Les Républicains et les monarchistes depuis la révolution de février

Les Républicains et les monarchistes depuis la révolution de février

LES REPUBLICAINS


ET


LES MONARCHISTES


DEPUIS LA REVOLUTION DE FEVRIER.[1]




Par qui la république a-t-elle été attaquée ? par qui a-t-elle été défendue ?

Si je voulais démontrer que le parti monarchique n’a cessé de prêter son concours au gouvernement fondé sans lui et contre lui, je ne ferais que développer un lieu commun, que répéter ce qu’ont dit à la tribune, avec une bien autre autorité que la mienne, M. Dufaure, M. Odilon Barrot, M. Thiers ; je n’aurais surtout qu’à rappeler les actes principaux de l’assemblée constituante et de l’assemblée législative. Ma pensée est différente : je voudrais, au contraire, puiser ma démonstration dans les faits plus modestes et moins aperçus ; je me sens importuné d’entendre dire que les hommes qui, sans être républicains, ont fait le courageux effort de servir la république, n’ont accepté ce rôle qu’avec des pensées de représailles et de guet-apens. Cette accusation est perpétuelle, et il n’est pas toujours sage de croire que les allégations odieusement invraisemblables se réfutent d’elles-mêmes. J’ai donc eu bien des fois, depuis deux années, l’occasion d’interroger mes souvenirs, bien souvent j’ai confronté silencieusement cette vaste théorie du machiavélisme des hommes d’ordre avec ce que j’avais vu et entendu parmi eux, et toujours j’ai trouvé la conduite intime de tous les hommes près desquels j’ai eu l’honneur de siéger si conforme à leurs engagemens officiels et publics, j’ai trouvé les moindres détails de leur conduite si fidèlement conformes à l’ensemble, j’ai trouvé même si souvent qu’ils avaient dépassé ce qu’on avait le droit d’attendre d’eux, que j’ai cru utile de publier quelques-uns de ces souvenirs : ils compléteront l’histoire, autant que le permet une juste réserve, par le récit de quelques détails oubliés ou ignorés précisément parce qu’ils ne sont qu’accessoires, mais concluans et décisifs parce qu’ils n’ont pu être le résultat ni d’un concert préalable ni d’un calcul. Ce que je redoute le plus pour mes amis comme pour moi, c’est l’apparence d’un manque de sincérité. L’erreur conserve de la dignité quand elle est sincère ; la vérité même n’a plus de prix sur des lèvres qui s’en font un jeu.

Ce court travail aurait pu être entrepris uniquement par point d’honneur, et cela eût suffi pour le justifier ; mais une considération politique s’y mêle aussi, et je l’avoue. S’il est vrai que la république vive surtout par le dévouement désintéressé de ceux qui l’ont toujours jugée inapplicable et funeste à la France, n’est-il pas temps d’étudier à fond ce problème ? Chacun de ceux qui ont pris plus ou moins de part à ce bizarre tour de force n’ont-ils pas le droit d’élever leur voix devant le pays, et, s’ils ne peuvent le ramener encore à la vérité, de cesser du moins d’entretenir ses illusions ? La révision de la constitution, devenant d’ici à peu de mois facultative, ne doit-elle pas être précédée par une grande enquête de l’opinion publique, et, sans croire qu’on apporte un témoignage nouveau, chacun de nous ne doit-il pas, à son heure et à son point de vue, donner le signal des explications à cœur ouvert et appeler l’attention sur tout ce qui, dans le passé, se rattache aux préoccupations de l’avenir ? N’est-il pas temps enfin d’opposer à beaucoup de plaidoiries, passionnées par l’avocat, la parole véridique et calme du témoin ? On est conduit, il est vrai, à mettre en jeu des noms propres. Je le regrette : cela n’est pas mon penchant. On en sera convaincu, je l’espère, au moment même où je me condamne à passer par-dessus cette répugnance qui m’a arrêté long-temps… aussi longtemps que je n’ai pas trouvé à parler un devoir supérieur au plaisir et à la commodité de se taire.

Selon moi, dans l’élan des mouvemens les plus irréfléchis comme dans les délibérations les plus approfondies, les monarchistes ont non-seulement servi, mais constamment défendu la république, tandis que les républicains modérés, fréquemment surpris, découragés, ont manqué trop souvent de prévoyance avant le péril, de présence d’esprit pendant la lutte, de fermeté après la victoire, laissant au premier occupant les postes de la résistance, puis s’étonnant du voisinage qui en résultait ; abdiquant aux jours de crise le gouvernement des choses et des hommes, s’indignant ensuite que les choses et les hommes dépassassent ou contrariassent leurs vues. Injustes envers nous par défaut d’être justes envers eux-mêmes, ils prenaient, sans s’en apercevoir, leur faiblesse pour notre crime. — Voilà le spectacle auquel nous assistons depuis deux ans : de loin, il semble inexplicable ; vu de près, il doit inspirer des réflexions sérieuses et tourner en méditation pour le pays tout entier.

Le lendemain du 24 février, les hommes monarchiques se sont trouvés dans une des situations les plus délicates et les plus pleines d’angoisses qu’il soit donné d’imaginer. Accepter la république, c’était paraître céder à la peur ; la rejeter, c’était prendre le moment d’un accès de fièvre chaude pour parler raison à un malade. Accepter la république, c’était, sans s’en douter, devancer M. Caussidière et se jeter dans la tentative, toujours vaine, de faire l’ordre avec le désordre ; la rejeter, c’était placer sous leur jour le plus faux les motifs de la résistance et les argumens de la controverse. Cette controverse, d’ailleurs, n’avait pas surgi des dernières barricades : elle date de soixante années ; au lieu d’une insurrection renaissante, c’était peut-être une révolution près de finir ; cela valait la peine d’être examiné de sang-froid.

Trois époques fondamentales, en effet, ont profondément divisé, en France, les hommes politiques : 89, 1814 et 1830.

En 89, la convocation des états-généraux fut saluée d’unanimes acclamations. Les électeurs (au nombre de six millions déjà) avaient rédigé et sanctionné des formules, dont la plupart ne suscitaient aucune contestation. Les noms de la noblesse figurent en tête de toutes les grandes mesures de la période pacifique de la révolution, et je ne prétends pas abuser ici de ce que M. de Lafayette était marquis : non ; je veux convenir, au contraire, qu’il était en dehors de ses pairs, que son séjour en Amérique l’avait placé, d’un bond, à l’avant-garde des idées transatlantiques, où il ne devait être rejoint que plus tard ; mais les représentans consentis de l’aristocratie française, MM. de Clermont-Tonnerre, de Lally-Tollendal, de Lameth, de Castellane, de Castries, de Cazalès, le duc de Liancourt, le duc d’Ayen, occupent un rôle éminent en arrière de M. de Lafayette, et, bien qu’à titres divers, en tête de l’assemblée constituante.

Où commença donc la rupture entre les idées de 89, qui étaient celles de la presque totalité des Français, et ce qu’on a depuis appelé la révolution, trop à l’exclusion de ses premiers auteurs et de ses premiers amis ? Cette scission commença, non sur l’égale répartition des impôts, non sur l’admissibilité de tous les Français à tous les emplois, sur la liberté des cultes : tout cela était, dès 89, aussi irrévocable, aussi certainement voulu qu’aujourd’hui. La rupture ne s’opéra pas sur les principes, mais sur la façon de les faire prévaloir, sur la ligne de conduite propre à en assurer l’empire. Les royalistes disaient : — Vous dirigez la France sur un écueil ; elle s’y brisera. — Les révolutionnaires répondaient : — Si vous refusez de marcher, coûte que coûte, vous n’êtes plus des nôtres, et nous vous déclarons traîtres à la patrie. — On sait le reste ; on sait si les prédictions sinistres furent trompeuses, si la France n’eût pas pu payer de moins de sang et de larmes des conquêtes d’institutions, des conquêtes de territoire qui ne lui furent conservées ni les unes ni les autres, et dont le peu qu’elle garde n’a été sauvé qu’en les arrachant violemment des mains qui les avaient compromises.

Que fut 1814 et 1815 ? Un élan de justice de la France, qui dit à sa vieille maison royale : — J’oublie l’émigration ; ne me reprochez pas les ruines au milieu desquelles je vous rappelle, et réparez-les. — Une œuvre ainsi inaugurée devait être féconde ; elle échoua par une seule cause, par un seul sentiment, la méfiance. Au moindre mouvement des libéraux, quelques royalistes leur jetaient à la tête les souvenirs de la convention et l’injure de noms flétris dans l’histoire. Au moindre retour des royalistes vers des habitudes qu’un trait de plume de Louis XVIII ne pouvait pas anéantir chez la génération contemporaine, les libéraux s’épouvantaient de l’ancien régime et reprenaient les épithètes de Pitt et Cobourg. Dans ce conflit de fantômes, la réalité disparut. D’un côté, M. Casimir Périer, M. Sébastiani, M. Guizot étaient relégués au nombre des hommes qu’un gouvernement monarchique ne pouvait employer, et l’on a vu depuis combien profonde était cette méprise ; de l’autre côté, l’Espagne était rattachée à notre politique, la Grèce était érigée en royaume quasi-français, l’Algérie était conquise, sans qu’on cessât de récriminer contre l’invasion étrangère et d’imputer aux royalistes l’affaiblissement du sentiment national. M. de Chateaubriand enseignait les franchises de la presse et la langue de l’opposition aux vieux tribuns restés muets depuis quinze années. M. de Villèle restaurait les finances, sans qu’on s’abstînt de répéter que tout royaliste était indigne ou incapable de manier les instrumens de la liberté et du pouvoir.

1830 fut le triomphe de ces lamentables malentendus. La scission ne s’établit plus alors seulement entre royalistes et révolutionnaires. Le camp monarchique se coupa en deux ; les prophéties lugubres recommencèrent. — On a compromis la liberté au début de la révolution ; on a vingt fois risqué et vingt fois perdu sa partie, disaient les adversaires de la royauté de juillet à ses fondateurs ; maintenant vous compromettez la monarchie, et nous ne nous associerons ni à vous ni à elle, car elle périra entre vos mains ; vous en gardez trop pour ceux qui n’en veulent plus ; vous en rendez les conditions inadmissibles pour ceux qui la croient nécessaire à la nationalité, à la prospérité française. — Les hommes auxquels on adressait ce langage répliquaient : — Les légitimistes se reposent trop béatement sur la puissance de leur principe ; ils se croient trop dispensés par lui des qualités politiques, essentielles dans le gouvernement des sociétés modernes ; nous possédons ce qui leur manque, nous suppléerons par là à ce qu’ils nous auraient donné.

