Les Républiques mexicaines


LES
RÉPUBLIQUES
MEXICAINES.[1]

Depuis quelques années, les républiques mexicaines, en proie à des dissensions intérieures, ne cessent de lutter péniblement, tantôt contre l’aristocratie envahissante du pays, tantôt contre les prétentions du parti des moines, et tantôt contre l’ambition des chefs militaires, sans avoir pu, jusqu’à présent, arriver à un état de gouvernement stable. Ces affranchis d’un jour, ces esclaves émancipés, en passant tout à coup du joug abrutissant des Espagnols à une entière indépendance, n’ont su retirer de la liberté conquise qu’une hideuse anarchie ; aux vices contractés par l’habitude d’un long esclavage ils ont joint ceux qui naissent d’une licence effrénée. Aussi, comme ces malades affaiblis par une longue diète, que l’usage immodéré des alimens replonge bientôt dans un état pire que le premier, sont-ils tombés dans une démoralisation si générale et si profonde, qu’elle paraît désormais sans remède, et doit inévitablement les conduire à la perte de leur indépendance.

Deux partis bien tranchés se disputent la prépondérance dans le gouvernement, le parti des aristocrates et celui des libéraux, ou pour parler plus juste, le parti des gens en place, qui veulent conserver ce qu’ils ont, et le parti des gens qui n’ont rien, et qui veulent avoir ; car ce n’est que pour les emplois rétribués qu’on se divise et qu’on se bat. L’agriculture, l’industrie, les arts de toute espèce étant entièrement négligés, une foule d’ambitieux tournent leurs prétentions vers les emplois lucratifs, et veulent servir la patrie en quelque sorte malgré elle. Aussi est-ce un empressement, un patriotisme, qui pourraient enfanter des merveilles, si on pouvait les prendre au sérieux ! c’est un assaut d’intrigues et de cabales parmi les citoyens qui se disputent les places ! Il s’en présente des milliers qui consentiraient à être présidens, des milliers qui se dévouent aux grades de généraux, de colonels, etc. Il en est de même pour les emplois civils. Mais comme la patrie n’a pas besoin de tant de gens de bonne volonté, tous ceux dont elle ne peut accepter les services, n’ont d’autre ressource que de chercher à renverser les élus. Bientôt les mécontens se réunissent, et mus par les mêmes motifs, animés des mêmes espérances, ils prennent les armes, ou, pour nous servir de l’expression consacrée dans le pays, ils se prononcent, les uns au nom de la sainte religion, les autres pour la défense de la liberté ; tous, d’un accord unanime, déclarent leurs adversaires aristocrates ou sans-culottes, traîtres, infâmes brigands, les mettent au ban de la nation, et soudain entrent en campagne. Rien de plus ordinaire, de plus simple et de plus facile qu’une révolution militaire au Mexique. Il est bien rare qu’il se passe un intervalle de cinq à six mois sans qu’on voie apparaître le drapeau de la révolte ; et comme la plupart de ces révolutions qu’on pourrait appeler périodiques, tournent toujours à bien pour ceux qui les entreprennent, comme les chefs savent toujours habilement en profiter pour leur propre compte, chacun veut en essayer, depuis le général jusqu’au caporal. Ceci est rigoureusement vrai.

Or, voici comment se fait une révolution militaire : un sergent, par exemple, se trouve en garnison dans un village avec vingt hommes ; ce nombre est plus que suffisant pour l’exécution de ses desseins ; un beau matin, il lui prend un accès de patriotisme, il veut servir son idolatrada patria, en qualité de colonel ou de général. Le dimanche, après la messe, il réunit dans un cabaret ses vingt soudards : là, après quelques libations, il prend un ton solennel, se pose en héros, et leur déclare : « que le gouvernement a violé tel ou tel article de la constitution ; que la liberté est menacée, ou que la sainte religion est attaquée ; qu’à eux est réservé l’honneur de défendre les glorieuses prérogatives de la nation, et qu’il les guidera dans cette noble entreprise. » Ceux-ci applaudissent l’orateur en criant : viva ! que viva ! Le verre à la main, ils lui jurent fidélité, et le proclament colonel ou général. On convoque el muy ilustre ajuntamiento, la très illustre municipalité, qui se compose ordinairement de trois ou quatre rancheros[2] ou vaqueros, qu’on fait entrer sans peine dans le complot. On a presque toujours sous la main quelque licencié, homme de plume, espèce de magister qui est chargé de rédiger en style intelligible, le plan, c’est-à-dire l’énoncé des motifs de la rébellion et son but ; puis, séance tenante, on adresse au peuple une proclamation qui commence à peu près en ces termes : « Peuples de l’univers civilisé ! soyez témoins de la justice de notre cause ! Nos plaintes ont retenti jusqu’à vous ; les droits du peuple souverain sont foulés aux pieds, notre sainte liberté attaquée ; vous verrez comme les vaillans enfans de Montézuma savent se soustraire à l’esclavage, etc. » Le peuple souverain qui lit ces belles choses, s’écrie : Carajo ! es verdad Vamos, carajo ! c’est la vérité, marchons ! Chacun alors ceint sa manchette[3] et monte à cheval. S’il se trouve dans les environs quelque chef de voleurs, il ne manque pas de venir, avec sa bande, offrir ses services, qui sont toujours acceptés ; on en fait un capitaine, ce qui lui donne l’avantage de piller impunément au nom de la patrie. On marche sur les villages voisins qu’on soulève, on ouvre les prisons, et les brigands et les assassins sont associés aux champions de la sainte cause. La renommée annonce le pronunciamento, de tous côtés arrivent en grand nombre les mécontens et les gens sans emploi ; alors les prononcés, au nombre de cinq à six cents, prennent le nom d’armée libératrice, réparatrice, ou de la foi. Dès que le succès devient probable, les gens du parti contraire changent de bannière ; s’il y a dans le camp ennemi quelque chef qui fasse mine de vouloir tenir bon pour l’ordre de choses existant, on cherche à le gagner à prix d’argent, et il est bien rare que quelques milliers de piastres ne triomphent pas de sa résistance. C’est avec de tels élémens que l’armée marche de succès en succès ; on triomphe, et notre sergent, devenu réellement colonel ou général, est proclamé sauveur de la liberté, héros immortel, citoyen bene merito de la patria en grado heroico. Voilà, dans toute l’exactitude des faits, ce que c’est qu’une révolution au Mexique ; voilà par quels moyens un danseur de corde[4], quelquefois un voleur de grand chemin[5] sont arrivés aux premières dignités de la république. Chacun peut goûter de la présidence ou du généralat, et d’autant plus facilement que ceux qui doivent à quelque mouvement populaire le poste éminent qu’ils occupent, sont bientôt renversés par un nouveau bouleversement qui laisse le champ libre à d’autres. Et comment n’en serait-il pas ainsi, quand dix mille concurrens se disputent la même place ? Aussi devient-elle l’objet des plus honteuses manœuvres. Pour y arriver, tous les moyens sont mis en jeu, la séduction, l’argent, la prostitution, les intrigues les plus dégoûtantes, les plus infâmes trahisons, le poignard même ; ceux qui savent le mieux en tirer parti passent pour muchachos vivos, des garçons de talent, et la nation n’est nullement effrayée de voir parmi ses excelentisimos senores generales, des hommes qui, chez nous, traîneraient le boulet dans un bagne ; le succès justifie tout.

