Les Républiques américaines du Pacifique - La Guerre contre l'Espagne

Les Républiques américaines du Pacifique - La Guerre contre l'Espagne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 77 (p. 730-747).
LES
RÉPUBLIQUES AMÉRICAINES
DU PACIFIQUE

LA GUERRE CONTRE L’ESPAGNE.

Mémoires présentés à l’ouverture des congrès chilien, péruvien et argentin en 1868.

Tant qu’un effroyable cataclysme pareil à celui qui vient de désoler une partie du Pérou et de l’Equateur ne sème pas au loin l’épouvante et la ruine, tant qu’un drame lugubre n’inonde pas de sang royal les fossés d’une cité mexicaine, notre public de France n’accorde le plus souvent qu’une part restreinte de son attention aux événemens qui s’accomplissent, en dehors des États-Unis, chez les autres nations du continent américain; encore dans ces derniers temps l’a-t-il employée tout entière à suivre les péripéties de l’intervention française au Mexique. Si plus tard les bruyans incidens de la guerre du Paraguay ont fini par éveiller son intérêt, le conflit engagé entre l’Espagne et les quatre républiques sud-américaines du Pacifique a eu moins de retentissement. Un instant on s’est ému aux éclats du bombardement de Valparaiso. En France, en Angleterre, les chambres ont entendu les plaintes du commerce; puis, comme aucun récit de lutte acharnée, n’arrivait plus de ces lointains parages, la curiosité s’est endormie sans avoir pris le temps d’étudier ni les origines du conflit, ni les phases successives qu’il traversait, ni les modifications qu’il accusait dans les dispositions des états sud-américains, ni même l’atteinte que ce nouvel insuccès de l’Espagne pouvait porter au gouvernement de la reine Isabelle. Cette guerre, dans laquelle la résistance des républiques du Pacifique a fini par prendre le même caractère d’opiniâtreté que l’on a pu remarquer chez les belligérans du Paraguay, offre pourtant plusieurs sujets d’étude. Pour la première fois, les forces organisées des jeunes états du continent sud-américain ont réussi à soutenir une lutte régulière contre une puissance européenne. C’est également la première fois que quelques-uns d’entre eux ont uni leurs ressources et discipliné leurs efforts pour combattre les attaques du dehors. Ce sont là deux faits nouveaux dont il ne convient pas plus d’exagérer que d’amoindrir la portée, et qui ne sauraient être exactement appréciés, si on n’étudiait pas l’ensemble des circonstances dans lesquelles ils se sont produits.

Quels sont les motifs qui ont successivement armé contre l’Espagne les républiques du Pérou, du Chili, de l’Equateur et de la Bolivie? Un retour sur certains traits de la politique espagnole dans ces dernières années les fera mieux comprendre. Il semble que le gouvernement de Madrid, en dépit de ses embarras financiers et pour faire diversion aux difficultés de sa situation intérieure, ait été, lui aussi, pris du désir d’affirmer au dehors son influence et son autorité. Cette disposition se manifesta d’abord par une campagne heureuse contre le Maroc (1860-1861), et par une expédition en Cochinchine poursuivie de concert avec la France.

Toutefois c’était vers l’Amérique que l’Espagne tournait le plus volontiers ses regards. Sans doute elle avait accepté l’autonomie de ses anciennes colonies; mais un sentiment naturel chez les peuples comme chez les particuliers l’empêchait de perdre entièrement le souvenir de la suprématie qu’elle avait jadis exercée sur les conquêtes des Cortez et des Pizarre. Moins qu’aucune autre nation de l’Europe, l’Espagne pouvait oublier qu’elle avait dominé sur la plus grande partie du Nouveau-Monde, et que la période la plus éclatante de sa grandeur et de sa puissance avait coïncidé avec l’établissement de cette domination. Elle ne s’était pas encore habituée à considérer comme entièrement soustraites à sa tutelle, et aussi peut-être comme dépourvues de droits à sa protection, des populations qui tiraient d’elle son origine, et qui lui avaient été si longtemps et si absolument soumises. Une telle disposition donnait souvent un certain caractère de hauteur inconsciente aux rapports que le gouvernement espagnol entretenait avec les nations hispano-américaines. Celles-ci de leur côté, toujours en éveil contre les convoitises, qu’elles attribuaient trop facilement à leur ancienne métropole, témoignaient de susceptibilités parfois exagérées. Quelque sensible que fût leur amour-propre national, elles n’allaient pourtant pas encore jusqu’à se croire en état de résister heureusement ni à l’Espagne ni à toute autre nation européenne, et celles-ci, toujours disposées d’ailleurs à donner à leur intervention un caractère de protection qu’elles croyaient profitable à ces états naissans, ne pensaient pas non plus avoir à rencontrer d’autres difficultés que celles qui résulteraient de la dépense et de l’éloignement. C’est ainsi que, dès 1860, l’Espagne fut amenée à parler d’une expédition contre la république du Mexique et d’une intervention dans les affaires intérieures de ce pays. Les troupes espagnoles mirent à devancer les deux autres contingens alliés à la Vera-Cruz une précipitation qui ne fut pas peut-être sans influer défavorablement sur la suite de l’entreprise. Quand après la rupture de la Soledad l’Espagne renonça à continuer l’expédition jusqu’à Mexico, c’est que l’augmentation du contingent français lui avait enlevé l’espoir de diriger l’intervention. Au reste, au moment où elle abandonnait le Mexique, elle rentrait en possession de Saint-Domingue. Appelée par un des nombreux chefs de partis qui s’y disputent constamment le pouvoir, l’Espagne avait cru facilement que la population aspirait à rentrer sous son autorité. D’un trait de plume, la réincorporation de Saint-Domingue à la monarchie fut prononcée. Les soldats espagnols occupèrent le pays; mais celui-ci ne se montra pas disposé à renoncer à son indépendance, et après trois ans l’Espagne renonçait à une occupation coûteuse et contestée dont le maintien semblait n’offrir que des avantages problématiques. L’attention des États-Unis se tournait vers l’île d’Haïti.