Je m’arrête sur ce simple énoncé. Ce débat est encore trop récent pour avoir besoin d’être rappelé, trop sensible peut-être encore à quelques-uns pour qu’on n’eût pas l’air de le continuer, alors que l’on se contente de l’enregistrer douloureusement dans nos archives funèbres. Voilà donc dans quel démêlé le parti républicain surprenait les partis monarchiques. Assurément il terminait leur querelle, mais il en recommençait une autre qui les intéressait et qui les menaçait tous les deux. C’était la monarchie en principe et la monarchie en fait, la monarchie de date antique et la monarchie d’origine élective qui étaient confondues dans le même anathème. — La république, s’écriaient les hommes de 1848, s’est présentée jadis avec le cortége de la guerre étrangère et de la guerre civile. Les calamités de cette première époque appartiennent, non à la république elle-même, mais à la coïncidence de ces deux malheurs. Nous n’acceptons pas la réprobation qui pèse sur 93 ; nous vous présentons cette fois l’idée républicaine à l’état pur, et nous interjetons appel devant de nouveaux juges.

Que la France eût assez de force et assez de patience pour prendre la république et les républicains au mot ; qu’elle domptât ses premiers mouvemens et rendît la guerre civile impossible ; qu’en écartant la guerre civile, elle fit évanouir du même coup la guerre étrangère, et l’on allait voir se dérouler l’une des plus imposantes leçons qu’aucun peuple se fût jamais donnée à lui-même. Ce conseil désintéressé émana sans concert préalable de la bouche et du cœur des hommes monarchiques, à quelque nuance qu’ils appartinssent.

Après soixante ans d’une lutte qu’on avait cru trois fois finie et qui s’était trois fois rouverte, la France revenait, par le fait, au point de départ de 89. La nation était consultée, le suffrage reconnu comme un droit et non plus départi exceptionnellement et comme une fonction ; une assemblée constituante ressuscitait, moins le meurtre de Foulon et de Berthier, moins les journées des 5 et 6 octobre. La France, le bonheur et la gloire de la France avaient été entre nos adversaires et nous l’objet de cette guerre de soixante années. La France était mise en demeure de se prononcer de nouveau, à l’abri de toute menace étrangère, de toute commotion intérieure. Qui pouvait prendre sur lui de rejeter cette épreuve ? Ainsi fut-il conseillé, ainsi fut-il fait. Tous ceux que le penchant de leurs idées éloignait du mouvement actuel s’y rallièrent par l’amour réfléchi de la patrie et par leur indissoluble solidarité avec ses destinées. Le labeur et le péril d’ailleurs pouvaient, malgré quelques symptômes favorables et quelques promesses sincères, redevenir prochains. Ce fut là aussi le motif entraînant de beaucoup d’hommes que le simple raisonnement n’eût pas déterminés. Il y a soixante ans que la France dépérit graduellement par déperdition de forces ; il est plus que temps d’y porter remède. Si les prévisions optimistes étaient trompées au dehors, il ne s’agirait de rien moins que d’une guerre d’extermination ; si les collisions survenaient au dedans, nous retournerions à l’état sauvage, car il n’y a plus rien à renverser en France. Tout ce que la main des hommes peut modifier ou détruire a été remué de fond en comble ; il ne reste plus à attaquer que l’œuvre de Dieu même, c’est-à-dire les lois d’éternelle justice et d’indispensable morale que la Providence a données pour base à la civilisation. La France devait accomplir désormais un chef-d’œuvre de sagesse, ou rouler de convulsions en convulsions jusqu’au dernier terme de sa décadence. Qui pouvait hésiter devant de telles alternatives, reculer devant de tels périls et de tels devoirs ?

Nul sacrifice de conscience, du reste, n’était exigé de personne. On n’avait à renier ni ses antécédens, ni ses traditions de famille. Le serment politique était aboli. Qui pouvait se livrer au regret des distinctions nobiliaires ? Ce que les privilèges féodaux impliquaient autrefois de prépondérance dans l’état n’existait plus depuis long-temps. Les jeunes générations aristocratiques ne les connaissaient, pour ainsi dire que comme des inconvéniens ou des obstacles. On allait détruire, il fallait bien l’espérer, la basse jalousie, et on y substituait l’émulation. Qui ne bénirait cet échange ? Il ne dépend pas de tout le monde d’être des petits-fils ; nous allions tous devenir des ancêtres ! L’ambition n’y perd rien, puisque ambition l’on suppose. Les hommes monarchiques ne sont pas si humbles que de se croire dépouillés de tout, parce que l’on ne comptera plus désormais que les valeurs personnelles. La carrière politique, loin de se fermer pour eux, s’agrandissait. Leur fierté légitime ne s’inclinait pas, elle se transformait.

En agissant ainsi, les hommes monarchiques ont fait deux choses un grand acte de patriotisme et un grand acte d’habileté. — Un grand acte de patriotisme, car si la république, par la vertu de ses conditions propres ou par le génie des républicains, avait de grands biens à verser sur le pays, les monarchistes faisaient mieux que de s’y résigner, ils s’honoraient d’y concourir ; leur abnégation ne leur coûtait plus rien, puisqu’elle profitait à la grandeur de la France ; les princes mêmes, du fond de leur exil, les fortifiaient et les encourageaient à l’œuvre. — Un acte de loyale habileté : si aucune des promesses de l’école républicaine ne venait à réalisation, il fallait que les monarchistes se gardassent d’amoindrir la portée de cet avortement en y contribuant pour quelque portion que ce fût. Il fallait que l’idée reçût tous les genres d’application auxquels elle pouvait prétendre, la vie du pays demeurant sauve. Il fallait que les républicains ne rencontrassent pas un obstacle de la volonté ou de la perfidie, et pussent se convaincre que ce qui leur résistait, c’était la nature même des choses, l’indestructible tempérament de la société. Il fallait que tout homme de sens et de droiture fût contraint d’avouer que le sol même du pays refusait de restituer en moisson la semence nouvelle qu’on jetait à pleines mains sur sa surface, en sorte que, chacun étant invinciblement éclairé, les hommes monarchiques corrigés de la division, les hommes républicains corrigés de l’utopie, on en pût finir de soixante ans de discorde et de ruine par un accord aussi unanime que le comporte le cœur humain. C’est ce qu’entreprit le parti de l’ordre, non dans un premier moment de timidité ou de ferveur, mais sciemment, résolûment et avec persévérance.

Quant à la peur, puisque ce mot a été articulé, ce sera toujours le plus mal fondé des reproches que les Français peuvent s’adresser les uns aux autres. Les partis n’ont que trop fait leurs preuves à cet égard. Hoche et Charette, Chénier et Malesherbes, le duc d’Enghien et le maréchal Ney n’ont jamais envisagé du même œil qu’une seule chose dans la vie : ce fut la mort.

Je ne m’appesantirai donc point sur la réponse que mériteraient les publicistes et les orateurs qui s’écrient de temps à autre : — On s’est dérobé devant nous ; on a glissé entre nos mains au 24 février ; on a trahi notre clémence ; on ne la tromperait pas une seconde fois ! Je ferai seulement observer aux hommes qui prétendent trouver un titre de gloire dans l’épouvante inspirée par leur apparition soudaine au faîte de la société, qu’ils se calomnient certainement eux-mêmes autant qu’ils insultent la nation. Quel droit avaient-ils donc pour frapper et pour punir ? Il n’y a pas eu, depuis le 24 février, une seule manifestation du suffrage universel qui n’ait réduit à néant toutes les velléités des terroristes, et, avant l’assemblée, la garde nationale suffisait à expulser de nos grandes villes tout commissaire suspect d’intentions violentes. Sur quelle logique, même ultra-révolutionnaire, s’appuierait cette hideuse fatuité de la menace et du crime ? Qui donc en France était, en 1848, condamné à mort d’avance et par défaut ? Qui donc en France se vanterait d’être juge et bourreau de naissance ? Qui donc se repentirait d’avoir laissé fuir tel jour ou telle heure sans avoir rempli ces terribles fonctions ?

Ce que les hommes monarchiques ont fait sans timidité, l’ont-ils fait avec sincérité et avec persévérance ? Ont-ils bien réellement apporté des secours et n’ont-ils point tendu des piéges ? Je répète que le Moniteur répond depuis deux ans à cette question plus éloquemment qu’aucun apologiste ; mais j’ajoute que, si quelque chose peut être plus péremptoire que le Moniteur, ce sont les mouvemens imprévus, les actes improvisés, les inspirations soudaines au milieu de tant de crises diverses. Eh bien ! c’est dans ces crises tant de fois renaissantes, où la patience pouvait se lasser, où la meilleure foi pouvait se dédire, c’est là que les hommes de parti devaient se révéler ; c’est là qu’ils pouvaient se laisser aller à la tentation de prendre congé de compagnons qui les contraignaient à côtoyer avec eux des chemins si bordés de précipices, et c’est le contraire qu’on a vu. Les convictions les mieux enracinées conduisaient les monarchistes à penser que l’anarchie était le terme fatal, le châtiment inévitable des témérités du genre de celles qu’on tenait d’entreprendre : eh bien ! chaque fois que l’émeute se présentait pour leur donner raison, ils lui barraient le passage et serraient leurs rangs derrière la bannière commune. L’anarchie pouvait être le péril de quelques instans ; mais c’était le triomphe certain de leurs opinions, de leurs passions, puisqu’on leur en suppose de si opiniâtres. « Je vous l’avais bien dit ! » Quelle jouissance pour l’égoïsme ! Qui a laissé échapper ce détestable mot ? Où a-t-on surpris cet odieux sourire, lorsque la patrie était en deuil ?

Prenons la république au 4 mai seulement, premier jour de l’assemblée constituante. Omettons ce mois de mars et ce mois d’avril où le général Changarnier résumait en lui seul cette générosité d’élan et rencontrait aussi déjà cette ingratitude rapide qui allaient toutes deux se reproduire en variétés infinies sur le théâtre parlementaire.

J’arrivai à la constituante bien convaincu, comme les deux tiers de mes collègues au moins, que le gouvernement provisoire avait préparé les premiers rudimens de la constitution future, et qu’une assemblée de neuf cents membres si parfaitement inconnus les uns aux autres ne serait pas lancée en plein océan législatif sans pilote, sans boussole et sans gouvernail. Tel fut cependant l’accueil qu’on nous réservait. La France le sait ; mais elle croit peut-être que c’était par scrupule constitutionnel et par déférence pour l’initiative de l’assemblée. Hélas ! on n’avait rien préparé : d’abord parce qu’on n’avait pu s’entendre sur rien, ensuite parce qu’on y avait très peu songé.