On sent que la conséquence d’un tel état de choses doit être une corruption générale dans toutes les classes de la société. En effet, c’est un débordement de vices effroyables ; le vol et l’assassinat se commettent impunément, non-seulement parmi le peuple, mais dans la gente decente ; il n’est point de ville où l’on ne voie se promener dans les rues et marcher, tête levée, des misérables dont la conscience est chargée de huit ou dix assassinats. Et qu’on ne croie pas qu’ils en soient moins estimés ; il est très ordinaire d’entendre dire : don un tel a assassiné dix personnes. Le peuple mexicain ignore ces vertus qui font la base de la société humaine ; n’attendez de lui ni bonne foi, ni confiance, ni délicatesse dans les rapports ordinaires de la vie. Ainsi, vous laissez vos effets en dépôt chez une personne que vous croyez sûre ; quand vous vous présentez pour réclamer ce qui vous appartient, vos effets ont été vendus. Un homme qui se prétend et que vous croyez votre ami vous emprunte pour un instant, dit-il, votre montre ou quelque autre objet de prix, il court le jouer, et qu’il gagne ou qu’il perde, vous n’en avez plus de nouvelles. Ce sont là des espiègleries qu’il serait ridicule de trouver mauvaises. Êtes-vous négociant, marchand, industriel, et voulez-vous dans une foire étaler vos marchandises en public, ne manquez pas de faire veiller votre boutique par deux ou trois soldats que vous paierez largement ; autrement, en un clin d’œil, vous serez dévalisé, car là il n’y a ni police ni sergens de ville pour protéger les personnes et les propriétés. Gardez-vous d’avoir jamais de procès avec personne : si vous n’êtes assez riche pour acheter les juges, vous aurez tort. Voyagez-vous pour vos affaires ou votre plaisir, ayez la précaution de vous munir d’un sabre bien affilé, d’une paire de pistolets, d’un fusil ; car vous allez avoir bientôt affaire aux héros de grand chemin. Surtout tenez-vous en garde contre le domestique qui vous accompagne ; dès qu’il en trouvera l’occasion, il vous pillera, et fera mieux encore s’il le peut. Vos armes seules feront votre sûreté.

Dans les rues, vos yeux sont chaque jour frappés du hideux spectacle de cadavres qu’on emporte tout sanglans, car là on se donne un coup de poignard, comme un coup de poing chez une autre nation, publiquement, en plein jour. Quand un homme tombe assassiné dans la rue, la foule se rassemble, et en attendant qu’on relève le cadavre, les amateurs réunis en cercle décident si les coups ont été bien portés, et s’ils méritent l’approbation des connaisseurs. Si, en passant, vous demandez la cause de ce rassemblement : Nada es, senor, es una muerticida ; ce n’est rien, seigneur, c’est un petit meurtre, vous répond-on avec beaucoup de sang-froid. Ces scènes n’excitent pas la moindre émotion parmi les spectateurs. Souvent même l’assassin ne prend pas la peine de se cacher ou de s’enfuir ; il se laisse tranquillement arrêter, car il sait qu’il en sera quitte pour quelques jours de prison. Il faut qu’un homme soit bien coupable, qu’il ait commis bien des assassinats pour que la Thémis mexicaine se décide à le frapper et à en débarrasser la société. Le sang mexicain, disent-ils, est trop précieux pour qu’on le verse légèrement ! Si ceux qui prêchent l’abolition de la peine de mort sont allés chercher leurs argumens dans la législation criminelle du Mexique, il faut avouer que leur choix n’est pas heureux.

