Les Réformes de l’Enseignement. — La gratuité et l’obligation de l’instruction primaire

Les Réformes de l’Enseignement. — La gratuité et l’obligation de l’instruction primaire
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 87 (p. 636-656).


Les réformes
de
l’enseignement primaire


DE LA GRATUITÉ ABSOLUE ET DE L’OBLIGATION DE L’INSTRUCTION PRIMAIRE

Parmi les questions qui ont le privilège de passionner les esprits, l’une des plus graves, l’une des plus délicates assurément, est celle de l’instruction publique. C’est sur ce terrain que se livrent les batailles les plus acharnées entre les partis qui divisent la France. Et comment s’en étonner ? Dans cette lutte, ce n’est pas seulement l’amour de la vérité et le désir de la voir triompher qui passionnent les combattans, c’est aussi pour chaque parti le désir de se voir perpétuer dans les générations qui se lèvent et qui ont l’avenir dans les mains. Voilà ce qui explique le chaos étrange des réclamations contradictoires de chaque école, de chaque parti. Ce sont les ennemis de la liberté de conscience qui ont été les plus ardens à réclamer la liberté de l’enseignement, parce qu’ils y trouvaient le moyen de produire leurs doctrines. C’est le parti religieux, dans les écoles duquel règne la gratuité absolue, qui se montre le plus animé pour repousser l’établissement de cette même gratuité dans les écoles publiques, parce qu’il craint de ne pouvoir supporter la concurrence à armes égales ; mais de ce que la liberté de conscience a été réclamée par un parti intolérant, il ne s’ensuit pas que la liberté, invoquée par ses ennemis ordinaires, soit une mauvaise chose, et de ce que la gratuité absolue de l’instruction primaire a parmi ses adversaires des gens inconséquens, il ne s’ensuit pas que cette gratuité soit une bonne chose. Si nous voulons étudier impartialement la question de la gratuité et de l’obligation de l’enseignement primaire, plaçons-nous en dehors des partis politiques qui prétendent s’emparer des écoles. Il ne faut ici d’autre préoccupation que la justice, l’intérêt public et la diffusion la plus large de l’enseignement.

Ce serait aujourd’hui un lieu-commun que d’insister sur les rapports nécessaires du développement intellectuel d’un peuple et du développement de ses richesses matérielles. Le travail de l’homme instruit est incomparablement plus rapide et plus productif que le labeur sans règle et sans méthode. L’exemple de l’Ecosse a été bien souvent cité, et cette loi économique, dont l’évidence éclatera tous les jours davantage avec le nouveau courant qui porte la science à seconder l’industrie, a déjà porté des fruits certains dans la prodigieuse transformation de ce pays, qui, grâce à la sollicitude de ses rois et de ses parlemens pour l’instruction populaire, a vu s’accroître dans des proportions étonnantes le bien-être et la richesse de ses habitans, autrefois si déshérités.

À ces considérations économiques viennent se joindre des considérations morales d’une haute portée. Si l’instruction est une source de prospérité, elle est aussi une source de moralisation pour le peuple, et le nombre des crimes a toujours diminué à mesure qu’elle s’étendait davantage. Il n’en est pas de meilleure preuve que le tableau de la criminalité, — de 1853 à 1863, — mis en face des progrès de l’instruction, dans le rapport de M. Duruy sur l’état de l’enseignement primaire pendant l’année 1863. Si on ne trouve pas assez d’autorité à une statistique isolée, et si on était tenté d’attribuer à d’autres causes la décroissance du nombre des crimes, l’exemple de la Suisse, du duché de Bade, de la Bavière, démontre clairement que chaque fois que l’on élève une école on enlève des pensionnaires à la prison. L’ignorance n’étend-elle pas son influence malsaine sur les quatre cinquièmes environ de la triste population qui passe devant nos cours d’assises ?

Enfin l’instruction n’est pas seulement un moyen d’élever le niveau de la morale chez les peuples et de disputer pas à pas le terrain aux crimes qu’engendre si facilement l’ignorance, elle est encore une nécessité dans un pays qui a pour base de son organisation le suffrage universel. Avec ce principe puissamment démocratique qui fait participer tous les citoyens à la direction des affaires publiques, et qui ne fait pas plus peser dans la balance le vote d’un homme éclairé que celui du dernier des paysans, la diffusion de l’instruction n’est plus seulement une nécessité économique, une nécessité morale ; elle devient une nécessité politique. Quand chaque citoyen détient une portion du pouvoir, il faut que chaque citoyen soit capable de l’exercer d’une manière éclairée, il faut qu’il se rende digne de son droit d’électeur.

Nous n’insisterons pas davantage sur des considérations qui s’imposent par elles-mêmes, et contre lesquelles aucune protestation n’oserait se produire. Nous sommes loin du temps où l’on redoutait de voir l’instruction se propager, où l’on regardait l’ignorance du peuple comme le meilleur auxiliaire d’un gouvernement. Tout le monde comprend aujourd’hui qu’avec le flot montant de la démocratie qui nous porte, il faut que le niveau de l’instruction s’élève et s’étende, si nous ne voulons être submergés par la barbarie. Seulement les uns croient trouver des ressources suffisantes dans la loi qui régit actuellement l’instruction primaire, d’autres ne voient au contraire de moyen de salut que dans l’adoption des mesures radicales qui rendraient l’instruction gratuite et obligatoire. Il en est d’autres enfin qui, tout en rejetant le principe de la gratuité absolue, croient qu’il importe d’établir dans nos lois l’obligation de cette instruction reconnue si nécessaire aux intérêts moraux et matériels d’un peuple.


I

Quel est donc, au point de vue de l’instruction populaire, l’état de la France, quelles sont les entraves qui en embarrassent la marche, et dans quelle voie doit-elle trouver un complet développement ? À Dieu ne plaise que nous voulions assombrir les couleurs du tableau ; l’état de l’instruction primaire est plus satisfaisant qu’on ne veut bien le dire généralement, et si nous n’avons pas encore pleinement atteint le but, nous sommes heureusement bien loin de cette barbarie qui serait l’écueil de nos sociétés démocratiques. Si l’on demande à grands cris des réformes, si l’on se préoccupe des progrès qu’il faut encore réaliser, c’est qu’en matière d’instruction on ne saurait se montrer trop exigeant, c’est qu’il faut prendre pour devise ces paroles de Lucain : nil actum reputans, si quid superesset agendum, et croire que rien n’est fait quand il reste encore quelque chose à faire. L’œuvre ne sera complète que lorsque tout Français saura lire et écrire, quand toute intelligence pourra se développer librement.