Insuccès au Mexique, insuccès à Saint-Domingue, tel était en 1864 le résultat des tentatives de l’Espagne en Amérique. La popularité du gouvernement devait en souffrir. La reine, dans son message aux chambres, ne parla qu’en termes vagues de l’évacuation de Saint-Domingue. Où chercher une revanche? Par quels moyens rétablir le prestige que la mère-patrie tenait à conserver vis-à-vis de ses colonies émancipées? Il se trouva qu’elle avait de nombreux griefs à faire valoir contre le Pérou. Le 14 avril, une escadre espagnole s’abattit sur les îles Chinchas. Ce petit groupe d’îles, faisant partie du territoire péruvien, contient d’abondans dépôts de guano dont la vente fournit au trésor de la république un de ses plus importans revenus. En 1863, le prix de la vente totale du guano du Pérou, sorti pour la plus grande partie des Chinchas, avait atteint le chiffre de 65 millions de francs. L’occupation de ces îles causait donc un notable préjudice aux finances péruviennes. Le gouvernement espagnol mit en avant une foule de motifs pour expliquer cette prise de possession. Outre qu’il se plaignait des procédés officiels du Pérou à son égard, il poursuivait le règlement trop longtemps différé d’un grand nombre de réclamations particulières. Des sujets espagnols avaient souffert au Pérou, et leurs plaintes n’avaient pas été écoutées; des propriétés espagnoles avaient été détruites ou ruinées; en dernier lieu, quelques Basques au service d’un Péruvien avaient été maltraités, l’un d’eux avait péri. — C’est dans une querelle privée, où les torts ont été réciproques, disait le gouvernement péruvien. — Soit, répondait l’Espagne; mais punissez les meurtriers. — La justice n’a pu les retrouver, affirmait-on à Lima. En fin de compte, un envoyé espagnol muni de pleins pouvoirs se présenta au Pérou dans le commencement d’avril. Il exigeait la réparation immédiate de tous les griefs anciens ou récens. Il se présentait avec le titre, inusité dans les rapports diplomatiques entre états indépendans, de commissaire extraordinaire de la reine au Pérou. Ce titre, qui avait appartenu jadis aux gouverneurs espagnols de Lima, prit aux yeux des Péruviens une signification d’autant plus menaçante que, seul entre les anciennes colonies espagnoles, le Pérou n’avait pas obtenu de la métropole la reconnaissance expresse et officielle de son indépendance. Il est hors de doute que l’Espagne n’a jamais nourri la prétention de reconquérir le Pérou : l’altière qualification donnée à son envoyé ne fut qu’une manière de constater qu’elle entendait conserver le droit d’exiger de ses anciennes colonies l’attitude respectueuse qui convient à des enfans, fussent-ils émancipés vis-à-vis du chef de la famille; mais la nation péruvienne pouvait aisément s’y tromper, et, avec l’exagération que les peuples méridionaux apportent volontiers dans leurs craintes comme dans leurs espérances, s’imaginer que son autonomie était remise en question. Elle était peu disposée d’ailleurs à se plier aux prétentions de l’Espagne. Le commissaire espagnol n’essaya pas de combattre cette fâcheuse impression; ses allures ne furent ni amicales ni conciliantes; il échoua, et quitta Lima le 12 avril sans avoir rien obtenu. Le 14, le drapeau espagnol flottait sur les Chinchas.

L’amiral espagnol, M. Pinzon, plus soucieux de résultats pratiques que de l’éclat des démonstrations militaires, adopta la conduite la plus propre à ménager les intérêts de l’Espagne et à lui éviter d’inutiles complications. Installé aux îles Chinchas, attendant qu’on vînt l’en déloger, les détenant, dit-il, à titre de gage, il prit la place de l’administration péruvienne, continua pour le compte de l’Espagne l’exploitation du guano, le vendit au commerce neutre, et s’abstint de toute autre agression. Le Pérou protesta, réclama contre l’abus de la force, parla de ses droits méconnus, mais n’essaya pas d’entrer en lutte; elle n’eût pas été possible dans de pareilles conditions. Les 16,000 hommes que compte l’armée péruvienne, la garde nationale que fournit une population de 2,500,000 âmes, n’avaient rien à faire contre une escadre qui demeurait au large. La flotte péruvienne, — deux frégates en bois, quatre corvettes, quelques avisos mal préparés pour la guerre et éparpillés dans tous les ports du Pérou, — ne se croyait pas en état de combattre sept gros navires espagnols, dont un cuirassé. Le Pérou, en adhérant sans réserve à la déclaration dressée le 16 avril 1856 par le congrès de Paris, avait renoncé au droit d’armer des corsaires. Il se voyait ainsi privé du seul moyen de rendre à l’Espagne une partie du mal qu’il en recevait. Le gouvernement péruvien ne songea pas à tirer argument de l’inégalité que la non-adhésion de l’Espagne à la suppression de la course établissait entre les deux pays pour revendiquer le droit, que son adversaire conservait, de délivrer des lettres de marque. Il ne semble pas que l’idée de résister autrement que par des protestations lui soit jamais venue.

Ce n’est pas que la population péruvienne n’ait témoigné d’une vive irritation; mais les pouvoirs publics, le président et le congrès, constamment en désaccord, ne s’arrêtaient à aucune mesure pratique. Lever 30,000 soldats, armer vingt navires de guerre, emprunter 150 millions, tels étaient les ordres, plus faciles à voter qu’à exécuter, que la commission permanente du corps législatif dictait au gouvernement. Plus tard, au mois de juillet, quand le congrès fut réuni, il enjoignit au président de la république de prendre sous huit jours les mesures nécessaires pour expulser les Espagnols; puis il crut sans doute avoir assez fait d’imiter la convention française quand elle décrétait la victoire, et il ne s’occupa plus de l’exécution. La population exhalait par de bruyantes manifestations sa colère contre l’Espagne. Elle faisait des émeutes, exigeait le renvoi des ministres en les accusant de faiblesse, même de trahison; mais quand le gouvernement demandait aux capitalistes les fonds d’un emprunt de 80 millions, hypothéqué sur les douanes et portant intérêt à 6 pour 100, l’empressement faisait place à l’indifférence. Les choses demeurèrent en cet état jusqu’à la fin de l’année 1864; les Espagnols restant possesseurs des Chinchas, les Péruviens n’ayant pas les moyens d’entamer les hostilités.

