LES RÉCITS


DE


LA MUSE POPULAIRE.




LE SORCIER.




I.

Égaré dans quelque capricieuse excursion ou dans quelque chasse hardie, n’avez-vous jamais poussé un cri de joie en découvrant, derrière les aubépines, un de ces toits de chaume que brodent les saxifrages et que couronnent les touffes de bluets ? Poussé par la fatigue et par la faim, ne vous êtes-vous jamais assis près du foyer fumeux pour rompre, dans le lait encore tiède, le pain du paysan ? Si vous l’avez fait, le souvenir vous en est resté, et, malgré tous les raffinemens des tables opulentes, votre pensée s’est reportée sans doute plus d’une fois vers ce repas des bergers de Virgile : Pressi copia lactis. Ainsi en est-il de la tradition populaire. Au milieu de toutes les délicatesses de l’art, nous nous rappelons avec ravissement la vieille chanson écoutée en traversant la lande, ou le conte entendu au coin d’un feu de sarmens. C’est là aussi le lait et le pain noir de l’imagination villageoise ; rien ne peut nous en faire oublier la rustique saveur. C’est qu’à part ses graces naturelles cette littérature sans nom d’auteur a en elle tous les renouvellemens et toutes les ondulations de la vie. Immuable dans son essence, elle change perpétuellement de contours, de voix, d’expression. On dirait une source féconde qui s’épand au loin en innombrables ruisseaux, prenant la couleur des lits qu’elle traverse, reflétant mille paysages, coulant tantôt à petites ondes, tantôt à pleines cascades. C’est toujours la même eau, ce n’est jamais le même spectacle.

Bien qu’il y ait de sérieuses différences entre la tradition rhythmée et la tradition parlée, autrement dit entre le chant et le récit, tous deux se rattachent évidemment à la même racine ; ce sont comme les deux ailes de la muse populaire. On a attribué à la tradition parlée trois formes primitives : selon que dominait l’élément imaginaire, historique ou religieux, elle a été appelée conte, chronique, légende ; mais sous ses trois formes, d’ailleurs souvent confondues, se révèle toujours une inspiration commune. Quelles que soient sa teinte ou ses broderies, la tradition a une tendance étrangère au sujet, au lieu, au temps, et, pour ainsi dire, humaine. Regardez bien, en effet, et vous reconnaîtrez derrière les mille fantaisies de son enveloppe les trois éternelles aspirations de notre existence terrestre : sortir des bornes du réel ; — être heureux ici-bas ; — vivre au-delà du monde visible. Le premier de ces instincts a créé les sorciers, les fées, les lutins, en un mot, tous les êtres surnaturels qui ont renversé les barrières entre le monde du fait et celui de la pensée du second sont nées les croyances aux trésors cachés, aux talismans, aux dons merveilleux. Le troisième a brisé les portes de la mort et rendu l’immortalité palpable en donnant une apparence aux ames disparues.

Voilà les véritables origines des contes populaires, celles dont vous retrouvez les traces jusque sous le wigwam de l’homme rouge : restent les détails particuliers dépendant des races, des religions ou des climats, les emprunts faits de peuple à peuple, les transmissions de fables et les mélanges d’inventions.

En France surtout, les exemples de ces mélanges sont nombreux. Là, en effet, l’harmonie ne provient point de l’uniformité, mais de l’association. La nation entière compose comme un immense orchestre où chacun fait entendre un son différent. Regardez aux quatre aires du vent, vous trouverez partout une origine particulière, une histoire différente. Au midi, ce sont des colonies grecques, des restes de municipes romains, des campagnes auxquelles l’Espagne a envoyé, par-dessus les Pyrénées, quelques souffles de sa poésie mauresque ; au nord et à l’orient, c’est la barbarie qui, après avoir labouré les populations avec l’épée, y a semé, comme dans une terre ouverte, ses sombres instincts mollis par les inspirations de la Germanie ; à l’occident enfin, c’est la muse scandinave qui arrive sur la voile bleue de ses drakars, et qui marie sa voix à celle du génie celtique. Que pouvait devenir la tradition parmi tant d’élémens variés, sinon une sorte de compromis entre toutes les croyances ? Fleurs du nord, de l’ouest où du midi, tout fut mêlé pour cette poétique couronne, à laquelle le christianisme joignit ses fleurs mystiques et ses rameaux bénis. Tout le monde se mit à l’œuvre pour la composer, mais surtout les moines, les clercs, les trouvères et les troubadours. Les moines n’eurent qu’un thème : l’histoire de leurs propres couvens ou de leurs saints, qu’ils embellirent de toutes les merveilles que purent leur fournir l’imagination et la lecture. Leur zèle se trouvait admirablement secondé par l’ignorance. Celle-ci était poussée à un tel point, que l’auteur de la vie de saint Bavon citait le latin comme la langue parlée à Athènes sous le règne de Pisistrate, et prenait Tytire, le berger de Virgile, pour un écrivain romain. Un autre légendaire racontait sérieusement qu’au temps de saint Grégoire, Rome était peuplée de Sarrasins qui adoraient plusieurs idoles, parmi lesquelles se trouvait Vénus. Ce fut avec cette liberté d’érudition que furent composés la plupart des pieux récits que des conteurs aux gages de l’église répétaient à la foule les jours de fête, et qui, transfigurés et confondus par la transmission orale, ont formé à la longue les traditions populaires qui se racontent encore aujourd’hui autour de la bûche de Noël.

Parmi toutes ces légendes, destinées à être lues comme l’indique leur nom (legenda), celles relatives à la Vierge se firent surtout remarquer par l’audace de leur naïveté. Au XIIIe siècle, la dévotion à la mère du Christ devint une frénétique adoration. La passion pour la femme semblait réchauffer le respect pour la sainte. Jamais la folie de la croix n’avait égalé la folie de Marie. On déclara publiquement que le pécheur qui reniait Dieu sans renier la Vierge était sauvé. Les légendes ne reculèrent devant aucune fable pour propager cette foi enthousiaste : elles racontèrent d’abord la guérison d’un moine italien attaqué de la lèpre, et que la Vierge avait guéri en lui faisant boire de son lait[1], puis l’histoire d’un chevalier malheureux en amour qui avait invoqué l’aide de Marie. Celle-ci était apparue en personne, et lui avait demandé s’il ne la trouvait pas aussi belle que sa dame. — Mille fois davantage ! s’était écrié le chevalier. — Alors vous l’oublierez près de moi, avait repris la mère du Sauveur, et, le touchant de sa main, elle l’avait enlevé dans le paradis.

À La vérité, les légendes n’étaient point toujours aussi hasardées ; beaucoup se contentaient de redire les miracles mille fois redits ou d’exalter les mérites particulièrement nécessaires à la vie monastique. Dans ce dernier cas, elles n’avaient d’autre but que d’aider à la discipline et d’assurer l’obéissance au prieur : c’étaient des règlemens contresignés par des miracles. Ainsi, par exemple, lorsque Guillaume-le-Conquérant rétablit le monastère de Jumiéges, le premier abbé, Théodoric, qui avait une belle écriture, voulut occuper tous ses religieux à faire des copies, et, comme ceux-ci s’y prêtaient avec peine, il leur raconta qu’un moine dissolu, mais excellent scribe, était mort et allait être condamné à l’enfer, lorsque son ange gardien se rappela un volume sur la loi divine qu’il avait autrefois copié. Il courut aussitôt le chercher, et comme, à chaque péché rappelé par le diable, il présentait, pour le racheter, un des beaux fleurons du volume, il se trouva, tout compte fait, qu’il avait plus de lettres que de péchés, si bien que le mort fut admis à l’une des meilleures places du paradis.