Ce but, à peu près atteint par la Suisse, la Prusse, la Suède et les États-Unis, nous n’y sommes pas encore arrivés, quoique depuis une quarantaine d’années nous ayons marché à grands pas. D’après la statistique dressée en 1831 par M. de Montalivet, nous voyons qu’en 1829 il existait 30 796 écoles tant privées que publiques, qui réunissaient 1 372 206 élèves dans les mois d’hiver, et seulement 681 005 durant les mois d’été. Sur 38 135 communes 13 984 étaient complètement dépourvues d’écoles, et sur 282 985 jeunes gens de vingt à vingt et un ans inscrits au tableau de recensement 149 824 étaient complètement illettrés. Cette situation honteuse et déplorable, après avoir été sensiblement améliorée par les ordonnances du 21 avril 1828 et du 14 février 1830, rencontra heureusement dans M. Guizot un réformateur hardi. En promulguant la célèbre loi du 28 juin 1833, que M. Cousin appelait la charte de l’instruction primaire en France, le gouvernement de juillet constitua d’une manière solide et féconde l’enseignement populaire. Les résultats ne se firent pas attendre : le nombre des écoles publiques augmenta rapidement d’année en année, pour atteindre en 1847 le chiffre de 35 953, tandis que la population scolaire s’élevait au chiffre de 3 530 056 enfans. Sur 100 conscrits, 62 savaient lire. La loi de 1850, ouvrage de M. de Falloux et de M. de Parieu, refondit, en la modifiant, la loi de 1833, et donna un nouvel élan à la diffusion de l’instruction ; la population scolaire s’accrut de 335 193 élèves, et 1 680 nouvelles écoles s’élevèrent.

Aujourd’hui la situation exacte de l’instruction primaire en France nous est donnée par les deux statistiques que M. Duruy a publiées le 1er  janvier 1864 et le 1er  janvier 1866. Nous y voyons qu’en 1863, sur 37 510 communes, 818 étaient dépourvues d’écoles primaires, — que les écoles primaires, au nombre de 52 445, réunissaient 3 353 840 élèves des deux sexes, et que les écoles libres, au nombre de 16 316, en comptaient 922 538. — Il y avait donc en France 68 761 écoles primaires publiques ou libres fréquentées par 4 336 368 élèves, sans compter les 3 308 salles d’asile suivies par 383 856 enfans. Cependant les progrès de l’organisation matérielle des écoles ne marchaient pas de pair avec les progrès de leur population. Un très grand nombre d’instituteurs étaient logés misérablement, et ne pouvaient faire leur classe que dans les granges qu’on leur prêtait, ou dans des bâtimens loués provisoirement et dépourvus de l’aménagement nécessaire. Parmi les écoles mêmes installées dans des bâtimens appartenant aux communes, une grande partie n’avait qu’un local insuffisant ou misérable, et bien fait pour repousser les enfans qui devaient y aller chercher l’instruction. On se préoccupe vraiment trop peu de rendre l’étude attrayante, surtout pour ces fils de fermiers et de laboureurs, habitués à vivre en plein air, en commerce continuel avec la nature, et à qui l’on fait quitter le spectacle toujours nouveau des champs pour une salle obscure et triste, où ils viennent s’entasser dans une atmosphère corrompue. On s’est trop fait chez nous à l’idée que les choses de l’esprit ne viennent qu’en seconde ligne, et que l’on doit dépenser pour elles le moins d’argent possible. Nous estimons fort l’instruction, mais nous lui marchandons volontiers les secours. Il n’en est pas ainsi aux États-Unis ; ce peuple américain, si industrieux, si commerçant, si préoccupé des moyens d’acquérir la richesse, tient en grand honneur les écoles et sait faire pour elles des sacrifices importans. Pour loger convenablement nos instituteurs et leurs élèves, il nous faut de nombreux millions et une activité incessante pour les bien employer, Il est vrai que, si sur ce point l’état de nos établissemens d’instruction est resté stationnaire, la marche ascendante qu’a suivie le nombre de nos écoles et des élèves ne s’est pas ralentie. Qu’on ne craigne pas de nous voir multiplier ici les chiffres, ils ont leur intérêt et leur éloquence. En 1865 commençaient à se faire sentir les heureux résultats de la vigoureuse impulsion que M. Duruy avait communiquée à l’instruction primaire. Sur 37, 548 communes, 694 étaient dépourvues d’écoles, et envoyaient leurs enfans dans les écoles des communes voisines ; 53, 350 écoles publiques réunissaient une population de 3, 477, 542 élèves des deux sexes ; 16, 349 écoles libres renfermaient 958, 928 élèves. — Il y avait donc en France 69, 699 écoles primaires publiques ou libres, et le bienfait de l’instruction primaire s’étendait à 4, 436, 470 enfans. En comptant les salles d’asile, le nombre des écoles s’élevait à 73, 271, et celui des élèves à 4, 855, 238. — 600, 000 personnes venaient en outre réparer dans les cours d’adultes les lacunes de leur première éducation.

Ces chiffres sont très satisfaisans, si l’on pense que d’après le dernier recensement, sur une population de 37, 382, 225 habitans, on compte 4, 018, 427 enfans de 7 à 13 ans. La population des écoles se composant d’enfans de moins de 7 ans et d’autres de plus de 13 ans, nous ne devons pas nous étonner de voir le nombre des élèves dépasser le nombre des enfans inscrits dans ce recensement. C’est là ce qui cause l’excédant et ce qui rend difficile la rigoureuse exactitude des statistiques. L’âge auquel chaque enfant commence à suivre l’école variant souvent d’une manière considérable, on ne peut établir d’une façon certaine combien d’enfans restent privés de toute culture. D’après les enquêtes officielles, on peut évaluer cependant à 440, 000 le nombre de ceux dont les premières années ont été entièrement privées d’instruction. Ces 440, 000 enfans voués à l’ignorance constituent un mal sérieux et digne de toute notre attention ; mais ce n’est pas encore là le danger le plus grave. Ce qui est surtout à redouter, et ce qui est malheureusement plus difficile à constater et à combattre, c’est le manque d’assiduité à l’école, qui fait qu’un grand nombre d’enfans ne viennent prendre sur les bancs qu’une instruction illusoire et bientôt oubliée. Quelle est l’étendue de ce mal ? Plus du tiers des élèves ne passent que six mois et quelquefois moins à l’école. En outre, sur 657, 401 élèves qui en sont sortis dans l’année 1863, 395 393, ou 60 pour 100, savaient lire, écrire et compter, 262 008, c’est-à-dire 40 pour 100, avaient fréquenté l’école sans y puiser de connaissances utiles et solides. Aussi le nombre des conscrits illettrés, bien qu’ayant diminué de plus de moitié depuis 1829, était-il encore, en 1865, de 25 pour 100. C’est donc l’irrégularité dans la fréquentation des écoles par les enfans qui crée la plus grande difficulté à la diffusion de l’enseignement. C’est de ce côté-là que des efforts constans et considérables doivent être tentés pour que tout Français profite de l’instruction que des mesures sages et libérales ont mise à sa portée. Le mal résulte surtout de l’indifférence ou de la pauvreté des familles ; on propose, pour vaincre l’une, la gratuité absolue, et pour triompher de l’autre, l’obligation de l’instruction primaire.


