Les Réformes dans l’enseignement secondaire

Les Réformes dans l’enseignement secondaire
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 102 (p. 322-345).
LES REFORMES
DANS
L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE

L’arrêté de décembre 1802, qui constituait les lycées de l’empire, portait ces mots : « on enseignera essentiellement dans les lycées le latin et les mathématiques. » Ainsi au commencement de ce siècle, et il en a été ainsi pendant tout le siècle dernier, l’éducation se bornait presque exclusivement au latin, auquel s’ajoutaient, vers la fin des études, les mathématiques et la philosophie ; on ne croyait pas à cette époque qu’il fût nécessaire d’apprendre tant de choses pour devenir des hommes utiles, et il est certain que c’est à cette école que se sont formées les générations vigoureuses. de la révolution et de l’empire : quelques-uns même des plus illustres de la restauration n’ont pas appris beaucoup plus ; mais il y a des besoins différens suivant les temps. Il n’est pas toujours nécessaire d’apprendre les mêmes choses, et il devient souvent nécessaire d’apprendre des choses nouvelles. L’arrêté de 1802 a paru bientôt trop simple pour les temps où nous vivons, et les matières enseignées se sont depuis notablement et progressivement accrues.

C’est d’abord dans l’enseignement classique même que ce mouvement d’expansion a commencé. Le grec, qui n’était point contenu dans le plan primitif, y fut bientôt ajouté. Il avait été autrefois enseigné dans l’université de Paris : Rollin en recommandait l’étude, Port-Royal s’en était beaucoup occupé, et c’est à ce soin que l’on doit le goût de Racine pour la poésie grecque et les admirables inspirations qu’il en a tirées ; mais dès la fin du XVIIe siècle l’enseignement du grec était déchu dans l’Université, et tout le XVIIIe siècle l’a complètement négligé. La nouvelle université tint à honneur de renouer en cette matière les traditions de l’ancienne, et l’enseignement classique fut doublé. Bientôt un autre enseignement était appelé à prendre une place considérable dans nos études : ce fut l’enseignement de l’histoire. Considéré jusqu’alors comme un appendice aux classes latines, borné presque exclusivement à l’histoire ancienne, cet enseignement fut confié à des professeurs spéciaux : il eut son indépendance, son individualité ; et se développa sur une large échelle ; d’abord s’arrêtant à Louis XIV, il fut ensuite poussé jusqu’à la révolution, puis jusqu’en 1815 ; récemment enfin on l’a continué un peu imprudemment jusqu’à nos jours. On vient de le faire rétrograder jusqu’en 1848 : cela est suffisant ; mais c’est encore, il faut le reconnaître, une bien vaste carrière ; Ce n’est pas tout : les sciences, qui dans l’idée primitive devaient se borner aux mathématiques et, suivant les traditions de l’ancien régime, être ajournées à la fin des cours, les sciences réclamèrent une part plus large, non-seulement pour la préparation aux écoles spéciales, mais dans l’enseignement littéraire lui-même. Il fallut que toutes fussent enseignées : histoire naturelle, physique, chimie, cosmographie, s’ajoutèrent aux mathématiques, et s’introduisirent classe par classe à côté de l’histoire au cœur des langues anciennes, auxquelles elles prirent nécessairement une portion de leur temps. Un autre besoin se fit bientôt sentir, celui des langues vivantes. Il parut impossible, comme autrefois, de les exclure absolument. On leur fit une place telle quelle entre les classes ; on les réduisit à la portion congrue ; elles furent facultatives et non obligatoires. Néanmoins, si réduites qu’elles fussent, elles prenaient encore une part sur la somme des heures, toujours la même, dont les enfans pouvaient disposer ; elles partageaient nécessairement l’attention et la force de travail des écoliers.

Je crois que l’on peut encore compter parmi les nécessités nouvelles de l’université moderne l’étude et l’analyse de nos classiques français. Il est évident que cette étude était nulle au XVIIe siècle. Racine et Boileau ne durent pas avoir de modèles français à lire dans les classes, car c’étaient eux-mêmes qui devaient être plus tard les classiques. Quoique Rollin, dans son Traité des études, conseille déjà la lecture de nos grands écrivains, la part du français dans, université du XVIIIe siècle ne dut pas être grande, si nous jugeons, par nos propres souvenirs de classe, de ce qu’elle était il y a trente ans. C’est seulement en 1840 que M. Cousin introduisit les auteurs français dans le programme du baccalauréat ès-lettres. Ils eurent dès lors ou durent avoir une place officielle dans notre enseignement ; si faible que soit cette part, et il serait à désirer qu’elle fût beaucoup plus grande, c’est cependant une étude de plus que nos pères n’ont pas connue. N’oublions pas maintenant la part très grande aussi et très nécessaire qu’ont prise ou que devraient prendre dans nos lycées les exercices physiques, si négligés jusqu’ici, et il ne sera pas exagéré de dire que le cadre de nos études est aujourd’hui le double, le triple peut-être de ce qu’il était au XVIIIe siècle et de ce qu’il devait être dans l’institution originaire de l’Université.

En même temps que se produisait ce mouvement d’accroissement progressif dans les matières, il se faisait en sens inverse un mouvement décroissant dans le temps du travail. En effet, les sorties ainsi que les récréations devenaient de plus en plus fréquentes. L’ancienne éducation, tout ecclésiastique à son origine, partait de cette idée, que l’école doit se substituer à la famille. Il n’était pas rare de voir des institutions où les enfans ne sortaient qu’aux vacances, et j’ai encore connu de vieux débris de ces temps antiques gémissant sur nos mœurs dégénérées et se vantant qu’autrefois, du temps de leurs études, ils ne voyaient leurs parens qu’une fois par an. Encore aujourd’hui l’éducation ecclésiastique, quoique moins sévère, est animée au fond des mêmes sentimens, et elle sépare le plus qu’elle peut l’enfant de la famille. L’Université ne pouvait avoir de telles prétentions : composée de laïques, eux-mêmes pères de famille, elle n’avait aucune autorité pour prétendre se substituer à la famille même ; elle a donc dû faire une part très large aux congés et aux sorties. Puis sont venues les plaintes sur le peu de soins donné à l’éducation physique, sur les longues études et l’exagération des travaux intellectuels, et par conséquent récréations plus fréquentes et, si je ne me trompe, lever retardé, au moins en hiver. Je ne blâme aucune de ces mesures, bien loin de là ; mais il est permis de constater que le temps du travail décroissait en raison même de l’accroissement des matières.

A qui la faute d’une situation si préjudiciable à tant d’égards ? A personne. C’est la force des choses qui a tout fait. Il n’y a pas à invoquer ici le lieu-commun de la routine universitaire, car c’est au contraire pour avoir voulu satisfaire aux besoins croissans de la société environnante, c’est pour s’être prêtée timidement, il est vrai, mais sérieusement, à toutes les innovations qu’exigeait l’esprit du temps, c’est en un mot pour avoir été progressive, sans être destructive, que l’Université s’est trouvée conduite peu à peu à la crise actuelle.

Si l’on veut bien comprendre cette crise et la juger froidement, on peut la résumer ainsi. Notre éducation, dans l’Université, se compose aujourd’hui en réalité de deux enseignemens associés ensemble, mais qui pourraient séparément fournir déjà la matière d’une éducation solide et très étendue, d’une part l’enseignement classique, — de l’autre ce que l’on peut appeler l’enseignement moderne, qui se compose du français, des langues vivantes, de l’histoire et de la géographie, des sciences et des exercices du corps. Si par hypothèse on supprimait (ce qu’à Dieu ne plaise !) le latin et le grec, il resterait encore un enseignement complet, tel qu’on le donne par exemple dans les écoles secondaires spéciales ; et en supposant que l’on attribuât à cet enseignement un caractère à la fois plus savant et plus esthétique, que l’on fît dans les langues vivantes des compositions d’imagination semblables à celles qu’on fait en latin, il ne serait pas difficile de maintenir les élèves huit ans sur ces études, comme on le fait aujourd’hui et comme on le faisait autrefois avec le latin. Nos élèves reçoivent donc de fait deux enseignemens, qui, sauf quelques matières communes, pourraient être entièrement séparés, et dont l’un, l’enseignement classique, est le double de ce qu’il était primitivement.

