LA RÉGION
DU BAS DE LA LOIRE

LES PALUDIERS DES MARAIS SALANS ET LES PÊCHEURS DES CÔTES.

Le travail d’assimilation qui se poursuit sous nos yeux entre les différentes régions de la France est produit surtout par les intérêts économiques. C’est sur ce terrain que les métamorphoses sont les plus rapides et les plus frappantes. Des groupes de population qui s’étaient jusqu’ici maintenus dans un isolement séculaire s’ouvrent de ce côté à l’action du dehors. De leur propre mouvement, ils la provoquent, la sollicitent, témoin ces vœux sans cesse renouvelés pour obtenir des routes, des chemins de fer, des voies navigables, enfin tout ce qui peut stimuler le développement de la production et l’élan commercial. Si les vieilles coutumes, les mœurs originales, les caractères tranchés de telle ou telle province tendent à se fondre dans une unité homogène, c’est la lutte industrielle qui est l’agent le plus actif de ces changemens. Sans doute les conditions de cette lutte ne sont pas les mêmes pour tous, sans doute aussi dans certains coins de notre pays on retrouve quelques-uns des élémens les plus intimes de l’ancienne nationalité française; mais ces petits mondes à part ressentent déjà les préoccupations et reçoivent le sceau de la civilisation contemporaine. Faut-il donc s’attendre à voir entièrement disparaître les types locaux, les traditions particulières? L’unité deviendra-t-elle l’uniformité? ou bien le mouvement qui s’accomplit laissera-t-il subsister dans les mœurs ces mille variantes provenant des legs du passé, du milieu, du genre d’occupations? Pour éclaircir ces questions, il faut rechercher de quelle façon et dans quelle mesure des populations jusqu’ici obstinément immobiles sont enfin entrées dans le courant de l’activité générale. Ce mode d’envisager le progrès social, nous l’avons développé déjà ici même dans des études concernant plusieurs groupes industriels ou agricoles[1] ; nous voudrions appliquer les mêmes procédés d’analyse à cette partie de la Bretagne qui avoisine le bas de la Loire. Nous y sommes attiré par certaines questions récemment soulevées et qui réclament d’urgentes solutions. On y rencontre d’ailleurs dans les intérêts un mélange d’affinités et de contrastes qui prête au tableau un attrayant relief. Plusieurs catégories de travailleurs s’y présentent à l’observation : d’une part ceux qui profitent du voisinage de la mer, comme les paludiers des marais salans et les pêcheurs de la côte, puis les matelots qui montent nos bâtimens de guerre et de commerce, enfin les populations attachées à la terre et vivant de la terre, les cultivateurs, les ouvriers employés dans les vastes exploitations tourbières si singulièrement organisées dans ce pays. Les deux premiers groupes nous occuperont seuls aujourd’hui.

La région où nous nous transportons s’étend d’Indret et des forges de la basse Indre à la mer. Sur la rive gauche de la Loire, la petite cité du Pellerin, justement fière de sa position pittoresque et de ses riantes perspectives, sur la rive droite les vertes prairies et les nombreuses villas de Saint-Étienne-de-Montluc, en marquent les premières limites. Les extrémités opposées s’avancent dans l’Océan par les pointes de Mesquer, du Croisic, de Painchâteau et de Saint-Gildas. Occupant à peu près le tiers du département de la Loire-Inférieure, ce bassin remonte au nord, vers le Morbihan, jusqu’aux rives escarpées de la Vilaine, et descend au sud, vers la Vendée, jusqu’aux épais taillis du Bocage. Le groupe des pêcheurs et celui des paludiers s’entremêlent le long des côtes, à droite et à gauche du grand cours d’eau qui coupe cette région en deux parties à peu près égales.


I.

La production du sel marin, qui avait enrichi pendant longtemps nos provinces de l’ouest, en est arrivée aujourd’hui à un état des plus critiques. Après avoir traversé, surtout depuis une vingtaine d’années, les épreuves les plus dures, elle subit en ce moment même une détresse qui anéantit un capital énorme et jette dans la misère des milliers de familles. L’importance des questions d’économie sociale et financière qui se trouvent liées à cette industrie n’est que trop hautement proclamée par l’Enquête sur les sels récemment publiée. Néanmoins les résultats de cette enquête ne fournissent pas sur l’état des choses toutes les lumières qu’on était en droit d’en attendre. Les lacunes semblent tenir surtout à un programme primitivement mal conçu et à des moyens d’investigation sur place insuffisans. En nous servant de ce document administratif, nous chercherons à le compléter par des renseignemens personnels.

Les marais salans faisaient vivre dans la région du bas de la Loire environ dix mille personnes. Ils y occupent sur les deux rives deux bassins comprenant ensemble près de 3,000 hectares : c’est à peu près le huitième de l’étendue qu’ils recouvrent sur les côtes de l’ouest à partir de la Gironde jusque dans la Manche. Le marais de la rive droite se divise en deux branches distinctes, le salin de Guérande, de Batz, du Croisic, du Pouliguen d’une part, celui de Mesquer, de Saint-Molf et d’Assérac de l’autre. Centre commercial de tout ce pays, la ville de Guérande le domine du haut du coteau sur lequel elle est bâtie. C’est une cité d’un autre âge, entourée de remparts élevés, ne communiquant avec le dehors que par quatre portes où l’on aperçoit encore la trace des ponts-levis. Des arbres gigantesques la cachent complètement à l’extérieur, et de la plaine elle apparaît moins comme une ancienne place de guerre des temps féodaux que comme un nid de verdure. Les collines environnantes contrastent tout à fait avec les bords des marais salans, les vignes et les céréales y réussissent à merveille; les terres touchant aux salines sont au contraire dépouillées de toute parure végétale. Il ne faudrait pas croire cependant que l’aspect général soit triste. De nombreux villages animent le paysage, et la vue est agréablement bornée du côté de l’Océan par les monticules verts et les allées d’arbres qui égaient les abords du Croisic et du Pouliguen. Au centre, le Bourg-de-Batz, édifié sur un fond de solides rochers, montre la haute tour de son église et les murailles ruinées d’une ancienne abbaye. Son petit port, presque toujours désert, est un coin des plus pittoresques. La mer s’y montrant terrible dans ses jours de furie, la nature semble avoir voulu y rassembler tous les moyens de défense. Ce sont d’énormes rochers de formes capricieuses, tantôt se dressant comme des faisceaux de lances, tantôt couchés comme d’énormes sphinx que le flot polit sans cesse, tantôt ressemblant à des vagues qui auraient été subitement pétrifiées un jour de tempête. Sur la rive gauche de la Loire, le caractère du pays est tout différent. La ville de Bourgneuf domine les plaines salicoles à peu près comme Guérande sur la rive droite, mais de moins haut. Le rivage est partout plat et vaseux, les bords des marais se recouvrent chaque année d’une riche moisson de fèves ou de froment. Jadis fort malsain, ce territoire a beaucoup gagné par suite de desséchemens heureusement accomplis; mais les causes qui ont presque ruiné l’industrie saline dans l’ouest se sont fait sentir ici d’une manière non moins désastreuse que sur la rive droite.

Des deux côtés de la Loire, l’installation et le régime des exploitations salicoles sont à très peu de chose près les mêmes. Rien de plus facile à se représenter qu’un marais salant. Qu’on se figure un jardin maraîcher dont les carrés seraient pleins d’eau, et où les allées, au lieu de se trouver un peu au-dessous du sol cultivé, le domineraient de 10 ou 12 centimètres. Ces carrés s’appellent œillets. Ils sont remplis par l’eau de la mer, introduite à marée haute et préalablement concentrée pendant quinze ou trente jours dans des réservoirs attenant à chaque marais. Elle est après cela conduite dans les œillets à travers un système assez compliqué de canaux. La production du sel marin constitue ainsi une branche d’agriculture d’un genre spécial, où le concours visible de l’homme s’unit à l’œuvre mystérieuse de la nature. La terre a besoin d’être travaillée et disposée d’après certaines conditions pour que le sel s’y coagule, comme le champ pour que le blé y germe et y mûrisse. Ainsi on ne fabrique pas le sel marin, on le récolte. Rien d’étonnant dès lors que les paludiers empruntent aux agriculteurs une partie de leurs termes professionnels. A certains momens, dans leur langage, « le marais est en fleur, » et ils disent du sel qu’on le « cueille, » comme on le dit des fruits des vergers.

C’est dans l’œillet, où l’eau n’a guère qu’un centimètre de profondeur, que le sel se forme, grâce à l’évaporation que produit le soleil et que favorise le courant qui circule lentement entre les divers compartimens de la saline. Il tombe de lui-même au fond du bassin; le paludier, armé d’une espèce de long râteau, n’a plus qu’à le ramener sur des ronds en terre ménagés au bord de distance en distance. La récolte se fait tous les jours ou tous les deux jours. L’art consiste à bien ramasser tout le sel sans entraîner de vase en même temps. Dans le salin de Guérande, on retire séparément un sel blanc qui cristallise à la surface de l’œillet sous l’apparence d’une écume. Ce produit est employé pour la salaison des sardines. Faute de cette destination spéciale, il est à Bourgneuf mêlé avec le reste. On conçoit sans peine que la production salicole dépend de l’état du ciel; il lui faut avant tout la chaleur des rayons solaires. Par un temps brumeux, point de cristallisation. Les étés pluvieux sont pour les paludiers des saisons désastreuses. La récolte peut donc varier énormément d’une année à l’autre; mais l’expérience enseigne qu’en calculant les produits pour une période de dix ans on arrive à une moyenne annuelle de 1,000 kilogrammes de sel par œillet. Le travail commence dans le courant du mois de juin, et il finit au plus tard au mois d’octobre. En 1868, année très favorable, les opérations avaient pu s’ouvrir dès le 12 mai[2]. Le sel recueilli est porté chaque soir sur quelque point du talus aussi voisin que possible de la saline. On l’y entasse en mulons de forme conique, ressemblant assez bien de loin aux tentes d’un camp. Au salin de Guérande, le transport de la saline au mulon est exécuté par des femmes; autour de Bourgneuf, il est laissé aux hommes. Les femmes portent le sel sur la tête, dans de larges jattes en bois nommées geddes et contenant de 25 à 30 kilogrammes. Les hommes se servent de paniers d’osier qu’ils chargent sur l’épaule. Quand le sel doit être bientôt vendu, on se contente de recouvrir le mulon d’une mince enveloppe de terre. Si, comme il arrive parfois quand la récolte est bonne et les prix bas, des spéculateurs achètent de grandes masses de sel afin de le conserver plusieurs années, on forme des amas de 200,000, 300,000 kilogrammes, et on les abrite sous une épaisse couche de terre.