Vers la même époque où des moines popularisaient ainsi, dans de merveilleuses histoires, quelques grands principes et beaucoup de folles croyances, d’autres écrivains, religieux ou clercs, faisaient assaut d’érudition et d’imaginative dans la rédaction des chroniques nationales. Jaloux de les enrichir, ils y introduisaient les principales anecdotes des historiens païens, agréablement rajeunies par l’intervention de la Vierge, des saints, de la Trinité, et surtout du diable, cet acteur obligé de toute narration orthodoxe. Rien de plus divertissant que leurs biographies, dans lesquelles les noms historiques ne sont que des clous d’or auxquels le conteur suspend tous ses souvenirs et tous ses caprices. Tantôt c’est Guillaume-le-Roux, dont la mort est annoncée à saint Anselme par un ange bien vêtu, tantôt un duc d’Aquitaine qui épouse le diable à son insu et en obtient toute une lignée dont sort plus tard la fameuse Éléonore. Ici, du Guesclin est soupçonné d’avoir pour femme une sorcière ; là, Pierre de Béarn, qui a tué un ours-fée, tombe dans une manie furieuse dont il finit par mourir. Nous ne disons rien des visions, des talismans, des pactes mystérieux, enjolivemens obligés de ces récits qui semblent moins conduire à l’histoire que continuer les épopées chevaleresques. Celles-ci, d’origine plus ancienne, avaient pour elles l’avantage de l’étendue et de la variété. Composées comme le furent, selon quelques savans, les poèmes d’Homère, au moyen de chants antérieurs remaniés et réunis, elles avaient habituellement pour thème favori Alexandre, Charlemagne ou Arthur, trinité héroïque qui résumait l’esprit antique, l’esprit frank et l’esprit celtique. Ce fut seulement plus tard que de nouveaux héros apparurent, et que l’on songea à rimer des chroniques relativement plus modernes. Le Rou de Robert Wace en fut un exemple. Du reste, la poésie chevaleresque penchait vers son déclin ; on était loin déjà du cycle de la Table ronde. La critique théologique et la fausse science succédaient à la tradition populaire. Les épopées, uniquement consacrées aux faits guerriers et romanesques étaient remplacées par les romans du Renard ou de la Rose. Guillaume de Normandie écrivait un Bestiaire où poème sur les bêtes ; Guillaume Osmont, un Volucraire et un Lapidaire, œuvres factices destinées aux seuls docteurs du temps.

Outre les fragmens des poèmes chevaleresques conservés dans la mémoire du peuple, les trouvères et les troubadours y avaient laissé le souvenir de leurs sirventes ingénieuses et de leurs fabliaux satiriques. Cette littérature légère, sensuelle, ironique, correspondait à tout un ordre d’instincts ; c’était une forme dont le moule se trouvait dans des milliers d’esprits, une langue qui avait pour ainsi dire son peuple ; elle devait donc facilement s’étendre et persister. La brièveté des récits ajoutait encore à leurs chances de conservation. La noblesse avait été d’abord la seule à recevoir ces muses folâtres et aventurières ; mais, chassées plus tard des châteaux, elles vinrent demander asile aux chaumières. Là, leurs riches costumes tombèrent bientôt en lambeaux, et chacun de leurs hôtes dut les vêtir selon son goût ou sa pauvreté ; cependant la grace première persista, et l’œil attentif continua à reconnaître dans la muse paysanne la gente fille des troubadours.

C’est surtout dans le midi qu’on peut encore la retrouver aujourd’hui, non plus élégante, fine et fleurie comme autrefois, mais à peine moins vive et toujours aussi railleuse. Là, en effet, la joie est dans l’air ; le soleil brille, la terre fleurit, le froid et les ténèbres du nord sont inconnus. Le plus pauvre a pour invisible vêtement la chaleur, la lumière et les parfums. Races heureuses, qui ont fait du travail un prétexte de danses ou de chants, et qui connaissent encore la moquerie sans fiel, cette innocente épine de la gaieté ! Habitués à vivre sous le ciel qui les couvre comme une tente de soie, c’est à peine s’ils s’approchent de l’âtre pendant quelques semaines d’un hiver printanier. Noël est pour eux le signal de cette courte retraite ; c’est la prise de possession des réunions de voisins, des soupers de famille et des vieux contes. Les méridionaux en ont fait, comme de toute chose, l’occasion d’une fête qu’ils appellent calène. La veille de Noël, quand tous les invités sont réunis, le grand-père prend par la main le plus jeune enfant du logis et le conduit jusqu’à la porte, où se trouve une bûche d’olivier. L’enfant fait trois libations de vin sur le calignaou (c’est le nom que l’on donne à la bûche), et répète tout haut :

Aleyre Diou nous aleyre !
Cacho fué ven, tout ben ven ;
Dieu nous fagué la graci de veire
        L’an queu ven ;
Se sian pas maï, que si gueu pas men[2].

Le verre consacré par les libations passe ensuite à la ronde ; la bûche st portée au foyer ; la famille fait cercle autour de l’âtre, et le conteur commence. C’est le plus souvent quelque vieillard qui a autrefois conduit la danse dans les roumeirages, figuré aux processions de la Fête-Dieu comme roy de l’eysado ou de la badache (roi de la pioche ou de la hache), et qui, sorti des gloires mondaines, transmet aux petits-fils les riantes traditions des vieux conteurs, remaniées par le caprice populaire.

On le voit, à côté des moines, des clercs, des trouvères et des troubadours, le peuple a aussi ses auteurs. Représentans des goûts de la foule, ils se sont généralement moins occupés d’inventer eux-mêmes que de choisir pour elle parmi les œuvres des inventeurs plus lettrés. Ils ont approprié ce choix à ses lumières, en y joignant des détails qui localisaient les récits et leur donnaient un intérêt de voisinage. Aussi peut-on les regarder, non comme les créateurs de la tradition, mais comme ceux qui l’ont vulgarisée. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples, c’est à eux, sans aucun doute, que l’on doit ces mille versions de l’histoire du géant Gargantua, dont chaque province revendique le souvenir, en montrant un monticule sur lequel il s’asseyait, une pierre levée qui lui servait de quille, un étang où il se lavait les pieds ; c’est grace à leurs variations sur ce même thème primitif que tous les ponts d’une construction ancienne et hardie sont devenus l’ouvrage de Satan, dupé par quelque saint du pays ; eux seuls ; enfin, ont pu trouver, dans la configuration d’un arbre ou d’une roche, dans une devise mal expliquée, dans un calembour emprunté à leur patois, l’occasion d’une fable inédite ou arrangée. Cette dernière méthode leur est surtout familière. C’est elle qui a fait du pommier de Fatouville, près du Havre, un vieux pilote accoutumé à garder autrefois les bateliers au haut du promontoire ; elle encore qui, d’après le cri de guerre de la famille d’Argouges : À la fé (à la foi), a supposé le mariage d’un des seigneurs de cette famille avec une fée ; elle toujours qui, jouant sur la signification du mot pirou[3] en langage poitevin, a trouvé que les nobles châtelaines qui portaient autrefois ce nom avaient été changées en oies sauvages. Les traditions de ce genre sont d’autant plus nombreuses, que, rattachées à un objet ou à un nom, elles leur empruntent une sorte d’authenticité qui les recommande et un secours mnémotechnique qui les perpétue. Quant aux détails, chaque vulgarisateur les modifie à son gré, et cette liberté est un des plus vifs attraits offerts à l’imagination populaire. Maîtresse d’un palais de fées, celle ci le rapetisse ou l’agrandit selon son inspiration, le meuble et s’y loge à son gré. C’est une porte ouverte à tous les instincts littéraires des illettrés. Au lieu de refaire, comme nos rhétoriciens, une tragédie de Racine, ils refont une tradition locale, et, plus heureux que l’auteur imprimé, ils n’ont point à craindre le jugement de ces hommes de goût, toujours empressés de faire les autres petits, dans l’espoir qu’ils en paraîtront plus grands.