II

On se souvient du rapport de M. Duruy sur l’état de l’enseignement primaire en 1863, où le ministre de l’instruction publique, posant nettement la question de la gratuité absolue et celle de l’obligation de l’instruction primaire, se montrait partisan décidé de l’une et de l’autre. On se souvient aussi que ce rapport, inséré au Moniteur du 6 mars 1865, fut suivi, dans le Moniteur du lendemain, d’un désaveu formel du gouvernement. Les conclusions de M. Duruy avaient pourtant de puissantes sympathies en haut lieu ; elles furent reprises en partie par M. Bourbeau, qui présenta en 1869 au conseil d’état un projet de loi où il abandonnait le principe de l’obligation pour s’en tenir à celui de la gratuité absolue. Ce projet, après avoir essuyé de sérieuses attaques au conseil d’état, a été complètement laissé de côté après la malheureuse campagne de M. Bourbeau. La question en est là ; mais elle n’est que provisoirement abandonnée, car il paraît impossible que le ministère actuel ne l’aborde prochainement pour la résoudre dans un sens ou dans l’autre.

Les Anglais ont marché d’un pas plus rapide que nous dans la voie des réformes ; il est vrai qu’ils y étaient sollicités par l’état déplorable où se trouvait l’instruction primaire dans la plupart des comtés de l’Angleterre proprement dite. Pour en donner une idée, nous dirons qu’en 1859, malgré les énormes sacrifices que s’imposait l’état, on comptait dans l’armée anglaise 20,000 soldats sur 35,000 qui ne savaient ni lire ni écrire, et 13,000 qui savaient lire seulement ; or l’Angleterre ne veut pas rester un des pays les plus arriérés de l’Europe au point de vue de l’instruction. Les Anglais connaissent le mal, ils songent sérieusement à le guérir. Leur grand sens pratique les préserve de ces programmes sonores et creux qui vont contre ce qu’ils semblent promettre. Ils ne se sont pas attardés autour de la question de la gratuité absolue, et le bill de lord Forster, bien différent du projet de loi de M. Bourbeau, ne demande que l’instruction obligatoire.

Chez nous, les partisans de l’instruction gratuite et obligatoire cachent volontiers ce qu’il y a de désagréable dans le second mot par ce qu’il y a de séduisant dans le premier, bien convaincus qu’une fois la première réforme obtenue, la seconde devrait nécessairement la suivre ; mais, si l’obligation, qui a de glorieux parrains dans notre histoire, peut s’appuyer sur des principes d’une grande valeur, la gratuité absolue, de naissance beaucoup plus récente, ne peut invoquer pour elle aucune base théorique solide, et conduit à des conséquences inadmissibles.

Pendant le moyen âge, l’église, alors seule dépositaire et dispensatrice de tout savoir, pratiqua largement la gratuité de l’instruction, mais seulement à l’égard des pauvres gens. Nous n’en voulons pour preuve que le titre même des écoles de charité et cette règle : ab iis vero qui sunt in re tenui et angusta nil omnino accipiatur, qui affirme par sa forme exceptionnelle la règle générale qui était suivie. Il en fut de même jusqu’en 1789. Le principe de la gratuité absolue de l’enseignement primaire fut admis pour la première fois par la constituante dans cette fièvre de centralisation qui annihilait l’individu devant l’état. « Les enfans, s’écriait un peu plus tard Danton, appartiennent à la république avant d’appartenir à leurs parens ! » C’est parce que nous n’adoptons pas cette maxime, c’est parce que nous sommes jaloux des droits de l’individu, soucieux de l’accomplissement de ses devoirs, que nous protestons contre un système qui conduit à l’absorption de la famille par l’état.

Nous prétendons prouver que la gratuité relative instituée par la loi de 1833, si elle est largement accordée aux indigens, est seule juste et seule morale. Le principe de la gratuité absolue au contraire, qui leurre quelques esprits par une apparence généreuse, et qui est employé par quelques autres comme un instrument de popularité dont ils connaissent et dissimulent les vices, n’amènerait que des résultats injustes, immoraux, et priverait l’état de ressources qui pourraient être employées d’une manière bien plus féconde dans l’intérêt de l’instruction. Et d’abord il faut bien s’entendre sur le mot gratuité. L’état ne peut rien donner gratuitement ; les largesses qu’il fait, il les fait avec l’argent des contribuables. Dire que l’enseignement sera gratuit, cela revient à dire que chaque contribuable sera imposé de manière à couvrir les frais de l’instruction dispensée sans rétribution, Or, pour qu’une dépense soit mise entièrement à la charge des contribuables, il faut que l’état, c’est-à-dire l’ensemble des contribuables, soit principalement intéressé à l’institution qu’il s’agit de créer. Qui oserait dire qu’il en est ainsi pour l’enseignement primaire ? Évidemment les rapports complexes qui existent entre l’individu et la société font que ce qui touche l’un n’est pas étranger à l’antre, certainement la société est intéressée à ce que l’instruction soit répandue le plus libéralement possible ; mais l’intérêt de la famille et celui de l’individu sont bien autrement puissans, et si l’état a le devoir de contribuer à l’éducation des enfans, la famille a un devoir bien plus impérieux encore à cet égard. Le système actuel tient compte de cette double obligation de l’état et de la famille. Là où les efforts des particuliers seraient impuissans, l’état intervient. C’est lui qui organise le service de l’instruction primaire ; c’est lui, avec le département et la commune, qui établit les écoles, loge l’instituteur et lui sert un traitement fixe. Tous les contribuables participent à cette dépense, parce que tout le monde est intéressé à ce que l’enseignement public soit organisé. À côté de ce devoir d’organisation de l’état se trouve le devoir pour les familles de payer l’instruction qui est donnée à leurs enfans, et ici encore l’état se présente avec son devoir d’assistance : lorsque les familles ne peuvent payer la faible rétribution qui reste à leur charge (elle est en moyenne de 8 à 9 francs par an), les enfans sont admis gratuitement à l’école.