Pense-t-on qu’un peuple qui s’est ainsi familiarisé avec l’habitude de l’assassinat, puisse avoir une grande horreur pour les autres vices qui infectent la société ? Doit-on s’étonner que la nation soit tombée dans la dépravation la plus profonde ? Et comment en serait-il autrement, dans un pays où il n’y a ni gouvernement, ni lois, ni frein d’aucune espèce, où chacun n’a de justice à attendre que de soi-même, de sûreté à espérer que dans l’adresse et la force de son bras ? Il n’en faut pas douter, le mal vient de ce que le pays étant sans cesse agité par des révolutions aussi funestes qu’elles sont ridicules, il est impossible que les hommes bien intentionnés, s’il s’en trouve dans la république, puissent opérer les réformes salutaires, proposer les mesures que réclame l’intérêt général, et que les institutions aient le temps de s’affermir et de se consolider. Mais, nous le demandons, quels avantages peuvent résulter, pour un pays, de révolutions entreprises par un petit nombre de factieux dans la seule vue de satisfaire une ambition personnelle et un honteux égoïsme ? Une nation dont les chefs donnent l’exemple de l’immoralité, et ne se croient élevés aux premières charges de l’état que pour en exploiter les profits, et se disputer comme une proie les honneurs et la puissance, est déjà sur le penchant de sa ruine. Au reste, le peuple mexicain lui-même sait rendre à son pays la justice qu’il mérite : un des hommes les plus célèbres et les plus influens du Mexique, gouverneur d’un des principaux états, assurait que dans toute la république on ne trouverait pas vingt hommes de bien pour la gouverner !

Nous avons vu comment se faisait une révolution militaire au Mexique, esquissons maintenant la physionomie des principaux acteurs de ces drames sanglans. Les soldats sont, au Mexique, ce qu’étaient les Mameluks en Égypte, ou les janissaires à Constantinople, c’est-à-dire les maîtres ; car la nation a un grand faible pour les traîneurs de sabre ; elle ne veut, pour occuper le siége de la présidence, que des hommes à épaulettes : c’est l’armée qui commande et qui dispose de tout. Parlons d’abord des officiers. Quand un jeune homme de ceux qu’on appelle décens, c’est-à-dire de bonne famille, est trop borné ou trop paresseux pour étudier et se faire licenciado (avocat), comme il croirait déroger et s’avilir en cherchant dans le commerce, l’agriculture, les arts ou une industrie quelconque, un moyen de se faire une existence honorable, il ne lui reste que l’alternative de se faire soldat ou moine ; il faut qu’il opte entre l’uniforme et le froc ; s’il se décide pour le premier, sa famille remue ciel et terre pour lui faire obtenir le grade de sous lieutenant, et il n’a pas de peine à se faire admettre, car pour peu qu’il sache lire et écrire, c’est tout ce qu’on exige de lui, c’est là le seul examen qu’il ait à subir. Une fois le jeune officier lancé dans les premiers grades, il est sûr de faire son chemin ; en révolutionnant, en vendant sa noble épée tantôt à un parti, tantôt à un autre, il parviendra rapidement et pourra devenir général, président même. C’est ainsi que presque tous les officiers de l’armée mexicaine sont entrés dans la carrière. Comme il n’y a au Mexique aucune espèce d’écoles militaires, on ne demande aux officiers ni instruction, ni connaissance de l’art, ni aptitude pour le métier ; qu’ils sachent dire aux soldats : portez armes ! marchez à droite, à gauche ! c’est là l’essentiel. Aussi est-il bien certain que le meilleur général mexicain ne serait pas capable d’être un bon lieutenant en Europe, et qu’en campagne il serait battu par un sous-officier de notre armée.

Ces officiers n’ont de militaire que le nom ; ils n’en ont même pas la tournure. Ils portent l’uniforme plus mal que ne le ferait le plus lourd paysan de la Bretagne. D’abord ils sont généralement petits, grêles, mal faits, sans poitrine, courbés et disgracieux dans toute leur personne. À ces défauts de la nature, ils joignent le plus grand ridicule et la plus grande négligence dans leur tenue : des épaulettes d’une grosseur démesurée qui retombent sur la poitrine, l’habit déboutonné, laissant à découvert la chemise et les bretelles. Un chapeau rond, à larges bords, est leur coiffure ordinaire. Ils sont le plus souvent sans cravate et sans épée ; c’est la petite tenue. Les jours de fête, et quand ils revêtent le grand uniforme, ils portent un haut et large chapeau à trois cornes, excessivement élevé, et surmonté d’une touffe de plumes tellement longues, que toute la coiffure a bien quatre pieds, ce qui contraste merveilleusement avec leur taille, laquelle n’excède pas quatre pieds et demi. La cocarde est de la largeur d’une assiette ; le ceinturon qui supporte le sabre, a bien six pouces de largeur, de sorte qu’il couvre toute la poitrine de ces petits hommes. Le col de la chemise, dépassant la cravatte de plusieurs pouces, s’avance en pointes fort en avant du menton. En regardant de près, on découvre sur leur petite figure basanée une trentaine de poils disséminés sous le nez, et qui forment moustaches. Ils laissent croître leurs cheveux derrière la tête, à la manière de nos séminaristes. Leur uniforme est chargé d’or prodigué avec le plus mauvais goût ; rien de plus grotesquement bouffon que de les voir défiler dans leur embarrassant équipage, faisant des efforts incroyables pour marcher au pas.