Cependant, il faut le reconnaître, ce travail poétique sur le fond commun des traditions nationales se trouve déjà arrêté dans beaucoup d’endroits et s’est ralenti partout. La cause n’en est point seulement comme on l’a dit, dans l’attiédissement des croyances et dans les victoires journalières de la logique sur l’imagination ; elle est aussi dans la grandeur émouvante des événemens contemporains, dans la part que chacun a dû y prendre, en joie ou en douleur. La population de nos campagnes, si long-temps gardienne des récits du passé, les a, malgré elle, oubliés au milieu des épreuves de la république et des gloires de l’empire. Emportée par l’élan prodigieux de la France, elle a parcouru l’Europe avec nos aigles, combattu les bleus dans nos landes, ou subi pendant de longues années la captivité des pontons anglais.

La grande révolution, en appelant la nation entière au secours de la patrie, a mêlé le peuple à l’histoire ; en permettant un rôle à chaque homme, elle lui a donné une vie individuelle dans la vie générale, une scène particulière dans l’ensemble du drame. De là cette variété et cette abondance de souvenirs laissés par le siècle aux plus humbles contemporains. Autrefois, le paysan, attaché à la glèbe et ignorant ce qui se passait au-delà de son clocher, vous racontait ce qui avait été raconté à son père : le roman et la chronique n’existaient pour lui que dans la tradition ; aujourd’hui tous deux ont passé dans la vie réelle. Si vous l’interrogez, il ne saura plus peut-être la légende de la paroisse, le conte du foyer ; mais il pourra vous dire quel soleil éclairait la grande fédération, ce qu’a dit Napoléon en montrant les pyramides, ou comment s’est englouti le Vengeur.

C’est, donc maintenant, et non plus tard, qu’il faut recueillir ces souvenirs du passé, si l’on ne veut point attendre qu’ils s’oublient et laissent dans nos documens historiques un vide impossible à remplir. Pour sentir l’importance d’un pareil travail, il suffit de le supposer accompli sur une autre période de l’histoire, sur l’antiquité, par exemple. Que l’on se figure l’intérêt d’un recueil qui comprendrait les légendes religieuses de la société antique, les chroniques de ses camps, les contes de ses ports, de ses tavernes et de ses places publiques ! Eh bien ! ce qui nous manque pour l’antiquité, il faut que nous l’ayons au moins pour notre histoire moderne. Malheureusement cette recherche présente des difficultés sérieuses. Pour recueillir les contes populaires il ne suffit pas de veiller au foyer des fermes, d’interroger les anciens du village ; il faut surtout vaincre les défiances des paysans, toujours prêts à soupçonner l’ironie sous votre curiosité. Les traditions sont de pauvres orphelines adoptées par le peuple, et qu’il aime d’une tendresse ombrageuse. Quand vous demandez à les voir, il a toujours peur d’en rougir. Aussi faut-il apprivoiser les conteurs comme on apprivoise tous les pères, en caressant leurs enfans. Sûrs enfin de votre bonne volonté ils s’enhardissent. Seulement, arrivé là, résignez-vous à entendre avec patience ce que vous avez déjà entendu cent fois, à subir l’incohérence des récits sans en demander jamais l’explication (le conteur qu’on interroge se trouble et devient muet), à accepter enfin sans objection ce qui vous est offert. C’est le repas du charbonnier ; on ne sert la bouteille des meilleures occasions qu’à celui qui a commencé par boire bravement la piquette et manger sans grimace le pain noir. Il n’est qu’un moyen d’arriver à cette résignation ; c’est la passion de son œuvre : elle seule peut nous donner la continuité infatigable qui tend l’esprit comme un filet dans tous les courans. La première condition pour trouver une chose est de la chercher partout et d’y rapporter tout le reste. Préoccupé d’un but unique, on arrive alors à la lucidité de ces botanistes qui distinguent sur-le-champ, au milieu des bois, la plante attendue. Comme eux, on reconnaît l’objet de cherche entre mille autres, on le trie du premier coup d’œil, et là même où l’objet n’est pas, on devine des indices de son approche.

C’est surtout dans les campagnes que nous avons essayé de retrouver la tradition populaire. Là, l’isolement des familles, leur vie sédentaire, l’absence d’événemens capables de varier l’entretien, le manque de lecture, doivent nécessairement maintenir l’habitude des récits. La part prise par le paysan à nos dernières révolutions a amené l’histoire au foyer des fermes, mais sans en chasser complètement la fantaisie. Celle-ci paraît seulement près de quitter les vieux domaines des fées, des enchanteurs et des revenans, pour entrer dans la chronique contemporaine. Les épisodes de la république et de l’empire commencent à passer du réel au fantastique. Ainsi de vieux soldats de la retraite de Russie vous raconteront que, le troisième jour de l’incendie de Moscou, la flamme qui dévorait le Kremlin prit tout à coup l’apparence d’un aigle qui grandit d’abord jusqu’aux cieux, jeta un cri, puis retomba en nuages de cendre et de fumée. Un des matelots miraculeusement sauvés lors du naufrage du Vengeur nous a affirmé qu’au moment où le vaisseau commençait à descendre, on vit paraître près du mât d’artimon une femme qui riait en agitant le drapeau tricolore. Il ajoutait que son matelot la lui montra, mais qu’il ne l’aperçut point pour son bonheur, car cette femme était la Mort, et tous ceux qui l’avaient vue périrent dans les flots.

La sérieuse difficulté est donc de trouver les derniers dépositaires des traditions anciennes. Il y a là une étude à faire sur le pays et sur les hommes. En général, la première condition pour devenir conteur populaire est d’exercer un métier qui laisse de la liberté à l’intelligence et que l’on appelle poétiquement, dans certaines provinces, métier de loisir. Tels sont ceux des blatiers, là où l’usage du four banal a été conservé ; des propriétaires de fontaines, quand l’eau s’achète ; des meuniers, chez lesquels il faut apporter le grain et aller reprendre la mouture ; des gardiens de lavoirs dans les lieux où ne coule pas de ruisseau commun ; de tous ceux enfin chez qui se réunissent forcément, chaque jour, les femmes et les jeunes filles. Là circulent surtout les chants d’amour, les anecdotes malignes et les pratiques superstitieuses. Vous y apprendrez l’incantation qui montre en rêve celui qu’on doit épouser les facéties de Roquelaure, ce Diogène populaire des temps modernes, et les chansons de Marie Anson, de la Jolie fille de la garde, du Rossignol des bois, ou de l’Orpheline de Lannion. Viennent ensuite les muletiers, les messagers de village, les mendians, grands chanteurs de ballades et grands conteurs de chroniques ou de légendes. Toujours en chemin, ils connaissent les carrefours mal famés, ils savent l’histoire de la plus petite chapelle ; ils vous montreront, sur la lisière des bois, les cercles mystérieux où l’herbe flétrie dénonce la danse nocturne des fades ; ils ont appris à reconnaître les pierres qui se soulèvent aux grandes nuits et laissent visibles les trésors du maître bouc. La plupart même appuieront de leurs témoignages la réalité de la tradition. Surpris par l’obscurité au sortir de quelque joyeuse rencontre d’amis et forcés de traverser une bruyère que Dieu a oublié de mettre sous la protection d’un saint, ou une gorge de montagne bordée de croix de meurtres, ils auront vu de leurs yeux l’esprit qui les hante, ils vous diront sa taille, sa forme, jusqu’à sa couleur ; pour peu que vous doutiez, ils se rappelleront qu’ils lui ont parlé.