Un ami de Sieyès, le rencontrant au sortir des plus mauvais jours de la révolution, lui demandait avec sollicitude : « Qu’avez-vous fait pendant ce temps ? — Ah ! répondit Sieyès, j’ai vécu. » C’était aussi tout ce qu’avaient pu faire M. de Lamartine à côté de M. Ledru-Rollin. M. Ledru-Rollin à côté de M. Louis Blanc ; c’est tout ce qu’ils auraient pu répondre à l’assemblée ébahie, qui leur demandait avec empressement un fil conducteur, une inspiration quelconque. Je me souviendrai toujours du profond étonnement qu’emportèrent du salon de M. de Lamartine les représentans qui, comme moi, avaient cru devoir s’y présenter le soir même de l’ouverture de l’assemblée constituante. Beaucoup d’entre nous avaient été profondément blessés du livre des Girondins, et nous ne venions pas faire amende honorable : le 24 février, survenu depuis l’apparition du livre, ne prouvait pas que l’on se fût trompé sur sa portée ; mais nous avions à cœur de témoigner combien les griefs, même les plus légitimes, avaient été effacés postérieurement par d’éclatans services. On rencontrait chez M. de Lamartine, il est superflu de le dire, la bienveillance la plus franchement oublieuse des critiques personnelles. L’entretien devint sans effort cordial et expansif. Plusieurs de mes collègues et moi lui demandâmes comment allaient s’entamer nos travaux ? « Quoi ! répondit M. de Lamartine, vous attendez de nous un canevas ? Mais la constitution de la France, au point où nous en sommes arrivés, est la chose du monde la plus facile à faire : prenez Béranger et Lamennais ; dans quinze jours, la constitution sera faite ! » Voilà le scrupule constitutionnel qui régnait alors dans les régions du pouvoir. Assurément M. Béranger, ne fût-ce qu’en rédigeant sa lettre de démission quelques jours après, a donné de son esprit et de son bon sens une haute idée à la France. On conviendra pourtant que résumer en lui toute la conception législative de la république future, et dans l’homme profondément à plaindre, exemple de la plus éclatante chute intellectuelle de notre siècle, c’était à faire reculer de quelques pas les débutans dans la carrière constituante.

Cependant cette impression pénible fut surmontée : un interlocuteur, membre de la gauche avancée, y fit diversion. Il ne présentait qu’une objection à la légèreté confiante de M. de Lamartine : il aurait voulu qu’un titre de la constitution fût préparé d’avance, c’était celui du pouvoir exécutif. Il ne doutait pas, et qui en doutait ce soir-là dans Paris ? que le gouvernement suprême de la France, sous une dénomination ou sous une autre, ne fût dévolu à M. de Lamartine. Il était impatient, comme un sujet de l’ancien régime, non d’être constitué, mais d’être gouverné, et c’était la disposition d’esprit des hommes influens d’alors : le gouvernement ! le pouvoir exécutif ! un homme tout prêt pour le pouvoir, le pouvoir modelé sur les aptitudes et les dispositions de cet homme, voilà tout le souci des législateurs principaux. L’accident pour règle, le hasard pour génie, et le mot - à perpétuité - inscrit au front du premier préambule venu, voilà ce que la France aurait pu saisir dans toute la sphère morale et politique qui s’étendait de l’Hôtel-de-Ville au ministère de l’intérieur et de la rue de Grenelle à la rue des Capucines ; tout le reste était relégué à l’arrière-plan.

Aussi, quelques jours de là, le prestige de M. de Lamartine et la puissance qui s’y rattachait avaient déjà disparu. Il imposait l’entrée de son collègue de l’intérieur dans la commission exécutive ; la majorité de l’assemblée, qui s’était crue envoyée à Paris contre M. Ledru-Rollin, le repoussait à une grande majorité dans les bureaux, à une majorité plus faible au scrutin public ; elle lui donna enfin, au scrutin secret, le chiffre nécessaire pour son maintien au pouvoir. Les trois jours d’efforts pour amener cette combinaison suffirent pour épuiser l’ascendant de l’homme qui la faisait prévaloir. On avait réduit la question républicaine à une question de personne ; on avait perdu le droit de se plaindre d’aucune mobilité d’opinion. On n’avait cru qu’au besoin de dictatures ; on avait aliéné en quelques heures la confiance qui les donne : un flux l’avait offerte, un autre flux l’emporta. Il n’y eut dans l’intervalle que le temps d’une démonstration qui demeure acquise à l’histoire : c’est que la majorité n’avait eu d’abord rien à refuser à M. de Lamartine, à M. Garnier-Pagès, à M. Arago, à M. Dupont (de l’Eure), et que ces messieurs n’avaient rien eu à lui demander, rien sinon la consécration de l’antagonisme fatal et impuissant qui avait déjà plusieurs fois, avant la convocation de l’assemblée, mis la France à deux doigts de sa perte !

Ce n’est donc pas la bonne volonté des hommes monarchiques qui a manqué aux premières œuvres de l’assemblée républicaine : c’est la conception républicaine qui fit défaut sur tous les points. Et quand enfin il fallut nommer une commission de constitution, une commission chargée de trouver la forme sociale qui ne serait ni le directoire, ni le consulat, encore moins la terreur, qui se garderait de pencher vers la monarchie sans trop incliner vers l’Amérique, cette commission fut acceptée par les hommes monarchiques, à bien peu de chose près, comme les républicains voulurent la composer, et si parmi les vingt-cinq membres qui sortirent de l’urne figuraient quelques noms du lendemain, c’est que ce nombre dépassait en réalité le personnel disponible des candidats de la veille.

Les différentes fractions de la majorité formèrent plusieurs réunions préparatoires pour discuter ce scrutin. Une de ces réunions, que l’on eût qualifiée de légitimiste dans le vocabulaire des affinées précédentes, eut lieu chez M. le marquis Sauvaire de Barthélemy, et je voudrais, pour unique réponse à tant de détracteurs, que toutes les paroles, sans exception, qui furent prononcées dans ce salon pussent être reproduites et publiées aujourd’hui. La nécessité de faire place au mouvement intellectuel de février y était admise sans contestation ; on y saluait avec une véritable cordialité l’espérance que des entrailles de la nation, si violemment interrogées, sortirait au moins quelque homme ou quelque idée propre à apaiser les discordes et les souffrances. Je ne suis pas confus de ces souvenirs, parce qu’on ne peut l’être d’une confiance généreuse, bien que naïve ; mais j’atteste que, si plusieurs républicains se plaignent de déceptions amères, ils ont été peut-être moins trompés encore que les hommes réunis ce soir-là pour contribuer à l’entreprise commune, et qui engageaient leur vote en faveur de MM. Buchez, Considérant, Martin de Strasbourg, Marrast, Cormenin, etc. Ceux qui se hasardaient à témoigner quelque doute ou quelque répugnance à l’encontre des noms les plus compromis étaient aussitôt et très vivement interpellés par cette apostrophe qui retentit encore à mes oreilles avec son accent véhément : « Voulez-vous constituer une république sans républicains ? »

En vérité, depuis qu’on accuse les monarchistes d’avoir semé d’entraves l’expérience nouvelle, je me demande s’il y a une seule concession, j’oserai même dire une seule niaiserie qu’on ait refusée aux hommes du mouvement de février avant de les avoir mis et vus à l’œuvre, et je réponds : Pas une, pas une seule, y compris la fête aux bœufs dorés et à la charrue pastorale ! On ne pouvait se résigner à croire que tant de présomption dans le discours, tant d’arbitraire dans les actes, tant de sang risqué, sinon répandu, ne recélassent pas au moins le germe de quelque progrès social. La nomination de M. Buchez à la présidence de la constituante avait été accueillie par les monarchistes comme leur propre triomphe, et plus tard M. Marrast demeura le constant élu de la majorité, le maximum de ses exigences.

J’ai réuni le début de l’assemblée et le choix de la commission de constitution pour présenter d’un seul coup d’œil les facilités, les gages donnés par la droite à l’accomplissement du programme de la gauche ; mais j’ai fait mentir les dates. Le 15 mai vint se jeter à la traverse il troubla quelques illusions, il n’arrêta ni les complaisances ni l’abnégation ; le 15 mai servit même, et ce point de vue n’a pas été assez remarqué, le 15 mai servit à prouver combien les monarchistes étaient entrés avant dans leur tâche. Tout a été dit sur l’ensemble de cette journée, mais on n’a pas assez insisté sur les détails d’intérieur.

Les républicains qui n’étaient point dans le complot du 15 mai firent des efforts très évidens pour repousser l’invasion de l’assemblée. J’ai vu M. Flocon, courant de bancs en bancs, tenir le langage le plus louable, j’ai vu M. Trélat plongé dans un morne désespoir ; mais, la dissolution de l’assemblée prononcée et devenant une sorte de fait accompli, le gros du parti républicain tomba dans un découragement immédiat. La revanche, si rapidement prise, fut due au concours spontané, énergique, des hommes qui en avaient le moins la responsabilité et la charge. Ce n’est point un républicain qui alla chercher le régiment de dragons caserné à deux cents pas de l’assemblée, ce fut M. de Rémusat. Ce n’est pas M. Charras et M. Arago qui allèrent porter ou demander des ordres au ministère de la guerre, situé à cinquante pas de l’assemblée. Ce n’est pas M. Buchez qui donna le signal d’aucune mesure préservatrice. On a beaucoup reproché à M. Buchez les contre-ordres de rappel qu’il consentit à signer. Pour mon compte, je ne me suis jamais permis, ni de loin ni de près, la moindre accusation envers lui à ce sujet. M. Buchez a pu croire qu’en sacrifiant sa vie il exposerait celle de ses neuf cents collègues : cela suffit pour que ces collègues soient, dans une certaine mesure, reconnaissans et tout au moins respectueux envers lui ; mais si j’écarte les reproches en ce qui concerne la séance, je me réserve le droit de faire observer qu’on a été trop inattentif pour ce qui l’a suivie. M. Buchez, en butte à des violences directes, a subi la dissolution de l’assemblée, soit : quiconque a été témoin de cette journée doit être peu enclin aux récriminations ; mais sur le seuil même du Palais-Bourbon, où M. Buchez retrouvait sa liberté, il devait retrouver aussi sa présence d’esprit, sa dignité, et pourvoir, sans prendre haleine, à la réorganisation de l’assemblée, qui se personnifiait en lui. Or, c’est là qu’existe, selon moi, le véritable chef d’accusation. M. Buchez quitte le Palais-Bourbon, comme si la catastrophe était irréparablement consommée ; il se rend au Luxembourg, où il eût trouvé bien peu de renfort, quand même il y eût trouvé la commission exécutive, mais qu’il n’y pouvait pas même chercher, puisqu’il en laissait derrière lui les principaux membres. Sa place était donc à l’hôtel de la présidence, pour y concentrer un noyau d’assemblée, reconstituer une force morale, la donner pour appui à la force armée et étouffer l’insurrection à sa naissance. Cela était tellement indiqué par la situation, que ce qui ne se présenta pas à l’esprit de M. Buchez fut exécuté instinctivement par trente ou quarante membres de l’assemblée qui ne se connaissaient pas les uns les autres, qui n’avaient aucune autorité, mais qui ne pouvaient se résoudre à céder ainsi la place, sans combat, devant la plus monstrueuse, la plus injustifiable des agressions. On peut affirmer que de ces trente ou quarante représentans qui se rallièrent ainsi à la pure et simple pensée du devoir, il n’y avait de républicains de la veille que M. Sénard et M. Corbon, vice-présidens de l’assemblée ; encore l’attitude du second fut-elle infiniment différente de celle du premier. M. Dupont de l’Eure était assis près de là, dans un état voisin de l’évanouissement. Plusieurs représentans essayaient de le ranimer et lui offraient de temps en temps des verres d’eau.