Il n’y a parmi les officiers ni tenue, ni discipline, ni respect des convenances, ni maintien de grade et de rang ; ainsi, un lieutenant s’en va, dans un cabaret, frapper sur l’épaule de son colonel, et s’enivrer avec lui. Un de ces derniers avouait qu’il n’avait jamais pu venir à bout de faire aller ses officiers à la manœuvre. En effet, leur état est ce dont ils s’occupent le moins ; et comme leur service se borne à très peu de chose, ils passent leur temps dans des maisons de jeu et de débauche. Un capitaine joua un jour sa solde qu’il venait de recevoir, il la perdit ; il joua ensuite les galons de son pantalon ; la chance lui ayant été contraire, il joua et perdit ses épaulettes ! Telles sont les occupations ordinaires de ces messieurs, depuis le général jusqu’au sergent. Leur solde étant très inexactement payée, les senores oficiales ont souvent la bourse plate ; mais il est des moyens de se tirer d’affaire : ainsi, le commandant déserte avec la caisse du régiment, le capitaine avec l’argent de sa compagnie, le sergent avec le prêt de son escouade ; il n’est pas jusqu’à l’humble caporal qui n’ait aussi sa petite industrie ; il fait de légers emprunts aux soldats, et quand ceux-ci réclament ce qu’ils ont prêté, il ne manque pas de bonnes ou mauvaises raisons pour se dispenser de payer ; s’ils insistent, il les menace de les faire déchirer de coups de verges à la première faute qu’ils feront, et ce moyen est toujours efficace. Quant aux généraux, ils spéculent plus en grand, et se vendent à quelque parti en armes. C’est ainsi que, dans la révolution de 1832, le général Valencia qui commandait un corps des troupes du gouvernement, ayant fait au jeu des pertes considérables, et se trouvant dans un grand embarras pécuniaire, se vendit pour 20,000 piastres, lui et les siens, au parti du général Santa-Anna qui avait levé l’étendard de la révolte. Le marché conclu, on porta au général vendu un à-compte de 12,000 piastres ; le soir même, il les joua avec ses officiers et les perdit. Alors il fit déclarer au général Santa-Anna, que s’il ne lui envoyait pas de suite les 8,000 autres piastres, il allait repasser du côté du gouvernement. On s’empressa de le satisfaire, car sa trahison devait porter un coup mortel au président Bustamente dont el immortal Santa-Anna voulait prendre la place. Nous tenons ces détails de l’agent même chargé de négocier cette honteuse transaction.

Du côté de la bravoure, les porteurs d’épaulettes mexicains ne sont guère plus recommandables que du côté de la moralité, de l’instruction et de la capacité. Quand l’officier mexicain sort de la ville pour aller guerroyer, et rétablir sur quelque point el imperio de las leyes, il s’arme d’un sabre, ou, pour être plus juste, il s’attache à un sabre dont la longueur démesurée produit l’effet le plus bizarre ; il porte, en outre, une lance dont le fer est assez long pour enfiler trois hommes de suite. Arrivé au lieu du combat, chaque officier crie à ses soldats : Adelante, muchachos ! en avant, enfans ! Mais en même temps ils ont grand soin de se garantir des projectiles meurtriers, soit en se couchant à plat ventre, pour offrir moins de surface aux balles ennemies, soit en se cachant prudemment derrière quelque abri protecteur. D’ailleurs, il est de règle générale que chaque officier emmène avec lui son bon cheval, moins pour s’épargner une partie des fatigues de la campagne, que pour s’aider à se tirer de la bagarre, si l’affaire devient trop chaude. Tels sont les chefs de l’armée mexicaine, los heroes, los imortales, dont les panégyriques remplissent les colonnes des journaux du pays ; le plus souvent les journaux d’Europe se font les échos complaisans de ces louanges ridicules.

Par les chefs on peut juger des soldats. Il n’y a, au Mexique, ni conscription, ni mode de recrutement déterminé par une loi, ni engagemens volontaires. On trouve bien des milliers de citoyens qui consentent volontiers à servir la patrie en qualité de colonels ou de généraux ; mais personne ne se soucie d’être simple soldat. Quand l’armée de la république a besoin de se recruter, on ramasse de force tous les vagabonds et gens sans aveu qui se rencontrent ; quelquefois, si le nombre est insuffisant, on ouvre les prisons, et les détenus vont grossir le nombre des recrues. Ces recrues ainsi amalgamées sont enfermées dans des casernes, d’où elles ne sortent, pendant un espace de six mois, que pour balayer les rues et pour aller à l’exercice, qu’on leur apprend à grands coups de bâton. Cet apprentissage terminé, on leur fait endosser le fourniment, et on leur laisse un peu plus de liberté ; mais une partie ne manque pas d’en profiter pour déserter, et cela presque toujours impunément ; car la république n’a pas de gendarmes pour les mettre à la recherche des réfractaires et poursuivre les déserteurs. C’est probablement une des raisons pour lesquelles un régiment n’est jamais au complet ; on ne compte guère que trois cents hommes par régiment. En somme, l’armée mexicaine est très peu nombreuse ; elle ne se compose que de sept à huit mille hommes au plus. Mais si elle a peu de soldats, on ne compte pas moins de vingt mille officiers sur les registres de l’état, tant en activité qu’en retraite, et tout ce luxe d’état-major est alimenté par la nation.