Quant aux conteurs de fabliaux, ils forment une espèce à part. Ce sont, d’ordinaire, de ci-devant bons compagnons forcés, par l’âge ou les infirmités, de transporter la joyeuseté d’action dans la joyeuseté de paroles, sorte de Scarrons champêtres qui, ne pouvant plus rien faire, se permettent de tout dire. Les tailleurs ambulans, les ménétriers, les rhabilleurs, les courtiers de vente, fournissent un certain nombre de ces jongleurs, comme on les nomme encore dans quelques cantons du midi : les plus renommés se recrutent parmi les sacristains ou les sonneurs de cloches. C’est là que se trouvent encore les vrais disciples de Rabelais, les seuls qui sachent se damner avec sécurité. Tous les autres se livrent au péché comme à une révolte ; eux seuls s’y embarquent doucement comme sur un bateau de passage. Évidemment ils connaissent a fond les sentiers du salut ; ils ont appris tous les détours que l’on peut se permettre en chemin et ne craignent point que saint Pierre leur ferme un jour la porte du paradis ; on sent, en un mot, qu’ils ont des intelligences dans la maison.

Mais le véritable roi des conteurs, celui qui domine et efface tout le reste dans son ombre, c’est le berger. Le berger ne vit point de la vie des autres hommes ; exilé dans les friches avec son chien et son troupeau, il y a pour compagnes deux fées invisibles, mais toutes-puissantes, la Méditation et la Solitude. Il s’enveloppe dans sa cape frangée par le vent déteinte par la pluie ; il s’asseoit à l’abri d’une roche ou d’une touffe de genévriers, et il reste là des heures, des jours, des semaines, les regards plongés dans l’espace, suivant les nuages qui s’enfuient et voyant se lever et mourir les étoiles. Semblable au naufragé perdu sur les immensités de l’océan, il demeure enseveli dans l’infini de la création. S’il revient parmi les hommes, c’est en passant. Sa véritable patrie est dans les clairières isolées ou sur les brandes solitaires. Là, tout est peuplé de ses visions, et, vivant plus long-temps avec elles qu’avec les réalités, il finit par ne plus distinguer les unes des autres. Enfermé le soir dans sa maison roulante, il écoute les mille rumeurs de la solitude, et toutes prennent pour lui un langage. Il distingue, dans les rafales du vent, des appels lointains ; il reconnaît le chuchotement des fées dans le murmure des sources ; les cris des oiseaux voyageurs qui traversent les ténèbres sont pour lui la voix des maudits accomplissant quelque chasse d’épreuve, et le hurlement des loups que la faim promène à la lisière des bois lui semble prendre, par instans, un accent humain qui fait tressaillir sa chair. Étrange existence, qui n’est, pour ainsi dire, qu’un rêve dans lequel les sens même, à force de finesse, deviennent les complices de l’imagination ! Et là ne s’arrête point le vertige : après avoir regardé autour de lui, le berger regarde en lui-même ; le mystère qu’il a cru deviner au dehors, il lui semble le retrouver dans son propre sein ; son ame devient comme un second monde fantastique relié au merveilleux extérieur avec lequel il se figure correspondre, jusqu’à ce que le hasard d’une coïncidence lui laisse croire à une autorité surnaturelle et transforme le rêveur en sorcier. Que de fois, aux jours de liberté de notre jeunesse, nous nous sommes oublié à écouter ces conteurs solitaires, assis sur le chaume d’un sillon, devant un feu de broussailles où la châtaigne des taillis cuisait sous la cendre ! combien de veillées d’automne ainsi prolongées jusqu’à la mi-nuit au carrefour des bruyères ! C’est là que nous apprenions les vieux contes du village et les chroniques de la contrée ; car, du cap Saint-Mathieu au Jura et des Flandres aux Pyrénées, le berger est resté le dernier fidèle de cette religion du passé. Eteinte ailleurs, elle survit, grace à sa persistance dans les montagnes, les friches et les bruyères. C’est lui qui a conservé sur les dunes normandes le souvenir du Moine de Saire ; dans les plaines de la Beauce, le conte de la Cruche vivante ; au fond des bruyères de la Sologne, la fable du Loup Guillaume ; le long des coteaux brûlés de la Provence ou du Languedoc, la chronique du Mariage du diable, et sur le penchant des Vosges l’histoire de Maître Jean.


II. — UN ANTIQUAIRE BAS-NORMAND.

Le charme que prennent les faits et les idées dans les lointaines perspectives du passé est un phénomène connu de tout le monde, mais qui, pour quelques hommes, va jusqu’à la fascination. Attirés, non vers un résultat particulier de la société antique, mais vers l’antiquité elle-même, ils aiment ce qui a été, comme d’autres ce qui sera. Pour les uns et pour les autres, en effet, c’est la même aspiration passionnée vers l’idéal : regretter le passé ou appeler l’avenir, n’est-ce point toujours protester contre le présent ? Toutefois l’ardeur de ceux pour qui la rouille des âges est un aimant a quelque chose de plus patient et de plus tenace. Semblables à ce vieux garde-chasse qui, promenant les voyageurs à travers les débris du château de Woodstock, leur explique les salles détruites, leur vante les tapisseries absentes et se découvre au nom des illustres maîtres depuis long-temps réduits en poussière, ils se font les pieux gardiens des siècles écoulés et mettent toute leur joie à en retrouver les traces. Ne leur demandez ni ce qui se passe aujourd’hui ni ce qui se prépare pour demain ; mais interrogez-les sur les croyances, les proverbes ou les contes des ancêtres : chaque pierre moussue dressée aux bords du chemin sera pour eux l’occasion d’une histoire, chaque vieux refrain chanté dans les pâtures réveillera un souvenir ; archivistes de la tradition vivante, ils vous feront parcourir le recueil de cette poésie populaire dont ils ont su recomposer, feuille à feuille, un curieux exemplaire.

Voyageant, il y a peu d’années, à travers la Normandie, j’avais pu, grace à une heureuse recommandation, lier connaissance avec un de ces hommes précieux. C’était un ancien soldat de l’empire, établi comme percepteur dans une bourgade du Cotentin. Bien qu’il n’eût jamais dépassé le grade de maréchal-des-logis, la flatterie communale lui avait décerné le grade de capitaine, qu’il avait d’abord accepté par distraction, puis subi par bonhomie. — Ils ont trouvé que cela faisait honneur à la paroisse ! me disait-il naïvement. En réalité, le titre imaginaire avait insensiblement absorbé le nom propre, et le percepteur avait fini par. Ne plus s’appeler que capitaine. Du reste, l’homme justifiait le grade, et la fiction semblait plus vraisemblable que la réalité.

La carrière militaire de notre percepteur avait commencé dans les rangs de ces héroïques soldats de la république, dont Napoléon sut faire, plus tard, de si hardis ouvriers en royauté. Il avait joué avec toutes les grandes scènes du drame de l’empire ; mais c’était un homme de la même famille que notre Corret de La Tour-d’Auvergne et que Paul-Louis Courier : là où les autres gagnaient un bâton de maréchal, il avait, lui, grand peine a obtenir une paire de souliers. Aussi vit-il tous ses anciens camarades devenir grands et célèbres, tandis qu’il continuait à manger son pain de munition à la fumée de leur gloire. Il avait été sergent avec Bernadotte et compagnon de chambrée de Murat ; mais, ainsi qu’il le disait souvent, la guerre est un placement à fonds perdus que chacun grossit de ses efforts, de ses fatigues, de son sang, et dont les plus heureux touchent seuls le revenu.