Encore une fois, ce n’est la fantaisie de personne, c’est une nécessité absolue et toujours croissante qui a conduit à un tel état de choses, et qui a contraint l’Université à faire une part de plus en plus grande à l’enseignement moderne dans nos études. Quelque effort que fassent en tout temps les écoles, pour se maintenir intactes en dehors du monde, elles ne peuvent cependant échapper à l’influence des milieux au sein desquels elles sont établies. Notre éducation classique elle-même a été dans son temps une éducation révolutionnaire ; elle est née du mouvement de la renaissance contre la scolastique. Le grec, le latin même comme langue littéraire, n’étaient pas au XVIe siècle des traditions, c’étaient des nouveautés. Le cicéronianisme, contre lequel s’insurgent aujourd’hui nos philologues germanisans, a été lui-même, à son jour, une généreuse insurrection contre la barbarie, et Ramus payait de sa vie à la Saint-Barthélémy le tort d’avoir voulu donner à la logique un tour littéraire et élégant.

S’il a été nécessaire à la société moderne, lors de la renaissance des lettres, de se retremper et de se polir dans l’étude des grandes littératures classiques et de renouer par elle cette chaîne de civilisation que l’invasion des barbares avait interrompue, il n’est pas moins nécessaire aujourd’hui, sans rompre cette tradition sacrée, de se préparer aux conditions nouvelles de la civilisation contemporaine. Trois faits généraux caractérisent cette civilisation ; ce sont le développement prodigieux des sciences et de l’industrie depuis un ou deux siècles, — l’établissement d’institutions politiques plus ou moins libérales dans les pays les plus civilisés de l’Europe, — l’extension des voies de communication et par conséquent des relations entre les peuples. Ces faits ne sont pas absolument nouveaux dans le monde, car ce sont eux qui constituent en quelque sorte la civilisation elle-même ; mais ils ont pris de nos jours de telles proportions qu’ils suffisent à caractériser notre société. Comment la jeunesse de nos écoles pourrait-elle rester absolument étrangère au mouvement de faits et d’idées qui entraîne : le monde autour d’elle, et où elle doit trouver sa place à son tour ? Les sciences par exemple, considérées pendant longtemps comme un exercice tout à fait spécial, sont devenues aujourd’hui un élément nécessaire de la culture générale. Comment admettre ce préjugé, qu’on puisse être un esprit cultivé sans rien savoir du système du monde et des admirables découvertes qui ont été faites dans les sciences depuis deux siècles ? Sans doute, il faut beaucoup compter sur la lecture et sur l’étude personnelle ; mais ces études personnelles sont impossibles sans une préparation précise et sans une solide instruction élémentaire.

De même l’histoire est aujourd’hui une étude d’une absolue nécessité : ce n’est pas seulement parce que l’esprit historique est l’un des traits caractéristiques de notre siècle, c’est encore, c’est surtout parce qu’un pays politique ne peut ignorer l’histoire, Sous le régime du pouvoir absolu, l’histoire est inutile et dangereuse ; on remarquera qu’au XVIIIe siècle, dans nos écrivains classiques, rien n’est plus rare qu’une allusion aux événemens et aux noms de l’histoire nationale ; mais aussitôt qu’il existe des institutions, que les sujets sont devenus des citoyens, l’histoire du pays et celle de ses voisins est une partie indispensable du patriotisme. Comment comprendre quelque chose à la politique de son temps sans connaître les événemens qui ont précédé et amené les temps où nous sommes ? Enfin l’histoire est particulièrement en France une nécessité de premier ordre, un contre-poids de l’esprit excessif de généralisation et de philosophie qui nous caractérise, et qui nous pousse au radicalisme.

D’autres faits et d’autres nécessités nous ont conduits à l’étude des langues vivantes. Pendant les deux derniers siècles, on peut dire que la civilisation française a été prédominante en Europe. La cour de Louis XIV et les salons du XVIIIe siècle, la littérature et la philosophie, rayonnaient dans le monde entier, et nous pouvions considérer les autres peuples comme nos tributaires. Ce serait une grande illusion de croire qu’il en est encore ainsi. Il s’est formé en Allemagne un vaste foyer de science et de littérature, une nationalité puissante, qui ne relève plus de nous, tant s’en faut, qui aspire à son tour au rôle prépondérant que nous avons joué. D’un autre côté, l’Angleterre, la race anglo-saxonne, s’est répandue dans le monde entier. Elle a envahi l’Amérique, l’Hindoustan, l’Australie, elle parcourt en maîtresse les mers de la Chine et du Japon. Ses audacieuses entreprises ont pénétré au cœur de l’Afrique et dans les glaces du pôle nord ; nous ne l’avons suivie que de loin dans ces explorations. Il y a donc deux mondes nouveaux ; le monde germanique et le monde anglo-américain, qui l’un et l’autre ont à peine cent ans d’existence. Pouvons-nous, comme une nouvelle Chine, rester étrangers à des faits si importans, si prodigieux ? Et n’y resterions-nous pas étrangers, si nous ignorions les langues de nos voisins ?

Toutes ces raisons, et bien d’autres qui se présenteront à l’esprit de tout le monde, ont amené peu à peu l’Université à donner droit de cité à ces différentes études ; mais, tout en leur faisant une part, on maintenait intact l’enseignement des langues anciennes. On ajoutait toujours sans rien retrancher ; les choses se tassaient comme elles pouvaient. On grapillait un peu sur tout. Les élèves d’ailleurs, malgré les programmes, n’en prenaient guère que ce qui leur plaisait. Les choses auraient pu durer ainsi longtemps, car aucun peuple ne se met de gaîté de cœur à changer son système d’éducation. Il fallait une circonstance déterminante qui, donnant à la crise un caractère aigu, appelât les esprits et amenât l’administration elle-même sur le terrain d’une sérieuse réforme. Cette circonstance a été la guerre de 1870.


I

On se demandera quel rapport il peut y avoir entre la guerre récente et les vers latins : ce rapport si peu apparent n’en est pas moins réel. L’éducation était encombrée, le vase était comble ; il suffisait d’une goutte d’eau pour le faire déborder. Cette goutte d’eau a été la nécessité où l’on s’est trouvé de rendre l’étude des langues vivantes obligatoire. Le jour où cette obligation a été décrétée, et elle ne pouvait pas ne pas l’être, nous avons prévu que dans un temps plus ou moins proche une modification profonde serait apportée à nos études classiques. M. Jules Simon, qui est un esprit circonspect et conservateur, a voulu se donner le temps de réfléchir ; mais, comme c’est aussi un esprit net et judicieux, il a vu qu’on ne pouvait introduire cette grande nouveauté et la faire réussir que par des sacrifices d’un autre côté. C’était inévitable, et tout ministre dans la même situation, quelles que fussent ses sympathies personnelles, eût été inévitablement entraîné aux mêmes conséquences ; La France en effet, la France, à tort ou à raison, regarde aujourd’hui la connaissance des langues vivantes comme une condition de sa sécurité et de son salut. Tout le monde a été frappé de ce fait saisissant dans la guerre de 1870, c’est que les Allemands savaient le français, et que les Français ne savaient pas l’allemand. Je veux bien que ce fait ait été exagéré : il n’en est pas moins vrai dans sa généralité ; il est vrai que, longtemps avant d’en avoir honte, nous en tirions vanité. Il n’est personne qui n’ait dit ou entendu dire que, puisqu’on parlait partout notre langue, il nous était bien inutile d’apprendre celle des autres. On reconnaissait donc alors, puisqu’on s’en vantait, le fait dont on n’est plus si fier aujourd’hui. Les examinateurs qui ont occasion d’apprécier le savoir des élèves dans les langues vivantes, même là où elles sont obligatoires, peuvent dire ce que valait ce savoir. En réalité, sauf le cas exceptionnel où un jeune homme a pu parler anglais ou allemand dans sa famille, les résultats dans l’enseignement de ces langues étaient absolument nuls.