Après la chute du ministère Mon à Madrid le 16 septembre et son remplacement par le cabinet Narvaez, l’amiral Pinzon, dont la prudence avait évité de compromettre l’Espagne plus qu’il n’était nécessaire, céda le commandement de l’escadre du Pacifique à l’amiral Pareja, plus impétueux, plus emporté, plus disposé à demander à des coups d’éclat les résultats que son prédécesseur était assuré d’obtenir par la patience. En demeurant aux îles Chinchas, la flotte espagnole n’eût couru aucun risque, et l’exploitation du guano lui eut fourni les moyens de s’indemniser de ses dépenses aux frais du Pérou. Celui-ci, hors d’état de se débarrasser de l’occupation, eût fini par accorder toutes les concessions qu’on exigeait de lui. Le cabinet Narvaez jugea sans doute qu’un prompt succès au Pérou détruirait le mauvais effet produit par l’évacuation de Saint-Domingue. L’amiral Pareja, satisfait de se voir autorisé à employer des mesures rigoureuses, fit savoir à Lima que, si ses demandes n’obtenaient pas promptement pleine satisfaction, il allait prendre une offensive plus menaçante.

La présidence de la république péruvienne appartenait depuis 1863 au général Pezet, homme honnête et consciencieux, mais circonspect, ennemi des aventures, et qu’un long séjour en Europe avait pénétré de l’idée que les petites nations sud-américaines étaient encore loin de pouvoir résister aux attaques de l’Europe. Toute l’histoire antérieure de ces jeunes états semblait lui donner raison. L’exemple de ce qui se passait au Mexique, où le chef de la république mexicaine fuyait devant l’armée française, semblait d’autant mieux fait pour affirmer l’inutilité de la résistance que la situation du Pérou offrait de frappantes analogies avec celle du Mexique. Au Pérou comme au Mexique, des ambitions rivales com- battaient sans cesse le pouvoir établi, paralysaient ses résolutions, et divisaient le peuple et l’armée. Les luttes des partis, qui se reproduisaient dans les discussions des chambres quand elles ne se traduisaient pas dans la rue par l’émeute ou par la révolution, rendaient difficiles la constance dans les décisions, la suite dans la politique, et permettaient à peine de discerner les vrais sentimens du pays. En outre le président, qui avait recherché à l’origine l’alliance des autres états américains, n’osait plus compter sur leur concours. Sans doute les populations sud-américaines, celles surtout des états du Pacifique, avaient montré de l’irritation contre les exigences de l’Espagne. A la Nouvelle-Grenade, au Venezuela, les résidons espagnols avaient été sinon maltraités, au moins injuriés et menacés par la populace; toutefois l’effervescence n’avait pas encore gagné les gouvernemens, qui reculaient tous devant l’idée de s’exposer à des représailles. Ce sentiment général se trouva nettement formulé par les représentans d’une partie des états sud-américains réunis en congrès à Lima. Avant qu’il fût question d’hostilités avec l’Espagne, le gouvernement péruvien avait entrepris de faire passer dans la pratique une théorie professée déjà depuis longtemps par un grand nombre de publicistes américains[1], l’union des états sud-américains entre eux par une alliance offensive et défensive; l’Amérique du sud eût constitué une vaste confédération dont l’organisation n’eût pas été sans offrir certaines analogies avec l’ancienne confédération germanique. Un assez grand nombre des états convoqués finit par se rallier à cette idée et se fit représenter à Lima. Cette assemblée préliminaire n’avait aucun caractère officiel. Elle ne pouvait prétendre représenter auprès des puissances étrangères une confédération qui n’existait pas. Elle n’en mit pas moins d’empressement à se considérer comme une sorte de diète déjà chargée de régler souverainement la politique des états américains. Elle interdit la guerre : le président Pezet et le congrès péruvien se laissèrent aisément persuader. Elle essaya ensuite de traiter de la paix avec l’amiral Pareja; celui-ci ne l’écouta pas. Il avait formulé ses propositions, et n’entendait plus les modifier. Un plénipotentiaire péruvien se présenta pour obtenir des adoucissemens. Pour toute réponse, l’amiral espagnol s’embossa devant le Callao et menaça la place d’un bombardement. Deux jours après, le 27 janvier 1865, les conditions imposées par l’Espagne étaient acceptées par le gouvernement péruvien, éperdu, ne songeant plus même à la possibilité de la résistance. Indemnités aux particuliers, frais de guerre, tout fut accordé. Le peuple, il est vrai, s’indigna de ces concessions. Des scènes de violence eurent lieu au Callao ; plus tard une insurrection, née dans les provinces du sud et qui gagna tout le pays, finit par renverser le président. Quant au congrès, s’il ne ratifia pas le traité, il ne se sentit pas non plus d’humeur assez hardie pour le décliner et pour prendre sur lui la responsabilité de soutenir la guerre. Il éluda la difficulté en prononçant brusquement la clôture de la session. Le président Pezet passa outre et signa.

Ainsi, durant cette première période d’hostilités, les choses s’étaient passées de la même façon que dans toutes les occasions antérieures où une puissance européenne s’était trouvée en conflit avec un des états hispano-américains. L’Espagne avait posé ses griefs; le Pérou avait discuté, protesté, cherché à gagner du temps, n’avait trouvé au dehors d’autre appui que les témoignages stériles d’une sympathie qui ne s’affirmait pas par des actes, et il avait fini par céder. Néanmoins la population péruvienne semblait déjà s’essayer à des idées de résistance. Ces dispositions se manifestèrent avec une bien autre énergie lorsque l’Espagne, entamant une nouvelle série d’hostilités, vint attaquer le Chili. Partagées cette fois par les gouvernemens comme par les peuples, elles furent enfin suivies d’effets.