La propriété des marais salans est partout extrêmement divisée. On compte dans le salin de Guérande plus de 3,000 propriétaires ne possédant souvent que deux ou trois œillets disséminés entre plusieurs salines. Cette propriété est désormais fort peu recherchée. Les ventes sont presque impossibles. Le régime du travail constitue presque toujours une sorte d’association ou de métayage dont les fruits se divisent entre le paludier et le propriétaire. Leurs parts varient suivant les lieux. Dans le salin de Guérande, le premier reçoit communément le quart de la récolte; mais le propriétaire supporte les frais du portage des bords de l’œillet jusqu’au mulon. Les porteuses sont payées à raison de 1 franc par an et par œillet; elles profitent en outre du sel blanc formé à la surface. A Bourgneuf, l’usage attribue au paludier la moitié du produit et quelquefois plus, mais le portage s’opère à ses frais.

Dans l’un et l’autre cas, le gain du travailleur est bien minime. Les œillets de chaque propriétaire étant le plus souvent dispersés, le paludier ne peut guère en cultiver que cinquante, pour lesquels sa part, année commune, atteint à peine le chiffre de 100 francs. S’il fait porter le sel par deux femmes de sa famille, il peut toucher, outre le prix du sel blanc, une somme d’environ 75 fr. Il réalise, il est vrai, quelques profits accessoires. Lors de la vente, il concourt moyennant paiement à la conduite de la marchandise jusqu’aux bateaux qui viennent la prendre dans les étiers, canaux naturels que la mer inonde à marée haute. Les réparations appelées mises, qu’il exécute durant l’hiver, et dont, par une vicieuse organisation du travail excluant tout contrôle, il est en fait l’unique juge, donnent lieu à une rétribution additionnelle. Si l’on évalue à 80 francs la somme provenant de ces deux dernières sources, on est plutôt au-dessus qu’au-dessous de la limite ordinaire. Voilà donc, en forçant les chiffres, un total de 255 francs par an. C’est bien peu, et la situation du paludier est d’autant plus précaire qu’il ne peut, en raison du temps qu’il doit consacrer aux mises, augmenter ses ressources que dans une proportion insignifiante en s’employant durant l’hiver à d’autres travaux. Ces chiffres se rapportent au salin de Guérande; dans celui de Bourgneuf, c’est pis encore. Ici les frais d’exploitation excèdent parfois le produit du marais. On ne trouverait pas de paludier, si en même temps que la saline on ne louait des terres labourables, et il arrive que des fermiers offrent d’augmenter le prix de leur bail, si on consent à les décharger de la culture du sel. Aussi l’œillet, qui à Guérande se vendait, il y a peu de temps, de 400 à A50 francs, est tombé à 100. La valeur totale du salin est descendue de 7 millions à 1,500,000 francs. A Bourgneuf, où l’œillet valait de 100 à 150 francs, il est arrivé au prix désastreux de 15 et de 10 francs, tandis que les terres voisines doublaient et triplaient de valeur. Si la dépréciation est sur la rive gauche de la Loire beaucoup plus marquée que sur la rive droite, cela tient à des circonstances particulières. La pêche de la sardine et des établissemens de lavage et de raffinage établis sur les côtes assurent au sel du bassin de Guérande un certain écoulement local qui a empêché les prix de s’avilir autant que de l’autre côté du fleuve.

Aucun genre de propriété territoriale n’a traversé en France, depuis 1789, d’aussi nombreuses, d’aussi cruelles péripéties. Les possesseurs de salines ont eu à supporter d’abord le chiffre exorbitant de l’impôt sur le sel. Aboli au commencement de la révolution, rétabli en 1806 sous un autre nom et sur des bases toutes différentes, cet impôt est resté écrasant. Fixé dans le principe à 20 francs, puis à 40 les 100 kilogrammes, il fut en 1814 mis à 30 francs. Supprimée au mois d’avril 1848, la taxe fut de nouveau rétablie au mois de décembre suivant et limitée à 10 francs. À ce taux-là, on devait payer cet été à Guérande 300 francs d’impôt pour le muid de sel valant 20 francs, et 360 francs à Bourgneuf pour la charge valant 12 ou 15 francs, sous la seule déduction de 5 pour 100 pour cause de déchet, chiffre fort inférieur au déchet réel. 360 francs pour une marchandise qui en vaut à peine 15! On peut voir que, dans le prix commercial du sel, c’est l’impôt qu’on rembourse ; le prix de la matière première est insignifiant en comparaison.

Jusqu’ici cependant c’est la consommation ordinaire, ce sont les industries employant ou pouvant employer le sel qui se trouvent directement affectées. Des changemens ayant un tout autre caractère sont venus plus tard réagir indirectement et de la façon la plus désastreuse sur l’industrie du sel marin dans la région du bas de la Loire et dans tout l’ouest de la France. Ces changemens tiennent à diverses causes et surtout aux moyens rapides de transport qui ont modifié si profondément toutes les conditions antérieures de la concurrence. La production du sel en France se partage en trois larges zones, celles de l’est, du midi et de l’ouest. Dans l’est, le sel provient de sources salifères ou de mines; mais aujourd’hui, sauf sur un seul point, on traite les mines de sel comme les sources salées elles-mêmes. Au lieu d’en extraire la matière à coups de pioche, on remplit d’eau les galeries pratiquées à travers les gisemens, et quand cette eau est saturée de sel au degré voulu, on l’amène à la surface, et on la fait passer par des chaudières d’évaporation. Le soleil n’intervient pas, on n’a pas à compter avec le beau ou le mauvais temps, c’est une fabrication industrielle régulière. Dans le midi, on utilise le soleil, mais non plus tout à fait comme sur les bords de l’Océan. La Méditerranée n’ayant pas de flux et de reflux, c’est à l’aide d’appareils mécaniques qu’on fait monter l’eau de la mer ou celle des étangs de concentration dans d’immenses carrés formant les salines. On n’est pas forcé d’accélérer l’évaporation par une circulation continuelle. Avec une température toujours chaude, sous un ciel sans nuages, on n’a besoin que de renouveler l’eau de temps en temps, et l’on recueille le sel en une seule fois, à la fin de l’été. Les obstacles opposés à l’évaporation par un climat brumeux rendent la production plus intermittente, plus laborieuse et moins rémunératrice sur les rivages de l’Océan; en revanche, la qualité du sel y est supérieure.

Le sel de l’ouest et celui du midi s’étaient longtemps partagé l’approvisionnement de la France; l’exploitation des salines de Lorraine et de Franche-Comté ne date que des premières années de la restauration. Après avoir appartenu à l’état, qui les affermait à une compagnie en lui concédant le monopole de la vente dans dix départemens, les mines furent aliénées en vertu de la loi du 1er juin 1840. Elles furent achetées par la reine d’Espagne Marie-Christine; mais depuis lors elles ont été revendues, de nouvelles concessions ont été faites, et les salines appartiennent aujourd’hui à des sociétés particulières, toutes très fortement constituées. Dans le midi, de puissantes associations se sont également créées. Après avoir éprouvé diverses tribulations, elles sont restées maîtresses de la production et de la vente. Aussi les salines de l’est et du midi ont-elles pu traiter de puissance à puissance avec les compagnies de chemins de fer quand il s’est agi d’établir les tarifs qui devaient leur être appliqués pour les transports. Les voies ferrées desservaient d’ailleurs les bassins du Rhin et du Rhône longtemps avant de pénétrer jusqu’aux extrémités de celui de la Loire. La région salicole qui s’étend au-dessous de Nantes attend encore d’être reliée au réseau de la compagnie d’Orléans. Aussi le marché s’est-il resserré de plus en plus. Tandis que le sel de l’ouest se vendait jadis sûr toutes les côtes de la Manche et à l’intérieur jusqu’à Amiens, Clermont-Ferrand, Tulle, Mont-de-Marsan, il a bien de la peine à venir aujourd’hui à Caen, à Orléans, à Poitiers. Le débouché si important qu’offrait la capitale est perdu. En dehors du cercle étroit des provinces limitrophes, la basse Loire n’expédie plus que des masses peu importantes et pour des emplois où les qualités spéciales du sel marin de l’ouest sont absolument réclamées.

Qu’il fût impossible de songer à réagir contre les conséquences naturelles des perfectionnemens réalisés dans les voies de transport, c’est trop évident. Personne n’a eu cette idée. C’est donc ailleurs qu’il faut chercher les moyens de soulager l’industrie du sel marin dans l’ouest et de lui permettre de soutenir la lutte avec des armes moins inégales; mais ces moyens, il faut les chercher et les trouver sans retard. Propriété avilie et presque sans revenu, travail découragé et sans rétribution suffisante, tel est le terme où l’on est arrivé. Appliquer un remède prompt et efficace ou assister à la ruine complète d’une industrie qui est l’unique gagne-pain d’une population éprouvée et méritante, voilà l’alternative à laquelle se trouvent réduits le législateur et les intéressés.

On a parlé même, en dehors du pays, d’abandonner purement et simplement l’exploitation des marais salans. La solution à coup sûr serait sommaire; seulement elle deviendrait une véritable calamité publique. Les marais délaissés compromettraient gravement la salubrité de toute la contrée, et cela pendant longtemps, car il n’y a point de culture possible sur le sol des salines avant un terme diversement évalué, mais toujours considérable. Dans l’intervalle, comment empêcherait-on les habitans de mourir de faim? Mieux vaut encore la pénurie actuelle qu’un manque de travail absolu. Heureusement il est possible de découvrir des solutions moins radicales et qui ne suppriment pas à la fois le mal et le malade.

