Les Révoltés de la Bounty/Chapitre II

J. Hetzel et Compagnie (p. 172-179).

CHAPITRE II

les abandonnés


Avec ses dix-huit passagers, officiers et matelots, et le peu de provisions qu’elle contenait, la chaloupe qui portait Bligh était tellement chargée, qu’elle dépassait à peine de quinze pouces le niveau de la mer. Longue de vingt et un pieds, large de six, elle pouvait être parfaitement appropriée au service de la Bounty ; mais, pour contenir un équipage aussi nombreux, pour faire un voyage un peu long, il était difficile de trouver embarcation plus détestable.

Les matelots, confiants dans l’énergie et l’habileté du capitaine Bligh et des officiers confondus dans le même sort, nageaient vigoureusement, et la chaloupe fendait rapidement les lames.

Bligh n’avait pas hésité sur le parti à prendre. Il fallait, tout d’abord, regagner au plus tôt l’île Tofoa, la plus voisine du groupe des îles des Amis, qu’ils avaient quittée quelques jours avant, il fallait y recueillir des fruits de l’arbre à pain, renouveler l’approvisionnement d’eau, et, de là, courir sur Tonga-Tabou. On pourrait sans doute y prendre des vivres en assez grande quantité pour faire la traversée jusqu’aux établissements hollandais de Timor, si, par crainte des indigènes, l’on ne voulait pas s’arrêter dans les innombrables archipels semés sur la route.

La première journée se passa sans incident, et la nuit tombait, lorsqu’on découvrit les côtes de Tofoa. Par malheur, le rivage était si rocheux, la plage si accore, qu’on ne pouvait y débarquer de nuit. Il fallut donc attendre le jour.

Bligh, à moins de nécessité absolue, entendait ne pas toucher aux provisions de la chaloupe. Il fallait donc que l’île nourrît ses hommes et lui. Cela semblait devoir être difficile, car, tout d’abord, lorsqu’ils furent à terre, ils ne rencontrèrent pas trace d’habitants. Quelques-uns, cependant, ne tardèrent pas à se montrer, et, ayant été bien reçus, ils en amenèrent d’autres, qui apportèrent un peu d’eau et quelques noix de coco.

L’embarras de Bligh était grand. Que dire à ces naturels qui avaient déjà trafiqué avec la Bounty pendant sa dernière relâche ? À tout prix, il importait de leur cacher la vérité, afin de ne pas détruire le prestige dont les étrangers avaient été entourés jusqu’alors dans ces îles.

Dire qu’ils étaient envoyés aux provisions par le bâtiment resté au large ? Impossible, puisque la Bounty n’était pas visible, même du haut des collines ! Dire que le navire avait fait naufrage, et que les indigènes voyaient en eux les seuls survivants des naufragés ? c’était encore la fable la plus vraisemblable. Peut-être les toucherait-elle, les amènerait-elle à compléter les provisions de la chaloupe. Bligh s’arrêta donc à ce dernier parti, si dangereux qu’il fût, et il prévint ses hommes, afin que tout le monde fût d’accord sur cette fable.

En entendant ce récit, les naturels ne firent paraître ni marque de joie ni signes de chagrin. Leur visage n’exprima qu’un profond étonnement, et il fut impossible de connaître ce qu’ils pensaient

Le 2 mai, le nombre des indigènes venus des autres parties de l’île s’accrut d’une façon inquiétante, et Bligh put bientôt juger qu’ils avaient des intentions hostiles. Quelques-uns essayèrent même de haler l’embarcation sur le rivage, et ne se retirèrent que devant les démonstrations énergiques du capitaine, qui dut les menacer de son coutelas. Pendant ce temps, quelques-uns de ses hommes, que Bligh avait envoyés à la recherche, rapportaient trois gallons d’eau.

Le moment était venu de quitter cette île inhospitalière. Au coucher du soleil, tout était prêt, mais il n’était pas facile de gagner la chaloupe. Le rivage était bordé d’une foule d’indigènes qui choquaient des pierres l’une contre l’autre, prêts à les lancer. Il fallait donc que la chaloupe se tînt à quelques toises du rivage et n’accostât qu’au moment même où les hommes seraient tout à fait prêts à embarquer.

Les Anglais, véritablement très inquiets des dispositions hostiles des naturels, redescendirent la grève, au milieu de deux cents indigènes, qui n’attendaient qu’un signal pour se jeter sur eux. Cependant, tous venaient d’entrer heureusement dans l’embarcation, lorsque l’un des matelots, nommé Bancroft, eut la funeste idée de revenir sur la plage pour chercher quelque objet qu’il y avait oublié. En une seconde, cet imprudent fut entouré par les naturels et assommé à coups de pierre, sans que ses compagnons, qui ne possédaient pas une arme à feu pussent le secourir. D’ailleurs, eux-mêmes, à cet instant, étaient attaqués, des pierres pleuvaient sur eux.

