajoutaient 11 francs de transport jusqu’à Gênes et 1 fr. 35 de Gènes à Milan, revenait ainsi à 45 francs. A la même date, le gouvernement italien importa du blé d’Australie moyennant 52 francs le quintal franco Gênes.

La viande de bœuf a haussé de 40 à 60 pour 100, suivant les villes, et l’ensemble des denrées de consommation populaire accuse depuis août 1914, d’après les statistiques officielles, une augmentation qui varie de 25 pour 100 à Rome et à Milan, 35 pour 100 à Florence, Naples et Turin, et va jusqu’à 50 pour 100 à Udine et à Bologne.

Seul, parmi les belligérans, le Japon a vu son commerce extérieur largement développé par la guerre qui lui ouvrait de nouveaux débouchés. Ses exportations de 1916 ont atteint 4 milliards de francs, un tiers de plus qu’en l’année 1915, qui elle-même avait été supérieure à toutes les années passées. Ce chiffre excède de plus d’un milliard celui des importations. Parmi les nouvelles industries japonaises, une des principales est la manufacture du coton. Les filatures de l’Empire du Soleil-Levant travaillent avec de grands profils sur le pied de 22 heures par jour ; quinze compagnies ont augmenté leur capital et la production, en partie exportée en Chine, a été de 250 millions de kilos. Le Japon, qui depuis deux ans avait accru ses relations avec l’Amérique du Sud par le Pacifique, en inaugure de nouvelles par l’Atlantique avec le Brésil, en établissant depuis le 1er février, par Singapoure, Ceylan, Madagascar et le Cap-de-Bonne-Espérance, un service de cinq navires de 7 500 tonnes, qui porteront, avec ses émigrans, les produits manufacturés de l’Extrême-Orient dans le Nouveau-Monde.

La plupart des pronostics faits durant la paix sur la durée possible d’une guerre européenne se sont trouvés faux ; la capacité de résistance de l’Europe étonne ses citoyens eux-mêmes autant que l’univers. Mais nul n’avait prévu la rupture de l’équilibre mondial dont l’Allemagne fut la cause et sera la première victime.


GEORGES D’AVENEL.