L’effort doit venir surtout de l’industrie privée, cela va sans dire. Elle n’est pas jusqu’à ce jour demeurée complètement inactive. Un incontestable mouvement d’idées s’est produit depuis vingt ans dans le sein de l’industrie salicole du bas de la Loire. Il s’est manifesté sous diverses formes, surtout par de nombreuses publications faites dans le pays et attestant des connaissances approfondies. Les réclamations formulées devant les pouvoirs publics ont constitué parfois de véritables traités sur la matière. A côté de ces travaux de plume, des innovations heureuses ont été introduites dans la culture et le traitement du sel. On a fondé des usines où on le blanchit, le lave et le raffine; ce sont là autant de perfectionnemens sans lesquels il serait déjà impossible d’exploiter les salines de Guérande. Pratiqué aujourd’hui dans quatre usines au Croisic et au Pouliguen, le raffinage y avait été importé, il y a une vingtaine d’années, par des industriels habiles et entreprenans, MM. Benoît frères, originaires du Jura. Quant au lavage, il date de plus loin ; mais il a reçu en 1852 dans l’usine de M. Maillard une transformation complète. Jusque-là on lavait le sel à la main dans des baquets; c’est tout au plus si une usine possédait un manège mû par un cheval. Un praticien fort ingénieux, M. Le Gall, introduisit alors le lavoir à hélice qu’il avait vu fonctionner pour le traitement du noir animal dans les raffineries de sucre de la Flandre. Ce n’est pas là sans doute le dernier mot des applications de la mécanique aux manipulations industrielles du sel. On arriverait sans trop de peine en persévérant dans cette voie à réduire beaucoup les frais de main-d’œuvre. Pour encourager les inventeurs, il faudrait d’abord que la récolte de la matière première dans les salines fût plus abondante et mieux dirigée. C’est d’améliorations de ce genre que cette industrie doit attendre une vigoureuse impulsion. L’obstacle le plus sérieux qui les empêche de se produire tient à l’extrême division de la propriété, à l’absence d’unité dans la direction des travaux; cela ralentit la besogne et paralyse l’esprit de progrès. Les inconvéniens de cette multitude d’exploitations distinctes ne sont pas moins visibles quand il est question de vendre les produits. Le commerce, concentré dans quelques mains, domine aisément le marché, et fait la loi à tous ces petits propriétaires.

Pour remédier à cette cause d’affaiblissement, on propose en ce moment même, à la saline de Guérande du moins, de former un syndicat chargé de gérer l’exploitation dans l’intérêt de tous. Un tel arrangement serait facilité, au point de vue topographique, par l’état si compacte et si homogène des marais de la rive droite de la Loire. Sur la rive gauche même, il ne serait point irréalisable. Une nécessité pressante doit triompher ici de l’esprit d’inertie ou des répugnances des propriétaires. Les objections faites à ce projet ne sont pas sérieuses. Les uns expriment la crainte de se voir dépouiller ainsi de la libre disposition de leurs biens. Il est à peine besoin de montrer combien cette appréhension est chimérique, car chacun garderait la faculté d’en transmettre à son gré la propriété, et aurait un droit proportionnel sur les produits; on n’aliénerait que l’impuissance d’une exploitation isolée. D’autres redoutent l’immixtion administrative, qui serait certainement très fâcheuse, mais qu’il est bien facile d’éviter. Un pareil syndicat, constitué par les parties intéressées, ne relèverait que d’elles-mêmes. On peut relater cent exemples d’institutions analogues, fondées pour le dessèchement de marécages, pour la construction d’écluses, de canaux d’irrigation, et qui ont conservé une parfaite indépendance. L’association profiterait aux paludiers aussi bien qu’aux propriétaires. C’est à l’avantage des uns et des autres que le syndicat pourrait mieux répartir le travail en confiant aux mêmes mains les marais contigus, mieux calculer la production en consultant les besoins de la consommation, rendre la vente plus fructueuse en choisissant mieux le moment de l’effectuer. Enfin un syndicat se trouverait dans une bien meilleure position que chacun des propriétaires pour traiter des conditions du transport avec les compagnies de chemins de fer, pour lutter contre la concurrence des salines de l’est, pour former auprès du gouvernement tous les vœux qui relèvent de sa compétence immédiate. Si des syndicats étaient installés pour la gestion des différens groupes, ce système appellerait une mesure complémentaire. On pourrait créer pour tout l’ouest un comité supérieur purement consultatif où siègerait un délégué de chaque syndicat. Destiné à discuter les questions intéressant l’ensemble des marais salans, ce comité pourrait se rassembler une ou deux fois par année en fixant lui-même le lieu de ses réunions, qu’il choisirait alternativement dans chaque groupe. L’industrie salicole de l’ouest serait ainsi constituée pour la défense et pour l’action. Le public n’aurait qu’à y gagner, car la concurrence entre les divers centres producteurs deviendrait plus sérieuse.

De son côté, sans empiéter sur le domaine de l’initiative privée, le gouvernement possède des moyens de réagir sûrement contre les causes de la détresse. Parmi les mesures qu’on attend de lui, il y a d’abord celles qui touchent l’impôt; nous examinerons ce point à part. Il y a d’autres remèdes encore pour l’application desquels on doit réclamer le concours de l’administration, par exemple l’expansion de l’enseignement professionnel. Rien de plus propre à combattre la routine, à préparer le perfectionnement des méthodes d’exploitation, à faciliter au besoin l’expérimentation des procédés nouveaux. On trouverait des avantages d’une autre espèce, mais non moins évidens, dans la construction sur les marais mêmes des routes « salicoles » analogues aux routes à agricoles » de la Sologne et des Landes. On commence à s’en occuper. On pourrait aussi curer et creuser les étiers, afin de les rendre plus accessibles à la navigation. En fait de transports, ce qui doit passer avant tout, c’est le prompt achèvement du chemin de fer de Saint-Nazaire à Guérande et au Croisic, dont l’exécution a été récemment résolue. Sur la rive gauche de la Loire, le salin de Bourgneuf aurait à solliciter le même avantage, qui profiterait à toute la région comprise entre le fleuve et la Vendée, laissée dans un regrettable oubli.

Tous ces projets cependant manqueraient leur but, si le régime actuel de l’impôt devait être conservé. L’illusion ne tarderait pas à s’évanouir devant l’expérience. Il serait d’abord équitable de modifier les dispositions qui placent les marais salans, pour la perception de la taxe foncière, au rang des terres de première classe. Il n’y a plus rien de vrai dans cette supposition. On s’écarte encore bien plus de la vérité et de la justice par la disposition qui fixe à 5 pour 100 la remise accordée pour cause de déchet. Des expériences officielles servant de base à l’administration dans ses propres achats ont démontré que les sels de l’ouest renferment dès l’abord un poids d’eau équivalant à 12 ou 15 pour 100. Cette déliquescence, qui en favorise l’emploi dans certains cas, les assujettit en réalité à une surtaxe pour une matière dépourvue de toute propriété saline, et qui disparaît dans le transport. L’injustice paraît plus choquante, si l’on songe aux avantages dérivant au contraire d’une remise de 3 pour 100 attribuée aux sels de l’est et à ceux du midi. A l’état brut, ces deux sels sont absolument secs-; mais ils peuvent absorber pendant le transport une humidité qui en augmente le poids au profit du vendeur. Il en résulte en réalité pour lui un allégement des droits. On arriverait, en révisant ces taxes que rien ne justifie, à procurer aux salines de l’ouest un traitement égal à celui qu’ont obtenu les salines rivales. Il ne faut pas se dissimuler toutefois que ce ne seraient là que des palliatifs. La véritable solution économique, la seule qui ne laisserait plus aux plaintes le droit de se produire, consisterait dans le retour à la mesure prise déjà deux fois, c’est-à-dire à la suppression de l’impôt. Au point de vue fiscal, la réduction à 10 francs est insuffisante pour permettre à l’industrie d’étendre largement l’emploi du sel à de nouvelles applications. Il aurait fallu pour amener ce résultat l’absence complète d’impôt. L’accroissement de la consommation qui suivrait une telle mesure, soit dans l’agriculture, soit dans d’autres branches de la production, au grand profit de la richesse publique, ne saurait être l’objet d’un doute. L’accroissement de la consommation a été de plus de 300 pour 100 en Angleterre depuis la suppression des droits en 1825. On ouvrirait ainsi aux marais salans de l’ouest des perspectives assez larges pour écarter toute inquiétude relativement à la concurrence des autres centres de production. La perte du trésor serait moins lourde qu’il ne semble, si l’on retranche du produit annuel de l’impôt, évalué à 33 millions, le chiffre des frais de perception qu’occasionne une surveillance difficile, exercée par un très nombreux personnel. On peut croire, sans se montrer téméraire, que le sacrifice serait amplement compensé par l’essor de plusieurs autres branches du revenu public. Il est malheureusement à craindre que l’état présent de nos finances ne fournisse contre l’abolition immédiate de cet impôt une objection de circonstance. Si l’on se trouve forcé d’ajourner le remède véritable, c’est une raison de plus d’appliquer tout de suite ceux qui, sans supprimer la gêne, peuvent du moins empêcher la crise de devenir tout à fait irréparable.


II.

Il suffit de jeter les yeux sur la carte et de considérer les rivages de l’Océan à droite et à gauche de la basse Loire pour juger que la topographie locale s’adapte merveilleusement aux exigences de la pêche côtière. Entre les nombreuses pointes hérissées de récifs qui semblent lui jeter un défi, la mer a pénétré plus ou moins profondément dans les terres, échancrant la côte de la façon la plus capricieuse. Ce ne sont que baies, rades, anses, criques, refuges prédestinés pour les barques. Aussi les pêcheurs sont-ils nombreux; cependant une pêche spéciale, celle de la sardine, y domine toutes les autres. Elle règne à peu près exclusivement au Croisic, à la Turballe, au Pouliguen, à Piriac. Elle occupe dans ces ports près de deux cents bateaux, la plupart dans les deux premiers, qui sont en même temps de grands marchés ouverts au commerce de la sardine.