Était-il possible à la France de rester dans cet état d’infériorité sur un point aussi essentiel ? N’est-il pas évident qu’entre deux rivaux dont l’un sait ce qui se passe chez son voisin, tandis que ce dernier ignore ce qui se passe chez le premier, l’avantage manifeste est pour celui-ci ? Or comment pénétrer chez le voisin sans la connaissance de sa langue ? Nous ne savons pas si l’Allemagne et la France sont destinées à être toujours ennemies ; mais à coup sûr elles sont rivales, et nous nous devons à nous-mêmes de ne céder en rien à de tels rivaux. Comment lutter avec l’Allemagne sur le terrain de la science, si nous ne savons pas lire les savans allemands ? Comment lutter sur le terrain des inventions techniques ou de l’organisation administrative, militaire, pédagogique, si tous ces faits nous sont inconnus ? Enfin comment lutter politiquement avec des peuples dont nous ignorerions l’histoire, les mœurs, les institutions ? Et quand nous parlons de rivalité, c’est pour ménager notre orgueil saignant, car il s’agit pour la France de bien autre chose : il s’agit de son existence, il s’agit d’être ou ne pas être. Qu’une lutte recommence entre ces deux rivaux (et qui oserait dire qu’elle ne recommencera jamais ?), et la France, si elle était vaincue, serait anéantie pour jamais. Comment, devant de telles éventualités, ne pas s’armer de tous les moyens possibles et mettre de son côté toutes les chances de succès ! Or l’une de ces armes, l’une de ces chances, c’est la connaissance de la langue rivale. Encore une fois, devant de telles raisons aucun ministre de l’instruction publique n’eût pu s’empêcher de rendre obligatoire l’usage des langues vivantes[1].

Ce point une fois accordé, les conséquences sont inévitables et plus fortes que toute volonté, que tout regret, que toute conviction personnelle, quelque respectable qu’elle soit. Comment jusqu’ici avait-on pu concilier l’étude des langues vivantes avec celle des langues classiques ? Par un moyen bien simple, c’est que la première était illusoire. La pratique est plus forte que la théorie. Vous voulez donner un enseignement très vaste, plus vaste que des cervelles d’enfans ne peuvent le supporter ; qu’arrivera-t-il ? L’enseignement ne sera qu’une étiquette. Il n’y a proviseur ni ministre qui tienne, les enfans ne prendront jamais que la même somme d’études, ils perdront seulement leur temps à des études auxquelles ils ne s’appliqueront pas sérieusement ; mieux vaudraient des jeux et des récréations. Voici cependant ces mêmes langues vivantes devenues obligatoires, ou du moins l’une d’entre elles, ce qui est suffisant : on veut des résultats réels, des effets palpables, un enseignement vraiment efficace ; comment cela sans prendre sur les matières voisines ? Il faut par exemple que l’allemand ou l’anglais s’enseigne aux heures des classes régulières ; comment serait-ce possible sans prendre sur le temps du professeur de latin ? Il faut des exercices fréquemment répétés ; comment cela sans diminuer les exercices classiques ? En un mot, ce dilemme s’impose d’une manière inévitable : ou point de langues vivantes, ou réduction des langues classiques.

Tel est le problème qui s’est présenté à l’esprit du ministre de l’instruction publique. On peut le critiquer sans doute ; mais alors qu’on résolve le problème, et qu’on nous dise comment une langue de plus, si elle est réellement enseignée, pourrait s’introduire par surcroît sans rien déranger. Les raisons générales et excellentes données en faveur des langues classiques sont ici insuffisantes, car nous sommes en présence d’un fait fatal et nouveau, fait brutal, si vous voulez, qui s’impose à nos enfans ainsi que d’autres choses plus dures encore : ce fait, c’est de parler la langue de nos ennemis. Personne n’y peut rien. Rollin et Lhomond reviendraient au monde avec tout leur art pédagogique, avec leur vieille expérience, avec leur tendre amour de l’enfance, avec leur haute et docte connaissance de l’antiquité, eux-mêmes seraient les premiers à nous dire : Apprenez l’allemand, apprenez l’anglais, et sacrifiez quelque chose de nos vieilles méthodes.

Quoi qu’il en soit, le ministre a vu le problème ; voici comment il l’a résolu. Il est parti de ce principe, que, si l’on apprend les langues Vivantes pour les parler, on apprend les langues mortes pour les lire, principe qui paraît évident, mais qui n’avait pas encore passé dans l’application ; c’est qu’en effet ce n’est que depuis assez peu de temps qu’on peut dire du latin qu’il est une langue tout à fait morte. Il n’y a guère plus d’un siècle ou deux, on pouvait encore se faire une réputation dans le monde des lettres par des œuvres écrites en latin. Santeul, le cardinal de Polignac, le père Vanière, ont leur place dans l’histoire littéraire par des poésies latines. Le latin était encore la langue commune entre les savans ; enfin, depuis la chute de l’antiquité latine jusqu’à nos jours, on a continué sans interruption à parler latin dans les écoles. Les compositions latines n’étaient donc pas alors des exercices purement artificiels ; on s’exerçait au latin comme à une langue vivante, au moins dans un ordre spécial d’études. Or les institutions durent toujours beaucoup plus longtemps que les faits qui leur ont donné naissance. Il n’est pas extraordinaire que l’habitude ait maintenu ce que l’utilité et une tradition remontant jusqu’à Rome même avaient suscité ; mais, aujourd’hui que des nécessités nouvelles nous forcent de faire du jour dans nos études, le moment n’était-il pas venu de se demander si les exercices latins répondent encore à un besoin réel et sérieux ? Si l’on ne parle plus latin nulle part, si l’on n’écrit plus en latin ni dans les lettres, ni dans les sciences, sauf de rares exceptions, toutes les études doivent-elles converger vers ce point culminant et dominateur : un chef-d’œuvre juvénile de latinité oratoire ? Si l’on doit apprendre le latin, non pour l’écrire, ni pour le parler, mais pour le lire, les exercices de lecture ne doivent-ils pas l’emporter sur les exercices de composition ? Les jeunes gens, au moins pour la grande majorité d’entre eux, ne devront-ils pas être exercés à lire plutôt qu’à écrire, et n’apprendront-ils pas à lire plus sûrement et plus rapidement en lisant, c’est-à-dire en expliquant beaucoup, qu’en composant péniblement dans des exercices qui demandent un temps infini pour y être même médiocrement habile ?

N’oublions pas notre point de départ : il s’agit de faire une place aux langues vivantes. Cette place, on espère la trouver au moyen d’un sacrifice, moindre peut-être en réalité qu’en apparence, mais qui enfin est nécessaire, à moins qu’on n’en propose un autre : c’est de sacrifier l’art d’écrire en latin, au moins pour la majorité des élèves, comme on a sacrifié depuis un siècle l’art, autrefois si cultivé, de parler latin. Dans ce système, si on le supposait absolument appliqué, tous les exercices d’invention, d’imagination, de style, se feraient en français ; les langues anciennes seraient exclusivement des exercices de lecture. Le but serait de faire lire les anciens, de rendre accessibles à tous ces grands modèles littéraires, répertoire inépuisable de vérités morales et philosophiques et de faits sociaux d’un si vif intérêt pour nous, qui nous trouvons dans des conditions de société si analogues à celles que l’antiquité a connues. On répète sans cesse que l’on élève les jeunes gens dans l’étude et l’admiration des sociétés antiques, qui n’ont rien de commun avec les nôtres. Ceux qui parlent ainsi prouvent bien qu’ils ne connaissent guère les écrivains anciens, et aussi qu’on ne les leur a guère fait connaître. C’est au contraire une circonstance très favorable à l’étude des lettres anciennes. que les monumens de l’antiquité se trouvent être une préparation éminemment propre aux temps où nous nous trouvons. Les anciens en effet ont connu toutes les péripéties de la vie politique dans laquelle nous sommes encore si novices. Ils ont connu les crises de la guerre étrangère, de la guerre civile, de la guerre sociale ; ils ont connu les luttes de la démocratie, de l’oligarchie, de la tyrannie, les révolutions et les réactions ; leurs livres sont plus vivans pour nous que les livres modernes. Démosthène et Cicéron sont plus près de nous que Bossuet ; Platon et Aristote en savent plus sur nos affaires que Montesquieu lui-même et Jean-Jacques Rousseau ; Tacite hier encore était un livre d’opposition. C’est cette mine de richesse qu’il faut ouvrir à nos écoliers ; on peut supposer qu’ils prendront plus de goût à l’étude quand ils auront une familiarité plus grande avec les textes eux-mêmes, quand ils seront arrivés à expliquer à livre ouvert, ou même à comprendre des yeux, sans avoir besoin de les expliquer, les chefs-d’œuvre des anciens[2]