On agita la question de se transporter dans les départemens. l’un proposait Metz, un autre insistait pour Bourges ; des hommes beaucoup plus avancés dans le côté droit repoussaient fort vivement l’idée de se présenter aux départemens avant d’avoir épuisé les moyens de défense que ne pouvait manquer d’offrir Paris. M. Sénard adopta ce dernier avis, et le fit prévaloir au milieu d’une délibération très courte et très confuse. Il voulut rédiger une proclamation aux Parisiens ; mais il ne trouvait ni plume, ni papier, ni encre, et ce fut M. le vicomte de Puységur, représentant du Tarn, qui parvint à découvrir, dans le cabinet de M. Buchez absent, tout ce qui manquait à M. Sénard pour appeler au secours de la république. Cependant cette réunion de quelques représentans, se disposant à protester contre l’émeute, avait besoin d’assurer au moins la sécurité de l’étroite enceinte dans laquelle elle était groupée. On apercevait de la fenêtre, dans les jardins de la présidence, un bataillon de garde mobile. Ce furent encore des députés appartenant à la même fraction parlementaire que M. de Puységur qui, accompagnés d’un officier dont je regrette de ne pas connaître le nom, allèrent haranguer les jeunes gardes mobiles. MM. de Dampierre, de Kerdrel et un troisième représentant ayant accompli cette tâche, rendue très facile par l’excellent accueil du bataillon, s’en reposèrent sur M. Sénard et sur les quelques représentans qui l’entouraient, pour la rédaction des documens officiels. Gagnant, à travers les jardins de la présidence, alors encombrés d’ouvriers et de matériaux, le quai qui fait face aux Champs-Élysées, ils rencontrèrent M. Wolowski, beau-frère de M. Faucher, debout sur le mur de clôture du jardin, appelant des gardes nationaux à la défense de l’assemblée ; ils se joignirent à lui. Dans toute la longueur du quai, depuis l’esplanade des Invalides jusqu’au péristyle du Palais-Bourbon, les gardes nationaux commençaient à affluer. Les mots : « L’assemblée ne se laissera point dissoudre, l’assemblée se reconstitue à l’hôtel de la présidence, l’assemblée se fera tuer plutôt que de quitter Paris ! » ces mots prononcés au hasard par quatre ou cinq représentans inconnus suffisaient pour électriser la garde nationale et déterminer cette reprise de possession que la France entière allait applaudir ; il en fut de même jusqu’à l’Hôtel-de-Ville inclusivement.

Lorsque M. de Lamartine et M. Ledru-Rollin, enlevés pour ainsi dire du fond du Palais-Bourbon par les flots de la garde nationale, résolurent d’aller à sa tête poursuivre les fugitifs de la rue de Bourgogne qui essayaient de redevenir factieux au-delà du Pont-Neuf, le cortège des républicains de la veille fut aussi clair-semé près d’eux qu’il l’avait été près de M. Sénard. Tout Paris put voir, sans avoir le loisir de se rendre compte de ce singulier symbole, MM. de Lamartine et Ledru-Rollin marchant à cheval sur l’Hôtel-de-Ville, ayant d’un côté l’un des plus chevaleresques amis de Mme la duchesse d’Orléans, le marquis de Mornay, et de l’autre un légitimiste notoire.

Comment un tel rôle avait-il été abandonné, pour ainsi dire sans concurrence, à des hommes qu’on aurait dû mieux entourer alors ou moins attaquer depuis ? En peut-on induire que les absens de la lutte étaient secrètement parmi les instigateurs du mouvement ? Hélas ! rien n’est plus éloigné de ma pensée que cette insinuation ; mais j’ai cependant du fait en lui-même une induction à tirer.

Jusqu’au 15 mai, on a vu le défaut d’unité, le défaut de doctrine du parti républicain ; le 15 mai fit éclater son incompatibilité radicale avec les conditions élémentaires d’un gouvernement quelconque. On ne réagit pas en un jour contre les mœurs de toute sa vie. Quand les caractères ont pris leur pli, la volonté d’un instant ne suffit pas pour l’effacer. Quand on a dépensé toutes les années qui conduisent vers l’âge mûr à prodiguer, nous oserons dire à profaner le nom du peuple ; quand on a reconnu sa souveraineté dans le 10 août, on est bien embarrassé pour la nier au 24 février, et l’on devient fort perplexe au 15 mai. Quelques hommes ont tout fait pour empêcher la manifestation de ce caprice populaire ; mais la manifestation est accomplie, elle réussit : peuvent-ils, doivent-ils protester encore ? A quel signe le caprice se distingue-t-il de la volonté, quand on a renoncé d’avance à toutes garanties et à tout contrôle en ce genre ? Lorsque MM. Barbès, Raspail et Huber déclarent l’assemblée dissoute au nom du peuple, un des plus jeunes représentans, M. Fresneau, s’écrie « Au nom de quel peuple ? » et les envahisseurs se précipitent vers son banc le poing fermé. Tous les républicains n’adoptaient pas ce mode de réplique, loin de là ; beaucoup seulement commençaient à ne plus savoir quelle réponse on aurait dû faire à cette interpellation bretonne. La plupart regagnèrent leur logis, navrés, mais irrésolus, et répétant à quiconque les interrogeait : « Un grand malheur vient de fondre sur nous ; l’assemblée est dissoute ! » Pour trouver dans leur conscience une autre réponse, ce n’était pas l’héroïsme personnel qui leur manquait, c’était la lucidité politique et la décision morale. La preuve, c’est qu’un général qui devait mourir glorieusement six semaines après, dans les journées de juin, était du nombre de ceux qui courbèrent le plus stoïquement la tête devant le 15 mai, et cela dans les jours de la ferveur et de l’enthousiasme révolutionnaires, sans l’ombre d’un motif ou d’un prétexte, lorsque tout ce qui n’était pas entraîné était docile, lorsque l’assemblée n’avait émis que des votes décrétant que tout le monde avait bien mérité de la patrie.

Ah ! nous répétons sans cesse que la Providence gouverne directement la France ; mais nous le disons machinalement : nous n’avons pas assez réfléchi à tout ce qu’elle nous montrait le 15 mai et à tout ce qu’elle daignait nous enseigner en nous le montrant. On pourrait essayer toutefois de faire un retour sur la chambre monarchique pareillement dissoute et à la même place quelques mois auparavant ; mais ce rapprochement ne soutiendrait pas la discussion. Beaucoup d’argumens se pressent pour le détruire ; un seul dispense de tous les autres. La chambre des députés, en 1848, n’était qu’un des pouvoirs de l’état et un pouvoir nécessairement désarmé. Elle s’est affaissée moins devant l’émeute que sous les décombres de la monarchie, qui croulait à quelques pas d’elle. Tant que la royauté était debout, c’était elle qui disposait de tous les moyens de défense. Entre le moment où la royauté disparut et celui où la chambre pouvait saisir une succession momentanée, il n’y eut que l’intervalle entre l’éclair et la foudre. On pourrait même citer des fautes ou des défaillances individuelles, que la chambre collectivement et politiquement ne serait pas pour cela responsable de la défaite du 24 février : son rôle y fut secondaire, tandis que l’assemblée constituante, assumant en elle tous les attributs de la souveraineté, en résumait aussi tous les devoirs.

Ceux qui préparèrent le 15 mai devaient être conduits jusqu’à cette conséquence : notre préférence individuelle est au-dessus du suffrage universel ; aussi l’ont-ils érigée en axiome devant la cour de Bourges. Ceux qui ont vigoureusement repoussé l’agression ont sauvé la république, comme on sauve les monarchies, comme on sauve toute forme sociale régulière. Ceux qui n’ont fait ni l’un ni l’autre ont perdu le droit d’adresser désormais à personne un reproche en matière de gouvernement et de salut public. Eux-mêmes ne pouvaient conjurer la sévérité de l’opinion qu’en proclamant plus tard à la tribune le trouble et le remords de leur cœur ; ils n’en eurent pas la force et n’en reçurent pas l’exemple dans les explications données par M. Buchez. C’est que, dans de pareilles circonstances, dans l’amertume de tels échecs, la franchise est, de toutes les formes que peut emprunter le courage, la plus rare et la plus difficile. Du reste, il y a dans le monde plus de repentirs que d’aveux. On doit le penser surtout du monde politique et puiser dans cette pensée beaucoup d’espérances pour son pays, lors même que les actes et les discours semblent encore le plus opposés à ce que l’on espère.

Le lendemain de cette journée pouvait donc être plus mémorable encore que cette journée même, si l’on n’eût pas mis tous ses soins à en éluder les côtés onéreux et les obligations réparatrices. La légèreté joua de nouveau un plus grand rôle que l’obstination et la mauvaise foi ; les préoccupations littéraires se firent jour au détriment des plus graves soucis politiques. On pourrait citer à cet égard de piquantes anecdotes.

Quant à la république, elle continua à marcher, comme elle avait fait jusque-là, sans impulsion, sans initiative. Le préfet de police, sous les yeux duquel ces événemens venaient de s’accomplir, était encore vanté comme le modèle des gardiens vigilans. Beaucoup d’activité fut déployée dans les couloirs de l’assemblée pour prévenir un vote qui lui fût défavorable. M. Caussidière se retira de lui-même par une démission dédaigneuse ; sa fierté et la mollesse du pouvoir égarèrent le public et assurèrent sa réélection. On était déjà si fatigué de l’inertie, qu’on se prit d’engouement pour les saillies énergiques de ce personnage original. Le pays commençait à confondre la république et l’assemblée dans un vif sentiment de dépit : il adopta la colère de M. Caussidière comme pour s’essayer à exprimer bientôt, sous une forme plus convenable, son propre ressentiment.