Cette pêche commence en mai et dure six ou sept mois par an. Chaque printemps, la sardine arrive à époque fixe sur les côtes méridionales de la péninsule armoricaine. L’armée émigrante vient du sud; mais quel est son point de départ? On l’ignore. Dans l’arrière-saison, quelques colonnes descendent aussi du nord le long des côtes du Finistère ; ce sont, d’après l’opinion la plus accréditée, les mêmes bandes qui, après avoir touché l’Angleterre, reparaissent vers les îles d’Ouessant. Durant l’été, les phalanges se succèdent sans cesse, ne faisant guère que passer. À mesure que la saison avance, le poisson, d’abord fort exigu, grossit et se fortifie. Il atteint son développement normal vers le milieu d’août.

Les bancs de sardines sont parfois tellement compactes qu’ils semblent ne former qu’un seul corps obéissant à une même impulsion. Ils se présentent alors sur un front de 8 ou 10 mètres de large, avec une longueur variable que l’œil ne peut pas toujours calculer. L’eau disparaît presque sous les écailles argentées de ces agiles voyageurs. D’autres fois, par suite de certaines circonstances atmosphériques, les blocs se divisent, et les poissons dispersés courent à l’aventure. Il arrive en outre après des bourrasques un peu fortes ou même sans cause apparente que les phalanges se cachent complètement pendant plusieurs jours, laissant le pêcheur découragé à ses inutiles poursuites. La sardine se tient le plus souvent à 3 ou 4 kilomètres du rivage ; point de règle absolue néanmoins à cet égard, la pêche réussit parfois à quelques encablures de la côte. À la fin de la saison, quand le poisson s’apprête à s’éloigner, on est contraint de s’élancer après lui jusqu’à sept ou huit lieues du côté de Belle-Isle. L’époque à laquelle ces hôtes temporaires recherchent nos rivages est celle de la reproduction. Les œufs sont déposés sur des roches ou des plantes marines, toujours à de grandes profondeurs. Aussitôt après l’éclosion, on aperçoit suivant les bancs des armées de jeunes sardines extrêmement petites qui s’enfuient avec les autres au mois de novembre ou de décembre. Sont-ce celles-là qui reviendront l’année suivante aux lieux où elles sont nées ? Doivent-elles en attendant entreprendre une lointaine pérégrination, ou s’enfoncent-elles seulement dans les gouffres de l’Océan ? Autant de points obscurs dans l’histoire naturelle de la sardine. Seulement on peut être assuré que la moisson ne manquera point sur ces rivages à l’heure accoutumée.

Le mode suivi pour recueillir cette espèce de manne marine offre certaines particularités assez curieuses. Les embarcations, munies d’une très grande voile, sont montées par quatre ou cinq hommes accompagnés d’un mousse. Ce personnel, sur les côtes les plus voisines de la Loire, forme un total de 800 à 900 individus. Cela représente, en y comprenant les familles des pêcheurs, une population de 3 à 4,000 âmes dont l’existence est liée aux hasards de cette rude et aléatoire poursuite des sardines. Quant au matériel, en dehors de la barque, qui en est la partie principale, il ne comprend que les filets destinés à prendre le poisson et les appâts pour l’allécher. Les procédés mis en œuvre diffèrent essentiellement de ceux des autres pêches. Lorsque le pêcheur a reconnu le voisinage d’un banc, il laisse tomber perpendiculairement son filet, dont l’extrémité inférieure est entraînée vers le fond par des plaques de plomb, tandis que des carrés de liège retiennent le bord supérieur à la surface des eaux. On se borne ensuite à jeter l’amorce d’un des côtés du filet. Les sardines, en se précipitant de l’autre pour la saisir, s’engagent dans les mailles, et ne peuvent ni avancer, parce que leur corps est plus gros que leur tête, ni reculer, parce que les ouïes entr’ ouvertes s’embarrassent dans le fil. Elles sont assez solidement retenues pour qu’on puisse continuer la pêche avec un autre filet avant de relever le premier.

Le haut prix de l’amorce généralement employée pèse très lourdement sur le budget de la pêche, il absorbe plus du tiers du produit brut. Cette amorce consiste dans les rogues ou œufs de morue provenant en général des côtes de Norvège, et qu’on expédie en barils de 130 kilogrammes environ. Le prix en est très variable; mais la moyenne doit être fixée au moins à 50 francs le baril[3]. On calcule que 17 barils ou environ 850 francs de rogue sont nécessaires pour l’approvisionnement annuel de chaque bateau. Le frai d’autres poissons, surtout celui du maquereau, pourrait être également employé; mais on n’y trouve pas d’économie. Il est vrai que, pour réduire la dépense, on se sert aussi de la chevrette grise pilée nommée gueldre, et qu’on mélange avec la rogue. Les pêcheurs prétendent que le poisson ne mange pas la gueldre, qui offre seulement l’avantage d’obscurcir l’eau environnante. Quoi qu’il en soit, cet expédient est adopté. Ce sont des femmes désignées sous le nom de chevrettières qui sont chargées d’approvisionner la barque de gueldre. Elles vont pêcher les chevrettes dans les marais salans ou dans les petits cours d’eau que la mer montante creuse sur les plages : dure besogne qui les oblige à marcher des journées entières, portant sur la tête une charge pesante, dans une eau vaseuse et trouble trop souvent semée de morceaux de verre ou de cailloux aigus. Dans le port de la Turballe, les chevrettières ne sont point rémunérées par un salaire fixe, elles ont droit à une part dépendant du résultat de la pêche. Au Croisic, les femmes ont repoussé ce mode de paiement, bien qu’elles n’eussent qu’à y gagner. La résistance à ce système est d’autant plus difficile à expliquer qu’on devrait être familiarisé dans les ports de pêche avec l’idée d’association. Chaque bateau présente en effet le spectacle d’une petite société. Défalcation faite du prix des appâts et de quelques menues dépenses, le produit se divise en trois parts égales dont deux reviennent à l’équipage, l’autre au propriétaire du bateau. On n’a donc fait à la Turballe que mettre au rang des coopérateurs les deux femmes qui préparent la gueldre, et dont la part égale celle d’un pêcheur.

Le salaire est peu en rapport avec les périls qu’affrontent ces intrépides marins, qui, sur leurs embarcations légères, exposés à de subits et terribles coups de vent, courent peut-être plus de risques le long de ces côtes que les baleiniers dans les mers australes. Il est en moyenne d’environ 300 francs pour sept mois de navigation. Comptez en outre 80 francs, et c’est beaucoup, pour la pêche durant l’hiver, jusqu’à présent fort mal organisée, et vous aurez la maigre somme sur laquelle doit vivre le plus souvent au Croisic la famille du pêcheur. A la Turballe, deux circonstances améliorent un peu la situation : les femmes trouvent plus fréquemment à s’employer dans les confiseries de sardines, qui sont là plus nombreuses qu’au Croisic, en outre les familles ont presque toutes un morceau de terre à cultiver, ce qui manque absolument de l’autre côté de la rade, et ce qui serait d’ailleurs en dehors des goûts des Croisicais. Si la part du travail est faible, ce n’est pas que celle du capital soit trop forte. Le tiers net revenant au bateau, déduction faite des prélèvemens qu’il subit, monte au plus à 650 ou 700 francs, sur lesquels il faut prendre les frais de l’entretien annuel de la barque et des filets, l’intérêt et l’amortissement du prix d’achat. La faiblesse de ces résultats tient surtout à la défectueuse organisation de la pêche durant l’hiver, au mauvais état des ports d’armement et à la cherté de la rogue.

Le système suivi dans le commerce même de la sardine n’est pas non plus à l’abri de toute critique. Comme on est forcé de vendre les produits aussitôt que la barque arrive au port, les prix changent presque chaque jour. De 2 fr. 50 c. le mille aujourd’hui, ils pourront monter demain à 25 ou 30 fr. et même plus haut. L’usage traditionnel est d’ailleurs pour un millier de sardines d’en donner 1,260, qui se comptent avec une extrême rapidité par six à la fois. Les achats ont lieu soit pour la consommation immédiate, soit pour les confiseries. Le petit cabotage, les chemins de fer, les voitures, les chevaux, les mules, les porteurs à pied, sont utilisés selon le rayon à parcourir pour la prompte expédition d’un produit qui ne saurait attendre au-delà de 10 ou 12 heures. La vente se fait littéralement à la course jusqu’à 12 et 15 kilomètres de distance. Les revendeurs, avec leur gedde de bois sur la tête, ne prennent pas le temps de respirer. Les chemins de fer ont naturellement fort étendu le cercle du marché quotidien, d’autant plus qu’on se montre un peu moins difficile sur la qualité à mesure qu’on s’éloigne des côtes. Quant aux confiseries, elles s’abstiennent d’acheter quand les embarcations reviennent avec un trop minime butin et que les prix s’élèvent. Elles ne marchent pas constamment, même pendant l’été; les ateliers se vident ou se remplissent selon les alternatives de la pêche. Les opérations devant d’ailleurs s’exécuter d’urgence, on ne perd pas un moment pour compter les sardines, pour les laver, les saler, les plonger dans l’huile bouillante, les faire sécher sur des treillis en fil de fer, enfin pour les ranger dans les boîtes de fer-blanc, qui sont mises en dernier lieu durant quelques heures dans des chaudières d’eau en ébullition. Le succès de l’opération dépend surtout de la qualité de l’huile employée. Si l’huile est mauvaise, ou si l’on utilise trop longtemps la même huile sur les fourneaux, les produits laisseront forcément à désirer. Depuis quelques années, des boîtes préparées avec négligence, même d’une façon peu loyale, ont abondé en France et surtout ont été exportées outre-mer en quantité innombrable. Le commerce, il faut bien le dire, a poussé le premier à la mauvaise fabrication; il a réclamé avant tout des conserves à bas prix. C’était peu scrupuleux, et c’était imprudent. Le résultat le plus clair a été jusqu’à présent de restreindre la consommation des sardines en boîtes et de compromettre ainsi les destinées de la pêche de la sardine, qui sont liées à la faveur que rencontreront désormais dans le public les conserves à l’huile. Celles-ci en effet ont notablement réduit le marché ouvert aux poissons préparés d’après l’antique et moins efficace méthode qui consistait à encaquer et à presser les sardines dans des barils. Les premières confiseries remontent à une vingtaine d’années tout au plus. À ce moment, la découverte de l’or en Californie suscitait la convoitise de milliers d’émigrans, qui avaient besoin d’approvisionnemens faciles à transporter. Le débouché était vaste, l’essor de la nouvelle industrie fut des plus rapides. Telle grande fabrique de la Turballe qui ne mettait en boîtes, en 1851, que 5 millions de sardines en conservait en 1866 près de 40 millions. Cette prospérité a cessé de grandir et même décline; on sait pourquoi. Il dépend des fabricans de la faire renaître.