Bien entendu, M. Jules Simon n’a pas osé appliquer jusqu’au bout cette rigoureuse réforme. Entre les exercices latins, il n’a pas touché au plus important de tous, à celui qui est le couronnement de nos exercices scolaires, à savoir le discours latin. C’est avec raison que le ministre s’est arrêté devant cette réforme prématurée, même inutile, espérons-le, si l’expérience tentée suffit et réussit ; mais à quoi reconnaîtra-t-on que cette expérience aura réussi ? Le voici. Il y a trois conditions de succès. Il faut d’abord que l’on s’assure que l’enseignement des langues vivantes est efficace, et que les élèves apprennent réellement soit à parler[3], soit à lire et à écrire dans une de ces langues ; — en second lieu, il faut qu’il soit constaté que les enfans lisent le latin aussi facilement et même plus facilement qu’autrefois, — en troisième lieu enfin que les exercices d’imagination ou de style que l’on fera en français ne soient en rien inférieurs à ceux que l’on faisait en latin. Ces trois expériences peuvent être faites en peu d’années. Des inspections ad hoc peuvent être organisées pour s’assurer des résultats obtenus : or il nous semble qu’il n’y a réellement aucune raison pour que ces expériences ne réussissent pas, et, si elles réusissaient, de quoi se plaindrait-on ? Quel inconvénient y aurait-il à bien savoir une langue vivante, si l’on arrive à savoir aussi bien le latin, et peut-être mieux, sans rien perdre des facultés de l’imagination ? On ne voit pas pourquoi les facultés de composition et d’invention ne s’exerceraient pas en français aussi bien qu’en latin, et, s’il y a quelque chose de vraisemblable, c’est qu’une lecture plus fréquente et plus étendue des textes doit donner une connaissance plus libre et plus familière de la langue. C’est d’ailleurs sur ces deux points que l’expérience prononcera ; on ne peut en préjuger le résultat.

Examinons cependant quelques-unes des objections que l’on oppose à la réforme nouvelle.

La principale de ces objections est celle-ci : on n’apprend pas le latin seulement pour savoir le latin, on l’apprend pour se cultiver l’esprit, pour développer ses facultés. Cette doctrine est très vraie ; mais il semble que ce soit précisément celle que le ministre veut exprimer lorsqu’il dit : « On n’apprend pas le latin pour le parler, ni même pour l’écrire ; on l’apprend pour le lire, » car c’est la lecture des anciens qui est un véritable aliment pour notre esprit ; c’est à la condition de les lire qu’on en tirera tous les fruits qu’ils peuvent donner. Or on peut lire les auteurs anciens soit pendant les études, soit après les études. Un grand nombre ne connaîtront jamais des anciens que ce qu’ils auront lu au lycée ; un petit nombre, les plus distingués, pourront continuer plus tard. Pour que l’on puisse dire que l’on a lu les classiques anciens au lycée, il faut évidemment que les explications soient très amples et très fréquentes ; il faut que la lecture des textes devienne un exercice capital dans les classes. Tout le monde est d’accord sur ce point : il n’y a pas assez d’explications, on ne lit pas assez d’auteurs, on ne les lit que par fragmens ; mais comment augmenter les explications sans diminuer les exercices écrits ? Quant à la lecture des auteurs classiques après le lycée, elle ne sera possible qu’à la condition d’y avoir été exercé dès le collège même, car ce n’est qu’en lisant les auteurs qu’on s’habitue à les lire ; ici encore, et pour la même raison, il faut faire la part la plus large à l’explication des textes, et par suite sacrifier d’un autre côté. On ne diminue donc en rien la culture de l’esprit lorsqu’on met les élèves plus en mesure qu’auparavant de lire les monumens de l’antiquité.

Mais, dira-t-on encore, ce n’est pas uniquement par la lecture que les devoirs latins cultivent l’esprit, c’est encore à deux points de vue : 1° comme exercices de langue, 2° comme exercices d’imagination. — Pour ce qui est du premier point, on ne voit pas en quoi la nouvelle réforme affaiblirait l’utilité du latin comme exercice de langue et comme gymnastique d’esprit. La comparaison des deux langues continuera de se faire comme par le passé, seulement elle se fera un peu plus fréquemment par la voie orale, un peu moins fréquemment par la voie écrite ; qui peut soutenir qu’il y ait là un bien grand inconvénient ? Sans doute, de deux épreuves dont se compose l’étude d’une langue, la version et le thème, l’une, à savoir le thème, est supprimée à partir de la quatrième. — Le thème écrit, oui ; le thème oral, non. — Or les meilleurs éducateurs, Rollin et Port-Royal, recommandent les thèmes de vive voix de préférence au thème écrit : celui-ci même n’est pas supprimé ; il s’en faut, puisqu’on en fera encore pendant quatre années. Supposez quatre ans de thèmes anglais, faits d’une manière bien régulière, bien continue, bien sérieuse ; qui pourrait dire que c’est peu de chose ? Un même exercice répété pendant huit années de suite finit par perdre toute son utilité, toute son efficacité. Cette préférence de la version sur le thème a été la méthode des meilleurs et des plus illustres éducateurs, Port-Royal et Rollin. Celui-ci ne méconnaissait pas l’utilité des thèmes, mais à la condition « qu’ils ne soient pas trop fréquens[4]. » Quant à Port-Royal, on y excluait les thèmes dans les basses classes, « car, disait-on, n’est-ce pas un ordre tout renversé et tout contraire à la nature que de vouloir qu’on commence par écrire en une langue, laquelle non-seulement on ne sait pas parler, mais même qu’on n’entend pas ? » Ici à la vérité, se plaçant à un autre point de vue que Port-Royal, le ministre a supprimé le thème dans les hautes classes et l’a maintenu dans les petites. Nous préférons pour notre part la méthode de Port-Royal ; mais dans tous les cas il semble que quatre années de thème soient suffisantes, soit qu’on commence, soit qu’on finisse par là[5]. Il est donc permis de dire qu’au point de vue de la gymnastique linguistique la réforme ne met rien en péril et laisse les choses comme auparavant ; l’expérience fera voir si elle les a améliorées.

Ce n’est pas tout, dira-t-on : il faut faire une part à l’invention, à l’imagination, à la composition littéraire. On ne doit pas toujours se borner à traduire ; il faut que l’esprit des écoliers travaille. Fort bien ; mais pourquoi ces exercices d’imagination ne se feraient-ils pas en français aussi bien qu’en latin ? C’est le point où il y a le plus de débat. Cependant le bon sens indique que, si les jeunes gens sont capables de composer en latin, ils doivent être encore plus facilement capables de composer en français, et, s’ils sont incapables de composer en français, on ne voit pas comment une difficulté de plus les rendrait plus capables de composer dans une langue étrangère. Tout ce qu’on peut dire, c’est que la platitude se voit moins en latin qu’en français, et qu’elle est peut-être moins choquante parce qu’elle est tempérée par l’incorrection. Les barbarismes et les solécismes qui sautent aux yeux permettent de ne pas trop faire attention à la sottise du fond. Autrement il n’est personne, ayant composé, dans les deux langues, qui ne reconnaisse que l’on a d’autant moins d’idées que l’on a moins de mots à sa disposition. A priori, il paraît donc évident que les jeunes gens auront plus de facilité à composer dans leur langue maternelle que dans une langue étrangère, et surtout dans une langue morte.