Tel est le système actuel ou système de la gratuité relative. S’il réussit à faire profiter les pauvres gens du bienfait de l’instruction, la société remplit son devoir, et il faudra convenir que le système de la gratuité absolue ne fait rien pour les indigens, et augmente les cotes de tous les contribuables pour décharger les familles aisées de l’accomplissement du premier de leurs devoirs. On peut se demander encore s’il est moral de décharger les familles du devoir de payer la nourriture intellectuelle de leurs enfans. N’est-ce pas relâcher les liens de la famille en détruisant ces sentimens de reconnaissance qui font de l’amour filial une affection non plus instinctive, mais éclairée ? N’est-ce pas en même temps diminuer le prix de l’instruction aux yeux des enfans que de les en rendre redevables non pas au travail de leurs parens, mais à l’état, être impersonnel dont les bienfaits ne frappent pas leur jeune intelligence ? À un autre point de vue, est-il politique de demander de nouvelles ressources à l’impôt ? Talleyrand ne cite que pour la combattre cette opinion, « que, le trésor national ne se composant que des contributions dont le prélèvement est toujours douloureux aux individus, on se sent naturellement porté à vouloir en restreindre l’emploi, et que l’on regarde comme une conquête tout ce qu’on s’abstient de payer au nom de la société. » La science économique contemporaine soutient avec raison le principe que repoussait le ministre de Napoléon Ier. Un des principes les plus certains de l’économie politique, c’est qu’il vaut mieux mettre à la charge des particuliers le paiement des services dont ils profitent que de le mettre à la charge de l’impôt. Ce n’est pas au moment où la liberté se réveille sous les auspices d’un gouvernement constitutionnel que nous devons faire bon marché de l’initiative privée et de la responsabilité individuelle, ces deux grands ressorts de toute société qui veut être vraiment libre. « Quels sont les peuples les plus heureux, les plus moraux, les plus paisibles ? dit Bastiat. Ceux-là où la loi intervient le moins dans l’activité privée, où le gouvernement se fait le moins sentir, où l’individualité a le plus de ressort et l’opinion publique le plus d’influence, où les rouages administratifs sont les moins nombreux et les moins compliqués, les impôts les moins lourds et les moins inégaux, ceux, en un mot, qui approchent le plus de cette solution : dans les limites du droit, tout par la libre et perfectible spontanéité de l’homme, rien par la loi ou la force que la justice universelle. » Il ne faut pas exagérer ces doctrines, il ne faut pas oublier que nous sommes une nation démocratique qui accorde volontiers une puissance considérable à l’état, il ne faut pas vouloir, comme certains économistes à outrance, déclarer nuisible toute ingérence de l’état dans la société. Nous avons déjà déterminé quel était le devoir de l’état et le devoir de l’individu dans la constitution de l’enseignement. Il faut se montrer avare de l’action de l’état quand il s’agit de la substituer à l’initiative privée et au devoir de l’individu, il faut savoir la faire intervenir quand il s’agit de vaincre une résistance mauvaise et de sanctionner un devoir. C’est ce que nous verrons en parlant de l’instruction obligatoire. C’est donc vainement que les partisans de la gratuité absolue de l’instruction primaire cherchent un principe où asseoir leur doctrine. Quoi qu’ils fassent, le devoir de l’état est primé par celui des familles. Ils tournent leurs batteries d’un autre côté, et croient trouver un argument victorieux dans l’organisation des cultes et de la justice. L’enseignement, disent-ils, doit être à la charge de l’état, celui-ci doit faire pour l’instruction ce qu’il fait pour la religion, ce qu’il fait pour la justice. C’est ce qui a lieu en effet. L’état construit les écoles et paie le traitement fixe des instituteurs, comme il rétribue les magistrats et les prêtres des différens cultes, parce qu’il doit assurer ces différens services. Si tous les citoyens contribuent à l’établissement régulier des cultes, ceux qui en profitent directement ont en outre des frais à acquitter. Ces frais sont ce qui constitue le casuel du clergé. Quant à la justice, il serait contraire à la dignité et nuisible à l’autorité des juges qu’ils fussent payés, en quelque mesure que ce soit, par les plaideurs ; mais il y a des frais de justice pour les officiers ministériels dont les soins amènent le jugement. Le même principe régit donc l’organisation de tous nos services publics ; chaque citoyen contribue à en assurer l’existence, et ceux qui vont leur demander quelque avantage doivent payer en outre le service particulier qu’ils reçoivent. Auprès de la justice, les indigens, qui ne pourraient rémunérer les officiers ministériels dont l’intervention est obligée sont secourus par l’assistance judiciaire. Pour eux, la justice est complètement gratuite. Il en est de même pour les indigens qui ne peuvent payer l’instruction de leurs enfans ; la loi de 1833 les admet au bénéfice de la gratuité, et, comme on ne saurait jamais se montrer assez généreux en matière d’instruction, cette gratuité, déjà largement appliquée, tend à s’étendre tous les jours davantage.

Les argumens tirés de l’analogie des devoirs de l’état vis-à-vis de l’enseignement et vis-à-vis des cultes ou de la justice ne sont donc pas plus péremptoires que ceux qu’on prétend tirer de ce principe, que c’est à l’état plus qu’à la famille qu’incombe l’obligation de donner l’instruction aux enfans. Aussi les partisans de la gratuité absolue abandonnent-ils bien vite la discussion théorique, et se rabattent-ils sur les difficultés d’application de la gratuité relative. Celle-ci, disent-ils, est insuffisante, antidémocratique et contraire à la large diffusion de l’enseignement. La gratuité absolue, ajoutent-ils, peut seule porter remède aux regrettables lacunes qu’on signale dans l’instruction populaire en ouvrant toutes grandes les portes de l’école. Si tels devaient être les effets de l’établissement de l’instruction gratuite, nous serions les premiers à désirer qu’on fît fléchir la rigueur des principes, et on pourrait demander à la libéralité de l’état ce qu’on ne peut réclamer de lui comme l’accomplissement d’un devoir. Loin de là, c’est dans le domaine de la pratique que l’on rencontre les plus fortes objections contre le système dont on attend de si brillans résultats : l’expérience le condamne comme nuisible à la fréquentation des écoles.

Il importe d’abord de défendre le système actuel du reproche d’insuffisance. Les chiffres de la dernière statistique de l’enseignement primaire sont assez éloquens pour se passer de tout commentaire. D’après la statistique du 1er  janvier 1866, en laissant de côté les écoles libres, où la gratuité existait pour 243,158 élèves sur 958,928, en ne nous occupant que des écoles publiques, nous voyons que celles-ci étaient fréquentées par 3,477,542 élèves, sur lesquels 1,366,959 étaient admis gratuitement. C’est une proportion de 45 pour 100. On petit affirmer hardiment que cette proportion s’est encore sensiblement élevée depuis la loi de 1867, qui a donné une impulsion si féconde au développement de l’instruction primaire ; et sous le ministère de M. Duruy, dont toutes les sympathies étaient acquises à l’extension la plus large de la gratuité. Aujourd’hui nos écoles doivent certainement renfermer 50 élèves gratuits sur 100. On dépasserait la portée si clairement significative de ce chiffre, si on prétendait en faire le miroir exact de l’état de l’instruction primaire en France. Il faut en effet ajouter au nombre des enfans qui fréquentent les écoles publiques celui des enfans qui fréquentent les écoles privées. Il faut tenir compte aussi des enfans qui par une raison ou par une autre ne fréquentent en aucune façon l’école et dont le nombre, d’après les statistiques officielles, s’élève à 440,000 ; mais, si la réunion de ces deux catégories à la première vient restreindre la proportion des élèves gratuits, cette proportion reste encore fort respectable. Si l’on admet avec nous que l’état ne doit donner gratuitement l’instruction primaire qu’aux indigens qui se trouvent dans l’impossibilité de payer les 8 francs 84 centimes qu’elle coûte en moyenne par an, et si l’on veut appliquer rigoureusement ce principe, on reconnaîtra que la proportion des élèves gratuits répond et au-delà aux besoins de notre population.