En effet, tandis que les républicains se regardaient entre eux avec froideur et méfiance, tandis que l’assemblée considérait les républicains avec une surprise chaque jour croissante, de nombreuses réélections avaient eu lieu. Paris, nommant à la fois M. Pierre Leroux, M. Victor Hugo, le général Changarnier, Proudhon et le prince Louis Bonaparte, donnait un fidèle échantillon du chaos qui régnait dans cette cervelle de la France ; mais les départemens manifestèrent une tendance très nette et très caractérisée, une tendance franchement réactionnaire. M. Molé et M. Thiers entrèrent à l’assemblée avec un cortège de suffrages qui donnait comme une sorte de mission spéciale à ces deux hommes d’état du passé, et semblait leur imposer pour mandat de renforcer de leur expérience l’impéritie formidable qui compromettait alors toutes nos destinées.

Les départemens, qui, dans quelques jours, allaient envoyer l’élite de leur population en armes contre l’insurrection de Paris au 23 juin, avaient commencé ce mouvement par leurs votes, par leurs journaux, par leurs correspondances, par tout ce qui pouvait peser sur leurs représentans, dont ils ne s’expliquaient pas les hésitations et les déférences. Les républicains exaltés et leurs échos accusaient déjà la majorité d’arrière-pensées et même de complots dynastiques, tandis qu’en réalité cette majorité avait à lutter, de la part de ses commettans, contre les plus vifs reproches dans le sens opposé. Au point de vue de la décision, la France valait mieux que l’assemblée, l’assemblée valait mieux que le gouvernement : dissidence qui devait aller en s’élargissant de jour en jour jusqu’au scrutin du 10 décembre, scrutin où l’on vit la grande majorité de l’assemblée et une notable portion des hommes monarchiques soutenir le général Cavaignac, tandis que les départemens donnaient la masse de leurs suffrages à un prince fils de roi et neveu d’empereur.

En attendant ce coup de théâtre ou plutôt ce coup de massue, de formidables événemens devaient concourir à le préparer.

Les deux grandes préoccupations de l’assemblée furent, à partir du 15 mai, les ateliers nationaux et la recherche d’un moyen quelconque de donner à la commission exécutive une volonté ou son congé. La peur de passer pour réactionnaire balançait dans l’assemblée la crainte de devenir complice, et la présence de M. Ledru-Rollin au pouvoir en paralysait les bons élémens.

J’ai eu l’occasion de m’expliquer à la tribune sur la question des ateliers nationaux : je l’ai fait à l’improviste et en omettant beaucoup de détails. S’il y a jamais opportunité à réveiller ces cruels souvenirs, il convient de ne le faire désormais que pièces en main et complètement. Ce n’en est pas ici le lieu. Il suffit en ce moment de constater le phénomène dont nous poursuivons la démonstration : le mélange inoui d’illusion dans la théorie et de stérilité dans la pratique. L’empressement à flatter les passions du peuple, l’impuissance à servir ses intérêts, éclatèrent dans cette longue agonie d’une idée fausse aussi visiblement que dans toutes les autres questions. Il n’est pas un des républicains qui, au début de l’assemblée, ne fût impatient de la dissolution de ces ateliers. M. Pascal Duprat l’appuyait dans le comité du travail à côté de M. Coquerel ; M. Considérant entrait dans la même sous-commission que moi ; le premier rapport que je lus à l’assemblée avait été approuvé par lui ; M. Trélat, ministre des travaux publics, fit afficher sur les murs de Paris un extrait de ce rapport, comme expression de la pensée même du gouvernement. Cependant, lorsqu’il fallut passer des démonstrations aux actes, la scène changea, et les personnages reculèrent. On demandait alors un délai indéterminé et un crédit que M. Duclerc, ministre des finances, déclarait hautement l’équivalent de la banqueroute. C’est de l’initiative la plus directe de l’assemblée et à la suite de la discussion la plus approfondie dans ses bureaux, que sortit pour la première fois le mot dissolution. L’assemblée, jusque-là, avait cru aux moyens termes, aux procédés transitoires ; c’est en voyant grossir le péril dans des proportions qu’aucune prudence et qu’aucune force ne pourraient bientôt conjurer, en apprenant que les ateliers nationaux, ouverts en mars pour trente mille ouvriers dans la détresse, contenaient alors cent vingt mille mutins, et que cinquante mille autres frappaient à la porte, c’est alors que l’assemblée, se voyant à la merci de cette innombrable et mystérieuse armée, entendant de toutes parts les cris du commerce et de l’industrie, dont la ruine s’achevait par cette grève organisée, se sentit enfin gagnée par une impatience trop longuement provoquée. M. Goudchaux avait été nommé président de la commission pour l’ardeur avec laquelle il avait parlé dans les bureaux. C’est lui que menaçaient nominativement les affiches placardées dans tout Paris. M. Émile Thomas, qui fut pendant quelques semaines le masque de fer de la république, disparaissait et reparaissait sans qu’aucun vieil ennemi des lettres de cachet s’en émût. Le 22 juin, M. Arago et M. Marie vinrent dans la commission ; ils ne l’éclairèrent ni ne la satisfirent. Cependant l’insurrection était déjà ouvertement préparée, et l’on peut affirmer, dates et Moniteur en main, que ce fut uniquement pour répondre à un défi, pour donner aux gardes nationaux prenant les armes la certitude que l’assemblée marchait avec eux, que je fus autorisé à lire mon rapport. Lorsque cette résolution fut arrêtée, M. Dupont de Bussac donna par écrit sa démission de membre de la commission. C’était le 23, à neuf heures du matin.

Telle fut donc, dans cette sanglante page de notre histoire, la part vraie qui appartient à chacun. Au début de la question, l’alarme est égale chez les uns et chez les autres : le mal ne fait l’objet d’un doute pour personne, tout le monde se met à l’œuvre en commun ; mais, dès qu’il faut agir, les uns avancent, les autres se démettent. Les hommes qui ont conduit la république au bord de cet abîme sont les plus empressés à l’y délaisser ; ce sont, la veille du combat, des réactionnaires tels que MM. Charles Dupin, Buffet, Aylies, Hubert de Lisle, qui arment moralement le général Cavaignac ; ce sont eux qui s’effacent volontairement, non pendant le combat, mais le lendemain de la victoire, pour laisser au gouvernement, qui en témoignait un très vif désir, le mérite de cette dissolution. On croit généralement aujourd’hui que la dissolution fut votée avant le 23 juin ; elle ne le fut qu’aux premiers jours de juillet et sur la demande expresse du nouveau pouvoir. C’est à mesure que ces cruels souvenirs s’effacent, que chacun prend la position qui s’accommode à ses prétentions : M. Goudchaux, ministre du général Cavaignac, revendiquait à la tribune l’honneur d’avoir participé à cette grande mesure ; mais lorsque je suis violemment accusé, aux derniers jours de la constituante, d’avoir de sang-froid provoqué la guerre civile, M. Dupont (de Bussac) applaudit, et M. Goudchaux se tait.

Ma tâche sera remplie telle que je l’envisage lorsque j’aurai rendu compte de quelques détails également travestis et devenus méconnaissables dans les premières relations de la rue de Poitiers et du général Cavaignac. Par le temps surchargé de drame où nous vivons, je suis convaincu que l’évocation de la rue de Poitiers réveillera beaucoup de lecteurs en sursaut, comme pourrait le faire une ressouvenance du ministère Martignac ou de la salle à manger de M. de Peyronnet. Il est bien vrai cependant qu’il y a deux ans à peine. c’est-à-dire au 28 juin 1848, au lendemain de la plus cruelle bataille qui se soit livrée dans la capitale d’aucun peuple civilisé, la réunion dite de la rue de Poitiers tenait dans ses mains la clé officielle des destinées parlementaires de la France. On a dit beaucoup alors, mais surtout depuis, que la réunion de la rue de Poitiers avait trahi une convoitise empressée du pouvoir, et que pour avoir éconduit ses candidats au ministère, le général Cavaignac avait promptement encouru sa disgrace. M. Carnot, dans une brochure, se pose même, sans déguisement, comme une victime de ces ténébreuses rancunes[2]. Il importe de préciser d’abord l’origine et les tendances primitives de la rue de Poitiers. Ce fut, dès les premiers jours de mai, le lieu de rendez-vous, le centre de ralliement des représentans, fort nombreux dans la constituante, qui n’avaient appartenu à aucune assemblée antérieure. Les hommes politiques de quelque valeur avaient exercé leur influence sur les électeurs de la constituante, moins pour se produire que pour indiquer leurs successeurs. Il n’est pas de département où tous les anciens chefs de parti n’aient préparé ou chaleureusement appuyé les élections de quelque ouvrier, pourvu qu’il fût probe, de quelque publiciste républicain, pourvu qu’il fût modéré, et encore ne regardait-on pas de très près à cette modération. Dans l’ouest même, où il eût été le plus facile de réaliser ou tout au moins de tenter des élections anti-républicaines, l’idée n’en fut pas même mise en avant. Dans Maine-et-Loire, le comité de la droite donna cinquante et quelques mille voix à un chef d’atelier de l’école des arts et métiers, ce qui, par parenthèse, valut fort peu de temps après à celui-ci une brutale destitution. Dans la Loire-Inférieure, la droite fit passer M. Waldeck-Rousseau à côté de l’un des curés de la ville de Nantes. Dans l’Ille-et-Vilaine, l’évêque de Rennes avait désigné de son plein gré le nom de M. Roux-Lavergne, ami et collaborateur de M. Buchez. Dans le Morbihan, la même opinion, appuyée sur les mêmes forces, nommait M. Beslay, patron d’un grand nombre d’ouvriers dans un des faubourgs de Paris. Marseille nommait son jeune portefaix, M. Astouin. Il y avait donc à l’assemblée une foule d’hommes complètement nouveaux et décidés à inaugurer une situation et une politique nouvelles. Ils étaient fort jaloux de cette virginité politique, de cette non-solidarité avec les régimes antérieurs, et ils avaient grandement raison. Les nuances d’opinion ne conduisaient pas à la rue de Poitiers et n’y classaient personne : c’était la date de l’entrée dans la carrière qui servait d’introduction. Là, M. d’Adelsward se rencontrait avec M. Denjoy, M. Degousée avec le général Baraguay-d’Hilliers, M. de Heeckeren avec M. Bérard. M. Barrot se trouvait exclu comme M. Thiers, comme M. Molé, comme M. Dufaure, comme M. Duvergier de Hauranne, comme M. Béchard ou M. de Larcy. Ce n’est que lorsque la crise de juin fut devenue manifeste et imminente, que ce noviciat de la rue de Poitiers s’effraya de son isolement et de sa responsabilité. La consigne contre les anciens fut levée. Je ne crois pas que M. Thiers ni aucun de ses collègues de l’ancienne chambre des députés y aient paru avant le 23 juin.