Notre maréchal-des-logis se résigna sans peine à n’y rien prétendre ; sa vie avait un autre but. Pour lui, la guerre n’était qu’un pèlerinage à travers les antiquités de l’Europe. Si l’on s’égorgeait un peu en chemin, cela pouvait passer pour un simple incident de voyage, comme l’ondée de pluie ou le coup de soleil ; cela n’empêchait pas de voir, d’entendre, de comparer surtout ; car le souvenir de son coin de Normandie poursuivait le capitaine. Il y rattachait chacune de ses découvertes par l’opposition ou par la ressemblance : son canton était pour lui ce qu’est le petit peuple juif dans l’Histoire universelle de Bossuet, le centre même du monde. Il avait conquis l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne, au seul point de vue du Cotentin. Partout il avait fouillé les bibliothèques, visité les monumens historiques, recueilli les traditions. Il en était résulté une érudition très étendue ramenée à un cercle très restreint, et puisant son originalité dans cette opposition même. De plus, ballotté entre sa passion rétrospective et son bon sens contemporain, le capitaine s’efforçait de défendre les crédulités du passé sans pouvoir les partager ; il appelait toute son érudition au secours de l’ignorance et insurgeait perpétuellement la fantaisie contre sa propre raison. De là des contradictions d’autant plus plaisantes, que, comme tous les gens inconséquens, il prétendait au monopole de la logique : la logique, à ses yeux, était ce qu’il voulait démontrer.

Nous avions parcouru ensemble une partie de la péninsule qui va de Carentan au cap La Hogue. Après avoir suivi quelque temps les méandres de la Dive et traversé ses riches herbages encadrés de haies vives, nous avions gagné Montebourg, nous dirigeant, au nord, vers Quineville, où je voulais voir la ruine connue sous le nom de Grande-Cheminée. Lorsque nous atteignîmes la hauteur que couronne le village, mon guide me montra une petite butte de gazon d’où le regard s’étendait jusqu’à La Hogue et Falihou C’était là que le roi Jacques II ait vu, en 1692, quarante-quatre navires français, commandés par Tourville, combattre un jour entier quatre-vingt-huit vaisseaux ennemis, et, vaincus enfin, non par le nombre, mais par l’inconstance du vent, couvrir la plage de leurs épaves enflammées. Le capitaine animé par ce souvenir glorieux, commençait déjà l’histoire maritime des Normands, et me prouvait que l’Amérique avait été découverte avant Christophe Colomb, par des matelots du Cotentin, embarqués sur un navire dieppois, lorsqu’un jeune paysan l’accosta en le saluant.

— Eh ! c’est Étienne Ferret ! s’écria-t-il ; bonjour, Ferret. Que diable viens-tu faire à Quinéville ?

— Pardon, excuse, répliqua le jeune gars, c’est pas que j’y vienne mais j’y demeure.

— Ah ! Au fait, je me souviens maintenant, reprit mon conducteur le curé m’a parlé de toi ; tu es garçon de charrue au Chêne-Vert, et il paraît que tu épouses la petite pastoure de la ferme ?

— Oui, ils disent ça dans le pays, répliqua Ferret avec un demi-sourire.

— Je ne t’avais pas revu depuis notre rencontre à Caumont, fit observer le capitaine ; pourquoi donc as-tu quitté ton ancien maître ?

— C’est pas moi, dit Étienne, c’est bien plutôt lui qui m’a quitté.

— Il est donc mort ?

— Pas tout-à-fait, mais autant vaut. C’était, comme on dit dans notre paroisse, un pauvre homme de la noblesse à Martin Firou : Va te coucher, tu souperas demain. Quand il avait pris la ferme des Motteux, il n’avait la bourse pleine que de bonne volonté : c’est pas assez pour graisser la terre et payer les gages. Aussi, un beau jour, les gens de justice sont arrivés avec du timbré, ils vous ont mis la main sur tout, et il a fallu passer le haisset. J’ai été dans la banqueroute pour trois écus.

— Tu supposeras que tu les as bus en maître cidre ; mais que sont devenus les pauvres gens des Motteux ?

— Le capitaine devine bien qu’ils n’avaient pas à choisir. Ils devaient beaucoup dans le pays, sans compter mes trois écus ; aussi le ci-devant fermier et ses fils ont coupé dans le taillis des branches de fesse-larron en guise de monture, et ils sont tous partis pour Milsipipi.

Ce dernier mot me fit redresser la tête.

— Vous ne comprenez pas ? dit le percepteur en riant ; dans le patois du Bessin, partir pour Milsipipi, c’est aller chercher fortune au loin. Encore une réminiscence de nos expéditions maritimes. Ce sont les Normands qui, après avoir peuplé le Canada, ont établi les premières colonies à l’embouchure du père des eaux. La tradition orale a conservé le souvenir du fait en estropiant le mot. Il y aurait tout un travail à entreprendre sur les expressions usuelles ; le langage du peuple contient une partie de ses archives historiques.

— Malheureusement nous ne savons plus y lire, répliquai-je ; on a retenu le sens, on a oublié l’origine.

— C’est à nous de la retrouver, en suivant à la piste toutes les traces que les siècles ont laissées dans la tradition populaire, dit le capitaine ; mais les savans méprisent la tradition à cause des erreurs dont elle est enveloppée : c’est toujours la fable de la jeune guenon rejetant la noix verte qu’elle n’a point su éplucher :

Les noix ont fort bon goût, mais il faut les ouvrir.


Au lieu d’interroger les réminiscences confiées à la mémoire, qui, si elles ne rendent pas exactement les faits, en transmettent au moins le mouvement, on cherche l’histoire dans les procès-verbaux, comme on chercherait une prairie dans la botte de foin qui y a été coupée ; on trouve la vie trop complexe, trop mouvante, et, pour plus de commodité, on étudie la mort. Tous les historiens du duché de Normandie, par exemple, ont voulu étudier les actes et les chartes qui faisaient connaître les circonstances de la conquête anglaise ; aucun n’a cherché le caractère intime du conquérant dans ce que le peuple raconte du vieux Guillemot.

Le paysan, qui marchait à quelques pas devant nous, se retourna brusquement à ce mot.

— Voyez-vous comme ils reconnaissent le nom de leur gros duc ? continua le percepteur en souriant ; Guillemot est chez nous ce qu’est le roi René chez nos voisins d’Anjou : l’omnis homo de la chronique populaire.

Et il se mit à chantonner :

Quand est arrivé sur la place,
Le gros roi Guill’mot attendoit,
Tout près d’ s’en aller à la chasse,
Son noir genet qu’on habilloit.

— Tu sais ce que c’est que cette chanson-là, hein, Ferret ?

— C’est la complainte de la Croix pleureuse

— Où l’on raconte la fureur de Guillemot contre la duchesse Mathilde, qui avait eu l’imprudence de lui demander l’établissement d’un impôt sur les bâtards.

Au g’net par trois nœuds il l’attache
Et ses mains par trois nœuds aussi ;
Partout où avec elle il passe,
Les mouch’s vont pour boire après lui.

— Sir’! que Dieu jamais ne vous l’ rende,
Un jour grand dépit vous aurez
D’avoir traîné par la grand’ brande
L’joli corps qui tant vous aimoit.

Sir’ ! c’est pitié qu’à la malheure
Ai rougi l’gazon du chemin
Avec mon pauvre sang qui pleure
D’ couler sans vous servir à rien.