Le peuple chilien s’est acquis, parmi les populations de l’Amérique méridionale, une réputation de bravoure, de constance et d’énergie qu’il semble jaloux de maintenir. La nouvelle de l’occupation des îles péruviennes l’émut vivement. Les meetings populaires, les journaux de toutes les nuances, ne ménagèrent à l’Espagne ni les récriminations, ni même les expressions injurieuses. L’Espagne, disait-on de toutes parts, en veut à l’indépendance américaine. C’était un bien gros mot, et il eût été plus vrai de dire que l’ancienne métropole concevait mal la convenance de traiter sur le pied d’une parfaite égalité les jeunes nations auxquelles elle avait elle-même donné naissance. En ce point d’ailleurs, on l’a vu, les autres puissances européennes, et jusqu’à la grande république des États-Unis, se montraient souvent disposées à partager les mêmes sentimens. Plus peut-être qu’aucune autre des nations hispano-américaines, la nation chilienne avait acquis le droit de se faire accepter sur le pied d’une entière égalité dans ses rapports avec les autres peuples. Par une heureuse exception qui le distingue du reste des républiques sud-américaines, le Chili offre le spectacle d’un état paisible sagement constitué, qui recherche le progrès en le demandant au jeu régulier de ses institutions, et qui donne à ses relations à l’extérieur la garantie de sa stabilité intérieure. Diverses causes semblent s’être réunies pour introduire ces habitudes de calme et de tranquillité qui favorisent le développement rapide de la prospérité publique et l’accroissement de la population. Le climat tempéré se prête au travail; la situation géographique du pays resserré entre la chaîne des Andes et l’Océan, permet à la navigation d’établir des communications constantes et faciles entre les centres habités, presque tous situés le long des côtes. L’action du gouvernement peut ainsi s’étendre partout. Le chef de l’état, nommé à l’élection, mais conservant le pouvoir exécutif pendant un temps relativement long, connaît mieux l’esprit de la nation et se fait mieux connaître d’elle. Le gouvernement, en changeant moins fréquemment de mains, acquiert plus de stabilité, et, comme son existence doit être plus longue, il a plus d’intérêt à se maintenir en parfait accord avec l’opinion publique, dont l’influence reste toujours toute-puissante. La faiblesse numérique de l’armée, 2,700 hommes pour une population de 1,700,000 âmes, la discipline sévère qu’elle doit à un séjour permanent sur les frontières d’Araucanie et à ses luttes constantes contre les tribus indiennes, arrêtent les révolutions militaires si fréquentes dans d’autres républiques sud-américaines. En résumé, entre le gouvernement et la nation, la constitution chilienne établit une entente qu’on rencontre bien rarement chez d’autres états hispano-américains. Sans abandonner la haute direction des affaires, le pouvoir sait céder aux exigences de l’opinion lorsqu’elles se sont accentuées assez énergiquement.

C’est ce qui arriva durant la guerre contre l’Espagne. Après l’occupation des îles Chinchas, l’exaltation populaire avait été jusqu’à réclamer l’envoi immédiat sur le théâtre des hostilités de toutes les forces de terre et de mer dont la république disposait. Le gouvernement se garda de se mettre brusquement en opposition avec cette première effervescence. Il savait qu’une telle exagération ne pouvait durer. Il promit d’aider à défendre l’indépendance du Pérou, si elle était menacée; mais il ajouta que les déclarations solennelles de l’Espagne ne permettaient pas de supposer que ni l’intégrité ni l’autonomie du territoire péruvien pussent être le moins du monde en question. Il sut ainsi se maintenir dans une sage neutralité. De leur côté, les masses ne tardèrent pas à comprendre que l’envoi de la petite armée chilienne ne serait d’aucun effet contre une escadre stationnée au large, et peu disposée à opérer un débarquement. Le concours de la marine chilienne, — une corvette de vingt canons et trois petits avisos, — n’eût pas mis la flotte péruvienne mieux en état d’aborder l’escadre espagnole. Le gouvernement péruvien n’entamait pas les hostilités : ce n’était pas au Chili de prendre l’offensive, surtout lorsque, au dire de l’Espagne, la question se réduisait à des réclamations pécuniaires. Toutefois, malgré sa déclaration de neutralité, le cabinet chilien, obligé de céder dans une certaine mesure à l’opinion publique, restée en méfiance, n’était pas libre de demeurer entièrement impartial. Quelques volontaires s’embarquèrent à Valparaiso pour se rendre au Pérou. Un décret, classant le charbon de terre parmi les objets de contrebande de guerre, en interdit la vente aux Espagnols comme aux Péruviens. Dans la circonstance, lorsqu’il s’agissait d’une guerre exclusivement maritime, cette décision était sans doute équitable; mais en réalité le Pérou, qui ne tenait pas d’escadre à la mer, et qui eût trouvé du charbon chez lui, avait infiniment moins à en souffrir que l’escadre espagnole, dont l’approvisionnement ne pouvait s’opérer que chez les neutres.