En campagne, les armées belligérantes ne sont jamais nombreuses, car dès que le soldat sent la poudre, il jette ses armes et déserte en bien plus grand nombre encore et avec bien plus de facilité qu’en temps de paix. Une réunion de quatre cents hommes en armes forme une division. S’il y a deux mille combattans, c’est une grande armée d’opérations. Or, dans cette grande armée, il se trouve toujours au moins un millier de femmes, car le Mexicain ne marche jamais sans être suivi de sa femme. Après trois ou quatre mois de préparatifs, si la collision devient inévitable, la grande armée d’opérations s’ébranle et marche à l’ennemi. Cet ennemi n’est autre chose qu’une bande de révoltés, car, jusqu’à présent, les Mexicains n’ont eu d’autres ennemis qu’eux-mêmes. Si le parti qu’on va attaquer est encore à une centaine de lieues, on reste deux ou trois mois en marche, et quelle marche ! ou plutôt quel désordre ! Enfin, on arrive en présence. Là, aucune disposition stratégique, aucune de ces manœuvres que conseille la prudence et qui dénotent l’habileté d’un chef. Du plus loin qu’on s’aperçoit, on se provoque de paroles et d’injures. Vengan, cobardes, alcahuetes, chibatos ! Venez, crie-t-on à l’ennemi, venez, lâches ! Celui-ci répond sur le même ton, si bien qu’avant de s’attaquer les armes à la main, les combattans préludent par une scène de nos boulevarts en carnaval. À la fin, on se décide à échanger quelques coups de fusil, mais à une distance qui permet de le faire impunément. Tels sont, pendant trois ou quatre jours, les préliminaires de la bataille ; car c’est à qui n’attaquera pas le premier. Les officiers, dont la modestie va jusqu’à se comparer à nos généraux les plus renommés, disent qu’en cela ils suivent l’exemple de Napoléon, qui n’attaquait jamais le premier ! Pourtant, comme il faut en finir, on se détermine à en venir sérieusement aux mains. Le jour fixé pour l’action, après que chacun a pris son chocolat, on se présente au combat. L’affaire commence ordinairement par une canonnade ; mais les boulets sont presque tous perdus, les Mexicains n’ayant que de très mauvais artilleurs. Au premier coup de canon, comme on voit de part et d’autre qu’il s’agit de se battre pour tout de bon, on est devenu plus poli ; on cesse de s’injurier ; on craint de mettre son ennemi trop en colère. Si les coups de canon n’avancent pas la besogne, on en vient à la fusillade. Dans tous les cas, l’action ne dure pas long-temps, car aussitôt que l’un des partis voit tomber sous ses yeux une trentaine des siens, il cède le terrain. Quand on est repoussé, on ne cherche jamais à se rallier et à rétablir le combat : on se sauve à toutes jambes ; les officiers donnent l’exemple, et comme ils sont à cheval, la fuite leur devient plus facile. C’est un désordre, un sauve qui peut général. À la bataille du Gallinero, un officier-général des milices fit, en se sauvant, cinquante lieues en un jour et une nuit. Il arriva tout hors d’haleine à la ville qu’il habitait ; mais la peur d’être atteint par l’ennemi avait tellement fait perdre la tête au pauvre homme, qu’il traversa au galop la rue où il demeurait, et s’en fut frapper à la porte d’une église, la prenant pour sa maison. Les soldats qui n’ont pas de chevaux s’échappent comme ils peuvent, ou se laissent prendre. L’ennemi ne manque jamais d’en massacrer un certain nombre, bien que désarmés. Les officiers surtout montrent un acharnement incroyable pour ces sortes d’assassinats, et frappent à grands coups de lance ces malheureux prisonniers, se vengeant ainsi, après le combat, de la peur qu’ils ont eue avant. C’est ainsi qu’à la bataille du Gallinero el valiente coronel Durand massacra deux cents prisonniers désarmés ; c’est ainsi qu’on vit le général Tolsa faire percer sous ses yeux à coups de baïonnette un pauvre officier qu’on lui avait amené prisonnier. Ceux qui ne peuvent exercer leur fureur sur des êtres vivans, prennent le barbare divertissement de plonger leur épée dans un cadavre, afin de la montrer avec orgueil, dégoûtante de sang, et faire croire qu’ils ont bataillé comme des Murat. Les exploits de ces braves guerriers ne se bornent pas là. Après la victoire, on entre dans les villes ou villages ennemis, les officiers donnent l’exemple du pillage, et l’on voit se reproduire tous les excès qui ont lieu en pareilles circonstances.