— J’ai chanté ça bien des fois dans les friches quand je gardais le bétail, dit Ferret ; mais que le capitaine m’excuse, j’avais mal compris tout à l’heure. Quand il a nommé le vieux Guillemot, j’ai cru qu’il parlait du sorcier du Petit-Haule.

— Parbleu ! tu as raison, s’écria-t-il ; nous devons être dans son voisinage.

— Sa maison est sur notre route.

— C’est un drôle que je connais de vieille date, continua le capitaine en se tournant vers moi. Il a autrefois habité près de Formigny, et je sais sur son compte certaines histoires… Mais ici on a une confiance aveugle dans sa science ; on prétend qu’il réunit en lui tous les pouvoirs du grand carrefour : c’est le nom que l’on donne à la magie noire.

— Sans compter, dit Ferret, qu’il possède, soit disant, le cordeau merveilleux avec quoi on fait passer le blé d’un champ dans un autre champ, et le lait d’une vache à la vache voisine.

— N’a-t-il pas également le mauvais œil qui donne la fièvre ? demandai-je.

— Et les bonnes paroles qui la guérissent, répliqua le paysan. L’an passé, il a si bien charmé un homme de Trevières qui sentait déjà le dernier froid dans ses cheveux, qu’il a renvoyé sa maladie à un buisson, et que le buisson en est mort.

Je ne pus m’empêcher de sourire.

— Oui, oui, cela paraît ridicule, dit le capitaine en hochant la tête, et cependant, chez tous les peuples et à toutes les époques, on a reconnu l’existence des sorciers. Les Grecs et les Romains y croyaient. Tibulle parle d’une magicienne qui, par ses chants, attirait les moissons d’un autre domaine : Cantus vicinis fruges traducit ab agris. L’Evangile de Nicomède nous apprend que Jésus-Christ se livrait, dans son enfance, a des opérations magiques en modelant avec de la terre de potier des oiseaux qu’il animait. Innocent VIII dit textuellement dans un de ses édits pontificaux : « nous avons appris qu’un grand nombre de personnes des deux sexes ont l’audace d’entrer en commerce intime avec le diable, et par leurs sorcelleries frappent également les hommes, les bêtes, les moissons des champs, les raisins des vignobles, les fruits des arbres et les herbes des pâturages. » À Port-Royal, on avait les mêmes opinions. Marguerite Périer, nièce de Pascal, raconte, dans ses mémoires, qu’une sorcière jeta un sort sur son oncle lorsqu’il était enfant, et faillit le faire périr. Aujourd’hui tout cela nous paraît ridicule ; mais nous avons ri également de la seconde vue des prophètes, récemment expliquée par le magnétisme, et des alchimistes qui faisaient de l’or, quand nos savans sont sur le point de faire du diamant. Les croyances des vieux âges finissent toujours par se justifier. Les prétendues erreurs du passé ne sont le plus souvent que les ignorances du présent ; nos progrès témoignent seulement de nos oublis ; quand nous croyons découvrir une Amérique, il se trouve toujours que nos ancêtres l’avaient peuplée mille ans auparavant.

Ainsi retombé sa thèse favorite, le percepteur continua à entasser les citations et les argumens pour me prouver que les anciens avaient tout connu, tout approfondi, et que rire de leur crédulité, c’était, presque toujours, jouer le rôle de cet aveugle qui raillait les clairvoyans de croire au soleil. Je connaissais déjà assez bien l’innocente manie du vieux soldat pour savoir qu’une adhésion complaisante l’arrêtait court : un peu de contradiction lui était nécessaire en guise d’éperon. Je me mis donc à le combattre, mais sans trop de chaleur, comme un homme qui veut bien qu’on le persuade, et je finis par proposer une visite au sorcier du Petit-Haule. Comme sa cabane était sur notre route, le capitaine accepta sur-le-champ et pria Ferret de nous conduire. Ce dernier accueillit la demande avec une répugnance visible. Soit que les raisonnemens de mon compagnon eussent confirmé ses terreurs superstitieuses, soit qu’il eût quelque motif particulier d’éviter Guillemot, il ne céda à notre insistance qu’après avoir épuisé tous les moyens de nous retenir.

Nous tournâmes à gauche par un chemin creux qui nous éloignait de la mer. Des touffes de houx, au feuillage sombre, bordaient les deux fossés. À chaque percée, nous apercevions les derniers rayons du soleil couchant qui semblaient barrer l’horizon comme une muraille rougeâtre ; le reste du ciel était d’un gris d’acier, et l’on commençait à sentir l’âpreté de la bise. Le chemin, creusé comme le lit d’un torrent, semblait parfois sortir de ses berges pour traverser des plateaux découverts où l’on apercevait à peine quelques hameaux épars et de faibles traces de culture. Plus nous avancions, plus le paysage devenait aride et désert. Nous arrivâmes enfin à un carrefour au milieu duquel gisaient les débris d’une croix de pierre. Notre guide nous dit qu’elle portait dans le pays le nom de Croix des Garoux. C’était là que les malheureux condamnés à porter la haire, ou peau de loup, qui les oblige a courir le varou, venaient recevoir, chaque nuit, la correction d’une main invisible ; car, en Normandie, les garoux ne sont point, comme ailleurs, des sorciers qui se transfigurent pour porter chez leurs voisins la terreur ou le ravage, mais des damnés qui sont restés éveillés dans leur fosse, comme les vampires de la Valachie, et qui, après avoir dévoré le mouchoir arrosé de cire vierge qui couvre le visage des morts, sortent malgré eux de la tombe et reçoivent du démon la haire magique. Ferret nous apprit que le seul moyen de les arracher à ce terrible supplice était d’aller droit à eux lorsque le hasard les mettait sur votre chemin, et de les frapper au front de trois coups de couteau en mémoire de la Trinité. Le capitaine ne manqua pas de me prouver à cette occasion, que l’existence des hommes-loups avait été confirmé par le témoignage de tous les siècles. Après m’avoir cité le mythologique Lycaon, il me parla de Déménitus qui, au dire de Varron, fut changé en loup pour avoir mangé la chair d’un sacrifice, et de la famille Autacus, qui n’avait qu’à passer un certain fleuve pour subir la même transformation. Il nomma ensuite les juges, les théologiens, les inquisiteurs, qui, pendant cinq siècles, pendirent ou brûlèrent des lycanthropes, lesquels se déclarèrent eux-mêmes justement brûlés ou pendus. Cependant, comme je n’opposais rien à ces preuves, il finit par douter un peu. En ne cherchant pas à démontrer qu’il avait tort, je le désintéressais en quelque sorte d’avoir raison.

— Après tout, dit-il, je ne donne pas la chose comme positivement certaine. Il serait possible qu’il y eût seulement une leçon dans l’histoire de ces hommes coupables changés en bêtes féroces. Le garouage peut être le symbole des remords : il représenterait, dans certains scélérats, l’incarnation des instincts, l’ame devenue visible. Les vieilles lois normandes disaient dans leurs imprécations contre les criminels : wargus habeatur (qu’il soit regardé comme un loup). Le peuple prend aisément l’image pour la réalité, du loup symbolique il aura fait un loup véritable.

— Ajoutez, repris-je, qu’il regarde les analogies comme des filiations. À une certaine époque, les campagnes, dépeuplées par les ravages des aventuriers, se couvrirent de bandes de loups, et les paysans, trouvant dans leurs nouveaux ennemis la férocité des anciens, pensèrent que ce devaient être ces aventuriers transformés. Au temps de la ligue, lorsque Guy-Eder ruina la Cornouaille, le bruit se répandit que ses soldats se changeaient en bêtes fauves après leur mort, afin de continuer leur guerre contre Jacques Bonhomme. Un vieux guerz que les berceuses chantent encore a conservé le souvenir de cette croyance.