Ce qui n’est pas moins urgent pour que la pêche de la sardine sorte de la période un peu languissante qu’elle traverse, c’est de provoquer l’abaissement du prix des appâts. On peut chercher une amorce moins coûteuse et aussi sûre que la rogue, on peut également enlever aux Norvégiens l’espèce de monopole qu’ils ont accaparé sur notre marché, et dont ils se prévalent. La Norvège n’est pas seule en mesure de nous fournir de la rogue. On en a envoyé, mais irrégulièrement et par petites quantités, de Saint-Pierre, de Terre-Neuve, du Danemark. Il s’agit de favoriser le courant d’importation par des demandes suivies. Les prix baisseront à mesure que s’établira la concurrence. Ici le gouvernement peut aider l’industrie en utilisant pour l’éclairer les moyens d’information qu’il possède au dehors. Il lui appartient encore d’une manière plus immédiate d’améliorer les voies de transport propres à faciliter le prompt écoulement de la marchandise. Pour les produits de la pêche comme pour ceux des salines, la construction du chemin de fer de Saint-Nazaire au Croisic et à Guérande figure au nombre des mesures qui promettent les résultats les plus significatifs.

Un intérêt non moins évident commanderait d’améliorer les petits ports des côtes avoisinant l’embouchure de la Loire, et dont l’état laisse tant à désirer. Après des ouvrages si multipliés et peut-être un peu trop luxueux exécutés dans les ports commerciaux de premier et de second ordre, il est grand temps de songer aux ports de moindre importance, dont dépend parfois la prospérité de tout un district. A la Turballe, par exemple, où règne une si grande activité, où l’on a vu en douze ou quinze ans s’édifier une petite cité sur un point à peine habité jadis, il n’existe qu’une sorte de digue très courte, insuffisante pour abriter dans la mauvaise saison les barques pressées contre ce rempart, où elles se heurtent les unes les autres. Pourtant nous sommes ici devant une rade splendide, où l’eau abonde et permet tous les arrangemens désirables. Égale insuffisance d’abri ou absence totale de travaux de défense à Léra, à Piriac, à Mesquer, au Cormier, à Saint-Michel-Chef-Chef, à Saint-Brévin, aux Moutiers. Au Croisic, au Pouliguen, à Pornic, les ports ont besoin d’être curés, creusés, élargis ou débarrassés de roches dangereuses. Sur plusieurs de ces points, il est vrai, à la suite des vœux exprimés par les conseils généraux, diverses constructions ont été décidées; quelques-unes même sont en voie d’exécution. Elles serviront sans doute à faire reconnaître l’étendue des lacunes existant encore après un si long délaissement et la nécessité de pousser les travaux avec activité.

Quand s’ouvrirent les lignes ferrées de La Rochelle, de Lorient, des sables d’Olonne, les barques de la côte armoricaine furent aussitôt attirées vers ces ports par la facilité des expéditions. Le Croisic vit tomber à rien la riche clientèle qu’il possédait auparavant. Dans l’arrondissement de Saint-Nazaire, les transactions sur le poisson tombèrent en six ans de 654,000 à 60,000 francs. Lorsque le chemin de fer reliera ce port au réseau de la compagnie d’Orléans, on aura donc à réagir contre des habitudes prises. Pour réussir à les modifier, il importe que la pêche puisse prendre dans le pays toute l’extension dont elle est susceptible. Cette condition est indispensable. Grâce à une initiative individuelle résolue et persévérante, on a déjà vu s’introduire au Croisic pendant l’hiver la pêche de la crevette, qui s’exécute, non sans périls, dans de très petits canots, et donne environ pour 40,000 francs de produits annuels. C’est un chiffre bien minime sans doute; mais c’est un exemple utile pour stimuler la grande pêche côtière sur de fortes barques pontées, telle que la pratiquent dans le voisinage avec tant de profit les pêcheurs de l’île de Groix. Ainsi comprise, la pêche devient une industrie progressive, tandis que la pêche de la sardine, réduite à elle-même, semble devoir rester stationnaire.

Il ne suffirait pas néanmoins aux pêcheurs du Croisic, de la Turballe et des autres points de cette partie des côtes, d’obtenir l’amélioration de leurs ports et d’accroître le cercle de leurs opérations. Il faut encore qu’ils puissent compter sur des conditions favorables pour les envois et pour le commerce à l’intérieur de la France. La consommation du poisson devrait trouver une place beaucoup plus large dans l’alimentation publique. C’est un vrai malheur que l’on ait entassé chez nous comme à plaisir toutes les mesures tendant à ranger parmi les alimens de luxe ce produit sain, nourrissant, et qui pourrait être vendu à bon marché. L’obstacle principal à un accroissement de consommation propre à stimuler l’activité de la pêche provient de l’exagération des taxes d’octroi et des conditions de transport par les voies ferrées. Les chemins de fer n’ont jamais considéré le poisson frais comme un objet de première nécessité ; ils lui ont appliqué leurs tarifs les plus onéreux. Toutes les lignes ne possèdent pas même un matériel suffisamment approprié aux exigences de ces expéditions. On allègue qu’il n’y a pas assez d’envois, et on les empêche précisément ainsi de se multiplier. Longtemps certaines compagnies ne consentaient à recevoir le poisson que dans les voitures fermées de la messagerie ordinaire, ce qui rendait presque impossible le transport durant l’été. A un expéditeur qui demandait l’usage des voitures aérées servant au transport des animaux vivans, on a fini par accorder l’usage de trucs entièrement découverts, qui valent mieux sans doute que les voitures fermées, mais qui laissent le poisson, malgré la bâche qui le recouvre, trop exposé aux rayons du soleil. Quant à l’octroi, il y aurait sur ce sujet beaucoup à dire, et ce n’est pas seulement à propos de poisson que l’on peut relever une tendance générale et très fâcheuse qui se manifeste dans les administrations municipales. On dirait que la plupart puisent leurs inspirations dans cette fausse économie politique qu’on pourrait appeler l’économie de la cherté. Beaucoup d’industries en souffrent, la pêche côtière peut-être plus que toute autre. On ne saurait trop vivement souhaiter que l’on cesse de la comprimer sous des taxes qui restreignent si considérablement le débouché de ses produits.

Un autre vœu qu’il reste à faire pour elle, c’est que le gouvernement apporte la plus grande réserve dans son intervention par voie réglementaire. On a pu juger plus d’une fois des inconvénient de la réglementation. Telle mesure prise jadis en vue de favoriser la reproduction du poisson avait provoqué des plaintes si générales et si fondées qu’on dut reconnaître la nécessité d’en suspendre l’exécution. Le ministère de la marine, de qui relèvent ces questions, n’incline pas de lui-même, c’est justice de le reconnaître, vers la réglementation exagérée; il se considère plutôt comme le protecteur de la population maritime. On peut l’engager seulement à résister aux sollicitations que des intérêts aveugles ou trop craintifs sont portés à lui adresser. Dans les cas mêmes où il serait reconnu indispensable de prescrire certaines conditions, on peut lui demander que les formalités soient simplifiées, et que les décisions arbitraires cèdent la place à des règles nettes et précises. Dans la périlleuse industrie qu’exercent les intrépides pêcheurs des côtes, il est bien rare qu’on rencontre, je ne dirai point la fortune, mais même une aisance modeste. On livre chaque jour sa vie aux hasards des vents et des flots sans le moindre espoir, au bout d’une navigation poursuivie durant de longues années, d’arracher le moindre lambeau de la toison d’or. C’est bien le moins que le gagne-pain des familles ne soit pas subordonné à la recherche d’une inutile homogénéité.

Pour les pêcheurs comme pour les paludiers, nous aboutissons donc en fin de compte au même mot de liberté, soit par rapport à l’impôt, soit par rapport à la réglementation. Certes, dans l’industrie des uns et des autres, les conditions journalières sont absolument dissemblables. Au fond cependant, le fait commun qu’ils dépendent de la mer et qu’ils ont besoin d’écouler leurs produits vers l’intérieur établit entre eux une certaine communauté d’intérêts qui les place sous l’égide des mêmes principes. Tandis qu’au point de vue économique leurs situations ont tant de rapports, les habitudes, les mœurs, les caractères, diffèrent profondément dans chacun des deux groupes, et y conservent, malgré les points de contact dus au voisinage, une originalité distincte.


III.