Voilà, en réalité, la physionomie des armées mexicaines, et le portrait fidèle des chefs qui la commandent. Mais il faut bien se garder de ranger sur la même ligne les anciens officiers qui ont fait la guerre de l’indépendance ; ces derniers ont rendu de grands services à leur patrie, ils ont combattu avec courage et long-temps contre les Espagnols, ils ont véritablement conquis la liberté. Il y a eu parmi ces officiers des hommes d’un grand mérite ; maintenant ils vivent retirés, gémissant en secret sur l’état d’abjection où est tombé leur malheureux pays. Autant on doit conserver d’estime et de vénération pour ces vétérans de l’honneur et de la liberté, autant on doit avoir de pitié pour ces nouveaux parvenus, qui ne doivent leurs grades et leurs dignités qu’aux désordres et aux révolutions dont ils ont été les moteurs ; fanfarons de bravoure, qui n’ont jamais trempé leur épée que dans le sang de leurs concitoyens. C’est dans cette dernière catégorie qu’il faut ranger le général Santa-Anna, président actuel de la république. En Europe on parle beaucoup de cet homme, on se plaît à voir en lui un héros, un nouveau Bolivar : on se trompe singulièrement sur son compte. Ce n’est qu’après dix révolutions qu’il a pu arriver au rang suprême ; et ces révolutions n’ont pas été le résultat de son patriotisme et de son courage, mais le fruit de ses perfides machinations. Comme militaire, il n’a ni talens ni bravoure ; il a toujours été battu, à Oajaca, par le général Rinçon ; à Vera-Cruz, par Calderon ; à Coralfalso, à Puebla, il eût été exterminé, si l’ennemi qui l’avait vaincu avait su profiter de la victoire ; il n’a échappé à un désastre complet que par l’inhabileté de ses adversaires. Nous disons qu’il n’est arrivé au rang suprême qu’à force de susciter des troubles politiques ; en effet, c’est lui qui a, pour ainsi dire, mis à la mode ces interminables révolutions qui désolent son pays. La première qu’il excita fut contre Iturbide, son bienfaiteur, qui l’avait tiré de la foule. Il s’était fait un grand nom et la réputation d’un habile capitaine par la prétendue défaite des Espagnols à Tampico ; mais il est à la connaissance de tout le monde qu’il était lui-même battu, enveloppé de toutes parts, et sur le point de capituler, quand le général Téran arriva à son secours. C’est alors seulement que Barradas, qui avait la moitié de ses soldats malades, que la tempête avait privé de ses vivres et de ses approvisionnemens, et qui de plus avait reçu de faux renseignemens, fut obligé de céder. Aussi ambitieux qu’incapable, Santa-Anna a servi tous les partis pour arriver à son but. Les liberales l’ont fait président, mais comme ils ne peuvent et ne veulent pas faire davantage, il s’est donné aux aristocrates et aux moines, dans l’espérance que ceux-ci lui décerneront le titre d’empereur. Naguère il défendait la liberté, maintenant il se proclame le restaurateur de la religion, le protecteur du clergé. Les libéraux l’appelaient le Mars mexicain, le mettaient au-dessus de Washington, de Napoléon ! Ils faisaient de lui les apologies les plus exagérées et les plus ridicules ; aujourd’hui les jésuites des Cordilières ne voient plus en lui qu’un nouveau David, suscité de Dieu pour la conservation et le salut de la ville sainte ; c’est un Gédéon, un Macchabée. Notre héros les croit tous sur parole. En attendant qu’on lui élève un trône (et peut-être plus tard un échafaud !), il s’enivre à longs traits de l’encens qu’on lui prodigue, et reçoit d’un air bénin les flagorneries des moines, des abbés et des abbesses. Celles-ci l’introduisent dans le harem du Seigneur, où il va manger des bonbons avec les filles du sanctuaire. Il est devenu bigot, mais bigot de bonne foi. À une grande incapacité militaire il joint la lâcheté personnelle ; on l’a vu, pendant une bataille, se coucher à plat ventre derrière un mur. La vie privée de l’illustre général n’est guère plus honorable que sa vie politique. Enfant bâtard d’un Espagnol, il n’a même pas reçu la misérable éducation qu’on donne au Mexique à la gente décente ; sa jeunesse, il l’a passée dans des maisons de débauche et de jeu, où il lui est souvent arrivé de laisser jusqu’à ses premiers vêtemens. Très passionné pour les femmes et le jeu, et n’étant pas riche, il a eu recours bien des fois, pour faire face à des embarras pécuniaires, à certains expédiens qui, dans une autre nation, l’eussent infailliblement envoyé servir sur les galères du roi. Il fit deux faux pour des sommes assez considérables. Ces petites espiègleries lui attirèrent quelques démêlés avec la justice ; mais comme, au Mexique, la justice est fort indulgente, cela n’eut pas de suites fâcheuses pour lui. Tels ont été les débuts du général-président. Voici deux faits qui pourront donner la mesure de l’estime qu’il a pour son héroïque personne. Lorsqu’il assiégeait Mexico, il y a deux ans, un Anglais de distinction désira le voir ; le général le reçut sur un balcon d’où l’on découvrait toute la capitale. Après quelques momens de conversation, se tournant vers l’étranger : « Ne trouvez-vous pas que je ressemble ici à Napoléon au Kremlin ? » lui demanda-t-il naïvement. Il disait après le combat de Zacatécas : « On parle beaucoup de la bataille d’Iéna, mais, en vérité, elle n’est pas à comparer avec celle de Zacatécas. » Or, disons un mot de cette bataille de Zacatécas, gagnée par le moderne Napoléon. De tous les états mexicains, l’état de Zacatécas était le plus tranquille. Depuis long-temps il avait su se préserver des révolutions qui déchirent les pays voisins. Occupé de l’exploitation de ses mines fécondes, il fleurissait dans un état de prospérité qui déplut à Santa-Anna ; il fallait qu’il vînt le bouleverser. Ceux de Zacatécas voulurent repousser une injuste agression ; mais ils furent trahis. Dans cette mémorable journée, que les Mexicains placent en première ligne dans leurs fastes militaires, il périt environ cent hommes, dont les deux tiers furent massacrés, car Santa-Anna avait donné ordre qu’on fit main basse sur tous les officiers. Tel est l’homme ! el nuestro Napoleone, comme disent les Mexicains. En Europe el immortal Santa-Anna, el Marte mexicano, el invicto heroe (épithètes que les journaux mexicains ont répétées jusqu’à satiété) ne serait pas capable de commander deux cents hommes ! Qu’on n’oublie pas que s’il est parvenu aux premières fonctions de la république, c’est que dans ce pays chacun peut y arriver par les moyens dont il s’est servi, les révolutions, l’intrigue, la fourberie et la trahison. Santa-Anna passe à dormir les deux tiers de sa vie. Jamais, dans son intérieur, on ne l’a vu un livre à la main, jamais on ne l’a vu chercher à s’instruire en quoi que ce fût ; il dit modestement que la nature l’a doué d’un génie et de dispositions auxquels l’étude, l’instruction et la lecture ne pourraient rien ajouter. Le principal divertissement de son excellence, ce sont les combats de coqs ; mais comme il a l’habitude de refuser de payer quand le coq qu’il fait combattre est vaincu, les amateurs ne se soucient pas d’entrer en lice avec lui. L’avarice est une de ses qualités, mais une avarice poussée jusqu’à la plus dégoûtante lésinerie. Quand il est à table avec ses officiers, il a devant lui une bouteille de vin dont il se garde bien d’offrir à ses convives, qui sont ainsi réduits à boire de l’eau ; il est vrai que le vin se vend une piastre la bouteille.

Par ce qu’on vient de lire, on peut se faire une idée exacte de l’état actuel de la république ; il nous reste à faire connaître la position des étrangers au Mexique. Peut-être qu’après avoir exposé les choses telles qu’elles sont, et dit la vérité tout entière, nous serons assez heureux pour faire revenir à des idées plus saines ceux qui seraient encore tentés d’aller chercher fortune dans les nouvelles républiques du Sud.