C’est cette facilité même que l’on craint pour les compositions françaises. Il semble que les jeunes gens, par cela seul qu’ils trouveront un peu plus aisément les : mots et les tournures, feront moins d’efforts pour trouver les idées. La réponse est fournie par l’expérience elle-même. En effet, nos élèves composent en français dans les classes de rhétorique ? voit-on que les discours français soient inférieurs, quant aux idées, aux discours latins ? C’est aux professeurs de rhétorique à répondre. A-t-on plus d’imagination en latin qu’en français, a-t-on plus d’esprit, plus de logique, plus de bon sens, plus d’invention[6] ? Ne soyons pas d’ailleurs ici dupes d’une illusion d’optique. Lorsque nous lisons des travaux écrits en français par les élèves, nous les comparons involontairement à ce que nous avons l’habitude d’exiger d’un écrivain ; de là vient que nous sommes très sensibles à la pauvreté et à la platitude de la plupart de ces travaux juvéniles. En latin au contraire, pour peu que les travaux aient quelque analogie lointaine avec les modèles, nous sommes disposés à en savoir gré aux auteurs : de là vient qu’un vers latin médiocre nous paraîtra charmant, tandis qu’un vers français médiocre nous paraîtra déplorable. Il est évident qu’il faut avoir beaucoup plus d’esprit. en français qu’en latin pour se rendre supportable ; mais il ne s’agît pas de plaire à son professeur : exprimer ses idées en français, même de la manière la plus pauvre et la plus plate, est encore un exercice utile, puisque tout le monde a besoin de savoir, tant bien que mal, écrire sa langue ; la platitude en français, pourvu qu’elle ne soit pas la sottise, a donc encore sa valeur, tandis que la platitude en latin est d’une absolue inutilité.

N’oublions pas d’ailleurs que les exercices français n’ont jamais été cultivés dans l’Université d’une manière méthodique, systématique, continue. On n’a jamais admis qu’un seul exercice français, le discours ; cependant il y en a beaucoup d’autres, les lettres, les récits, les descriptions, les jugemens historiques, les dialogues, les analyses d’auteur, les dissertations, les vers français eux-mêmes, que je ne vois aucune raison d’interdire, sans compter les rédactions, qui sont déjà en usage, mais qui devraient être réduites, sinon tout à fait supprimées. Que de formes différentes de l’art de composer et d’écrire, que d’exercices variés pour l’imagination, le jugement et le goût ! Supposez, comme le demande le ministre, qu’on réussisse à graduer ces différens exercices suivant les âges et les classes, supposez que les professeurs arrivent à réunir pour ces travaux un répertoire de matières et de sujets comme ils en ont pour les discours et les vers, supposez enfin plusieurs années d’efforts concentrés dans cette voie, et, quoi qu’on en dise, nous ne croyons pas du tout que la haute éducation intellectuelle de la France soit en aucune façon compromise. Bien loin de considérer l’exercice de la composition française comme supérieur à la capacité moyenne des élèves, je suis porté à croire qu’il nous est aussi naturel d’écrire que de parler, pourvu qu’on entende par écrire exprimer correctement et clairement ses pensées, et non pas avoir du talent, ce qui n’est pas absolument nécessaire. Je pense même que ces exercices de français devraient commencer dès les premières classes, car les petits enfans y ont une singulière facilité. Ici encore nous pouvons nous autoriser de l’exemple et du précepte de Port-Royal : « on pourra même commencer à les faire écrire en français avant d’écrire en latin, en leur donnant à composer de petits dialogues, de petites narrations ou histoires, de petites lettres, et en leur laissant choisir les sujets dans les souvenirs de leurs lectures. » Au reste, il faudra s’en rapporter à l’expérience ; mais le principe, paraît incontestable : c’est que dorénavant, au moins pour la masse des élèves, la culture des facultés inventives doit se faire par le français et non par le latin.


II

Nous avons exposé le système du ministre de l’instruction publique ; nous avons loué ce système dans son ensemble et dans ses principes, sauf discussion pour le détail des applications. Ce système peut se résumer ainsi : nécessité d’introduire une langue vivante dans l’enseignement, nécessité corrélative d’une réduction proportionnée, réduction portant sur les devoirs écrits en général et les compositions latines en particulier. Ce système est simple et clair : il a surtout le mérite d’aborder le problème nettement et hardiment ; mais peut-être ne va-t-il pas encore jusqu’au bout de la difficulté, car en allégeant l’enseignement il le laisse encore bien chargé. Si l’on supprime certains exercices, on en met d’autres à la place ; si l’on réduit le nombre des devoirs, on augmente les explications orales, — tout cela est bon et utile, mais la proportion est toujours à peu près la même, et il faut encore trouver du temps pour les langues vivantes et pour la géographie. Quelques mesures plus décisives paraissent donc nécessaires. Que l’on nous permette en conséquence d’exposer ici nos idées personnelles sur la question, sous notre propre responsabilité. Il est bien entendu d’ailleurs que ce sont des vues que nous soumettons à l’examen et à la critique plutôt que des projets que nous proposons. Chacun aujourd’hui est appelé à donner son avis ; nous usons de ce droit en demandant que tous ceux qui ont quelque autorité en fassent autant. Ce n’est pas trop du concours de tous pour résoudre de pareils problèmes.

Nous l’avons dit déjà, la question qui se débat aujourd’hui n’est qu’un cas particulier du grand conflit qui s’agite sourdement depuis un siècle, dans toutes les écoles de l’Europe, entre l’enseignement classique et ce que nous avons appelé l’enseignement moderne. En général les partisans aussi bien que les adversaires de ce second enseignement ont l’habitude de le représenter sous des traits qui ne sont peut-être pas complètement justes. Ainsi par exemple, tandis que l’éducation classique est considérée comme une éducation libérale, générale, philosophique, ayant pour objet la culture des hautes facultés, l’éducation moderne au contraire est représentée comme utilitaire, pratique, professionnelle, positive : la première ferait des hommes, la seconde des machines propres à telle ou telle profession. Il n’y a, ce semble, nulle raison d’établir une telle opposition. Si l’on considère en effet que l’enseignement moderne comprend les grandes littératures modernes, en particulier la littérature française, l’art d’écrire dans la langue maternelle, l’histoire de la civilisation antique et moderne et la comparaison de l’une et de l’autre, la philosophie, y compris le droit public et l’économie politique, les sciences dans leurs principes les plus généraux et les plus féconds, il serait difficile de faire croire que ce ne soit là qu’un ensemble de notions serviles et mercenaires servant à un but prochain et immédiat, comme l’apprentissage des arts mécaniques. On ne voit pas pourquoi la littérature moderne serait une étude moins libérale que la littérature ancienne, pourquoi l’art d’écrire en sa propre langue aurait quelque chose de moins noble que l’art d’écrire en latin, pourquoi les sciences étudiées dans leurs théories générales seraient moins dignes d’une haute culture que les lettres elles-mêmes, pourquoi les études morales et philosophiques ne seraient qu’une préparation à l’atelier. L’enseignement moderne n’a donc été tenu à distance et à un rang inférieur que parce qu’on se le représente sous les couleurs les plus fausses, et que ses défenseurs eux-mêmes ne se sont jamais placés qu’au point de vue de l’utilité.

L’histoire de l’éducation explique aussi très bien et pourquoi cet enseignement moderne a été presque partout subordonné à l’enseignement classique, et pourquoi il a commencé à réclamer sa part en l’exigeant de plus en plus grande. A l’époque où l’éducation classique, constituée à peu près telle qu’elle l’est aujourd’hui, a pris naissance, la civilisation moderne n’existait point encore ; elle sortait du moyen âge, et s’efforçait d’en secouer le joug, qui n’était pour elle que celui de la barbarie. Où pouvait-elle trouver une source de culture et de lumières, si ce n’est dans les lettres anciennes ? Elle n’aspirait qu’à retourner à l’école ; le retour aux anciens était alors une délivrance. Ce mouvement libérateur fut appelé la renaissance, tant on était éloigné alors de songer à autre chose qu’à une restauration du passé ; mais depuis cette époque, c’est-à-dire depuis bientôt quatre siècles, la civilisation moderne est passée de l’enfance à la jeunesse et à la maturité. Les grandes littératures modernes sont nées, et elles ont aujourd’hui leurs classiques. Pétrarque et le Tasse, Racine et Corneille, Shakspeare et Milton, Goethe et Schiller, n’ont plus à faire leurs preuves, et sont les rivaux d’Homère et de Virgile, d’Eschyle et de Sophocle. — Les grandes nations modernes se sont constituées, elles ont subi et elles attendent des révolutions auprès desquelles les luttes politiques d’Athènes et de Rome semblent des querelles de village : enfin la science est devenue la maîtresse du monde ; tout relève d’elle, et l’art de nourrir et l’art de détruire. Le mot de Bacon, savoir, c’est pouvoir, se réalise chaque jour avec une merveilleuse vérité. Supposer qu’avec de tels états de services et le sentiment croissant de ses forces la civilisation moderne consentira toujours à rester, comme au XVIe siècle, tributaire et dépendante à l’égard de l’antiquité, c’est aller au-devant de cruels démentis. Évidemment elle cherchera à pénétrer de plus en plus dans le temple de l’éducation, elle voudra que la jeunesse soit élevée pour elle et par elle, et, si l’on ne veut s’exposer dans un temps donné à une révolution radicale, il faut par une série de réformes judicieuses faire la part nécessaire à des besoins nouveaux.