Dodo, dodo, mon petit oiseau,
Voici maître Guillaume ! faisons dodo.

Dès qu’un enfant commence à crier,
Il arrive avec toute sa bande.

Cette méchante bande est plus nombreuse
Que n’étaient autrefois les chiens.

Une partie est formée de soldats,
L’autre partie de bêtes fauves.

Mais ces bêtes fauves savent parler,
La fumée des maisons les attire ;

Et, comme il n’y a plus de moutons dans le pays.
Ils mangent les êtres baptisés.

Ils mangent les petits enfans qui ont reçu le baptême
Et souvent les hommes forts

[4].</poem>

Toutes ces fables prouvent l’activité intellectuelle du peuple. Entouré d’un monde de mystères, qu’il veut sonder à tout prix, il invente l’explication qu’il ignore, il ramène à lui la création entière. Là est l’origine de toutes les mythologies : on y trouverait également celle des sorciers. Le peuple a attribué à leur puissance secrète les effets dont il n’apercevait point les causes ; il a trouvé du soulagement à se supposer un invisible ennemi ; c’était du moins quelqu’un à accuser et à haïr. Aussi les sorciers ne me semblent-ils point seulement les auxiliaires de nos aspirations vers l’impossible, ce sont encore plus les victimes expiatoires de notre orgueil. Sans eux, nous aurions l’air de ne pas comprendre ; ils justifient l’inconnu.

— Il y a du vrai dans ce que vous dites, reprit le capitaine, bien que vous fassiez trop bon marché de la magie en elle-même. Une science constatée par le témoignage de tant de générations ne peut être jugée légèrement. Du reste, vous avez raison en regardant les sorciers comme les parias de nos campagnes. Pauvres, vieux et sans famille, ils effraient tout le monde, parce que personne ne les aime. Le peuple sent instinctivement que l’homme isolé est hors des voies humaines, qu’il faut qu’il soit un saint ou un damné ; de là l’horreur pour ces ermites du diable, comme je les ai entendu appeler en Provence. Chacun leur fait tout le mal qu’il peut et leur souhaite tout celui qu’il n’ose leur faire. Ils le savent et ne laissent échapper aucune occasion de se venger.

— Non, non, dit Ferret, qui, un peu dérouté par notre discussion psychologique, venait pourtant d’en comprendre la conclusion, il ne fait pas bon les avoir contre soi, à preuve Ferou, qui, pour s’être permis de battre le chien de Guillemot, a vu sa plus belle génisse mangée et ses seigles grêlés.

— Il paraît que l’homme du Petit-Haule a reçu plusieurs dons, me fit observer le capitaine. En France, nos paysans, suivant qu’ils sont cultivateurs ou bergers, se gardent plus spécialement des meneurs de loups ou des conducteurs de nuées. Ils redoutent les premiers, parce qu’ils font la chasse aux troupeaux aidés des bêtes fauves qui leur obéissent, les seconds, parce qu’ils commandent aux trombes d’emporter les moissons de leurs ennemis dans une région invisible, nommée Magonie, où ils ont leurs greniers d’abondance. Ces derniers sont ce que les capitulaires de Charlemagne appellent des tempestaires. Les Romains reconnaissaient leur puissance, comme le prouvent les vers de Tibulle :

Quum lubet haec tristi depellit nubila coelo ;
Quum libet aestivo convocat orbe nives.


Heureusement l’on a, pour les combattre, l’épine blanche, préservatif certain contre les malignes influences depuis que ses branches ont servi de couronne au Christ.

— Vous oubliez les cloches, repris-je, les cloches qui sont les voix baptisées, comme disent les Vendéens. La paroisse de Notre-Dame en Beauce en avait une, appelée Marie, qui bravait les conjurations de tous les meneurs de nuées. Un jour, trois des plus puissans se réunirent pour ravager le canton. Ils appelèrent des quatre aires du ciel la foudre, la pluie, la grêle et les vents, et en formèrent un nuage de la grosseur d’une montagne, sur lequel ils montèrent, afin de le mieux conduire. En voyant arriver cette masse noire, brodée d’éclairs, les plus hardis se cachaient d’épouvante ; mais ils la virent tout à coup s’arrêter, et ils entendirent les voix des sorciers qui lui criaient de marcher. — Je ne puis pas, maîtres ! répondit la nuée. — Pourquoi cela ? — Parce que Marie parle ! La cloche venait, en effet, d’élever sa voix sonore, qui avait ôté toute leur force aux conjurations. Après de vains efforts pour franchir l’espace gardé par le son béni, il fallut que la nuée fît un détour jusqu’à ce qu’elle eût cessé d’entendre la cloche ; mais alors elle était au-dessus d’une lande aride, et elle put crever sans nuire à personne.

— La Beauce est, en effet, le pays des tempestaires, dit le capitaine, et de ce que les hommes du midi appellent des armaciés, c’est-à-dire sorciers à seconde vue ; je me rappelle qu’autrefois on m’en montra un, entre Chartres et Alençon, qui répandait la terreur dans plus de dix paroisses. Il était même, au dire des gens du pays, le héros d’une histoire si étrange que je ne l’ai jamais oubliée.

Je regardai le capitaine, et il y avait dans mes yeux tant de points d’interrogation, qu’il comprit que j’attendais l’histoire. Il commença.

II – LE MENEUR DE NUÉES

— C’était en 1807, lors de la quatrième coalition contre la France. La leçon d’Austerlitz n’avait point paru suffisamment claire à l’Allemagne, et Napoléon allait être forcé d’y ajouter celle d’Iéna. Les conscrits rejoignaient de toutes parts leurs dépôts, sous les ordres de sous-officiers instructeurs. J’avais reçu la conduite d’un de ces détachemens avec lequel je gagnais le Rhin. On était encore aux jours d’enthousiasme militaire, et nos jeunes gens n’entrevoyaient dans la fumée de la bataille qu’épaulettes à gros grains et croix d’honneur. Aussi allaient-ils au feu comme à la noce. On doublait les étapes pour arriver plus vite, et on se reposait en apprenant la charge en douze temps. Seulement, quand on rencontrait par hasard, sur son chemin, une fête, une moisson ou une vendange, les souvenirs du village se réveillaient tout à coup ; la troupe s’arrêtait, les fusils étaient jetés sur l’herbe, et l’on se mêlait une dernière fois aux joies de la danse ou du travail.

Ce fut dans une de ces haltes, au milieu des gerbes, que l’on me raconta l’histoire du meneur de nuées Pierre Hublot, plus communément désigné sous le nom de grand Pierre. Personne dans le pays ne savait d’où il y était venu ni depuis combien de temps il y habitait, Les plus vieux prétendaient l’avoir toujours connu ayant le même âge. Il vivait dans une cabane en ruines du salaire de quelques journées faites chez les laboureurs du voisinage. Aucun d’eux ne le demandait, mais aucun n’eût osé refuser ses services, car le grand Pierre avait reçu du démon une corde invisible avec laquelle il tournait la roue des vents et distribuait à sa fantaisie, le froid, la pluie et le soleil. Un seul homme avait eu la hardiesse de lutter contre lui et à son grand dommage. C’était dans la jeunesse de Hublot, c’est-à-dire bien avant l’enfance des plus vieux, qui tenaient cette histoire de leurs pères.

Il y avait alors dans le village un fermier nommé Michel que rien n’effrayait ; le péril était pour lui la saveur des choses. Quand il vit que tout le monde passait vite près du grand Pierre, il s’arrêta pour lui parler ; quand il reconnut que personne n’osait lui déplaire, il se mit à le braver. Le conducteur de nuées montra plus de patience qu’on ne devait en attendre d’un homme qui, comme on le disait communément, avait à ses ordres tous les carrosses du diable. À la fin pourtant, il se lassa. Un jour qu’il était assis devant sa porte, Michel, qui passait avec d’autres, lui demanda, par raillerie, s’il lui restait de la graisse d’enfant baptême pour aller au sabbat.