Tout en établissant avec fermeté ces principes, on peut se montrer libéral dans la manière de les appliquer ; les chiffres sont souvent trompeurs, il se peut que la répartition des élèves gratuits dans les écoles laisse à désirer ; il se peut que, très nombreux dans certaines communes, ils ne le soient pas assez dans d’autres. Il faut donc se montrer très large dans la distribution du bienfait de la gratuité. La loi actuelle le permet, elle ne pose aucune barrière. Les articles 24 et 45 de la loi du 15 mars 1850 assurent la gratuité à tous ceux qui ne peuvent payer la rétribution scolaire. L’article 24 est ainsi conçu : « l’enseignement primaire est donné gratuitement à tous les enfans dont les familles sont hors d’état de le payer. » La liste en est dressée chaque année par le maire de concert avec les ministres des différens cultes ; elle doit être approuvée par le conseil municipal et définitivement arrêtée par le préfet. Le regrettable décret du 31 décembre 1853, qui restreignait le nombre des élèves gratuits en donnant aux préfets le droit de fixer un maximum, a été rapporté par le décret du 28 mars 1866, qui revient aux termes des articles 24 et 45 de la loi du 15 mars 1850. En appliquant cette loi avec une sage libéralité, en accordant la gratuité de l’instruction à tous ceux qui la demandent avec quelque raison, on donnerait satisfaction large et complète à toutes les réclamations, sans abandonner le principe de la rétribution scolaire, à laquelle les familles aisées n’oseraient pas se soustraire au prix d’un mensonge. Ces dispositions libérales, nous les trouvons dans le dernier document officiel concernant l’instruction primaire. Il était réservé a un ministre à qui l’on reprochait ses répugnances pour le système de la gratuité absolue de se montrer plus généreux dans l’application de la gratuité relative qu’aucun de ses devanciers, On lit dans la dernière circulaire de M. Segris aux préfets : « Je ne dois pas vous laisser ignorer que la volonté la plus absolue du gouvernement est que l’école primaire soit toujours gratuitement ouverte à tout enfant dont les parens peuvent n’être pas en état de la payer ; quel qu’en soit le nombre, aucune limitation, aucune restriction ne doit y être apportée. Le gouvernement entend et veut que les dispositions libérales de la loi reçoivent l’application la plus large, et, qu’en cas de doute, la gratuité soit toujours acquise à l’enfant. C’est en ce sens, nous le savons, que la loi s’exécute aujourd’hui ; mais nous avons voulu de nouveau en affirmer l’application, afin que les autorités locales, les conseils municipaux, l’instituteur, l’inspecteur primaire, soient pénétrés des sentimens qui nous animent, et que, dans le cas où quelques réclamations viendraient à se produira, elles soient toujours vérifiées avec empressement et bienveillance, et avec la ferme résolution d’y faire droit. » Comment, après de pareilles déclarations, ne pas se montrer satisfait d’un système qui permet de venir en aide à toutes les misères, qui ne pose aucune barrière dans la distribution de ses bienfaits ?

Pourtant, quelque libéralité qu’on montre dans l’application de la gratuité relative, les objections que font contre ce système les partisans du système absolu resteront à peu près les mêmes. S’ils ne peuvent plus critiquer la gratuité relative comme insuffisante, ils continueront toujours à lui reprocher de créer des inégalités regrettables dans l’école, d’éloigner les pauvres trop fiers pour la demander, et par là d’être un obstacle à la libre extension de l’enseignement. Quant à l’inégalité de la condition des enfans, elle existera toujours, sous n’importe quel régime d’enseignement, et l’on ne pourra jamais empêcher que l’enfant d’une famille aisée arrivant à l’école vêtu avec soin, son panier à provisions largement rempli, ne montre ainsi la différence de son sort avec celui de l’enfant du pauvre dont l’habit est grossier, dont le sac ne contient qu’un morceau de pain bis. À l’école, comme plus tard dans la vie, se manifestent ces différences de condition, résultat nécessaire du droit de l’individu, de la loi du travail et de la propriété ; mais à l’école aussi se manifeste la supériorité du mérite et de l’intelligence, et parmi ce jeune public d’élèves la considération s’attache surtout à celui qui, par, ses succès, se place au-dessus de ses camarades. Cette prééminence du mérite, cette supériorité de l’intelligence sur les biens de la fortune, n’est-ce pas la meilleure école d’une démocratie libre ? Ce mélange sur les mêmes bancs, cette alliance dans les mêmes jeux entre le fils du riche et celui du pauvre, ne sont-ils pas par eux-mêmes une éducation morale excellente, n’enseignent-ils pas aux enfans qu’ils sont tous égaux, ne forment-ils pas entre eux des liens d’amitié et de confraternité qui survivent à ces relations d’écoliers ? Voilà l’heureux résultat amené par le système de la gratuité relative, qui réunit dans la même école les élèves payans et les élèves gratuits. Que se passe-t-il au contraire là où règne le système de la gratuité absolue, — aux États-Unis par exemple et dans les grandes villes de France ? Les écoles gratuites deviennent des écoles de pauvres exclusivement fréquentées par les enfans des familles indigentes. Tout ce qui peut payer une rétribution scolaire se porte dans les écoles privées, et ainsi se forme dès les premières années entre les enfans des riches et les enfans des pauvres une distinction qui entretient la haine jalouse du prolétaire contre les classes aisées. La fausse honte qui empêcherait certaines familles de réclamer la gratuité de l’instruction pour leurs enfans, omis sur la liste du conseil municipal, se comprendrait, si cette gratuité n’était accordée qu’à un tout petit nombre de personnes signalées à l’attention de leurs concitoyens ; elle n’a aucune raison d’être aujourd’hui que la moitié de notre population scolaire est admise gratuitement à l’école.

Après avoir défendu le régime actuel et montré qu’il pouvait suffire à tous les besoins, il est permis de rechercher quels ont été les effets de la gratuité absolue de l’instruction dans les communes qui l’ont établie chez elles en vertu de l’article 36 de la loi du 15 mars 1850. Loin de produire les merveilleux résultats qu’on en attendait, cette réforme n’a fait qu’augmenter dans une proportion considérable le fléau le plus dangereux de l’instruction, — l’irrégularité dans la fréquentation des écoles. — C’est une chose bien connue que le paysan n’estime que ce qu’il paie. Quand il a donné ses 6, 8 ou 9 francs de rétribution scolaire, il veut, suivant une expression familière, en avoir pour son argent ; il tient alors la main à ce que son enfant aille à l’école. Au contraire, s’il ne paie pas directement l’instituteur, il est moins touché de l’utilité de ses leçons, et montre beaucoup moins d’empressement à les faire suivre par ses enfans. Un certain nombre de communes, après avoir employé une partie de leurs ressources à établir chez elles la gratuité absolue de l’instruction primaire, y ont renoncé après en avoir fait l’expérience. Ce n’est pas du reste là seulement où règne la gratuité absolue qu’on a remarqué cette indifférence des gens à qui on offre l’instruction pour rien ; dans les écoles où règne la semi-gratuité, il n’y a pas d’élèves plus irréguliers que ceux qui y sont admis gratuitement. Ce fait si grave résulte de l’enquête ordonnée en 1865 par M. Duruy, et faite d’un bout de la France à l’autre. Cette enquête a fourni des renseignemens du plus haut intérêt, et comment en suspecter l’exactitude, quand on voit les inspecteurs d’académie amenés par la force des choses à contredire ouvertement les vues du ministre qui avait ordonné ce travail ? Leurs rapports, réunis en deux gros volumes, pour faire suite à la statistique de 1863, sont unanimes, sauf 3 ou 4 sur 89, pour repousser l’établissement de la gratuité de l’instruction primaire et pour combattre les conclusions du rapport de M. Duruy. — Citons au hasard quelques-unes de ces déclarations. « Il est à remarquer, dit l’une, que nulle part l’assiduité n’est moindre, nulle part les progrès ne sont moins sensibles que dans les écoles entièrement gratuites. Le père de famille qui ne paie point de rétribution scolaire associe ses efforts avec moins de zèle à ceux du maître pour obliger l’enfant à profiter de ses leçons. » Nous lisons ailleurs : « Le taux de la rétribution n’est point trop élevé. La gratuité absolue a disparu dans plusieurs communes qui l’avaient adoptée. On comprend mieux que l’éducation est avant tout une charge de famille, et qu’elle n’est qu’en faveur des indigens une dette de la commune, du département ou de l’état. » Nous trouvons encore ces curieux renseignemens : « Les autorités locales attestent que des enfans peu riches, ne venant pas à l’école, prétendaient ne pouvoir point payer, que la gratuité a été établie, et que ces enfans n’y viennent ni plus ni moins. L’unanimité presque complète de tous les témoignages prouve assez que la rétribution scolaire n’est pas un obstacle à la fréquentation des classes. » — « Les listes de gratuité sont bien faites, et comprennent tous les enfans dont les parens sont hors d’état de payer la rétribution. En général, les enfans inscrits sur les listes de gratuité se font remarquer par leur peu d’assiduité. Les parens font peu de cas d’une instruction dont ils n’ont pas eux-mêmes goûté les bienfaits, et qui d’ailleurs ne leur coûte rien. La gratuité absolue produit généralement des effets fâcheux ; plusieurs communes qui l’avaient adoptée ont rétabli la rétribution scolaire. »