Si donc des représentans jeunes d’antécédens ou d’âge vinrent tout d’un coup se ranger sous le drapeau des vieux parlementaires, et si ce rapprochement fut un malheur pour les destinées régénératrices du 24 février, la république est encore redevable de ce fait à ses prétendus amis. Il est avéré qu’avant l’agression barbare du 23 juin, les nouveaux constituans avaient la plus grande répugnance à se confondre avec les anciens députés ; que les anciens députés, de leur côté, mettaient une sorte de fierté à ne se point montrer blessés de cette exclusion, et que de cette séparation prolongée pouvaient naître des élémens imprévus, inessayés, de majorité et de gouvernement. Le 23 juin acheva la réaction que le 15 mai avait commencée. Tous les rangs, tous les âges, toutes les nuances se confondirent dans l’unique sentiment de la civilisation à défendre. Voilà l’intrigue qui plaça la rue de Poitiers sous le charme de M. Thiers, de M. Molé, de M. Berryer, de M. de Montalembert ; voilà le nœud de cette monstrueuse coalition.

Les rapports qui s’établirent immédiatement entre la rue de Poitiers et le général Cavaignac furent tout aussi exempts d’embûches. L’idée première de la constituante avait été de gouverner elle-même, en se réservant le choix des ministres jusqu’à la fondation d’un gouvernement définitif. C’est cette combinaison que fit échouer M. de Lamartine en imaginant une commission exécutive composée de cinq membres, afin que M. Ledru-Rollin pût y trouver une place. Cette combinaison obtenue par beaucoup d’efforts, votée à grand’peine, pesait comme une sorte de remords au fond de la conscience de la majorité. La commission exécutive le sentait si bien, M. de Lamartine personnellement en était si affecté, que bien qu’il eût obtenu un vote de confiance le 21 ou le 22 juin sur une question de traitement, il donnait, et ses quatre collègues donnaient avec lui, dès le 23 juin, une démission pleine d’amertume. Il était donc naturel que l’assemblée revînt à sa première pensée, la nomination directe des ministres, et qu’elle ne recommençât pas, après les malheurs de juin, la faute qui les avait causés. En même temps donc que le suffrage unanime de la rue de Poitiers portait le général Cavaignac à la tête du nouveau gouvernement, il était fortement question de retenir la nomination du ministère. Plusieurs listes étaient déjà dressées. Ce furent alors les chefs de la majorité qui, loin d’étendre la main pour saisir une tutelle, combattirent cette tendance, et s’efforcèrent de dissiper les ombrages.

Lorsque j’entrai pour la première fois dans la salle de la rue de Poitiers, le 27 juin au soir, M. Thiers occupait le petit bureau servant de tribune. On était venu, quelques instans auparavant, raconter assez malencontreusement que le général Cavaignac appliquait à M. Thiers le nom d’ennemi. M. Thiers repoussait ce mot avec la générosité la plus spirituelle, en plaidant les prérogatives du chef futur qu’allait introniser l’assemblée. L’ingratitude au point de vue de la personne, le péril au point de vue de l’autorité qu’il était si nécessaire de fortifier, tel fut le thème dont j’entendis seulement l’éloquente péroraison. Ce discours et celui de M. Berryer décidèrent du vote. Il fut résolu à l’unanimité que la réunion de la rue de Poitiers, adoptant les vues des amis personnels du général et de la réunion Dupont de l’Eure, se mettrait en rapport avec l’honorable M. Cavaignac par une députation officieuse composée de six membres ; que cette députation ferait connaître au général qu’un sentiment de confiance en lui portait la réunion à renoncer à la nomination directe des ministres ; qu’elle appuierait son administration nouvelle hautement et fermement ; qu’elle désirait que les portefeuilles fussent remis à des hommes ne pouvant donner aucun sujet d’inquiétude à l’opinion républicaine ; que l’on souhaitait en conséquence que cette administration fût largement recrutée parmi les serviteurs de la veille. Aucun nom propre, aucune prétention, aucune exigence, ne furent ni directement ni indirectement recommandés aux soins des six députés de la réunion. Ces six représentans étaient MM. Baze, Vivien, de Sèze, Vesins, Degousée et moi. Nous demandâmes, dès le soir même, une entrevue au général Cavaignac, qui nous fût accordée pour le lendemain à sept heures du matin. Le général, encore épuisé des fatigues du combat, nous reçut couché sur un lit de fer dans un des petits salons de l’ancien hôtel de la présidence. Il nous déclara avec une bonhomie à la fois digne et cordiale qu’il ne connaissait aucun de nous (M. Degousée n’avait pu se joindre à la députation, je ne me rappelle plus pour quel motif) ; qu’il ignorait non-seulement nos opinions, mais même nos noms ; qu’il était un général d’Afrique transporté brusquement sur un terrain nouveau pour lui ; que, du reste, il n’avait pas besoin d’un plus ample informé pour répondre très franchement à notre démarche. Il nous indiqua que des négociations étaient entamées pour la plus prompte formation possible du nouveau ministère, que les affaires étrangères étaient destinées au général Bedeau, la guerre au général de Lamoricière, l’intérieur à M. Sénard, les finances à M. Goudchaux. C’étaient là, on le voit, les quatre postes les plus importuns ; tous les quatre étaient donnés à des hommes qui avaient soutenu le poids de la lutte : le général Lamoricière et le général Bedeau sur les barricades, M. Sénard à la présidence de l’assemblée, M. Goudchaux à la présidence de la commission des ateliers nationaux. Ces quatre noms obtinrent aussitôt la promesse la plus formelle du concours de la rue de Poitiers. Les noms de MM. Tourret et Bethmont furent ensuite prononcés pour l’agriculture et la justice, et furent également approuvés. Le général Cavaignac ajouta qu’il ne prévoyait aucune objection au maintien de M. Carnot dans le ministère de l’instruction publique M. Vivien avait bien voulu jusque-là porter la parole en notre nom ; d’autres la demandèrent alors et causèrent une très visible impression d’étonnement au général Cavaignac, en lui disant que plusieurs circulaires de M. Carnot, que certaines de ses tendances éveillaient beaucoup d’inquiétudes dans une portion considérable du pays ; que les idées de M. Carnot, trop sincères chez lui pour être mobiles, seraient tôt ou tard une pierre d’achoppement avec la majorité ; qu’il fallait, autant que possible, prévenir ces crises et les épargner à l’autorité qu’on s’efforçait de reconstituer. Le général Cavaignac nous répondit alors que les polémiques sur l’enseignement étaient vaguement arrivées jusqu’à lui en Algérie, qu’il y était toujours demeuré étranger, qu’il ne pouvait nous répondre sur des faits, sur des points de vue qui se présentaient à son esprit pour la première fois ; que, du reste, il avait compris la portée de nos objections contre M. Carnot, qu’il allait en référer à ceux de ses collègues que nous considérions comme faisant déjà partie du ministère, et qu’il en causerait volontiers de nouveau avec nous dans le courant de la journée. L’entretien avait duré trois quarts d’heure ; les explications données par le général Cavaignac, les sentimens exprimés par lui nous avaient pleinement satisfaits ; nous étions sûrs aussi de l’avoir convaincu de notre adhésion. Le général était attendu à huit heures pour une grande revue des gardes nationales de province devant le péristyle de l’assemblée. Nous nous séparâmes donc, ajournant à l’après-midi le seul point demeuré en litige, le ministère de M. Carnot.

Nous revînmes vers une heure au salon de la présidence ; le général était absent. M. Sénard nous reçut à sa place ; il nous dit que l’incident relatif à M. Carnot les mettait tous dans un embarras véritable, qu’il appréciait parfaitement les motifs de notre résistance, mais que le général, de premier mouvement et comme chose qui ne pouvait souffrir de difficulté, avait, dès la veille, parlé à M. Carnot de son maintien au ministère, qu’il se considérait donc comme lié, vis-à-vis de lui, et que, si M. Carnot lui-même ne le déliait pas, l’embarras courait risque de devenir inextricable. Ce discours de M. Sénard était appuyé d’assurances positives sur le désir qu’éprouverait le ministère de voir l’instruction publique dirigée dans un sens moins imprudent. Nous offrîmes alors de prendre sur nous la responsabilité des premières ouvertures à M. Carnot. M. Sénard accueillit notre offre, et, au bout de quelques minutes, envoya M. Carnot dans le salon où nous étions demeurés pour l’attendre. Nous exposâmes avec beaucoup de franchise à notre honorable collègue les sentimens d’estime et les motifs de dissidence qui nous portaient à le prendre lui-même pour confident de notre opposition ; que sa présence dans le ministère serait certainement l’occasion d’une crise prochaine et à tous égards déplorable ; que nous faisions appel à sa loyauté et le suppliions de tirer le général Cavaignac de la situation fausse où lui M. Carnot et nous-mêmes le placions. M. Carnot répondit qu’il était loin de nous savoir mauvais gré de notre langage, mais que le général Cavaignac n’était aucunement lié vis-à-vis de lui, que par conséquent il était libre de lui enlever ou de lui conserver son portefeuille, et que ses préparatifs de départ pour la campagne étaient déjà faits. Nous répliquâmes qu’il ne s’agissait pas de savoir si le général Cavaignac était ou n’était pas réellement lié ; qu’il suffisait qu’il le crût, et que nous affirmions à M. Carnot que tel était bien son scrupule. M. Carnot se renfermait dans la même réponse ; nous persistâmes dans la même réplique. Force nous fut alors d’appeler M. Sénard une seconde fois pour qu’il s’expliquât sur le fait de l’engagement du général Cavaignac. M. Sénard n’hésita pas à se ranger aussitôt de notre côté, et ne cacha point à M. Carnot qu’il considérerait sa démission comme utile à la formation et à la solidité du nouveau ministère. M. Carnot se retira, nous disant qu’il s’expliquerait avec le général et qu’assurément il ne compliquerait ni ne prolongerait pour son compte les difficultés de la situation. Nous considérâmes donc, M. Sénard et nous, la démission de M. Carnot comme un fait accompli, et nous prononçâmes plusieurs noms qui pouvaient, selon nous, être utilement recommandés au général Cavaignac, en ayant soin de nous circonscrire toujours dans le cercle étroit des républicains de la veille. Le nom de M. Voirhaye fut spécialement indiqué et appuyé par nous.