Chez les paludiers et les pêcheurs du bas de la Loire, on ne s’attend point sans doute à découvrir de ces traits de caractère grandioses et saisissans qui captivent l’imagination. L’intérêt du tableau tient à d’autres circonstances, il tient surtout à la simplicité de vie de ces robustes travailleurs. Grâce à la salubrité du pays, la population des côtes, soit qu’elle s’adonne à la pêche, soit qu’elle exploite les marais salans, se fait remarquer par une constitution vigoureuse. Les hommes sont grands et bien découplés, les femmes ont une fraîcheur de teint mainte fois célébrée. Elles y joignent une force remarquable et qui n’exclut point la souplesse. Il suffit de voir, pour en juger, les paludières du salin de Guérande portant sur la tête leurs lourds fardeaux, les pieds nus, en courts jupons, courant plutôt que marchant sur le bord des salines. Dans les familles cependant la vie est dure et parcimonieuse : presque jamais de viande, le matin et le soir une soupe maigre, à midi des pommes de terre mal assaisonnées, — tel est le menu ordinaire du paludier. Le voisinage de la mer permet d’y ajouter la sardine et quelques coquillages très vulgaires qui ne valent pas la peine d’être transportés dans les villes et qui ne s’y vendraient pas. La détresse dont souffre l’industrie locale a rendu cette chétive alimentation de plus en plus précaire. Cruel ou badin, le vieux dicton, « qui dort dîne, » a trouvé plus d’une fois ici sa triste application. Durant le dernier hiver, quelques pauvres gens restaient au lit tout le jour afin de s’épargner un repas. Les paludiers qui en sont réduits à leur seule profession, et c’est la grande majorité, traînent une existence malheureuse. Il en est de même pour les pêcheurs de sardines, car dans les deux états, sous le rapport des intermittences du travail, l’analogie est complète : on ne travaille communément que durant un laps de temps trop court pour produire un gain suffisant, et hors de son métier le paludier, comme le pêcheur, ne trouve que bien rarement de l’occupation. Les terrains cultivables sont extrêmement restreints autour du salin de Guérande. Quelques paludiers du Bourg-de-Batz, mais peu nombreux, joignent au labeur ordinaire et aux travaux dans les marais de petites opérations de colportage et de commerce. De même pour les pêcheurs de sardines, point ou peu de besogne l’hiver. Leurs ressources si rigidement circonscrites, surtout au Croisic, où le travail agricole est inconnu, ne pourront s’accroître que par les développemens de la grande pêche côtière.

Rapprochés sous le rapport des interruptions du travail, comme sous celui des conditions de la vie matérielle, les paludiers et les pêcheurs le sont encore dans leur commun attachement aux mœurs traditionnelles; mais l’empire de la coutume se révèle fréquemment chez les uns et chez les autres par des traits dissemblables. Les premiers avaient toujours montré des goûts sédentaires, un vif attachement au foyer de la famille, où le père exerçait une sorte d’autorité patriarcale. S’écartait-on du pays, ce n’était que pour de courtes pérégrinations commerciales dans un rayon de quinze ou vingt lieues; on allait vendre de porte en porte le sel et la sardine. Conduisant devant eux leurs mules infatigables qui faiblissaient au départ sous le poids d’une charge trop pesante, mais à chaque station allégée, ces muletiers connaissaient tous les chemins des campagnes; ils pénétraient jusqu’au moindre hameau, loin des sentiers battus. La plupart arrivaient du Bourg-de-Batz, où l’entente d’un tel négoce peut être regardée comme un don natal. Si le nombre des colporteurs de sel et de sardines a notablement diminué aujourd’hui, si la zone parcourue s’est restreinte, il n’en faut pas conclure que les goûts et les aptitudes aient changé. Les dispositions sont les mêmes, on aime toujours les courses mercantiles; mais il faut céder devant les transformations qui les rendent moins fructueuses. Avec les chemins de fer, le commerce à dos de mulet a vu de jour en jour s’affaiblir ses chances de succès. Jamais ces déplacemens éphémères n’avaient ébranlé l’amour du foyer domestique; mais lorsqu’on a été poussé dans ses derniers retranchemens par la crise du travail, il a bien fallu chercher au dehors les moyens de vivre. On est allé louer ses bras dans les villes voisines, on a pris de nouveaux métiers. Frappante marque des rigueurs subies : à Batz, où l’on répugnait absolument de temps immémorial à la profession de marin, on a vu depuis quelques années un certain nombre de jeunes gens, exilés des marais paternels, demander un refuge à la grande navigation.

Cette population de Batz, issue, dit-on, de quelque rameau de la famille saxonne et jalouse de conserver intacts sa race et son sang, n’admettait point de mariages contractés hors de son sein. Une telle union eût passé pour une mésalliance. L’obligation de se dépayser a forcément fait succéder une certaine tolérance à l’esprit exclusif d’autrefois, sans détruire néanmoins le fond des préférences locales. D’autres témoignages attestent que l’attachement aux coutumes demeure toujours un des traits les plus saillans du caractère local. Quelques usages, legs visibles du paganisme gaulois, s’étaient perpétués presque jusqu’à nos jours. Il y a moins de trois quarts de siècle qu’au Croisic on célébrait encore tous les ans au mois d’août, par des démonstrations grotesques, la fête d’Hirmen, divinité païenne figurée sous la forme d’une pierre à large base érigée près de la mer. Les femmes exécutaient autour de cette pierre une sorte de danse sacrée, et toute fille qui en dansant touchait la pierre était assurée de ne point se marier dans l’année. Voici un exemple très significatif de cette ténacité à observer les pratiques traditionnelles. Il y a près du Croisic une antique chapelle de Saint-Goustan qui, depuis plus de soixante-dix ans. n’est plus affectée au service du culte et sert de magasin pour l’artillerie. Cette chapelle fut jadis le but d’un pèlerinage, elle l’est encore malgré les transformations qu’elle a subies. Des habitans de Batz en particulier viennent chaque année, le lundi de la Pentecôte, prier auprès de ces murs jadis sacrés.

Le fond des mœurs apparaît au grand jour dans les habitudes religieuses. Ici, point de manifestations équivoques. A travers les diverses modifications locales qui ont pu s’accomplir de nos jours, ce côté du tableau est demeuré à peu près intact, parmi les paludiers comme parmi les pêcheurs. Rien de plus significatif que la solennelle bénédiction donnée tous les ans, le jour de l’Assomption, à la baie du Croisic, du haut d’une des promenades qui dominent cette ville, fête touchante à laquelle les vastes horizons de la mer servent de cadre. Des cérémonies analogues s’appliquent dans le voisinage à tel ou tel bras de mer habituellement fréquenté par les embarcations de la pêche. Aussi l’interruption du travail le dimanche est-elle partout observée. La récolte du sel et la pêche de la sardine ont dû être autorisées en raison de l’urgence que présentent ces deux opérations. Le sel ne peut attendre, et les poissons en marche doivent être saisis au passage; mais tous les autres travaux cessent rigoureusement, y compris le portage du sel sur les bords des marais, moins pressé que la récolte proprement dite. L’influence salutaire que cette coutume exerce est d’ailleurs facile à constater dès qu’on pénètre un peu dans la vie de la population. Le dimanche est le jour où chacun prend quelque soin de sa personne. Chez le plus pauvre comme chez le plus aisé, les grossiers habits de travail font place à des vêtemens propres. On se repose du fatigant labeur quotidien. C’est aussi le jour des réunions. Dès le matin, on voit les familles se rendre par groupes à l’église; personne n’y manque, les hommes pas plus que les femmes. Ceux que leur besogne avait séparés durant la semaine se trouvent ainsi rapprochés. L’usage de se visiter dans l’après-midi profite aux relations de parenté ou de voisinage. L’âme et le cœur semblent se ressouvenir de leurs droits. Dès que l’homme n’est pas une machine qui puisse fonctionner sans relâche, dès qu’il ne ressemble pas non plus aux bêtes de somme qui n’éprouvent aucun besoin de l’esprit et de la conscience, cet attachement à la tradition si bien constaté dans ce pays s’accorde avec l’intérêt matériel comme avec l’intérêt moral de l’individu.

Jusque dans ces derniers temps, on pouvait considérer comme un signe visible et un gage extérieur de l’empire des mœurs la conservation du costume héréditaire, principalement dans certaines localités où l’originalité en est surtout frappante. Aujourd’hui l’ancienne rigidité s’est affaiblie sous ce rapport; ce n’est pas aux goûts des populations qu’il faut s’en prendre, c’est à la difficulté des temps. Le Bourg-de-Batz peut nous servir d’exemple. L’habillement traditionnel des paludiers y étant coûteux, la gêne croissante des familles a dû nécessairement amener des modifications plus ou moins notables. Ce costume est ce qu’on appelle le costume des mariés. Les femmes ne le revêtent pour la première fois que le jour de leurs noces. On le ménage soigneusement ensuite, de manière qu’il puisse durer toute la vie. On ne le porte plus qu’aux grandes solennités ou bien dans des fêtes de famille. Pour le marié, il consiste en une chemisette de drap brun, une collerette de mousseline, une culotte courte bouffante et deux camisoles, l’une blanche et l’autre bleue. Un grand manteau de drap noir recouvre le tout. Un chapeau à trois cornes avec ganse de velours, des bas blancs brodés et des souliers en daim blanc complètent la parure. La mariée porte une coiffe brodée et un fichu blanc bordé de dentelle, un corsage et une ceinture en fils d’or, un jupon violet, une robe blanche, les manches rouges ou blanches, le tablier de soie jaune ou rouge, les bas rouges brodés et les sandales violettes. Ni le soin ni une certaine élégance ne manquent dans l’arrangement de la toilette des femmes. On peut en juger même les dimanches ordinaires, où elles ne prennent pas leur grand costume, et où elles se contentent d’en mêler quelques parties à des atours tout modernes. L’habillement et surtout la coiffure diffèrent de village à village. Du reste les principaux articles du costume ordinaire, chez les hommes comme chez les femmes, se justifient par les nécessités du travail ou par la nature du climat. Le soleil brûlant de l’été, dont les rayons sont renvoyés par les marais salans comme par des lentilles, nécessitait les chapeaux à larges bords. Les doubles ou triples vêtemens de laine, les bandelettes ramenées sur les joues, s’expliquent par les grands vents qui règnent sur les côtes et par les rapides changemens qui font passer la température d’un extrême à l’autre. Quant aux culottes serrées aux genoux, elles ont l’avantage de permettre de détacher facilement les bas ou les guêtres lorsque la besogne oblige à marcher dans l’eau. D’après ces exigences, on peut croire que, tant que dureront les occupations actuelles, l’ancien costume gardera quelque chose de son caractère primitif.