Le Mexicain, en effet, est plus à craindre pour les étrangers que le vomito qui dépeuple ses côtes et le nord de son golfe. La haine de l’étranger est générale au Mexique, et cette haine est partagée par toutes les classes, de sorte que tous ceux que les circonstances ont déterminés à venir se fixer dans le pays, y sont à peu près traités comme l’étaient les juifs en Europe au moyen-âge : honnis, insultés, persécutés, volés et assassinés, sans que cela tire à conséquence. S’ils se montrent dans les rues, le lépreux mexicain leur jette des pierres, et fait retentir à leurs oreilles les cris de : Dehors les étrangers ! à mort les étrangers ! Les gens appelés décens ne les lapident pas, mais ils excitent la canaille. Cette haine a pour cause principale les préjugés religieux. Les Espagnols ont fait croire autrefois aux Mexicains qu’eux seuls étaient chrétiens, que toutes les autres nations étaient hérétiques, et que par conséquent il fallait les détester et éviter tout contact avec elles. Cette croyance subsiste encore aujourd’hui dans toute sa force, et les étrangers sont généralement regardés comme une race de Caïns, maudite et proscrite à jamais.

Un Mexicain disait un jour à un Français : « Vous autres étrangers, vous n’avez pour vous dans le pays que les femmes et les chiens. » Sans doute, parce que les femmes trouvent les étrangers un peu moins laids et moins disgracieux que leurs créoles basanés et mal faits, et que les animaux s’aperçoivent que ceux-là les traitent avec humanité. Les prêtres combattent autant qu’ils peuvent ce prétendu faible qu’ont les filles d’Israël pour les Amalécites. Malgré cette malédiction dont les étrangers sont l’objet, on rencontre déjà dans le pays bon nombre de jolis enfans aux yeux bleus, aux blonds cheveux, dont la présence témoigne assez que l’anathème fulminé contre la race étrangère n’a pas eu son plein effet. Quoi qu’il en soit de cette préférence des dames mexicaines, c’est une bien faible compensation pour les vexations et les dangers réels auxquels sont exposés les étrangers qui habitent le pays. La haine des Mexicains est telle qu’on est fondé à redouter un jour chez eux des vêpres siciliennes. Quelques catastrophes récentes prouvent que ces craintes ne sont pas chimériques. En 1833, une famille française, établie dans une ferme auprès de Puebla, fut massacrée tout entière, sans qu’elle eût donné aux habitans le moindre sujet de plainte, le moindre motif de vengeance. Ce fut un moine qui ameuta deux ou trois cents lépreux, les conduisit à la ferme de ces malheureux Français, qui furent impitoyablement poignardés au nombre de neuf. La maîtresse de la maison surtout fut traitée avec une barbarie digne de cannibales. Percée de coups et respirant encore, elle fut attachée à la queue d’un cheval et traînée au galop ; son cadavre fut insulté et souillé par les assassins. On égorgea jusqu’aux domestiques de la maison, qui étaient Mexicains, les punissant ainsi d’avoir servi des juifs. À la même époque à peu près, un Anglais, qu’on avait injustement emprisonné, fut égorgé dans sa prison par un colonel mexicain, et ce crime resta impuni. Tout récemment, aux environs d’Acapulco, un officier souleva les habitans du pays contre les étrangers, et en massacra cinq, aussi impunément. Mais c’est surtout à la prise de Zacatécas, par Santa-Anna, que la fureur des Mexicains se montra dans toute sa lâcheté. L’exploitation des mines avait attiré à Zacatécas un grand nombre d’Européens. Les nobles soldats de l’illustre général entrèrent dans la ville et se répandirent partout en criant : Mort aux étrangers ! Un Américain fut tué dans sa maison, et toutes les personnes qui s’y trouvaient blessées et plus ou moins maltraitées ; une jeune Française, qui tomba au milieu de cette bande d’assassins, fut meurtrie de coups de crosse, dépouillée de ses vêtemens, et traînée dans les rues par les cheveux. « Ouvrons-lui le ventre, disaient les forcenés, nous y trouverons un petit juif que nous jetterons aux chiens. » Un Italien fut blessé et sa maison pillée ; quatre Anglais furent également blessés, ainsi que plusieurs dames anglaises. Et tous ces excès demeurèrent impunis ! pas un soldat ne fut châtié ! Et comment l’eussent-ils été, quand les chefs eux-mêmes donnaient l’exemple, et que le général provoquait à ces sanglantes orgies ? car, ayant su que parmi les troupes qui défendaient Zacatécas il se trouvait quatre ou cinq officiers étrangers, il avait donné l’ordre que l’on massacrât tous les officiers prisonniers, afin que ceux-ci ne pussent lui échapper. Cet ordre barbare avait animé ses sicaires contre le reste des étrangers, qui, paisiblement établis dans la ville, n’avaient pris aucune part aux événemens.