Les rapports entre l’Espagne et le Chili avaient depuis longtemps un caractère amical. Il semble qu’entre toutes ses colonies américaines l’Espagne ait surtout regretté le Mexique et le Pérou. La cour de Madrid avait reconnu l’indépendance de la république chilienne, et elle entretenait un chargé d’affaires à Santiago. Celui-ci réclama dès le début contre des procédés qui s’accordaient mal, disait-il, avec la déclaration de neutralité. Le cabinet chilien répondit en termes courtois. Il protesta de son désir sincère de conserver la paix. Il restait impuissant à empêcher toutes les manifestations de l’effervescence populaire; jusqu’à un certain point même, il était contraint de paraître s’y associer. Le temps et la prudence calmeraient mieux que des tentatives dangereuses de répression des exagérations et des craintes irréfléchies auxquelles la modération de l’Espagne ne donnerait sans doute pas de nouvel aliment. — Après que la paix eut été signée avec le président du Pérou, l’Espagne insista pour obtenir le désaveu officiel des actes qu’elle reprochait au Chili. — La reine a été injuriée dans vos journaux, disait le représentant de l’Espagne. — Nous le déplorons plus que vous, répondait le ministre chilien, M. Covarrubias, mais que faire? Notre presse est libre et assurée de l’impunité. — Des rassemblemens ont insulté le drapeau de l’Espagne à Santiago devant l’hôtel de la légation, la police n’a pas agi. — Elle a fait ce qu’elle a pu, affirmait le Chili; elle a réussi du moins à empêcher tout acte de violence. — Vous avez autorisé le départ des volontaires. — Pouvions-nous les arrêter dans l’état où se trouvaient les esprits sans nous exposer à des désordres intérieurs dont vous-mêmes eussiez été victimes. — Pourquoi refuser aux bâtimens espagnols le charbon de terre que vous laissiez prendre à l’escadre française, qui est en guerre avec le Mexique. — Mais, soutenait M. Covarrabias, la France n’est pas en guerre avec le gouvernement du Mexique (c’était alors l’empire), aucun port mexicain ne se trouve en état de blocus. Entre l’Espagne et le Pérou, l’état de guerre est flagrant. Le congrès péruvien l’a proclamé (ceci n’était pas absolument exact). Laissez-nous faire, n’exigez pas de nous plus que nous ne pouvons vous accorder pour le moment. Nous attachons un grand prix à l’amitié de l’Espagne, nous n’oublions pas les liens qui nous unissent à elle; mais nous ne saurions nous montrer moins jaloux de maintenir l’accord qui doit exister entre le gouvernement et le pays, ni nous engager à des concessions sans motifs que la nation répudierait. Notre entier bon vouloir, c’est ce que nous promettons; vous connaissez assez nos habitudes pacifiques pour ne pas manifester des exigences qui ne feraient que rendre plus dangereuse l’excitation que nous nous efforçons de combattre.

Néanmoins le gouvernement chilien ne se refusait pas à reconnaître que parmi les griefs articulés contre lui plusieurs méritaient en effet quelques réparations. On ne lui demandait aucune satisfaction qui lût de nature à causer un dommage matériel au pays. Il se décida donc à fournir dans la forme officielle les explications conciliantes que le chargé d’affaires d’Espagne acceptait comme suffisantes pour clore le débat. Il se fût passé quelque chose d’analogue à l’arrangement qui interviendrait entre particuliers dans une querelle née sans motifs bien sérieux, celui qui se reconnaîtrait de légers torts consentant à offrir des excuses que son adversaire l’empêcherait courtoisement de formuler. Les griefs de l’Espagne contre le Chili n’avaient pas en réalité un tel caractère d’importance et de gravité que ce mode d’accommodement dût paraître insuffisant. On refusa pourtant à Madrid d’y accéder. L’influence de l’amiral Pareja paraît avoir pesé sur les déterminations du maréchal Narvaez. Tandis que le représentant de l’Espagne au Chili faisait de la conciliation, les journaux de Madrid publiaient des adresses venues des côtes du Pacifique, où les Espagnols résidans en Amérique poussaient l’Espagne à user de rigueur contre les arrogantes prétentions de ses anciennes colonies. Peut-être l’amiral Pareja, trop dédaigneux des sentimens des républiques du Pacifique, crut-il qu’un châtiment infligé au Chili frapperait de terreur les révolutionnaires péruviens, qui faisaient tomber le gouvernement du président Pezet sous l’accusation d’avoir cédé à l’Espagne; mais le maintien de l’occupation et de l’exploitation des îles Chinchas n’eût-il pas suffi pour obtenir sûrement la ratification et l’exécution du traité antérieurement signé?

Le 17 septembre 1865, la frégate espagnole Ville-de-Madrid, portant le pavillon de l’amiral, parut en rade de Valparaiso. Cinq navires de guerre la suivaient. L’amiral en avait laissé deux au Callao. C’était le premier jour des fêtes anniversaires de l’indépendance. Le peuple attiré sur les quais pour prendre part aux réjouissances accueillit cette menaçante apparition aux cris répétés de vive le Chili! Tout à coup, pendant qu’à l’horizon les bâtimens ennemis arrivaient successivement au mouillage, les mille voix de la foule entonnèrent à la fois l’hymne national. Le peuple chilien acceptait la lutte, et portait un défi à l’Espagne. Pour le moment l’amiral Pareja se bornait à établir devant Valparaiso un blocus rigoureux qu’il prétendit étendre à toute la côte chilienne.

Le gouvernement chilien, montrant, dans le temps même où il comptait encore sur une solution pacifique, une prévoyance et une activité peu ordinaires chez les gouvernemens sud-américains, avait cherché à se préparer autant qu’il lui était possible en vue de toutes les éventualités. Il avait sollicité du congrès une augmentation de l’effectif de l’armée; il avait acheté aux États-Unis une corvette de 6 canons de gros calibre; il négociait à New-York l’acquisition d’un autre navire de guerre; il avait commandé en Angleterre deux corvettes de 1,200 chevaux à cuirasses mobiles livrables en janvier 1866. Une fois les hostilités entamées, tous les pouvoirs s’accordèrent pour hâter, chacun selon ses attributions, l’organisation de la défense. Le congrès s’occupa des mesures financières ; il autorisa à l’unanimité l’émission d’un emprunt, l’établissement d’une contribution de guerre sur le revenu, une retenue de 10 pour 100 sur le traitement de tous les employés du gouvernement. Ces décrets, rendus en vue du salut public, s’exécutèrent sans soulever un murmure malgré les sacrifices qu’ils imposaient à chacun. De son côté, le pouvoir exécutif usa énergiquement des pouvoirs extraordinaires que le congrès lui avait conférés sans les lui marchander. Il mobilisa une partie des 40,000 gardes nationaux chiliens. Il embrigada les 18,000 matelots des côtes, habitués pour la plupart à la pêche de la baleine. Ceux-ci furent organisés en compagnies réparties le long du littoral et munies chacune d’une chaloupe de pèche convertie en navire de guerre et armée d’un canon. Au blocus établi par les Espagnols, le gouvernement chilien-répondit par une mesure qui devait également causer de graves préjudices au commerce de l’Espagne.