« Allons, garçons, cria Bligh, vite aux avirons, et souquez ferme ! »

Les naturels entrèrent alors dans la mer et firent pleuvoir sur l’embarcation une nouvelle grêle de cailloux. Plusieurs hommes furent blessés. Mais Hayward, ramassant une des pierres qui étaient tombées dans la chaloupe, visa l’un des assaillants et l’atteignit entre les deux yeux. L’indigène tomba à la renverse en poussant un grand cri auquel répondirent les hourras des Anglais. Leur infortuné camarade était vengé.

Cependant, plusieurs pirogues se détachaient du rivage et leur donnaient la chasse. Cette poursuite ne pouvait se terminer que par un combat, dont l’issue n’aurait pas été heureuse, lorsque le maître d’équipage eut une lumineuse idée. Sans se douter qu’il imitait Hippomène dans sa lutte avec Atalante, il se dépouilla de sa vareuse et la jeta à la mer. Les naturels, lâchant la proie pour l’ombre, s’attardèrent afin de la ramasser, et cet expédient permit à la chaloupe de doubler la pointe de la baie.

Sur ces entrefaites, la nuit était entièrement venue, et les indigènes, découragés, abandonnèrent la poursuite de la chaloupe.

Cette première tentative de débarquement était trop malheureuse pour être renouvelée ; tel fut du moins l’avis du capitaine Bligh.

« C’est maintenant qu’il faut prendre une résolution, dit-il. La scène qui vient de se passer à Tofoa se renouvellera, j’en suis certain, à Tonga-Tabou, et partout où nous voudrons accoster. En petit nombre, sans armes à feu, nous serons absolument à la merci des indigènes. Privés d’objets d’échange, nous ne pouvons acheter de vivres, et il nous est impossible de nous les procurer de vive force. Nous sommes donc réduits à nos seules ressources. Or, vous savez comme moi, mes amis, combien elles sont misérables ! Mais ne vaut-il pas mieux s’en contenter que de risquer, à chaque atterrissage, la vie de plusieurs d’entre nous ? Cependant, je ne veux en rien vous dissimuler l’horreur de notre situation. Pour atteindre Timor, nous avons à peu près douze cents lieues à franchir, et il faudra vous contenter d’une once de biscuit par jour et d’un quart de pinte d’eau ! Le salut est à ce prix seulement, et encore, à la condition que je trouverai en vous la plus complète obéissance. Répondez-moi sans arrière-pensée ! Consentez-vous à tenter l’entreprise ? Jurez-vous d’obéir à mes ordres quels qu’ils soient ? Promettez-vous de vous soumettre sans murmure à ces privations ?

— Oui, oui, nous le jurons ! s’écrièrent d’une commune voix les compagnons de Bligh.

— Mes amis, reprit le capitaine, il faut aussi oublier nos torts réciproques, nos antipathies et nos haines, sacrifier en un mot nos rancunes personnelles à l’intérêt de tous, qui doit seul nous guider !

— Nous le promettons.

— Si vous tenez votre parole, ajouta Bligh, et, au besoin, je saurai vous y forcer, je réponds du salut. »


Les lames devinrent si grosses.

La route fut faite vers l’O.-N.-O. Le vent, qui était assez fort, souffla en tempête dans la soirée du 4 mai. Les lames devinrent si grosses, que l’embarcation disparaissait entre elles, et semblait ne pouvoir se relever. Le danger augmentait à chaque instant. Trempés et glacés, les malheureux n’eurent pour se réconforter, ce jour-là, qu’une tasse à thé de rhum et le quart d’un fruit à pain à moitié pourri.

Le lendemain et les jours suivants, la situation ne changea pas. L’embarcation passa au milieu d’îles innombrables, d’où quelques pirogues se détachèrent.

Était-ce pour lui donner la chasse, était-ce pour faire quelques échanges ? Dans le doute, il aurait été imprudent de s’arrêter. Aussi, la chaloupe, les voiles gonflées par un bon vent, les eut bientôt laissées loin derrière elle.

Le 9 mai, un orage épouvantable éclata. Le tonnerre, les éclairs se succédaient sans interruption. La pluie tombait avec une force dont les plus violents orages de nos climats ne peuvent donner une idée. Il était impossible de faire sécher les vêtements. Bligh, alors, eut l’idée de les tremper dans l’eau de mer et de les imprégner de sel, afin de ramener à la peau un peu de la chaleur enlevée par la pluie. Toutefois, ces pluies torrentielles, qui causèrent tant de souffrances au capitaine et à ses compagnons, leur épargnèrent d’autres tortures encore plus horribles, les tortures de la soif, qu’une insoutenable chaleur eût bientôt provoquées.

Le 17 mai, au matin, à la suite d’un orage terrible, les plaintes devinrent unanimes :

« Jamais nous n’aurons la force d’atteindre la Nouvelle-Hollande, s’écrièrent les malheureux. Transpercés par la pluie, épuisés de fatigue, n’aurons-nous jamais un moment de repos ! À demi morts de faim, n’augmenterez-vous pas nos rations, capitaine ? Peu importe que nos vivres s’épuisent ! Nous trouverons facilement à les remplacer en arrivant à la Nouvelle-Hollande !