Il ne faudrait pas se figurer que, sous l’influence des usages anciens, les esprits restent plongés dans l’engourdissement. Rien ne serait plus faux. L’instruction primaire, par exemple, est en progrès dans ce milieu autant qu’ailleurs. Quand la progression est le moins sensible, c’est qu’elle est entravée par des circonstances indépendantes de la volonté des individus. Les parens en général se montrent très disposés à envoyer leurs enfans à l’école; mais la difficulté la plus sérieuse qu’ils rencontrent provient des distances à franchir pour s’y rendre, de la dispersion des villages sur un territoire étendu et de la configuration d’ordinaire si fâcheuse des communes elles-mêmes. Pour les familles de pêcheurs, les nécessités du travail à la mer éloignent trop vite les enfans de l’étude. Dès que les jeunes garçons commencent à grandir, une seule pensée les anime, une pensée que leur famille partage, que la situation suggère, celle de s’embarquer au plus vite pour gagner leur vie. A voir leur impatience, on dirait que la plante des pieds leur brûle sur le sol. Ils se sont de bonne heure familiarisés avec le spectacle des tempêtes, et n’en sont pas effrayés; puis la mer n’a-t-elle pas ce qui tente le plus le cœur de l’homme, l’immensité et l’inconnu? Les écoles se voient donc désertées de bonne heure. On a même été obligé de hâter ici l’époque de la première communion. Elle se fait à onze ans, afin de permettre le départ des enfans dès la douzième année. Pour les jeunes filles, ces motifs d’interrompre les études n’existent pas, il est vrai; cependant l’influence de l’exemple réagit sur l’emploi de leur temps. Il n’y aurait en pareil cas que l’établissement d’écoles d’adultes convenablement appropriées au besoin local pour entretenir le germe primitif et en assurer les fruits. C’est du reste un trait à signaler ici que l’aptitude assez générale pour les travaux intellectuels. Le voisinage de l’Océan, les perspectives qu’il ouvre sur des pays lointains, les relations qu’il facilite au dehors, ont servi à propager une foule de notions utiles peu communes dans d’autres contrées, notions de hasard, mais qui stimulent le désir d’en acquérir d’autres. La situation éveille en outre sur les côtes un besoin d’instruction spéciale. Tous les jours, on voit sortir des diverses couches de la population des jeunes gens se livrant à des études qui leur permettent de se faire recevoir maîtres au cabotage ou capitaines au long cours.

Cette naturelle disposition des esprits prête aux relations privées un attrait qu’entretiennent encore la bonne humeur et la franchise ordinaire des habitans. De ces dernières qualités résulte une solidité précieuse dans les rapports de la vie courante. Ces dispositions n’ont pas été entamées par les changemens économiques réalisés sous nos yeux; les caractères restent en général ce qu’ils étaient, ouverts et accueillans. Un esprit de mutuelle confiance, dont l’honnêteté avait dès longtemps formé la base, peut passer à juste titre pour un des signes de la physionomie de ces populations. Çà et là sans doute l’insuffisance du gain annuel dans les marais salans a porté, paraît-il, quelque atteinte à la probité traditionnelle. On a mis sous nos yeux certains comptes où après les prélèvemens ordinaires, après la réparation et l’entretien des marais, le propriétaire se trouvait en définitive redevable envers son subordonné. Ce fait lui-même ne serait pas toujours un indice de fraude, et puis des exemples isolés n’altèrent pas le fond du tableau. Il y a chez le paludier une fierté native qu’on juge parfois excessive, mais qui le relèverait bien vite au besoin d’un affaissement accidentel. Cette fierté des caractères domine jusque dans la gêne la plus cruelle. Si malheureux qu’on soit, on ne se plaint guère; silencieuse et résignée, la misère cherche à se dissimuler au dehors. Elle se voile tant qu’elle peut. En voyant les familles le dimanche, on ne se douterait jamais de ce qu’elles peuvent endurer de privations pendant la semaine. A l’intérieur des habitations, on cherche également par la bonne tenue des ménages à sauver les apparences. Les économies portent sur l’alimentation, parce que de cette manière l’amour-propre au moins n’a point à souffrir. « Cache ton bonheur, » disait un philosophe de l’antiquité; mais ici c’est le malheur qui s’efforce de se dissimuler aux regards.

Un autre trait saillant, c’est que dans son travail le paludier aime mieux les grands coups de main, les rudes poussées, comme on dit, interrompues par des repos plus ou moins longs, que des efforts moindres, mais constans. Ce goût provient visiblement du genre de sa tâche journalière, qui n’est pas continue. Il en est à peu près de même pour la pêche. Presque toujours le pêcheur hors de sa barque semble incapable de toute besogne. Ce qui l’éloigne de la mer existe à peine devant ses yeux. La mer, voilà son champ, sa vigne, son atelier. Il restera de longues heures assis au pâle soleil de l’hiver, abrité contre le vent le long d’un mur, ou debout sur un quai, regardant d’un œil distrait le flot qui s’élève ou s’abaisse, sans se demander si le temps qu’il dépense ainsi stérilement ne pourrait pas recevoir quelque emploi avantageux. Que la mer seule doive le nourrir, telle est sa conviction la plus habituelle. Cette commune pensée semble d’autant plus profondément enracinée que les hommes restent plus longtemps embarqués. Sur certains points des côtes, ce sont les femmes qui cultivent les lambeaux de terre ensemencés. Voyez-vous des hommes travailler dans les champs, ce sont les invalides de la navigation, ou bien ceux que la mer a d’elle-même repoussés de son sein. Si dans les récits du foyer, comme dans les premiers exemples qu’il a sous les yeux, l’enfant du Croisic et de la Turballe apprend à aimer la mer, ce n’est point cependant la pêche qui captive d’abord sa jeune imagination. Il dirige sa préférence vers la navigation lointaine, qu’entoure plus de mystère et d’imprévu. Il ne reste guère sur les embarcations des côtes; au bout de peu de temps, il s’en échappe et s’engage comme novice pour le grand cabotage ou pour les voyages au long cours. Ce n’est que beaucoup plus tard, vers l’âge de quarante ou de quarante-cinq ans, alors que le navire long-coursier dédaigne son âge mûr, qu’il se consacre à la pêche. Sur les rivages du bas de la Loire, la pêche de la sardine devient communément le dernier asile et le dernier gagne-pain du matelot. Ne serait-ce point de la communication constante avec les forces indomptables de l’Océan que viendrait la résignation si ordinaire chez ces populations dans les épreuves de la misère ? Peut-être s’est-on accoutumé sans le savoir à l’idée de l’impuissance individuelle devant les irrésistibles forces de la nature. Cette docilité, qui n’exclut point l’énergie particulière, mais concentrée, qu’une rude existence tend à développer, a l’inconvénient de laisser subsister un fonds d’insouciance difficile à vaincre. Que le mal dérive de là ou d’ailleurs, il existe : sur ces côtes, on manque d’initiative ; chacun, tout en ayant conscience de sa valeur et de sa force, ose à peine la produire. Il suffirait d’une impulsion intelligente et vigoureuse pour ranimer des instincts d’indépendance et d’action qui ne sont qu’engourdis.

Paludiers et pêcheurs aiment leur travail, leur lot dans la vie, sentiment qui devient de plus en plus rare ailleurs. Ils peuvent se plaindre de l’insuffisance du salaire, jamais de la besogne elle-même. Cette fidélité dans une tâche héréditaire met parfois obstacle à certaines réformes que semblent commander des considérations du plus grand poids. On est en droit, par exemple, de trouver que le labeur attribué à la femme dans les marais salans l’écarte trop longtemps du foyer domestique, qu’il l’oblige à un trop large déploiement de forces. Les porteuses de sel n’ont pour ainsi dire pas le temps de dormir dans la saison de leur grande besogne. Le travail commence l’après-midi, se prolonge souvent fort avant dans la nuit, et n’exempte pas la femme des soins ordinaires du ménage, ni même de l’exercice de certain métier accessoire. D’aussi durs travaux sont d’ailleurs acceptés sans amertume, les femmes s’y dévouent avec un courage que rien n’ébranle. Cette passive soumission ne saurait empêcher de former des vœux pour que l’abus disparaisse des pratiques locales. Cela serait tout à l’avantage des enfans, qui seraient mieux surveillés et mieux dirigés. C’est ainsi que des réformes de l’ordre économique réagissent souvent de la façon la plus avantageuse sur l’ordre moral.

Il en est d’autres au contraire, purement morales, dont les intérêts matériels profiteraient dans une large mesure. L’une des plus désirables touche à un défaut qu’on peut appeler la plaie des côtes, et dont il faut peut-être attribuer la cause première aux privations excessives de la vie journalière, j’entends parler de l’abus du vin. Pour les pêcheurs, certains usages liés à l’exercice de leur industrie semblent favoriser des excès trop fréquens. La stipulation d’un pot-de-vin, et il faut ici prendre le mot dans son sens le plus littéral, accompagne toute vente de sardines à raison de un ou deux pots par millier. Il existe encore des pots-de-vin supplémentaires dans diverses occasions, pot-de-vin payé par le vendeur quand on achète la rogue, par l’armateur quand la pêche atteint un certain chiffre, quand on règle les comptes. Le vin est l’inséparable condition de tous les contrats, et il est consommé tout de suite ; on ne l’emporte pas chez soi. On dirait qu’au sortir de sa barque le pêcheur, qui n’avait pris avec lui le matin que du pain sec et de l’eau, veut se récompenser de l’abstinence subie. Le soir, les libations sont accompagnées d’un repas, le repas de l’équipage, qui se fait à l’auberge et qu’on appelle gaudriade, peut-être du mot latin gaudere, se réjouir. Chaque homme fournit son vin, il fournit aussi son poisson, car dans la pêche des sardines tous reçoivent une part en nature de 40 sardines par millier. En fait de vin, les hommes regardent leur droit comme si exclusif qu’à la Turballe, où l’on admet les femmes chargées de préparer la gueldre sur un pied de parfaite égalité pour le partage du gain, on réduit leur salaire en vin à une demi-bouteille. Il est rare qu’on mette en réserve des bons de vin, même quand ils sont le plus nombreux, grâce à la réussite de la pêche. Ce n’est pas cependant que dans ces cas le chef de famille ne pense qu’à lui, et vive dans l’abondance au dehors, tandis qu’on jeûne au logis. L’argent ne lui tient pas plus dans la main chez lui qu’à l’auberge. Ce qui est sacrifié, ce qui est complètement mis en oubli, c’est la pensée du lendemain. On ne se préoccupe ni du temps où la pêche cessera, ni des éventualités qui en peuvent paralyser les résultats. En fait de prévoyance, on a presque tout à apprendre.