Ainsi l’expérience condamne la gratuité absolue de l’instruction primaire, et force à reconnaître que, loin de porter remède au mal, elle ne fait que l’aggraver en dépeuplant les écoles. Inutile aux indigens, pour lesquels elle ne fait rien de plus que la loi actuelle, elle a pour effet direct de rendre les parens indifférens à l’assiduité de leurs enfans à l’école. Ajoutons qu’un système qui ne donnerait à l’instituteur qu’un traitement fixe, sans le faire profiter de la rétribution scolaire, pourrait rendre l’instituteur lui-même indifférent à la prospérité de sa classe. Enfin les 22 millions, produit de la rétribution scolaire, que l’établissement de l’instruction gratuite mettrait à la charge de l’état pour en faire une vaine libéralité à des gens qui n’en ont pas besoin, seraient employés d’une manière bien plus efficace à améliorer le sort des instituteurs, à élever des maisons d’école dans les 600 communes qui en sont encore dépourvues et à multiplier les écoles de hameau, créées par la loi du 10 avril 1867. La dernière statistique constate, et cela est facile à comprendre, que les départemens où les écoles sont le moins nombreuses et le plus difficiles d’accès figurent pour une large part dans le contingent des 440,000 enfans qui restent privés de toute instruction. La gratuité absolue aurait-elle pour effet de rendre les routes plus faciles et les distances moins longues ? Où donc trouver un remède à l’indifférence des parens, à l’irrégularité des élèves et à l’éloignement des écoles ? C’est dans un régime qui, après avoir multiplié sur tout notre territoire et mis à la portée de tous les moyens d’acquérir les connaissances élémentaires, rendrait l’instruction obligatoire.


III

L’obligation et la gratuité de l’instruction primaire ne sont pas solidaires l’une de l’autre. On peut même affirmer avec quelque raison que ces deux termes se contredisent. Pour être conséquent avec soi-même quand on croit que le père de famille doit donner l’instruction à ses enfans, il faut reconnaître qu’il doit la payer quand il le peut. C’est ainsi que les Anglais entendent l’instruction obligatoire, c’est ainsi qu’elle est pratiquée dans presque toute l’Allemagne et dans une partie de la Suisse, c’est ainsi enfin qu’elle est réclamée par un grand nombre des membres de la ligue de l’enseignement, qui créent en ce moment une vaste agitation légale autour de la question de l’instruction obligatoire. Et ce n’est pas d’aujourd’hui que s’est produite l’idée de faire reconnaître et sanctionner par la loi le devoir sacré du père de donner à son enfant la somme de connaissances nécessaire à tous. Si nous la voyons appliquée avec succès autour de nous en Suède, en Allemagne, en Suisse, aux États-Unis, si elle va bientôt étendre ses bienfaits sur l’Angleterre, il y a longtemps que la question est posée chez nous, et que l’obligation de l’instruction primaire y a recueilli des adhésions importantes. Aux états-généraux de 1560, elle était réclamée en ces termes dans l’article 12 du second cahier de la noblesse : « levée d’une contribution sur les bénéfices ecclésiastiques pour raisonnablement stipendier des pédagogues et gens lettrés en toutes villes et villages pour l’instruction de la pauvre jeunesse du plat pays, et soient tenus les pères et mères, à peine d’amende, à envoyer lesdits enfans à l’école, et à ce faire soient contraints par les seigneurs et les juges ordinaires[1]. » En 1571, aux états-généraux de Navarre, la même doctrine se produisit, et grâce aux généreux efforts de la reine Jeanne d’Albret, elle passa dans la loi. Louis XIV et Louis XV prirent des mesures dans le même sens, et la convention ne fit que continuer cette antique tradition en décidant, le 25 décembre 1793, que tous les enfans, dans l’étendue de la république, seraient contraints, de fréquenter les écoles. Ce n’est donc pas là une nouveauté révolutionnaire, et il faut reconnaître que le système de l’obligation a de glorieuses origines. De nos jours cependant il est accueilli par des défiances injustes : les uns lui reprochent d’être une arme dans les mains des socialistes, les autres d’être un empiétement de l’état sur les droits de l’individu, et le parti clérical, qui craint de voir ses écoles perdre de leur importance, attribue aux partisans de l’instruction obligatoire des intentions tyranniques qu’ils n’ont jamais eues. L’idée de l’obligation, malgré ces défiances et ces haines, n’en fait pas moins son chemin, car on comprend que c’est d’elle seule que mous devons attendre l’extension et l’amélioration générale de l’instruction primaire. En 1833, un homme qu’on n’accusera pas d’avoir été un socialiste ou un démocrate partisan de la tyrannie de l’état, mais chez qui on ne peut se lasser d’admirer les plus rares et les plus délicates qualités de l’écrivain et du penseur, M. Cousin, appréciait en ces termes le principe de l’instruction obligatoire dans son rapport à la chambre des pairs :