Nous sommes précisément à l’un de ces momens critiques où le passé et le présent luttent pour la prépondérance dans nos écoles, aussi bien que dans la société. La crise actuelle n’est qu’un cas particulier de la crise générale que nous traversons. Sans nous perdre dans ces hautes généralités, et pour revenir à quelques points précis, examinons quelques-unes des conséquences que paraît devoir entraîner l’introduction définitive des langues vivantes dans nos études. Nous en signalerons deux principales : la première est l’ajournement des études latines de huitième en sixième, ou, si l’on veut, de dix ans à douze ans ; — la seconde est que des deux langues anciennes une seule, le latin, soit obligatoire, et la seconde facultative[7].

Pour ce qui est du premier point, il nous semble évident que, si l’on commence les langues vivantes dans les classes élémentaires, il faut ajourner le latin dans les classes de grammaire. On ne peut exiger des enfans qu’ils apprennent en même temps et d’une manière utile deux langues différentes, l’une ancienne, l’autre moderne, sans compter la langue maternelle. De deux choses l’une : ou vous les chargerez pour les faire travailler efficacement, et alors vous tuez la poule aux œufs d’or en épuisant d’avance la sève de ces jeunes intelligences, qu’il faut au contraire si précieusement ménager, — ou bien vous ne les chargez pas, vous leur mesurez avec économie le travail et les efforts ; mais alors, disséminé sur un trop grand nombre d’exercices, ce travail réduit devient stérile et insuffisant. Sans exagérer le nombre des devoirs, on sait cependant ou il faut que ces devoirs soient assez fréquens et assez rapprochés pour être vraiment utiles. On ne peut donc réduire le nombre des devoirs au-delà d’une certaine limite ; autrement il ne reste rien qu’un travail apparent. Pour les langues vivantes en particulier, qu’on a eu raison de placer dans les basses classes, car c’est là ou jamais qu’on les apprendra, pour ces langues, dis-je, il faut de fréquens exercices, si on veut que l’étude en soit efficace, car c’est précisément par le retour fréquent des mots et des tournures qu’une langue s’apprend au point de vue pratique. Une langue vivante doit s’apprendre vite. Si vous traînez pendant des années avec deux ou trois heures par semaine, je doute, sauf expérience contraire, d’un résultat bien utile. Chacun sait qu’on peut passer sa vie ainsi à apprendre une langue sans jamais la savoir, tandis qu’en un an ou deux si on est en quelque sorte saisi tout vif, on en devient maître, et le reste n’est plus que perfectionnement et entretien. J’imagine donc que c’est pendant ces deux années de classes élémentaires, quand les organes sont encore souples et quand l’esprit, moins impatient des idées, est plus propre à retenir des mots, c’est en huitième et en septième qu’on devra apprendre l’allemand et l’anglais, — non pas tout à fait, bien, entendu, puisqu’il reste encore tout le temps des études, mais assez pour que le plus fort soit fait, pour que l’esprit soit rompu à entendre la langue étrangère, et qu’on puisse ensuite enseigner dans cette langue même. Pour obtenir un tel résultat, il faut que, dans les classes élémentaires, les langues vivantes prennent la place du latin et occupent par conséquent la moitié du temps total. C’est un temps que l’on retrouvera plus tard avec bénéfice.

Il est une seconde raison qui justifierait à nos yeux l’ajournement du latin en sixième. L’enseignement élémentaire dans nos collèges n’est autre chose, à vrai dire, que l’enseignement primaire ; les enfans qui suivent ces classes n’en savent pas beaucoup plus, et souvent même en savent moins que ceux des écoles primaires. Or une forte instruction primaire doit être la base d’une solide instruction littéraire ; la culture de l’esprit n’est possible qu’à la condition d’une instruction pratique antérieure. Orthographe, calcul, notions élémentaires d’histoire sainte et d’histoire de France, géographie, telles sont les matières indispensables de toute instruction primaire ; mais ces matières ne peuvent s’introduire dans l’esprit et y subsister que par des exercices très fréquens, ce qui est impossible, si vous commencez tout de suite par les occuper au latin, lequel, dans nos traditions universitaires, devient bien vite le principal et même le tout, aussitôt qu’il apparaît. Je ne m’insurge point contre ce fait, au contraire je persiste à croire que le latin doit rester le principal dans nos études ; c’est précisément à cause de cela que je voudrais ne le voir paraître que lorsqu’il ne ferait plus concurrence à une instruction élémentaire indispensable et qui n’est pas encore solidement établie.

Ne serait-il pas possible cependant qu’en ajournant le latin en sixième on affaiblît nos études, et en particulier les études classiques, qui sont et doivent rester la base de notre éducation nationale ? Le ministre a eu cette crainte, et il a hésité devant une mesure qui lui était, dit-il, demandée de différens côtés ; il n’a pas voulu porter une trop grave atteinte à l’économie du système universitaire. Nous pensons que ces craintes sont exagérées. D’un côté, un retard de deux ans imposé aux études latines sera amplement compensé par un surcroît de maturité chez les enfans. Deux ans de plus ont une valeur inappréciable. A douze ans, les enfans ont une plus grande force d’attention qu’à dix ans ; ils ont une compréhension plus exercée et doivent comprendre plus vite les choses difficiles. On a souvent constaté que les élèves qui commencent les sciences trop tôt sont inférieurs à ceux qui les commencent plus tard après de bonnes études littéraires, et c’est ce fait surtout qui a décidé de la chute de la bifurcation : c’est la force de l’esprit beaucoup plus que le temps qui importe ici. On peut donc admettre avec certitude qu’une année de latin commencée à douze ans pourra facilement en valoir deux à partir de dix, Ajoutez à cela que, les deux premières classes ayant donné une base élémentaire très solide, les enfans seront plus aptes à s’élever à la connaissance plus abstraite des langues, et qu’enfin, ayant appris déjà l’allemand ou l’anglais, l’allemand surtout, ils seront préparés à la grande difficulté de la comparaison d’une langue avec une autre. De plus, je suis tellement frappé de la nécessité d’une réduction et simplification dans nos études, que je serais tout prêt (j’y reviendrai tout à l’heure) à proposer la simplification du cours de philosophie, de manière à restituer par semaine un certain nombre d’heures à l’explication de textes et à retrouver à la fin des études une partie du temps qu’on aurait dû sacrifier en commençant. Enfin nous ferons observer que le temps nécessaire à l’étude des langues vivantes sera toujours pris de quelque façon sur le temps des langues anciennes. Si l’on en fait moins dans les classes élémentaires, il en faudra faire plus dans les classes suivantes, et par conséquent réduire dans la même mesure l’enseignement latin. Réciproquement, si vous faites porter tout l’effort des langues vivantes sur les deux premières années, vous regagnerez ce temps dans les années suivantes, et vous le regagnerez au-delà. Ce n’est donc point l’ajournement du latin en sixième qui peut faire difficulté, c’est l’introduction d’une langue de plus ; mais, comme c’est là un fait inévitable, il faut s’y résigner et chercher le meilleur moyen de le rendre profitable. Ce moyen, selon nous, est de graduer l’étude des langues au lieu de les cumuler. De là la réforme que nous avons proposée.