Pendant tous ces pourparlers, l’assemblée était entrée en séance. Nos collègues nous interrogèrent vivement : nous leur annonçâmes la composition du ministère qui devait être promulgué dans la soirée, en ajoutant que, selon des probabilités qui équivalaient à une certitude, M. Carnot n’en ferait pas partie. La séance, suspendue, fut reprise à huit heures du soir. Nous fûmes, en y entrant, tirés à l’écart et avertis, avec une humeur non déguisée, que M. Carnot restait à l’instruction publique. Les paroles qui s’échangèrent dans ce court entretien n’appartiennent qu’à des mémoires d’outre-tombe ; mais ce dont chacun a pu garder le souvenir, ce fut l’explosion de murmures qui accueillit quelques instans après la promulgation du nom de M. Carnot : ces murmures n’étaient que le cri de la plus légitime surprise. Quelques jours après, l’un des hommes les plus fermes de la rue de Poitiers et l’un des membres les plus étrangers, par son âge, par ses antécédens, à toute ancienne coterie, M. Bonjean, porta à la tribune la question que nous avions soulevée dans le petit salon de la présidence, et M. Carnot fut renversé, séance tenante, par un scrutin public. De ses collègues du ministère, pas un ne s’associa à sa retraite Voilà comment M. Carnot fut victime de mystérieuses machinations, mais voilà aussi le premier germe des méfiances entre une notable portion de l’assemblée constituante et le général Cavaignac. Je n’ai jamais su, je n’ai jamais cherché à savoir ce qui s’était passé entre la démission annoncée de M. Carnot et sa reprise de possession : je me suis contenté de voter pour la proposition de M. Bonjean ; mais, si l’on réfléchit à cet incident, on ne peut se l’expliquer qu’ainsi : M. Carnot tenait peu au ministère, mais beaucoup, en matière d’instruction, aux idées de son secrétaire-général, M. Jean Raynaud ; il se faisait un point d’honneur de les couvrir jusqu’au bout et à outrance de son ancienneté dans les rangs de la gauche. Le général Cavaignac ne tenait pas à M. Carnot personnellement, mais il tenait beaucoup à la mémoire de M. le comte Carnot, son père, et à tout ce qui s’y rattachait de souvenirs républicains. L’un et l’autre se sont étourdis sur la gravité des circonstances générales pour s’attacher au point de vue particulier qui les flattait : le premier sacrifiait un peu de sa dignité, le second les intérêts sérieux de son gouvernement, pour faire de la politique de caste. M. Carnot fut huit jours de plus ministre de l’instruction publique pour sa naissance : ce fut pour un nom que le général Cavaignac compromit l’alliance désintéressée que lui offraient les hommes d’ordre, prodigues envers lui de leurs témoignages de confiance et d’estime ; ce fut pour cette satisfaction éphémère qu’il ébranla, au bout de huit jours, une autorité qui survécut assurément encore grande et glorieuse, mais qui néanmoins alla toujours déclinant, et pour des motifs puisés dans le même ordre d’illusions et de préjugés.

Dire au commencement de cet écrit que les républicains avaient trop souvent manqué de fermeté après la victoire, c’était soulever une objection spécieuse. Plus d’un lecteur m’aura opposé aussitôt dans sa pensée le général Cavaignac et les journées de juin : c’est là aussi qu’à leur tour ces lecteurs doivent accepter la discussion.

Le décret de transportation fut assurément un acte fort énergique ; mais il fit, pour ainsi dire, partie du combat lui-même : c’étaient les lois de la guerre appliquées par une assemblée tenue, quatre jours durant, sous la détonation du canon ; mais ce n’était pas là de la politique régulière, ce n’était pas là, grace à Dieu, du gouvernement normal. La politique eût visé à saisir les moteurs de cette affreuse guerre civile et à épargner ses aveugles et crédules instrumens. L’intérêt gouvernemental un peu étendu eût exigé qu’on scellât une alliance durable avec la portion du pays qui s’alarmait ; il fallait juger, choisir, guider, écarter, modérer ses amis au moins autant que ses adversaires, et non-seulement la politique demandait cela, mais elle demandait qu’on le fit opportunément, de plein gré, comme une chose que l’esprit conçoit, que la volonté adopte, et non comme une concession subie en attendant qu’on y échappe. De ces deux lignes, laquelle a été suivie ? Quelle révélation des sentimens intimes du pouvoir dans le nom de M. Carnot, dans celui de M. Vaulabelle, dans celui de M. Recurt, qui, avec une allure personnelle bien différente de celle de M. Caussidière, avait montré au ministère de l’intérieur autant d’imprévoyance à la veille du 23 juin que l’ancien préfet de police dans la matinée du 15 mai ? Quels complices de tant de catastrophes furent éloignés de l’administration publique ? Quelle vigueur fut déployée contre les clubs ? Ce fut de faute en faute qu’on se laissa conduire jusqu’à capitulation. Il fallut les scandales du banquet de Toulouse pavoisé de drapeaux rouges et l’interpellation de M. Denjoy, il fallut qu’au langage tout-à-fait incohérent du ministère dans cette séance succédât tout à coup une évolution beaucoup plus militaire que gouvernementale du général Lamoricière pour que le concours de MM. Dufaure et Vivien fût réclamé.

Ce remaniement ministériel, le second depuis les journées de juin, eut lieu vers le milieu d’octobre ; encore disait-on que le général Cavaignac s’y prêtait avec une extrême répugnance ; encore voyait-on M. Recurt descendre un troisième échelon du pouvoir et mis à l’Hôtel-de-Ville, comme pour y conserver une place de sûreté : c’étaient là des prétextes de plaintes envenimés par l’esprit d’opposition, disaient les ministériels d’alors. Hélas ! la science politique consiste précisément à enlever aux malintentionnés les moyens de calomnier, aux simples les occasions de se méprendre, et c’est ce qu’on ne cessait d’offrir aux uns et aux autres.

Je puis attester, sur des données qui ne sauraient me tromper, que la droite ne fit qu’à son corps défendant acte d’opposition envers le général Cavaignac et repoussa souvent les avances de ses ennemis. Un des votes, par exemple, qui le contrarièrent le plus fut celui qui étouffa à sa naissance le projet des commissaires, plagiat inoffensif dans son intention primitive, mais extrêmement dangereux dans les circonstances où il se produisait. M. Baze et moi, nous contribuâmes à le faire échouer. Aussitôt après notre succès, nous fûmes accablés d’applaudissemens : par qui ? — Par nos amis ? Non ; ils nous approuvaient, mais avec tristesse, et craignaient d’ébranler le gouvernement, de mécontenter le général. Nous fûmes applaudis surtout par les membres de la montagne, qui commençait à poindre ; cinq ou six ordres du jour motivés me furent remis par ceux qui, sans s’avouer vaincus en juin, gardaient cependant profonde rancune au vainqueur. Je ne comprenais rien au parti qu’on voulait tirer de mon discours. Je me réfugiai hors de la salle. Je fus poursuivi par les plus ardentes sollicitations. Un des hommes les plus éminens de ce parti me disait dans l’oreille : « On prétend que je suis le plus perfide de l’assemblée, mais je vous rends le pompon ! »

Je n’avais mérité
Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité !


Et il en a été ainsi de toutes nos perfidies depuis le 24 février. J’ignorais, en entrant à la séance, l’article du National qui mentionnait l’envoi projeté des commissaires dans les départemens ; j’ignorais les nominations déjà arrêtées, les rumeurs qui en avaient circulé la veille : la rue de Poitiers ; M. Baze et moi n’avions pas concerté l’interpellation, et lorsque M. Marrast, qui ne présidait pas ce jour-là, accourut pour opposer à l’irritation de l’assemblée les ressources ingénieuses en esprit conciliant, il n’eut pas d’auxiliaires plus fervens que les interpellateurs eux-mêmes. Je n’avais exprimé à la tribune que mon sentiment ; je m’estime heureux de l’avoir fait prévaloir, mon attente n’allait, point au-delà, et mon souhait pas davantage.

Enfin le général Cavaignac avait laissé tomber de la tribune deux paroles imprudentes, irréfléchies, mal comprises, mais qui firent frissonner la France, et planèrent désormais au-dessus de tous les efforts tentés en sa faveur pour l’élection présidentielle. Depuis le 25 février, depuis qu’on avait eu à opter entre la soumission ou la résistance à la république, aucune délibération plus grave ne s’était ouverte, ou plutôt c’était la même délibération qui recommençait. Elire le général Cavaignac, c’était perpétuer au pouvoir les expédiens et les tâtonnemens dont on se plaignait ; élire le prince Louis, c’était en finir avec la république, dont on ne voulait pas se défaire. Quelle perplexité pour les hommes sincères : Avec des pensées soigneusement dissimulées, quelle belle occasion de les mettre au jour ! Avec des avidités et des ambitions, quelle belle chance de les mettre à profit ! Que vit-on cependant d’un bout à l’autre de la France, sinon une longue et consciencieuse angoisse de la droiture et de la bonne foi ?

Le premier avis fut le plus naturel : c’était celui d’écrire sur son bulletin le nom d’un candidat qui fût bien complètement sympathique, identique au parti modéré. On songea à déférer cette illustre candidature au maréchal Bugeaud, au général Changarnier, à M. Molé, à M. Thiers. Ces hommes d’état déclinèrent successivement cet honneur pour eux-mêmes, chacun le reportant sur son collègue ; mais leurs amis continuèrent long-temps à vouloir le leur imposer. On avait renoncé dans les comités de Paris, qu’on y persistait encore dans les comités de province.

Lorsqu’on fut parvenu, à force d’instances, à déraciner dans les départemens l’idée d’un troisième candidat qui, en fait et malgré les meilleures intentions contraires, eût achevé d’éparpiller, au lieu de servir à les concentrer, les forces du parti modéré, il fallut trancher une seconde question non moins épineuse. « Vous nous conseillez, écrivait-on de toutes parts à Paris, de ne porter que le général Cavaignac ou le prince Louis ; dites-nous maintenant lequel des deux vous préférez. » Et l’anxiété redoublait à chaque consultation nouvelle. On avait demandé au général Cavaignac des explications et des garanties sur la ligne de conduite qu’il comptait suivre, une fois consolidé dans un pouvoir de quatre années ; il les refusait avec une fierté douce, mais opiniâtre ; il trouvait avoir fait assez pour n’avoir pas besoin de promettre davantage ; on le quittait avec plus de sympathie peut-être pour son caractère, mais avec plus de doute sur la direction et sur la portée de ses idées politiques.