« Une loi qui ferait de l’instruction primaire une obligation légale ne nous a pas paru plus au-dessus des pouvoirs du législateur que la loi sur la garde nationale, et celle que vous venez de faire sur l’expropriation forcée pour cause d’utilité publique. Si la raison de l’utilité publique suffit au législateur pour toucher à la propriété, pourquoi la raison d’une utilité bien supérieure ne lui suffirait-elle pas pour faire moins, pour exiger que des enfans reçoivent l’instruction indispensable à toute créature humaine, afin qu’elle ne devienne pas nuisible à elle-même, et à la société tout entière ? Une certaine instruction est-elle au plus haut degré utile ou même nécessaire à la société ? telle est la question. La résoudre affirmativement, c’est armer la société, à moins qu’on ne veuille lui contester le droit de défense personnelle ; c’est l’armer, disons-nous, du droit de veiller à ce que ce peu d’instruction nécessaire à tous, ne manque à personne. Il est contradictoire de proclamer la nécessité de l’instruction universelle, et de se refuser au seul moyen qui la puisse procurer. Il n’est pas non plus fort conséquent peut-être d’imposer une école à chaque commune sans imposer aux enfans de cette commune l’obligation de la fréquenter. Otez cette obligation, à force de sacrifices vous fonderez des écoles ; mais ces écoles pourront ne pas servir à ceux-là précisément auxquels elles seraient le plus nécessaires. Point d’âge fixe où on doive commencer à aller aux écoles, et où on doive les quitter ; nulle garantie d’assiduité, nulle marche régulière des études, nulle durée, nul avenir assuré à l’école. La vraie liberté, messieurs, ne peut être l’ennemie de la civilisation ; tout au contraire elle en est l’instrument, c’est là même son plus grand prix, comme celui de la liberté dans l’individu est de servir à son perfectionnement. Votre commission n’aurait donc point reculé devant des mesures sagement combinées que le gouvernement aurait pu lui proposer à cet égard, et elle en aurait pris peut-être l’initiative sans la crainte de provoquer des difficultés qui eussent pu faire ajourner une loi impatiemment attendue. »


On ne peut mieux plaider la cause de l’instruction obligatoire et démontrer la légitimité du droit qu’a la société d’exiger de tous ses membres la possession des connaissances qui sont nécessaires à tous. On ne peut mieux définir dans quelles limites la liberté du père de famille doit être respectée, et passé quelles bornes cette liberté devient un attentat aux intérêts de la société en même temps qu’un manquement aux devoirs de la famille. Que les adversaires du système de l’obligation y prennent garde en effet : le droit qu’ils réclament pour le père, c’est le droit de mal faire ; la liberté dont ils se montrent si jaloux, c’est la liberté de l’ignorance. Qu’on ne vienne pas nous dire que toute obligation légale est mauvaise, que toute contrainte répugne à notre caractère national. Nous trouverions dans nos lois bien des textes importans et parfaitement acceptés par l’opinion publique, où les devoirs des particuliers sont écrits et sanctionnés, quand la société est intéressée à les voir s’accomplir. Nos lois ne portent-elles pas que les époux « contractent ensemble par le fait seul du mariage l’obligation de nourrir, entretenir et élever leurs enfans ? » Cet article, et je cite l’opinion d’un jurisconsulte, M. Demolombe, suffirait à établir l’obligation de l’instruction. Le père n’est-il pas privé de la tutelle pour cause d’inconduite, d’incapacité ou d’infidélité ? Le mari n’est-il pas forci à fournir des alimens à sa femme, les enfans ne sont-ils pas aussi contraints à fournir des alimens à leurs vieux parens ? Enfin notre code n’oblige-t-il pas le père à laisser une partie de sa fortune à son enfant, l’atteignant ainsi dans la libre disposition de ses biens pour lui imposer l’observation d’un devoir ? Une loi qui forcerait le père à faire apprendre à lire et à écrire à ses enfans ne nous semble pas plus exorbitante que les dispositions que nous venons de citer.

À ceux qui cherchent dans l’économie politique un argument contre les lois qui restreignent l’initiative privée, à ces théoriciens que nous avons appelés les économistes à outrance, nous avons déjà répondu que l’état, s’il ne devait pas se substituer à l’individu pour remplir le devoir de celui-ci, pouvait en réclamer de lui l’accomplissement, lorsque la société y était intéressée. C’est là le principe de toute législation, la raison d’être de toutes nos lois. Ces susceptibilités exagérées, dont on a quelque peine à s’expliquer l’existence dans un pays démocratique comme le nôtre, ne se rencontrent pas dans la libre Angleterre, si jalouse pourtant des droits de l’individu. Nos voisins d’outre-Manche, poussant à l’extrême le respect de la propriété, ne comprennent pas l’expropriation pour cause d’utilité publique, et ne s’en servent pas pour ouvrir dans leurs villes des voies gigantesques ; mais ils ne craindront pas, dans l’intérêt d’une utilité bien supérieure, de faire pénétrer la lumière et la morale dans les esprits en les expropriant de leur ignorance. « Nous savons tous, a dit lord Forster à la chambre des communes, que la science n’est pas la vertu, que l’instruction élémentaire l’est moins encore, et que l’éducation seule ne donne pas la force de résister aux suggestions mauvaises ; mais, bien que le savoir ne soit pas la vertu, le manque d’éducation est une faiblesse, et, dans les âpres luttes de la vie, qui dit faiblesse dit généralement infortune, et l’infortune conduit au vice. Qui de nous ne voit, soit dans les villes, soit dans les campagnes, des enfans grandir en allant probablement au crime et plus probablement encore à la misère, en raison soit d’une éducation mauvaise, soit d’un manque absolu d’éducation ? En présence d’une telle pensée, comment nous serait-il possible de prendre sur nous la responsabilité de laisser régner une année de plus cette ignorance et cette faiblesse ? Maintenant d’ailleurs que l’on a donné au peuple le pouvoir politique, on ne peut plus attendre pour lui donner l’instruction. » Si ces considérations sont assez puissantes pour vaincre en Angleterre l’esprit d’individualité, elles doivent être assez fortes pour faire ajouter chez nous une disposition à celles qui limitent déjà la liberté individuelle dans l’intérêt général.

La crainte de voir l’état imposer son enseignement et « manquer la jeunesse à son effigie » est-elle plus légitime que les répugnances que nous venons de combattre ? C’est tout gratuitement qu’on attribue aux partisans de l’instruction obligatoire l’intention d’exiger la fréquentation des écoles de l’état. Il suffit, pour faire bon marché de cette imputation, de rappeler que, si la liberté de l’enseignement supérieur est aujourd’hui à l’étude, la liberté de l’enseignement primaire et de l’enseignement secondaire, établie depuis les lois de 1833 et de 1850, produit tous les jours d’excellens résultats. Qui peut penser que rendre obligatoire la fréquentation de l’école publique, ce serait détruire les écoles privées, abolir la liberté de l’enseignement primaire, alors qu’on ne songe qu’à étendre cette liberté à l’enseignement supérieur ? Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit en aucune façon d’imposer au père de famille telle ou telle école, ce serait une atteinte grave au droit qu’il a de diriger l’éducation de ses enfans ; il s’agit de lui imposer l’obligation légale de prendre soin de cette éducation. Il est vrai que dans les communes trop pauvres pour faire vivre une école privée, dans les campagnes où l’état seul peut entretenir un instituteur, partout où l’industrie privée fait défaut, l’obligation de l’instruction équivaut à l’obligation de fréquenter l’école publique. Qui oserait dire cependant que dans de pareilles conditions, mieux vaut croupir dans l’ignorance qu’aller puiser la lumière dans l’école de l’état ? À supposer que l’enseignement qu’on y trouve fût défectueux ou nuisible, ne vaudrait-il pas encore cent fois mieux que la privation complète de toute instruction ? D’ailleurs, qu’on y pense bien, l’intervention de l’état dans l’enseignement n’est pas un danger d’asservissement pour les intelligences. Loin d’être un instrument de tyrannie, l’instruction est un puissant levier d’émancipation. Elle développe dans les esprits la conscience de la force individuelle, elle les prépare à l’initiative privée, et conduit par là même à restreindre le rôle de l’état dans la société. Tandis que l’ignorance resserre les chaînes de la centralisation et fait d’um peuple un troupeau soumis aux caprices de ses fonctionnaires, l’instruction forge des armes pour la revendication des droits de l’individu.