Notre seconde réforme est d’un caractère beaucoup plus grave, car ce n’est plus seulement un changement de distribution, c’est une suppression au moins dans l’ordre des études strictement obligatoires. Cette réforme, déjà méditée par un ministre de l’instruction publique, M. Duruy, c’est le grec facultatif. Ici encore, sans faire valoir aucun système, nous nous plaçons sur le terrain de la stricte nécessité. Il est impossible d’exiger trois langues d’une manière obligatoire ; la conséquence inévitable sera qu’on n’en apprendra plus aucune. Pour maintenir l’étiquette, il n’est pas raisonnable de sacrifier le fond des choses. Encore une fois, l’introduction des langues vivantes est une nécessité absolue : personne, absolument personne n’y peut rien ; ce serait vouloir l’impossible que de continuer à exclure ces langues de notre enseignement, ou du moins de ne leur donner qu’une place dérisoire et inutile, car tout le temps qu’on emploie à ne pas apprendre une chose est perdu pour le reste. Ainsi le sort en est jeté : on apprendra l’anglais et l’allemand, et le sentiment patriotique lui-même y entraînera les jeunes gens ; mais dès lors point d’illusion ! Impossible d’apprendre une langue de plus sans en apprendre une de moins ; je parle pour le plus grand nombre et non pour les plus distingués : pour ceux-ci, l’étude du grec resterait une étude de libre choix ; pour les autres, elle cesserait d’être obligatoire.

On s’insurge d’ailleurs bien à tort contre l’hypothèse du grec facultatif, comme si c’était un état de choses bien différent de celui qui existe aujourd’hui. Est-ce que de fait le grec n’est pas facultatif ? Est-ce que chez l’immense majorité des élèves il est autre chose qu’un exercice matériel, ne laissant aucune trace et ne portant aucun fruit ? Est-ce que les examens ne témoignent pas de l’absolue inefficacité de l’enseignement grec ? On fait valoir que les élèves paresseux ne sauront jamais rien, de quelque manière qu’on s’y prenne et quelque chose qu’on leur retranche. Je réponds : il n’y a pas seulement les élèves paresseux, il y a encore un grand nombre de bons esprits, lents et médiocres, qui sont accablés par le nombre de choses à apprendre, et qui tireraient peut-être meilleur parti d’un enseignement plus restreint. Les paresseux eux-mêmes ne le sont pas absolument : ils finissent toujours par apprendre quelque chose ; si donc à la place d’un enseignement rudimentaire de grec, où ils ne peuvent jamais aller assez loin pour qu’il leur soit vraiment profitable, on leur fait apprendre un peu plus de latin qu’auparavant, ce sera tout bénéfice. Soit un élève qui apprend passablement le latin et faiblement le grec, c’est bien là le cas de la moyenne ; — supprimez le grec, il est évident qu’au lieu de passable il deviendra bon ou assez bon en latin. Supposez même que sa force en latin reste la même, mais qu’il apprenne une langue vivante : cette langue vivante lui sera plus utile que le grec informe où il s’est consumé. Des rudimens d’allemand ou d’anglais peuvent toujours être utiles, car on peut perfectionner ce qu’on a appris ; au contraire celui qui sort du lycée avec des rudimens de grec n’en tirera plus aucun parti.

De très bons esprits ne seraient pas éloignés d’admettre que l’une des deux langues anciennes fût facultative ; mais, comme langue obligatoire, ils préféreraient le grec au latin. Les deux raisons principales de ce choix, c’est que la langue grecque est la plus belle et la plus riche qui ait existé, et surtout que la littérature grecque offre des ressources incomparables, infiniment plus variées que celles de la littérature latine. Ce système peut très bien se soutenir ; on pourrait même laisser le choix entre les deux langues[8]. Cependant cette préférence très légitime pour le grec est plutôt justifiable au point de vue esthétique et scientifique qu’au point de vue pratique. Il y a quelque chose d’étrange à supposer que quelqu’un sache le grec sans savoir le latin ; il semble que ce soit comme celui qui se parerait du superflu sans avoir le nécessaire. Les rapports de filiation entre le latin et le français sont tellement intimes que l’on conçoit difficilement une étude approfondie du français sans la connaissance du latin. Enfin la langue du droit est toute latine, et ce serait là, je crois, une raison déterminante en faveur du latin en cas de concurrence entre les deux langues.

On demandera si l’on peut laisser aux élèves le choix des matières de l’enseignement ; nous répondons oui sans hésiter. Comme il s’agit de matières que par hypothèse nous supposons des matières de luxe, il n’est pas nécessaire qu’elles soient choisies par les mauvais écoliers, et elles seront inévitablement choisies par les bons. Tous ceux qui composent une tête de classe tiendront à honneur, on peut en être assuré, de savoir du grec ; ils y seront encouragés par les concours et les prix. On peut d’ailleurs en outre assurer, à l’examen du baccalauréat ès-lettres, un coefficient supérieur[9] à celui qui présenterait l’étude du grec. En général, il est permis de croire que le principe du facultatif doit jouer dorénavant un rôle Important dans nos études. Dans un système aussi encombré que le nôtre, le bon sens indique qu’il viendra un moment où l’on fixera un certain nombre de matières strictement obligatoires, en laissant le reste au libre choix des écoliers. A l’aide de ce principe, on pourrait maintenir l’art d’écrire en latin, au moins pour les élèves distingués et pour ceux qui se destinent à une profession savante.

Si ces vues étaient admises, voici comment je me représenterais l’organisation future de nos écoles. Comme bases fondamentales, deux langues obligatoires, l’une ancienne, l’autre moderne, soit par exemple le latin et l’allemand, le grec et l’anglais, comme on voudra. La langue moderne serait étudiée au point de vue de l’utilité pratique, pour être comprise et parlée, si possible était. La langue ancienne serait étudiée au point de vue moral et esthétique, et dirigée surtout vers la lecture des auteurs : l’une et l’autre langue d’ailleurs serviraient, bien entendu, par voie de comparaison à perfectionner la connaissance du français. Tous les exercices d’imagination et d’invention se feraient en français et seraient obligatoires pour tous, car, si tous ne sont pas tenus d’avoir du talent, tous doivent arriver à exprimer leurs idées avec correction et naturel. Il nous semble que l’enseignement ainsi limité ne serait pas trop chargé lors même qu’on y ajouterait, comme il est juste, l’histoire, la géographie et les sciences, le tout dans une mesure convenable et sans développemens exagérés. A côté et au-delà de ces matières rigoureusement obligatoires, on appliquerait le principe du facultatif : d’abord aux exercices de style en latin, par exemple aux vers latins et aux discours latins, ensuite à la langue grecque. Les élèves forts et très distingués pourront en effet sans inconvénient, et en proportion de leurs forces, cumuler toutes ces études ; mais les élèves ordinaires en sont accablés.

En même temps que, par la distinction du facultatif et de l’obligatoire, on déchargerait la masse des élèves d’études qui les surpassent, il faudrait encore que tout le monde, historiens et géographes, savans et philosophes aussi bien que lettrés, se fît un devoir de conscience de ramener au strict nécessaire (sauf aux plus brillans de pousser plus loin) la matière de leurs études. Pour notre part, nous n’hésiterions pas à donner l’exemple et à préparer un plan de réduction et de simplification de la philosophie qui laisserait place aux explications latines (et même grecques, si le grec reste obligatoire) portant sur les grands philosophes et moralistes de l’antiquité[10]. De cette manière, la philosophie compterait encore pour une classe littéraire et déchargerait d’autant les classes antérieures. Le système Fortoul avait autrefois révolté tous les professeurs de philosophie, nous le premier, parce qu’il avait été institué dans l’intention d’abaisser et d’humilier la philosophie. Il avait été accompagné de la suppression de l’agrégation de philosophie, et par conséquent de toute vocation philosophique ; enfin on avait rempli les classes de philosophie de tous ceux qui étaient incapables d’en faire d’autres, et les proviseurs, renchérissant sur le tout, poussaient les professeurs à n’être autre chose que des préparateurs au baccalauréat. Aujourd’hui, il nous semble qu’une simplification de l’enseignement philosophique qui se rattacherait à un plan général de réduction et de simplification de l’enseignement serait certainement bien accueillie par les professeurs de philosophie, eux-mêmes trop chargés et qui ont à peine le temps de traiter toutes les matières de leurs cours. Ils seraient les premiers à supprimer, pour le renvoyer à l’enseignement supérieur, tout ce qui touche par exemple aux controverses de la métaphysique, se bornant à la psychologie expérimentale, à la logique pratique, à la morale sociale, à la théodicée populaire, et en général tournant l’enseignement philosophique aux applications pratiques, en logique et en morale.