Au milieu de cette population vivant au jour le jour, on avait songé à établir une société de secours mutuels d’un genre particulier. L’institution aurait fait des avances pour des constructions nouvelles, pour le remplacement des bateaux perdus à la mer, pour secours aux familles dont les chefs auraient péri victimes de leur dangereux métier. En ce qui concerne les visites de médecin et la vente des médicamens à prix réduits, elle aurait rempli la tâche d’une société mutuelle ordinaire. Cette idée, excellente sous tous les rapports, avait été mise en avant par le commissaire de marine du Croisic, si bien en mesure de connaître la situation des pêcheurs. Le projet cependant n’a pu sortir de la phase des pourparlers. S’il n’a pas trouvé les pêcheurs favorables, ce n’est point parce qu’on leur demandait une cotisation de 25 centimes par semaine durant la saison de la pêche des sardines ; c’est plutôt parce qu’on réclamait en outre l’abandon d’un pot-de-vin par jour, abandon désirable, puisqu’il aurait indirectement profité à la famille. Le refus sur ce dernier article venait moins toutefois d’une résistance aveugle que d’un raisonnement erroné. On craignait qu’il ne résultât, un peu plus tôt ou un peu plus tard, de la concession demandée une réduction de gain. Lorsqu’il paiera tout en argent, se disait-on, l’acheteur n’aura plus qu’une seule préoccupation, ramener les prix à leur chiffre actuel ; le sacrifice serait dès lors consenti en pure perte. Illusion complète, quoique dérivant d’une apparence spécieuse ! Quand l’acheteur prend un millier de sardines pour un certain prix, il est impossible qu’il en sépare dans sa pensée le supplément payé pour le vin. Qu’il paie avec la main droite et avec la main gauche ou seulement d’une seule main, la dépense reste la même pour lui. Avec le système en vigueur, il est obligé de voir le total, et il fait nécessairement subir d’un côté une réduction équivalente à la surcharge qu’il subit de l’autre. Point de doute possible sur l’intérêt des pêcheurs ; ils ne pouvaient rien perdre. L’institution projetée, en fortifiant leur situation, n’aurait fait que rendre plus difficile un abus comme celui qu’ils redoutaient. Si pour le moment de récentes divisions dans le groupe le plus nombreux, celui de la Turballe, peuvent entraver la reprise du projet, ce n’est pas une raison pour y renoncer. Un jour ou l’autre il reparaîtra, car il répond à la généralité des besoins. C’est une bonne semence qu’on a jetée et qui produira ses fruits.

Jusqu’à présent, l’idée et la pratique de l’aide mutuelle, quand elles se traduisent par des institutions collectives, sont fort éloignées des habitudes de la population. Il suffit d’ouvrir les yeux pour s’en convaincre. Cela n’empêche point que dans les rapports entre parens ou même entre voisins on ne soit disposé à se prêter réciproquement assistance. Les bons exemples en ce genre ne manquent pas. Qu’une circonstance malheureuse vienne mettre un chef de famille dans l’impossibilité de remplir sa tâche habituelle, on s’en charge volontiers pour lui ; on écarte ainsi de sa demeure un dénûment absolu. Un essai qui exigeait l’accord de volontés multiples a même réussi à Guérande pour une institution un peu distincte, il est vrai, des sociétés mutuelles : il s’agit d’une boulangerie commune. L’établissement fonctionne régulièrement depuis près de deux, années. Durant l’année 1867, où le blé a été si cher, il a rendu de réels services. Non-seulement il a pu vendre le pain un peu au-dessous du prix courant, mais encore il a mis moralement obstacle à une surélévation qui n’aurait pas manqué de se produire dans le commerce ordinaire. Il y a bien eu certains mécomptes quant à la constance de quelques-uns des premiers adhérens : il en est qui ont faibli au dernier moment par suite de l’obligation de payer comptant et de renoncer aux facilités de crédit, si coûteuses d’ailleurs, qu’ils trouvaient chez les boulangers. Déjà cependant les résultats obtenus ont ramené plusieurs de ces dissidens trop tôt découragés. Le chiffre de la fabrication importe beaucoup dans une telle entreprise. Si l’on emploie seulement 200 kilogrammes de farine par jour, ce qui donne environ 270 kilogrammes de pain, le bénéfice ne peut s’élever, d’après les comptes mêmes de la société, qu’à 2 ou 3 francs, tandis qu’avec 4OO kilogrammes il monterait à une somme quadruple. De tels exemples en disent plus aux yeux des masses que tous les raisonnemens de la théorie, et ils préparent la voie dans le même ordre d’idées à des applications plus étendues. La récente organisation d’un comice salicole et agricole qui a eu sa première exposition à Guérande au mois de septembre 1868 mérite aussi d’être citée comme un utile essai de manifestations collectives.

Dans un milieu où le travail manque de régularité, où le revenu de chaque famille ouvrière, chez les paludiers comme chez les pêcheurs, reste presque toujours plus ou moins au-dessous des plus stricts besoins de la famille, il n’est pas surprenant que l’esprit de prévoyance ait tant de peine à s’acclimater. Il n’en devient que plus nécessaire de donner promptement suite aux mesures destinées à améliorer l’exploitation des marais salans et les conditions de la pêche côtière. Aux considérations purement économiques se joignent, pour les conseiller, les considérations morales les plus décisives. L’intérêt privé y concourra principalement par l’union des volontés en ce qui concerne les salines, et par le développement des opérations durant l’hiver en ce qui concerne la pêche.

Quant au gouvernement, en dehors de la suppression de l’impôt, son rôle porte avant tout sur l’élévation de la remise pour cause de déchet, et sur l’amélioration des voies de transport. Dans ce dernier ordre d’idées, le prompt établissement du chemin de fer projeté est une question vitale pour le pays. Seulement le tracé à suivre n’importe pas moins que la construction elle-même. Telle direction pourrait ravir à la ligne ferrée la plus grande part de son utilité. Le nouveau chemin de Saint-Nazaire au Croisic doit être le chemin des côtes. Si l’on veut que l’entreprise puisse à la fois se suffire à elle-même et rendre les services attendus, deux conditions sont indispensables : il faut d’une part que le chemin touche à Guérande, centre commercial de tout ce pays, et de l’autre qu’il longe le rivage. Les ressources les plus fécondes du trafic tiennent au voisinage de la mer. Là se trouvent les points recherchés durant la belle saison. À Saint-Nazaire, à mesure que se prononcera davantage l’inévitable progression que doit prendre cette ville, on tendra de plus en plus, comme dans d’autres cités maritimes, à fixer au dehors le siège de sa vie de famille et de son installation domestique. Déjà le mouvement s’accomplit en ce sens-là. Il n’y a qu’à voir comme la côte se couvre d’habitations. Si le chemin de fer s’écartait du rivage, cette perspective de développement s’évanouirait. Les transports provenant des salines et de la pêche ne peuvent pas suffire à l’alimentation d’une route ferrée. Certes l’appoint provenant de ces deux sources n’est point à dédaigner ; mais ce n’est qu’un appoint. Pour la pêche, le transport périodique n’occupera jamais que peu de place sur les véhicules. Quant au sel, on ne hasarde rien en disant qu’année moyenne toute la récolte pourrait, s’il le fallait, être transportée en moins de douze jours. Ce n’est que sur le mouvement des personnes et celui des marchandises que ce mouvement même implique, qu’il faut compter pour alimenter la traction. Pays à vivifier, essor à donner aux affaires, possibilité de vivre pour la voie ferrée, tout milite en faveur du tracé le long de la mer. Quant à la nécessité d’aboutir à Guérande, elle n’est pas moins manifeste. C’est vers cette ville que sont dirigés tous les produits d’un pays fécond en vin, en céréales, en bétail, et dont il importe de ne pas troubler arbitrairement les habitudes. Laisser Guérande à l’écart, ce serait se priver de gaîté de cœur des avantages inhérens à un marché dont la clientèle est faite. D’ailleurs le chemin de fer récemment voté appelle un prolongement du côté de la Vilaine pour aller par les marais salans de Saint-Molf et de Mesquer et par le district agricole d’Herbignac rejoindre à Redon la voie ferrée de Nantes vers le Morbihan et le Finistère. Indispensable pour compléter de ce côté le système des chemins de fer départementaux, cet embranchement ne peut avoir son point de départ qu’à Guérande.

On peut juger désormais des conditions dans lesquelles s’accomplissent au bas de la Loire les modifications économiques dont nous parlions en commençant. On le voit, l’attachement au sol natal, le respect des traditions, le culte du passé, n’ont pas empêché les habitans des côtes occidentales de ressentir les effets de l’esprit d’entreprise et des aspirations vers le progrès qui sont un des signes et une des nécessités de notre temps. Leur situation et même leurs habitudes aggravent pour eux par certains côtés les conditions de la lutte industrielle dans laquelle il faut, sous peine de périr, que ce pays reprenne son rang. Heureusement les qualités morales de ces populations les mettent dans une situation plus favorable que ne le feraient les ressources matérielles de la région qu’elles ont à exploiter. En les examinant à ce point de vue, on reconnaîtra qu’elles forment un rameau vigoureux dans le grand faisceau des forces nationales, et que leur plus grand tort sans doute est de s’être laissé trop oublier.

A. Audiganne.
  1. Voyez en dernier lieu, dans la Revue du 1er juin 1867, le Métayage et la Culture dans le Périgord.
  2. Le salin de Guérande renferme 24,986 œillets répartis dans 800 salines, sans parler de 422 œillets plus rapprochés de Saint-Nazaire ; celui de Mesquer compte 7,193 œillets; celui de Bourgneuf à peu près autant.
  3. En 1867, le prix était de 410 francs. La France tire de l’étranger pour plus de 2 millions de francs de rogue par an.