Au milieu de ces troubles populaires qui agitent presque continuellement ce malheureux pays, la vie des Européens se trouve à chaque instant compromise. Quand ils se rencontrent sur le théâtre de ces événemens politiques, il ne leur reste qu’à s’enfermer chez eux, et tandis que la populace et une soldatesque effrénée vocifèrent des menaces contre eux, munis de fusils, de pistolets, et bien approvisionnés de cartouches, ils attendent, dans des angoisses mortelles, déterminés à vendre le plus chèrement possible leurs biens et leur vie. Oui, les étrangers sont, dans ce pays, sans défense et sans protection : les représentans de leurs gouvernemens ne font absolument rien pour leur sûreté. Quand un Européen a été pillé, volé ou assassiné, non par des voleurs de grand chemin, mais par des colonels ou des généraux, comme à Zacatécas, le ministre de la nation à laquelle il appartient se borne à faire, de la manière la plus polie, quelques représentations insignifiantes au président de la république, et cette démarche reste presque toujours sans effet. Mais la faute n’en est-elle pas à nos gouvernemens, qui envoient pour les représenter dans ce pays, des hommes sans énergie, sans dignité, des hommes de bureau qui ne voient dans leurs fonctions que les agrémens qu’elles procurent et l’argent qu’elles rapportent ? Et ce n’est plus aujourd’hui seulement la populace mexicaine qui insulte et maltraite les étrangers : cette animosité est partagée par ceux-là même qui devraient s’étudier à détruire les préjugés qu’on nourrit contre eux. Quelle peut être leur sécurité, quand les journaux du pays et les pièces officielles, que publient les dépositaires de l’autorité, ne cessent d’envenimer les mauvaises passions de la populace, en leur prodiguant la menace et l’injure ? Pense-t-on que leur amour-propre national n’ait pas à souffrir, lorsque dans ces assemblées qu’on appelle pompeusement, au Mexique, soberanos congreros, ils entendent un stupide vaquero se permettre d’insulter la veja Europa ? Un des pères conscripts du sénat de Mexico disait dernièrement : « Tandis que la veja Europa, caduca y flaquea cada dia mas ! tandis que la vieille Europe tombe en décrépitude et maigrit chaque jour davantage, nos jeunes républiques croissent à l’ombre de la liberté !… » Ne serait-il pas temps de faire cesser toutes ces ridicules fanfaronnades ? Quels égards doit-on à une nation qui fait profession de mépriser toutes les autres, de les vouer à l’insulte et au poignard ? Croira-t-on qu’après la bataille de Zacatécas, un général, dans l’ivresse du triomphe, disait à un étranger : « Vous voyez à présent ce que nous savons faire, et que nous ne craignons aucune nation du monde ; nous allons maintenant donner une bonne leçon à nos insolens voisins du nord (les Américains), et ensuite à l’orgueilleuse Angleterre. — Mais, reprit l’autre, n’êtes-vous pas d’avis d’en faire autant à l’égard de la Russie et de la France ? — Peut-être… un peu plus tard ; jusqu’à présent, nous n’avons pas trop à nous plaindre de ces deux puissances ! — Que la France se rassure pourtant : il faudrait que el immortal Santa-Anna passât les mers avec ses lépreux mexicains, et la marina nacional de la jeune république consiste en une goëlette de six canons !!

La position des sujets européens au Mexique est plus précaire encore depuis que le parti des moines a le dessus. On conçoit, en effet, que les moines soient les plus grands ennemis des étrangers, car ils savent que par leur contact avec ceux-ci, les Mexicains ne peuvent manquer de sortir de l’abrutissement où ils les tiennent plongés ; aussi ne cessent-ils de soulever contre eux la colère du peuple, qui, dans son aveuglement et ses sottes préventions, ne voit pas tout ce dont il est redevable aux Européens. Ce sont les droits perçus sur les importations étrangères qui alimentent et soutiennent son gouvernement ; s’il s’est introduit quelques améliorations, de quelque genre que ce soit, dans ses institutions, dans ses mœurs et jusque dans les commodités de la vie ; s’il y a dans la capitale quelque mouvement, quelque commerce, quelque luxe, c’est aux étrangers qu’il le doit. Si le riche a une habitation commode, des meubles somptueux et de bon goût, s’il porte un habit de drap fin et d’une coupe gracieuse, il doit en remercier l’industriel étranger qui est venu de deux mille lieues lui révéler des jouissances qu’il ne connaissait pas. Si la piquante Mexicaine porte à ses jambes de riches bas de soie, si ses jolis pieds sont enfermés dans une chaussure d’une forme élégante, elle doit une tendre reconnaissance à l’ouvrier étranger. Si la mantilla, son costume ordinaire, qui n’était autrefois qu’un froc de religieuse, est devenue aujourd’hui une mise des plus élégantes, qui relève infiniment ses attraits naturels, c’est parce qu’une modiste française est venue apporter dans sa confection les améliorations du bon goût, en y adaptant la ceinture, les voiles de dentelle, et toutes les coquetteries de la mode. Il n’est pas jusqu’au lépreux mexicain qui ne doive à l’industrie d’un étranger le poignard avec lequel il assassine. En un mot, tout ce qui est objet d’art et d’industrie, dans les choses de luxe comme dans celles de première nécessité, provient de l’étranger ; car, ainsi que nous l’avons dit, l’industrie, au Mexique, est absolument nulle. Si les mines de ce pays se sont rouvertes, et recommencent à répandre leurs trésors, c’est parce que des étrangers sont venus y dépenser des millions pour les remettre en exploitation. Enfin, si le Mexicain veut faire quelques pas dans la civilisation, et sortir de l’état d’abjection où il est plongé, il ne le peut qu’en appelant à son aide les lumières et les arts des nations plus avancées. Ne devrait-il pas faire en sorte que l’Européen qui vient apporter à son pays le tribut de ses talens et de son industrie, au lieu d’entendre retentir autour de lui des cris de rage et de mort, y reçût un accueil amical et bienveillant, et qu’il trouvât sûreté pour sa personne et sa propriété ? Le Mexicain comprend parfaitement combien il est en arrière des autres nations sous le rapport de la civilisation, de l’industrie et des arts ; il sent tout ce qui lui manque, et quel besoin il a de l’étranger ; mais sa haine est plus forte que sa conviction. Le Mexicain semble avoir déclaré la guerre à toutes les autres nations, il les abhorre toutes, et il ne les respectera jamais qu’autant qu’il les craindra.


Un Voyageur.
  1. Ce travail est le résultat consciencieux des observations d’un homme qui, par sa position au Mexique, et ses relations avec les principales autorités du pays, s’est trouvé plus que personne à même d’étudier les institutions, la religion, les mœurs et la civilisation du peuple mexicain. (N. du D.)
  2. Rancheros, campagnards. Vaqueros, vachers.
  3. C’est une longue épée sur laquelle sont gravés ces mots pompeux : No me saques sin razon, no me envaines sinhi honor ; ne me tire pas sans raison, ne me rengaine pas sans honneur.
  4. Le général M…, l’un des généraux les plus renommés du Mexique, dansait sur la corde, il y a quelques années, à la Nouvelle-Orléans.
  5. Les généraux Tolsa et Angon sont connus de tout le Mexique pour avoir été chefs de voleurs.