Lorsqu’on s’approchait du prince Louis (et ici je parle sur des renseignemens certains, mais étrangers, car je n’eus l’honneur de parler au prince pour la première fois qu’entre le 10 et le 20 décembre), on recevait au contraire les réponses les plus catégoriques. Ses idées sur la liberté de l’enseignement, sur la décentralisation, l’élévation de ses sentimens, dépassaient l’espérance de ceux qui allaient l’interroger, et l’on n’éprouvait plus que l’embarras de concilier ce langage avec celui de quelques-uns des partisans du prince dans la presse ou ailleurs. Chez le général Cavaignac, on était séduit par la personne et blessé par les idées ; chez le prince Louis, qu’on n’était point accoutumé à juger ni de si près ni si favorablement, on était porté à considérer ce qui séduisait comme un rêve. Chaque matin, on remettait dans la même balance les méfiances, les inquiétudes, les promesses, les espérances de la veille, et chaque soir les deux plateaux se retrouvaient chargés d’un poids à peu près égal. Avec le général Cavaignac, on avait l’avantage de pousser jusqu’à ses dernières limites l’expérimentation républicaine ; mais on n’avait fait qu’une halte depuis le 23 juin sur le point culminant entre le républicanisme de la veille et le socialisme du lendemain, et lorsqu’après l’élection force serait au général Cavaignac et à son gouvernement de se remettre en marche, il pouvait glisser du mauvais côté et entraîner la France au fond d’un abîme. Avec le prince Louis, les chances diamétralement différentes effrayaient par l’excès opposé. Il pouvait, en s’éloignant, comme il le promettait et comme il l’a tenu, des tendances démagogiques, s’élancer jusqu’aux régions impériales, et enlever le régime constitutionnel sur la croupe de son cheval. Avec le premier, la France pouvait se décomposer peu à peu et mourir par infiltration ; allait-elle avec le second, se briser en une seule journée d’aventure et périr par apoplexie ? Voilà quelle était la préoccupation constante, l’angoisse ; l’insomnie des hommes que l’on travestissait en conjurés savourant comme une jouissance ou créant à plaisir les difficultés de la situation.

Aussi la plupart des membres de l’assemblée, tous ceux qui n’étaient point obligés de se prononcer dans la presse ou de diriger une nombreuse et ancienne clientèle d’amis, s’abstinrent de conseils directs. Il n’y a pas un département dans lequel n’abondassent des lettres de représentans de la droite se résumant ainsi : « Nous sommes éloignés de nos commettans depuis un an ; nous avons traversé des crises qui ont dû profondément modifier les esprits ; n’intervertissons donc pas nos rôles ; ce n’est point à nous de diriger la France en ce moment, c’est à la France de nous donner elle-même la mesure de ses intentions et de son énergie. » C’était là professer et pratiquer en même temps le respect du suffrage universel. Fut-ce la conduite des républicains dans l’assemblée ? Pas le moins du monde. Ils poussèrent jusqu’au bout non-seulement l’esprit d’aveuglement, mais l’esprit d’arbitraire ; loin de reconnaître ou d’encourager l’initiative propre des électeurs, loin de sonder les profondeurs de l’opinion publique ou d’écouter ses murmures, ils se préoccupèrent, jusqu’au dernier moment, de leurs prédilections personnelles. L’élection du prince Louis était déjà apportée par tous les vents soufflant des quatre extrémités de la France, qu’ils se groupaient encore dans les bureaux de l’assemblée pour y provoquer une adresse solennelle de la majorité en faveur de la candidature du général Cavaignac. On scandalisait les ardens fauteurs du suffrage universel en leur proposant tout uniment de s’en rapporter à lui. L’assemblée avait donné au général Cavaignac, en appui, en témoignages de préférence sur son rival, tout ce qu’il lui était possible de donner ; aller plus loin, c’était dépasser le but sans l’atteindre. Quelques républicains parlèrent dans ce sens, mais avec regret et sans verve. La résolution qui prévalut fut celle de l’adresse au pays ; elle n’échoua que par la profonde stupeur qui s’empara de l’assemblée aux premiers jours de décembre.

La France parla enfin, et sa réponse fut explicite. Aux consciences timorées et trop long-temps indécises qui trouvaient que les démonstrations n’étaient pas complètes, elle répondit : C’est sur moi que l’expérience se pratique, et je la tiens déjà pour trop prolongée ; je comprends que les intelligences qui ne s’exercent que sur des mots et ne stipulent que pour des idées aient de la patience et se complaisent dans la logique ; mais moi, je suis de la chair vive et palpitante : c’est mon sang qui coule sous vos scalpels, c’est ma fortune qui s’épuise dans vos laboratoires politiques ; je ne veux plus étudier ni qu’on m’étudie, je veux vivre ! je suis effrayée du jacobinisme que vous avez laissé renaître, et je refuse mes voix à M. Ledru-Rollin. Je suis fatiguée des discours vagues et sonores qui ne servent qu’à charmer ma misère ; j’aimerais mieux une prospérité muette ; je refuse mes voix à M. de Lamartine. Je suis humiliée du système douteux qui ne me promet pas clairement ce que je désire, et qui pourrait involontairement me livrer à ce que je redoute ; je refuse mes voix au général Cavaignac. Je les donne au prince Louis Bonaparte, d’abord parce que c’est un prince, parce qu’il me replacera aux yeux de l’Europe au-delà de l’ancienne Hollande et au-dessus de la Suisse actuelle, parce qu’étant plus haut placé, il aura besoin d’une base plus large, parce que, tenant beaucoup de son origine, il devra tenir un peu moins des coteries et ne fera pas de l’administration publique la rançon de son pouvoir. Je lui donne ma voix, parce je n’ai pas encore le courage de la monarchie, et que je n’ai plus le goût de la république.

On a beaucoup disserté sur l’élection du 10 décembre et sur sa signification ; pour moi, la voilà dans sa rigoureuse simplicité : trois négations et la moitié d’une affirmation, — tout cela, rien que cela.

Jusqu’à quel point le président et ses différens ministères ont-ils marché dans cette voie ? jusqu’à quel point la seconde assemblée les y a-t-elle secondés et suivis ? Jusqu’à quel point le pays a-t-il repris son travail latent, sa marche souterraine en dehors des directions officielles ? Ce devrait être là le sujet d’une seconde étude, si l’on voulait compléter cette esquisse du petit coin d’un grand tableau.

Quant à cette première phase, si pleine de tragédies sanglantes, de péripéties inattendues, écoulée du 24 février au 10 décembre, elle a suffi pour voir naître, grandir et s’éteindre l’utopie des républicains spéculatifs : les uns l’ont tuée, les autres l’ont laissée mourir. Les monarchistes l’ont sincèrement défendue ; ils lui conservent seuls aujourd’hui les apparences de la vie. Depuis le 10 décembre, MM. Marrast, Goudchaux, Sénard, Martin de Strasbourg, Bastide, ont disparu du théâtre politique, et avec eux l’idée républicaine modérée. Ce sont les socialistes qui ont pris partout le rang et le titre, toujours exclusif, de républicains ; les hommes monarchiques qui ont long-temps marché avec les premiers luttent désormais contre les seconds, mais peuvent-ils conserver encore les positions anciennes ? Peuvent-ils demeurer sur une brèche incessamment ouverte, incessamment, assaillie, sans drapeau, sans unité, sans doctrines qui leur soient propres ? Ces questions ne sont plus de la compétence d’un simple narrateur. De quelque façon qu’elles soient introduites, il importe que la question de bonne foi soit avant tout dégagée ; chacun doit s’y employer comme aux préliminaires indispensables de toute solution pacifique. On peut toujours se réconcilier avec la contradiction : à quoi sert de traiter avec des trompeurs, et voudrait-on se rapprocher des traîtres ? Si la république appartient à qui l’a défendue, tout le monde peut en disposer à titre égal et même à meilleur droit que ceux qui l’ont fondée.

La république, telle que le suffrage le plus illimité l’a voulue et l’a faite, la république n’a jamais été attaquée que par des républicains elle a toujours été secourue par les hommes monarchiques ; elle ne l’a été efficacement que par eux ou grace à eux. Ils lui ont servi de rempart au 15 mai, ils lui ont prodigué leur sang au 23 juin, et leurs votes dans toutes les circonstances décisives. L’assemblée constituante, l’assemblée législative, le haut jury de Bourges et celui de Versailles ont constaté le flagrant délit d’insurrection dans toutes les nuances des hommes de février, depuis M. Ledru-Rollin jusqu’à M. Guinard. Pas un indice de révolte n’a été surpris, bien qu’assidument recherché, dans aucune catégorie des anciens partis monarchiques. Il n’y a pas lieu à des regrets ; mais il y a là un droit à constater, afin de l’exercer librement et fermement, quand l’heure légale en aura sonné. Lorsqu’il sera bien convenu que le passé appartient à tout le monde, peut-être finira-t-on par convenir aussi que l’avenir ne peut être le domaine privé ou le privilège de personne.

La première condition pour rentrer dans le vrai et dans le raisonnable, c’est de se fixer d’abord en commun sur le faux et sur l’absurde. Or, lorsqu’on reconnaîtra qu’une république n’est pas toujours féconde en illustres républicains, on pardonnera plus aisément à la monarchie de n’avoir pas produit constamment de grands monarques. Lorsqu’on sera forcé d’avouer, en jetant les yeux sur le passé ou autour de, soi, que l’acclamation des masses peut se montrer plus aveugle dans ses choix que ne le serait le principe de l’hérédité livré à ses chances, on sera moins prompt à mépriser la sagesse des siècles antérieurs. Quand on aura noté que la loi de succession, en quatorze siècles, ne nous a pas imposé un seul souverain complètement inique ou complètement cruel, et que la loi du nombre brut n’avait pas fonctionné deux ans, qu’elle n’eût déjà courbé la France sous le joug d’un Robespierre, d’un Couthon, d’un Marat, peut-être alors reconnaîtra-t-on qu’un mécanisme électoral, quel qu’il soit, ne dispense pas un pays de lumières et de vertus, qu’aucune institution humaine n’affranchit l’humanité de ses vices originels et des seuls remèdes applicables à ces vices : on renoncera aux panacées universelles, aux infaillibilités de droit populaire comme aux infaillibilités de droit divin ; on cherchera le salut à la lueur de l’expérience, dans les limites du bon sens ; on sera dès-lors fort près de le trouver, et il ne coûtera pas une larme.


A. DE FALLOUX.

  1. Ces pages ont été écrites dans la retraite. Elles étaient destinées à un temps calme ; elles tombent dans un moment de crise. Pourtant je n’en retranche ni n’en modifie une ligne. La rencontre de sentimens entre des hommes qui ne se sont rien communiqué, dont je me trouve éloigné depuis un an, est un fait qui a sa signification et que je veux laisser intact. Je m’adresse à la réflexion, non à la passion. Le jour de la réflexion ne passe pas, ou revient vite. Le devancer n’est que l’attendre, et je n’appartiens pas au parti des impatiens.
  2. On a aussi accusé la rue de Poitiers d’avoir soldé les journées de juin. Heureusement M. Proudhon voulut bien réfuter cette accusation devant la commission d’enquête : « Le 23 juin, j’avais cru, dit-il, que c’était une conspiration de prétendans s’appuyant sur des ouvriers des ateliers nationaux. J’étais trompé comme les autres. Le lendemain j’ai été convaincu que l’insurrection était socialiste. Les ateliers nationaux n’en ont été que la cause occasionnelle… La cause première, déterminante de l’insurrection, c’est la question sociale, la crise sociale, le travail, les idées. Il m’en coûte de le dire, moi qui suis socialiste. »