Le Chili avait adhéré de même que le Pérou au traité de Paris. Il n’en décréta pas moins l’armement de corsaires sous pavillon chilien, et délivra des lettres de marque. Était-ce, comme on le lui dit, méconnaître ses engagemens antérieurs ? Le cabinet de Santiago établit, et non sans raison, que l’adhésion du Chili au traité de Paris ne pouvait être invoquée que par les puissances qui avaient adhéré aux mêmes stipulations ; l’Espagne s’était réservé le droit d’armer en course. Le Chili, en consentant à se priver du même droit, eût augmenté encore la disproportion qui existait déjà entre les forces respectives des belligérans. La conduite de l’Espagne ne fut pas d’ailleurs sans donner prise aux réclamations du Chili. À l’origine, et sans tenir compte des stipulations internationales qui exigent, pour qu’un blocus soit reconnu, qu’il soit effectif, l’amiral Pareja eût voulu, avec les sept bâtimens dont il disposait, étendre le blocus sur toute la longueur des côtes chiliennes, près de 2,000 kilomètres. Le cabinet de Madrid ne maintint pas cette prétention, et limita plus tard les effets du blocus aux deux ports de Valparaiso et de Caldiera ; mais dès lors le but fut manqué. Les lignes de fer déjà exploitées sur le territoire chilien facilitaient le transport et l’embarquement des articles d’exportation dans les autres ports de la république. Il se produisit même un incident assez curieux. Le charbon de terre que le Chili produit en abondance fait l’objet d’un grand commerce. Les amiraux espagnols qui avaient reproché au Chili de le classer dans la contrebande de guerre l’y rangèrent à leur tour, et en interdirent la sortie même sur les navires neutres. Ils soutinrent qu’ils ne faisaient qu’user de justes représailles en adoptant et en étendant l’interprétation adoptée antérieurement contre eux.

L’attitude résolue prise par le Chili dès le début du conflit donnait lieu de présumer qu’il chercherait autant que possible à sortir du rôle passif de la défensive. Sa petite escadre avait pu échapper et se réfugier près des bas-fonds de l’archipel des Chiloë. L’amiral Pareja ne s’en était plus soucié. Le 26 novembre, un aviso espagnol qui descendait sans méfiance du Callao à Valparaiso rencontra la corvette chilienne Esmeralda lui barrant le chemin. Le combat s’engagea. Le navire espagnol, criblé de boulets, amena son pavillon. Les 7 officiers et les 114 marins qui se trouvaient à bord furent envoyés prisonniers à Santiago. L’amiral Pareja se tua de désespoir en apprenant cet échec.

En réalité, la capture du Covadunga n’avait rien d’humiliant pour les marins espagnols, qui s’étaient vus contraints de céder à la supériorité de l’artillerie ennemie. Le succès de la corvette chilienne, insignifiant dans toute autre circonstance, produisit pourtant des effets considérables. Il montrait qu’il était possible aux forces américaines, non pas seulement de résister, mais même d’attaquer hardiment et avec succès dans certaines conditions. Le Chili, auquel l’Amérique était redevable de ce triomphe, trouva dès ce moment des alliés. Ceux même qui au Pérou avaient ravi le pouvoir au président Pezet en prétextant la nécessité de venger l’honneur du pays humilié devant l’Espagne avaient semblé partager les hésitations du gouvernement déchu. Leur résolution s’affermit; l’amour-propre, le désir de ne pas rester inférieurs aux Chiliens, les entraînèrent à prendre part aux hostilités. A la fin de décembre 1865, le nouveau gouvernement installé à Lima refusa officiellement d’exécuter et de reconnaître le traité signé le 25 janvier précédent, il s’alliait avec le Chili et adressait à l’Espagne sa déclaration de guerre. Deux autres pays, l’Equateur et la Bolivie, qui semblaient entièrement désintéressés dans la question, n’en adhéraient pas moins à l’alliance offensive et défensive. Tous les ports de la côte sud-américaine du Pacifique se trouvèrent fermés à l’escadre espagnole. Cette fois la marine péruvienne, excitée par le succès des Chiliens, n’entendait plus rester sur la défensive. Sortie des ports du Pérou, elle vint tenir la mer avec l’escadrille chilienne. L’occasion de combattre ne tarda pas à lui être offerte. Une frégate et deux corvettes péruviennes auxquelles s’était joint l’aviso enlevé aux Espagnols et portant le pavillon chilien soutinrent un assez vif engagement contre deux grosses frégates espagnoles. Le résultat demeura au moins indécis, et les navires espagnols durent rejoindre le gros de l’escadre devant Valparaiso. Un mois après, une tentative de débarquement essayée sur le territoire chilien échoua devant la résistance des compagnies de gardes nationaux et de marins mobilisés. Tous ces succès, d’autant plus facilement grossis par la foule qu’ils étaient plus inespérés, augmentaient la confiance des alliés. Leurs forces navales allaient s’accroître de deux monitors cuirassés achetés en Angleterre par le Pérou avant la déclaration de guerre, et déjà signalés à Rio-de-Janeiro. Si le commerce du Chili souffrait du blocus, les corsaires américains avaient aussi capturé plusieurs navires espagnols. La Bolivie, qui n’avait aucune force militaire organisée à mettre au service de l’alliance, mais qui, n’ayant adhéré à aucune des stipulations du traité de Paris, n’avait à garder aucun ménagement, délivrait des lettres de marque.