Il ne suffit pas de démontrer la légitimité de l’obligation de l’enseignement, il faut encore trouver une sanction à ce principe, et c’est surtout dans le choix de cette sanction qu’on doit se préoccuper de ne point froisser les susceptibilités de notre esprit national. L’Allemagne, cette terre classique de l’instruction obligatoire, ne peut nous servir entièrement de modèle pour l’organisation d’une répression ; les Allemands en effet, comme M. de Parieu l’a dit très justement au corps législatif, subissent aisément des institutions policières et coercitives dont notre tempérament ne pourrait supporter la réglementation étroite et vexatoire. Chez eux, la négligence des parens, punie d’abord d’une amende, encourt comme dernière pénalité l’emprisonnement. Cette rigueur ne saurait être admise en France. Il est vrai qu’elle n’est appliquée que fort rarement en Allemagne, et seulement après plusieurs récidives, mais il suffirait de l’inscrire dans nos lois pour rendre odieux chez nous le régime de l’instruction obligatoire. Ajoutons qu’en Allemagne c’est la fréquentation même de l’école qui est obligatoire, tandis qu’en France il s’agit seulement d’obliger le père à faire instruire ses enfans, sans lui imposer tel ou tel enseignement. Il faudrait donc établir chez nous deux systèmes parallèles de répression, l’un applicable aux parens qui enverraient leurs enfans aux écoles publiques ou privées, l’autre applicable aux parens qui prétendraient les faire instruire dans l’intérieur de la famille. Rien ne serait plus facile dans les écoles que d’exiger l’assiduité des élèves admis gratuitement et celle des élèves payans qui aujourd’hui ne suivent les classes que trois ou quatre mois de l’année. Les parens négligens ou récalcitrans seraient frappés d’amendes graduées, dont le chiffre s’élèverait avec le nombre des récidives, sans jamais dépasser le prix de la rétribution scolaire. On arriverait ainsi à vaincre l’irrégularité dans la fréquentation des écoles, qui est le plus grand obstacle au sérieux développement de l’instruction. Quant aux enfans qui ne suivraient pas les cours de l’école et qui devraient recevoir dans leur famille la première instruction rendue obligatoire, des inspecteurs primaires pourraient leur faire subir un examen vers leur douzième année, et les parens qui auraient négligé d’instruire leurs enfans pourraient être frappés, tant qu’ils montreraient la même incurie, d’une amende égale au taux de la rétribution scolaire. Un pareil système ne dépasserait pas la mesure d’une répression très modérée, il aurait l’avantage d’agir directement sur les coupables, et produirait certainement les meilleurs résultats. Quant à la pénalité indirecte qui priverait de son droit d’électeur tout citoyen ne sachant ni lire ni écrire, nous la rejetons parce que nous croyons qu’il ne faut en aucune manière restreindre le suffrage universel et créer des catégories entre les citoyens. Entrer dans cette voie, ce serait aller contre le principe même du suffrage universel et s’acheminer vers un suffrage restreint qui aujourd’hui n’est plus possible. On peut affirmer en outre que la privation du droit d’électeur, qui ne frapperait pas les principaux coupables, manquerait d’efficacité, et rencontrerait beaucoup d’indifférence dans cette partie ignorante du peuple qui ne s’abstient que trop facilement de voter.

En même temps qu’on organiserait la sanction de l’instruction obligatoire en établissant des amendes contre les délinquans, il serait de toute nécessité de donner une grande extension à l’institution des caisses d’école. Un des principaux obstacles contre lesquels viendrait se briser l’obligation de l’instruction serait l’extrême misère de certaines familles, misère qui leur rend absolument nécessaire le travail manuel des enfans. Ce n’est rien faire pour de tels indigens que de leur donner la gratuité de l’instruction, ils ne peuvent pas en profiter ; il faudrait encore les indemniser du préjudice que leur cause l’absence de leurs enfans. Les caisses d’école ont été organisées dans cette vue et dans celle de donner aux enfans pauvres des habits et des souliers pour qu’ils puissent sans honte se mêler à la foule des écoliers ; enfin elles complètent l’œuvre de la gratuité en donnant à ces mêmes enfans les livres et les fournitures classiques. Les caisses d’école sont aujourd’hui au nombre de 364. Cette institution excellente, qui complète les bienfaits de la loi par la bienfaisance privée, existe dès à présent, et il suffirait de la développer pour que son intervention vînt toujours adoucir ce que la loi aurait quelquefois de trop rude.

L’ensemble de cet exposé a fait justice, nous l’espérons, des imputations inexactes et des attaques de parti-pris dirigées contre l’obligation de l’instruction primaire. Quant à la prétendue tyrannie qu’on affecte de reprocher au régime de l’instruction obligatoire, il nous a suffi, pour repousser cette imputation, de montrer l’entière liberté laissée au père de famille pour l’éducation de son enfant. La tyrannie, elle est dans le déplorable emploi que font certaines gens de l’autorité paternelle pour condamner à l’ignorance de jeunes esprits qui ont droit à l’instruction ; elle ne saurait être dans une obligation légale qui ne fait que sanctionner l’obligation morale. Liberté et obligation sont deux mots que toute philosophie a toujours fait marcher ensemble. Un être libre peut seul être moralement obligé. La loi qui sanctionne une obligation morale est une loi de liberté. Il y a bien des répugnances à vaincre, bien des résistances à surmonter ; mais l’idée de l’obligation a fait déjà bien du chemin, elle en fera encore. Placée sous la protection de ses glorieux parrains depuis les états généraux de 1560 jusqu’à la convention, soutenue, il y a une trentaine d’années, devant la chambre des pairs par M. Cousin, proposée aujourd’hui par lord Forster à la chambre des communes, elle recueille des adhésions dans tous les coins de la France. On peut prédire que le jour n’est pas loin où elle étendra sur notre pays les bienfaits qu’elle dispense maintenant aux États-Unis, à l’Allemagne, à la Suisse et à la Suède. Alors sera réalisé le vœu de ces pauvres paysans qui couvrent les listes de la ligue de l’enseignement de petites croix, signatures éloquentes, et qui demandent qu’une génération plus heureuse ne soit point privée de l’instruction qu’ils n’ont pas, et dont ils apprécient toute l’importance.


Henri Saint-René Taillandier
  1. Nous empruntons cette citation au rapport de M. Duruy sur l’état de l’enseignement primaire en 1863.