Il ne nous appartient pas de décider quelles réductions pourraient être opérées en histoire : c’est l’œuvre des hommes compétens ; mais nous sommes portés à croire qu’elles pourraient être très larges. Il faut enseigner solidement les grandes époques historiques, et laisser à l’étude personnelle le soin de combler les lacunes, car c’est une grande erreur de croire qu’il faille tout apprendre aux écoliers, comme si cela était possible. Il faut surtout leur inspirer le goût d’apprendre. Accumuler indéfiniment les matières d’enseignement, c’est semer l’ignorance. Pour la géographie, qui avait été trop négligée, on a eu raison de lui faire sa part, et de lui attribuer un enseignement spécial. Rien de mieux ; cependant ici encore il faudrait de la mesure et de la sobriété. Une bonne géographie physique est la base de tout le reste. Celui qui aura dans les yeux et dans l’imagination la configuration précise du globe, notamment celle de l’Europe et de la France, — pourra y caser plus tard tous les faits géographiques particuliers. La géographie militaire et la géographie commerciale, qui sont les deux plus grandes applications de la géographie physique, n’ont pas besoin d’être enseignées au collège, et ressortissent aux écoles spéciales. Enfin chacun doit se borner ; tel est le principe fondamental que tout le monde doit avoir devant les yeux. Que chacun veuille bien faire des sacrifices dans l’intérêt commun ; ces sacrifices seront moins pénibles quand ils seront faits par tous à la fois, et quand le but bien démontré sera l’utilité publique.

On remarquera que dans les pages qui précèdent nous ne nous sommes pas placés au point de vue d’un système pédagogique plutôt que d’un autre. Nous n’avons pas opposé l’esprit scientifique à l’esprit littéraire, l’Allemagne à la France, la philologie à la rhétorique, nous n’avons pas pris part dans ces disputes où l’on s’irrite sans profit ; nous sommes partis d’un fait positif, palpable, accessible à tous, supérieur à toute discussion, à savoir la nécessité d’apprendre les langues vivantes dans nos collèges, — fait qui lui-même est né, non d’une théorie quelconque, mais d’un autre fait implacable, la conquête et l’invasion. Il est inadmissible pour tout homme sensé que l’on puisse introduire une langue de plus dans nos études sans qu’on s’en aperçoive. La nécessité de certaines réductions était donc une conséquence inévitable. On peut contester au ministre de l’instruction publique telle ou telle suppression en particulier, on ne peut lui contester le principe. Pour nous, nous aurions peut-être été hardiment jusqu’à la suppression du grec comme obligatoire, nous fussions revenus à l’état de l’Université primitive ou à celle du XVIIIe siècle ; mais, si l’on reculait devant une telle mesure, il ne restait rien autre chose que de réduire les exercices écrits, du moins les exercices latins. On craint que la culture libérale ne soit sacrifiée aux études matérielles, — il faut commencer par reconnaître qu’il y avait eu exagération dans le sens purement littéraire. Le peuple français est cultivé, mais il n’est pas instruit dans le sens réel du mot ; on y manque généralement de notions positives et de raisonnement exact. Il n’y a donc nul inconvénient à ce que nos études fassent une part plus large que par le passé à l’instruction utile et pratique, et par compensation il est nécessaire de faire quelques sacrifices sur le superflu ; je ne dis pas qu’il faille le faire sans regrets, mais il arrive bien souvent dans la vie qu’on est condamné à faire ce qui vous est pénible, et, parmi les sacrifices que les circonstances nous imposent, avouons que celui des vers latins n’est pas le plus douloureux.

Quant à ceux qui jettent un cri d’alarme, comme M. l’évêque d’Orléans, et déclarent la culture intellectuelle perdue en France, c’est une exagération tellement évidente qu’on ne peut l’expliquer que par la passion politique, heureuse de trouver un grief de plus contre le gouvernement de la république. Il serait en effet difficile de faire comprendre à quelqu’un de sang-froid que l’esprit sera moins cultivé en France parce que les auteurs anciens seront plus lus et mieux étudiés, et parce que l’esprit s’exercera un peu plus en français, un peu moins en latin. Ce sont là les deux points essentiels de la future réforme. Lecture des textes et exercices français, est-ce là de quoi crier à la barbarie ? La culture intellectuelle ne s’est pas faite dans tous les temps de la même manière. Platon ne composait pas de vers latins ; lui-même, s’il revenait parmi nous, serait peut-être profondément surpris que la musique ne fût plus la base de l’éducation, et de la trouver réduite au rôle si secondaire d’art d’agrément, tandis qu’elle était pour lui une des colonnes de l’état. L’argumentation a été considérée pendant des siècles comme la forme essentielle de l’éducation ; c’est à l’école même de la scholastique qu’avaient été formés les vigoureux esprits du XVIIe siècle qui l’ont renversée. Toucher à l’éducation sans besoin et par système, c’est témérité ; mais y toucher sous l’empire d’une nécessité impérieuse, c’est prudence et sagesse. Est-il quelqu’un qui oserait prendre aujourd’hui la responsabilité de laisser la France dans l’ignorance des langues vivantes ? Non, sans doute ; mais qui veut la fin veut les moyens. Trois langues sont plus que deux ; c’est une vérité difficile à contester. On ne saurait mettre dans un panier plus qu’il ne peut contenir ; si vous y ajoutez d’un côté, vous ôterez de l’autre. Nous en sommes là aujourd’hui. Le problème ne peut être nié par personne : c’est à le résoudre que doivent d’un commun accord s’appliquer tous les bons esprits.


PAUL JANET.

  1. Il est inutile de dire que des raisons différentes, mais analogues, peuvent être données en faveur de l’anglais, de l’italien, de l’espagnol, une seule de ces langues étant obligatoire. Le point essentiel, c’est que la France ne devienne pas une Chine au milieu même de l’Europe.
  2. Pour éviter tout malentendu, disons qu’il y aura deux sortes d’explications dans les clauses, — les unes très approfondies et où l’on mettra beaucoup de temps à expliquer très peu de lignes, — les autres au contraire très rapides et très étendues, et qui auront pour but d’exercer à la lecture et à la prompte intelligence des textes.
  3. Beaucoup de bons esprits doutent que dans des classes nombreuses, comme elles le sont nécessairement, on puisse arriver réellement à parler les langues vivantes. Peu importe. Si on ne parvient pas à les parler, ce sera déjà beaucoup que de parvenir à les comprendre et à s’en servir la plume à la main.
  4. Rollin, Traité des études, l. II, c. III.
  5. La question du thème latin présente toutefois, nous le reconnaissons, de sérieuses difficultés et est très controversée dans l’Université. Si, comme nous le proposons plus loin, l’étude du latin était ajournée de deux ans, c’est-à-dire de huitième en sixième, cette question serait résolue facilement. En effet, les quatre années de thème qui sont conservées par la réforme nous conduiraient de sixième en troisième et viendraient ainsi rejoindre les narrations latines et les discours latins, qui sont conservés également en seconde et en rhétorique, de sorte que l’ancien et le nouveau système se concilieraient très bien.
  6. Pour notre part, nous ne pouvons répondre qu’au. point de vue de la philosophie. Or nous pouvons déclarer, ayant assez fait de classes dans notre vie pour avoir sur ce point une opinion arrêtée, qu’il n’y a pas l’ombre de comparaison, pour la force d’invention et la fécondité des vues développées par les élèves, entre la dissertation française et la dissertation latine. Celle-ci pourrait être absolument supprimée sans aucun inconvénient.
  7. Quelques-uns proposent encore, et nous ne serions pas éloigné d’être de cet avis, l’ajournement des sciences à la fin des études, pendant deux ans, comme c’était dans l’ancien régime ; mais il y aurait là un remaniement de nos classes assez difficile à opérer. Cependant toutes les idées doivent être mûries et examinées.
  8. Toutes ces hypothèses, bien entendu, soulèvent de grandes difficultés pratiques dans l’organisation actuelle de nos lycées ; mais nous les étudions ici au point purement théorique.
  9. Ce qui serait mieux encore, ce serait deux degrés de baccalauréat, l’un strictement obligatoire, le second ad honores, comme en Angleterre.
  10. Pourquoi n’en ferait-on pas de même en histoire ? — Les classes d’histoire et de philosophie viendraient ainsi au secours des classes de lettres, en compensation de ce que celles-ci perdraient par les langues vivantes.