La guerre menaçait donc de s’éterniser au grand détriment des finances espagnoles. Le successeur de l’amiral Pareja jugea que, puisque les choses en étaient venues à cette extrémité, l’intérêt de l’Espagne ne lui permettait ni de prolonger une expédition trop coûteuse, ni de l’abandonner sans avoir cherché à frapper sur chacun des alliés quelque coup assez terrible pour les contraindre à s’humilier et à demander la paix. Il agit d’abord contre le Chili, qui semblait l’âme de la résistance. Un seul point était vulnérable, Valparaiso. C’était une ville ouverte. Le commandant espagnol ne s’arrêta point à cette considération, Valparaiso fut bombardé (29 mars 1866). Les magasins de la douane, renfermant des marchandises pour une valeur considérable, un grand nombre de maisons particulières, furent brûlés ou détruits. La place, sans défense, ne put répondre au feu des Espagnols. Le gouvernement chilien n’avait jamais songé à la fortifier. Il avait même retiré quelques canons en mauvais état qui gisaient sur la plage. Il s’imaginait que l’escadre ennemie ne s’en prendrait pas à une ville ouverte, hors d’état d’opposer de la résistance, et où d’ailleurs le commerce étranger possédait des valeurs considérables. On espéra aussi sans doute à Santiago que l’intervention des puissances neutres empêcherait un bombardement dont les étrangers auraient à souffrir autant que les Chiliens; mais ni les bâtimens anglais, ni l’escadre des États-Unis, qui se trouvaient en rade de Valparaiso, ne firent aucune démonstration pour s’opposer au bombardement. C’était un grand désastre pour le Chili, mais qui ne rétablissait pas le prestige des armes espagnoles.

Le 2 mai, le port péruvien du Callao fut attaqué à son tour. Là les Espagnols se trouvèrent en face de fortifications réparées et considérablement augmentées, d’une artillerie du plus gros calibre, de deux monitors cuirassés dont les feux se joignaient à ceux des batteries de la côte. Après cinq heures de bombardement, un millier de soldats péruviens restaient sur le carreau. Parmi les morts se trouvait le colonel Galves, ministre de la guerre du Pérou. Cependant les fortifications demeuraient intactes, et les Péruviens ne ralentissaient pas leur feu. L’escadre espagnole avait subi des pertes cruelles et éprouvé des avaries graves; elle abandonna la partie.

Ce fut le dernier acte d’agression. Les vaisseaux espagnols s’éloignèrent des côtes du Pacifique, et le conflit est entré depuis dans une phase nouvelle de négociations diplomatiques qui n’ont pas encore abouti. L’état de guerre subsiste aujourd’hui entre les belligérans, quoique depuis deux ans on se soit abstenu de part et d’autre de tout acte effectif d’hostilités. Cette sorte d’armistice tacitement consenti permet aux neutres de s’employer plus activement en faveur de la paix. La France et l’Angleterre ont réitéré leurs offres communes de médiation; mais si jadis, au début de la guerre contre le Chili, l’Espagne refusait de les accepter, ce sont aujourd’hui les coalisés américains qui marchandent les concessions, et qui trouvent des prétextes pour ajourner une réponse définitive. De leur côté, les États-Unis ont offert de confier la solution du différend à une sorte de congrès où chacun des belligérans se ferait représenter, qui se tiendrait à Washington, et dont le gouvernement fédéral aurait la présidence. Ces propositions n’ont pas obtenu jusqu’ici plus de succès que celles des puissances européennes. On n’a peut-être pas oublié à Santiago que l’attitude des États-Unis devant Valparaiso a trompé bien des espérances.

Le fait saillant qu’ont mis en lumière les dernières entreprises de l’Espagne dans le Pacifique, c’est que dans certaines conditions les forces régulières des états sud-américains n’étaient pas incapables de résister aux attaques venues de l’étranger. Auparavant, dans les luttes engagées contre quelque grande puissance, les nations hispano-américaines avaient été contraintes ou bien de céder ou bien de recourir à des moyens révolutionnaires, tels que le soulèvement des masses et la désorganisation de l’état social, mesures violentes qui leur causaient à elles-mêmes plus de mal qu’à l’ennemi. L’exemple du Chili et du Pérou a montré qu’avec de la prévoyance et de l’énergie il ne serait pas indispensable d’y recourir. Les petites républiques américaines en ont pris plus de confiance en leurs ressources, et les succès obtenus dans le Pacifique ne sont peut-être pas sans avoir renforcé au Mexique la résistance des libéraux. En tout cas, la situation nouvelle que se sont faite les républiques alliées doit influer sur leurs rapports à venir non-seulement avec l’Espagne, mais aussi avec les autres puissances maritimes. Elles ont fait preuve d’une vitalité dont il convient de leur tenir compte, et, loin d’ailleurs de leur en garder rancune, l’Europe applaudirait à leur persévérance, si après l’avoir employée dans la guerre, à l’exemple du Chili, elles savaient encore imiter la sagesse de la nation chilienne, et mettre une égale énergie à maintenir la stabilité de leurs institutions et à développer chez elles les élémens de la prospérité publique. Ce ne sont en effet que les suites des révolutions intérieures, l’impossibilité où se sont parfois trouvés les gouvernemens sud-américains de remplir envers les étrangers leurs devoirs de protecteurs et de sauvegarder les intérêts généraux du commerce international qui ont amené la plupart des conflits avec l’Europe et des interventions armées. Les désordres, les changemens perpétuels dont ces pays étaient le théâtre, empêchaient qu’on leur accordât assez de confiance pour établir avec eux des rapports basés sur une parfaite égalité. Si la guerre contre l’Espagne devient le point de départ d’une transformation dans leur situation intérieure, personne ne songera certes à la regretter.

Au reste les républiques alliées auraient tort de s’exagérer l’importance des avantages qu’elles ont obtenus au point de devenir à leur tour provocatrices. Sans doute leur défense a été heureuse, mais la mauvaise direction donnée à l’attaque n’a pas peu contribué à leur succès. Toutes leurs forces réunies n’eussent pu déloger l’escadre espagnole des Chinchas. Si les successeurs de l’amiral Pinzon, moins dédaigneux de leurs adversaires, moins disposés à maintenir une sorte de suprématie de l’Espagne sur toute l’Amérique du Sud, eussent concentré leurs attaques contre un seul des états coalisés au lieu de les porter successivement de l’un à l’autre, ces attaques auraient probablement obtenu de meilleurs résultats. Si enfin l’adhésion sans réserve de l’Espagne au traité de Paris eût enlevé au Chili le droit d’armer des corsaires, si des finances en meilleur état eussent permis de prolonger l’expédition après le double bombardement de Valparaiso et du Callao, et surtout si les peuples américains eussent été convaincus que les puissances européennes ne leur demandaient que des satisfactions légitimes, sans en vouloir à leur autonomie, le succès eût pu être bien différent.