— Je refuse, répondit Bligh. Ce serait agir comme des fous. Comment ! nous n’avons franchi que la moitié de la distance qui nous sépare de l’Australie, et vous êtes déjà découragés ! Croyez-vous, d’ailleurs, pouvoir trouver facilement des vivres sur la côte de la Nouvelle-Hollande ! Vous ne connaissez donc pas le pays et ses habitants ! »

Et Bligh se mit à peindre à grands traits la nature du sol, les mœurs des indigènes, le peu de fonds qu’il fallait faire sur leur accueil, toutes choses que son voyage avec le capitaine Cook lui avait appris à connaître. Pour cette fois encore, ses infortunés compagnons l’écoutèrent et se turent.

Les quinze jours suivants furent égayés par un clair soleil, qui permit de sécher les vêtements. Le 27, furent franchis les brisants qui bordent la côte orientale de la Nouvelle-Hollande. La mer était calme derrière cette ceinture madréporique, et quelques groupes d’îles, à la végétation exotique, réjouissaient les regards.

On débarqua en ne s’avançant qu’avec précaution. On ne trouva d’autres traces du séjour des naturels que d’anciennes places à feu. Il était donc possible de passer une bonne nuit à terre.

Mais il fallait manger. Par bonheur, un des matelots découvrit un banc d’huîtres. Ce fut un véritable régal.

Le lendemain, Bligh trouva dans la chaloupe un verre grossissant, un briquet et du soufre. Il fut donc à même de se procurer du feu pour faire cuire le gibier ou le poisson.

Bligh eut alors la pensée de diviser son équipage en trois escouades : l’une devait tout mettre en ordre dans l’embarcation ; les deux autres, aller à la recherche des vivres. Mais plusieurs hommes se plaignirent avec amertume, déclarant qu’ils aimaient mieux se passer de dîner que de s’aventurer dans le pays.

L’un d’eux, plus violent ou plus énervé que ses camarades, alla même jusqu’à dire au capitaine :

« Un homme en vaut un autre, et je ne vois pas pourquoi vous resteriez toujours à vous reposer ! Si vous avez faim, allez chercher de quoi manger ! Pour ce que vous faites ici, je vous remplacerai bien ! »

Bligh, comprenant que cet esprit de mutinerie devait être enrayé sur-le-champ, saisit un coutelas, et, en jetant un autre aux pieds du rebelle, il lui cria :

« Défends-toi, ou je te tue comme un chien ! »

Cette attitude énergique fit aussitôt rentrer le mutin en lui-même, et le mécontentement général se calma.

Pendant cette relâche, l’équipage de la chaloupe récolta abondamment des huîtres, des peignes[1] et de l’eau douce.

Un peu plus loin, dans le détroit de l’Endeavour, de deux détachements envoyés à la chasse des tortues et des noddis[2], le premier revint les mains vides ; le second rapporta six noddis, mais il en aurait pris davantage sans l’obstination de l’un des chasseurs, qui, s’étant écarté de ses camarades, effraya ces oiseaux. Cet homme avoua, plus tard, qu’il s’était emparé de neuf de ces volatiles et qu’il les avait mangés crus sur place.

Sans les vivres et l’eau douce qu’il venait de trouver sur la côte de la Nouvelle-Hollande, il est bien certain que Bligh et ses compagnons auraient péri. D’ailleurs, tous étaient dans un état lamentable, hâves, défaits, épuisés, — de véritables cadavres.

Le voyage en pleine mer, pour gagner Timor, ne fut que la douloureuse répétition des souffrances déjà endurées par ces malheureux avant d’atteindre les côtes de la Nouvelle-Hollande. Seulement, la force de résistance avait diminué chez tous, sans exception. Au bout de quelques jours, leurs jambes étaient enflées. Dans cet état de faiblesse extrême, ils étaient accablés par une envie de dormir presque continuelle. C’étaient les signes avant-coureurs d’une fin qui ne pouvait tarder beaucoup. Aussi Bligh, qui s’en aperçut, distribua une double ration aux plus affaiblis et s’efforça de leur rendre un peu d’espoir.

Enfin, le 12 juin au matin, la côte de Timor apparut, après trois mille six cent dix-huit lieues d’une traversée accomplie dans des conditions épouvantables.

L’accueil que les Anglais reçurent à Coupang fut des plus sympathiques. Ils y restèrent deux mois pour se refaire. Puis, Bligh, ayant acheté un petit schooner, gagna Batavia, où il s’embarqua pour l’Angleterre.

Ce fut le 14 mars 1790 que les abandonnés débarquèrent à Portsmouth. Le récit des tortures qu’ils avaient endurées excita la sympathie universelle et l’indignation de tous les gens de cœur. Presque aussitôt, l’Amirauté procédait à l’armement de la frégate Pandore, de vingt-quatre canons et de cent soixante hommes d’équipage, et l’envoyait à la poursuite des révoltés de la Bounty.

On va voir ce qu’ils étaient devenus.

  1. Espèce de coquillage.
  2. Sortes d’oiseaux.