Quoi qu’il en soit, l’assurance qu’ils pourraient désormais se servir avec succès de leurs forces militaires a donné aux états du Pacifique, au Chili notamment, le désir de les accroître. L’armée régulière chilienne va être augmentée. Les deux corvettes jadis commandées en Angleterre, et retenues pendant la durée des hostilités, rejoignent les ports chiliens. Le Pérou a également ajouté à son escadre deux monitors cuirassés dont la présence dans l’Atlantique a causé de sérieuses appréhensions au commerce espagnol. Cette préoccupation qui se remarque chez quelques-uns des états du Pacifique coïncide avec le déploiement des ressources militaires que la guerre du Paraguay a exigé de la part des états américains de l’Atlantique. Il est à souhaiter qu’elle ne donne pas naissance à des idées d’agression et de conflit entre des voisins que la communauté de leur origine n’a pas toujours maintenus en parfaite intelligence.

Il est vrai que les idées d’union dont le congrès de Lima avait essayé de poser la théorie paraissent avoir fait certains progrès. Pendant que trois des états américains de la Plata s’unissaient contre le Paraguay, les quatre républiques du Pacifique, obéissant à des vues moins égoïstes, se coalisaient pour la première fois, afin de défendre des intérêts communs. Sans doute depuis que les circonstances qui avaient provoqué l’alliance ont perdu leur caractère d’urgence, il semble que l’intimité se relâche. Le gouvernement qui vient de remplacer au Pérou celui du colonel Prado parle de faire réviser le pacte d’alliance, et de remettre à une nouvelle discussion les traités qui, postérieurement intervenus entre les alliés, devaient faciliter entre eux les relations commerciales et établir une entière communauté de vues sur certains principes de droit international. La divergence des opinions s’accuse également à propos des diverses propositions de médiation. Ce n’en est pas moins un symptôme significatif que la conclusion de la quadruple alliance, dût-elle n’être que momentanée. Qu’elle soit rompue aujourd’hui, le premier exemple a été donné, et elle pourra se reformer devant de nouveaux périls, de quelque part qu’ils puissent venir.

Néanmoins, si des alliances particulières se sont déjà établies, l’union, projetée jadis au congrès de Lima, de tous les états sud-américains en une seule confédération est devenue moins facile. Il semble que la coïncidence de la guerre du Pacifique avec celle du Paraguay ait eu ce résultat, de séparer au moins temporairement les états du continent sud-américain en trois groupes très distincts ayant chacun leur politique différente. Au nord, la Nouvelle-Grenade et le Venezuela, tous deux riverains de la mer des Antilles, et formant chacun une confédération républicaine organisée sur le modèle de la confédération des États-Unis, sont demeurés étrangers à l’un comme à l’autre conflit. La quadruple alliance des républiques du Pacifique a témoigné de ses sympathies pour le Paraguay, tandis que la ligue des trois états de l’Atlantique refusait de prêter aucun concours aux belligérans armés contre l’Espagne, et maintenait la neutralité la plus absolue. Les nations riveraines du Pacifique, tout en entretenant avec l’Europe des relations commerciales étendues, se trouvent néanmoins peut-être trop éloignées pour conserver avec elle une communauté constante de sentimens et d’intérêts. Les états de l’Atlantique, empire ou républiques, semblent plus disposés à rester attachés à l’Europe, en même temps que l’usage commun du large estuaire de la Plata établit entre eux une solidarité naturelle. Ni le Pérou ni le Chili n’ont dissimulé le mécontentement que leur causait la neutralité conservée vis-à-vis de l’Espagne par les alliés de la Plata, et ce mécontentement les a engagés à se montrer les chauds partisans du président Lopez. Leur intervention, il est vrai, s’est bornée à des paroles, et même le nouveau gouvernement installé à Lima, revenant sur la politique de celui qu’il a renversé, accuse l’intention de demeurer en bonne intelligence avec l’empire brésilien, son voisin, qui partage avec lui la possession du bassin de l’Amazone. Le Chili semblerait avoir conservé plus de rancune. S’il n’a pu porter secours au président du Paraguay, dont il est séparé par de vastes territoires, il n’aurait pas été fâché de punir la confédération argentine. A en croire du moins les affirmations du cabinet argentin, le gouvernement chilien aurait mis peu d’empressement à priver les insurgés armés contre le gouvernement de Buenos-Ayres de l’appui qu’ils pouvaient trouver sur les frontières chiliennes.

Une effroyable catastrophe vient de rappeler brusquement l’attention et la sympathie de l’Europe sur ces rivages du Pacifique, déjà éprouvés par une longue lutte contre l’étranger. Au Pérou, dans l’Equateur, des cités hier encore peuplées et florissantes ne sont plus qu’un amas de ruines. Les victimes se comptent par milliers, les pertes matérielles sont incalculables. Contre un si terrible cataclysme, la prévoyance humaine ne pouvait rien; c’est là du moins pour les républiques alliées l’occasion de montrer la même constance, la même énergie, qu’elles ont déployées durant la guerre. Celles d’entre elles qui n’ont pas souffert n’oublieront pas qu’il s’est établi entre elles et leurs malheureux voisins une solidarité qui leur impose leur part de sacrifices dans un aussi grand désastre. Jamais circonstance plus urgente ne se présentera pour prouver que l’union entre les états sud-américains n’est plus une vaine théorie, et que ceux qui l’ont pratiquée n’hésitent pas plus à en accepter les charges qu’à en rechercher les bénéfices.

Si la guerre du Pacifique paraît avoir exercé une influence considérable sur les affaires du continent sud-américain, elle n’est peut-être pas non plus sans avoir eu des conséquences sur la situation intérieure de l’Espagne. Qui dit que le ressentiment d’avoir vu dépenser en pure perte le courage des marins espagnols et l’argent du pays n’entre pas pour une part considérable dans l’insurrection qui vient de naître, et à laquelle la flotte entière paraît prêter un concours énergique ?


P. DE CHAMBARLHAC.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1865.