— Plus qu’il ne te restera demain de beurre et de lait, répondit le sorcier avec colère.

Michel continua sa route en riant ; mais, à son arrivée à la ferme il apprit que ses plus belles vaches venaient de se noyer dans la Blaise. Il ne voulut point encore reconnaître la puissance du sorcier.

— La cabane de Hublot, dit-il, est au bord de l’eau, il aura vu l’accident.

Cependant la vengeance de Pierre ne s’arrêta point là. Un premier débordement noya les prairies du fermier, un orage versa ses blés, la maladie tomba sur ses étables, où il vit mourir ses meilleurs attelages. Il eut beau redoubler de soins : si un nuage amenait la grêle, il s’arrêtait précisément sur ses pommiers ; si le vent brûlait un champ, c’était le sien On eût dit que le ciel avait fait les parts entre Michel et ses voisins : aux uns le sceau de la bénédiction, à l’autre celui de la colère. Chaque jour l’acheminait vers sa ruine. Les gens de loi, après l’avoir appelé en justice et fait condamner, se mirent à planter des pieux garnis de paille au milieu de toutes ses moissons, pour en annoncer la vente ; le percepteur des tailles, qui n’était point payé, menaçait de saisir les meubles et d’emporter, au besoin, les huis et fenêtres. L’orgueil de Michel finit par chanceler. Il avait espéré réparer ses pertes en épousant Marie-Jeanne, qui passait pour la plus jolie fille et la plus riche héritière de toute la sénéchaussée. Marie-Jeanne avait accepté la bague des fiançailles, et tout était convenu avec les parens ; mais, quand ceux-ci virent le brandon sur les meilleurs champs de Michel, ses crèches vides et les sergens toujours sur le chemin de la ferme avec des parchemins dans la ceinture, ils renvoyèrent les tailleuses qui travaillaient au trousseau et remirent la noce aux prochaines moissons. Ce fut Marie-Jeanne elle-même qui, en allant à la fontaine, annonça la triste nouvelle à Michel. Cette fois, il ne put résister au coup, et s’assit sur une pierre, la tête appuyée sur ses deux poings fermés. Sa dernière ressource lui échappait ; et avec elle ses plus douces espérances : il perdait en même temps la belle fille et la grosse dot. C’était trop à la fois. Comme tous les orgueilleux, il tomba brusquement du haut de son audace, et se laissa glisser sans résistance jusqu’au fond du désespoir.

Les femmes ont en général le cœur trop tendre pour ne pas trouver un peu de plaisir à vous voir malheureux ; c’est une occasion de consoler. Marie-Jeanne, appuyée sur sa cruche vide et effeuillant une branche de ronces, contemplait, du coin de l’œil, la douleur de son fiancé. Enfin, elle poussa un gros soupir, comme pour prendre le ton, et, interrompant les malédictions que murmurait le jeune fermier :

— Par grace, Michel ; taisez-vous ! Dit-elle doucement ; si vous vous plaignez si fort, vous ferez de Dieu notre ennemi. Ne savez-vous pas qu’il punit ceux qui se révoltent ?

— Et quelle punition pourrais-je craindre encore ! s’écria le paysan. N’a-t-il pas tout fait périr chez moi, depuis le bœuf jusqu’à l’abeille, depuis l’orge jusqu’au froment ? Ne permet-il pas à votre oncle, de fausser sa promesse et de me donner le dernier coup de couteau ?

— Ne dites pas cela, reprit la jeune fille ; vous savez bien que le bon Dieu n’est pour rien dans votre malheur, et que tout est venu du grand Pierre.

Michel se redressa.

— Ah ! si j’en étais sûr ! s’écria-t-il en levant les poings, je lui ouvrirais la tête comme une noix entre deux cailloux.

— La paix, la paix, au nom du ciel ! interrompit Marie-Jeanne, qui regarda autour d’elle effrayée ; voulez-vous donc qu’il n’y ait plus de retour possible avec le sorcier ? À quoi servent vos menaces contre celui qui a communié de l’hostie rousse[5] ? S’attaquer à lui, c’est faire comme le mouton qui veut brouter l’épine ; mieux veut reconnaître son tort et l’apaiser.

— Moi demander grace au grand Pierre ? Jamais !

— Eh bien ! je lui parlerai à votre place, et je le prierai si fort, qu’il retirera les mauvaises paroles prononcées sur vous.

— Non, non, Marie-Jeanne ; vous ne pouvez aller chez cet homme ; vous ne le connaissez pas. Lui et sa parole, il leur suffit de toucher le ruban d’une jeune fille pour être maîtres de sa volonté.

— Mais vous serez là, Michel, vous veillerez sur moi.

— N’importe, restez.

— Alors il faudra obéir à mon oncle, dit Marie-Jeanne en regardant le paysan ; et quand vous saurez…, car je ne vous ai pas encore tout dit.

— Qu’y a-t-il donc de plus ?

— Il y a que Baptiste vient souvent à la ferme, et, comme il a fait un héritage, mon oncle m’a parlé pour lui. J’ai répondu comme je devais, mais il faut qu’une pauvre fille finisse par obéir à ceux qui ont droit de commander, et puisque vous ne m’aimez pas assez pour faire votre paix avec le sorcier…

— Allons alors, interrompit Michel en se levant. Quand on se noie, il est permis de s’accrocher à tout, même aux orties. D’ailleurs, vous avez promis de parler. Ne vous inquiétez de rien, et venez seulement ; j’ai vu tout à l’heure le grand Pierre qui fauchait dans le pré Loroux.

Elle reprit sa cruche et tourna par un sentier qui descendait vers la vallée. Michel marchait derrière elle d’un pas rétif et la tête basse. Ils arrivèrent bientôt à la source où les jeunes filles du voisinage venaient puiser de l’eau. Marie-Jeanne déposa la cruche sur la mousse, gravit le rocher et regarda dans la prairie. Elle ne vit d’abord que la faux du grand Pierre, avec la petite enclume et le marteau à émouler ; mais en regardant plus bas, elle aperçut le sorcier étendu sous un bouquet d’arbres et qui paraissait dormir. Michel descendit avec elle pour le réveiller. Après l’avoir appelé, ils le tirèrent par l’habit, puis lui frappèrent dans les mains ; tout fut inutile : il demeura sans mouvement. Le fermier et la jeune fille reculèrent effrayés.

— Il est mort ! s’écria le premier.

— Mort ! répéta Marie-Jeanne ; il n’y a pourtant sur lui ni sang ni blessures.

— Mais ne vois-tu pas qu’il est immobile comme un corps que son ame a quitté ?

La paysanne tressaillit ; un éclair avait traversé sa pensée.

— Ah ! je comprends, s’écria-t-elle ; le grand Pierre sera venu au monde le jour d’une bataille.

— Eh bien ?

— Eh bien ! ne savez-vous pas que ceux qui naissent pendant une grande tuerie d’hommes reçoivent le don de se dédoubler ?

— Alors tu crois que son ame est en promenade ?

— Et que le corps se ranimera à son retour.

Michel regarda l’enveloppe du sorcier.

— Quel malheur ! dit-il d’un accent de regret ; en voyant la maison abandonnée, j’espérais le locataire parti pour toujours.

— Parlez plus bas, au nom du ciel, dit Marie-Jeanne ; il est peut-être en route pour rentrer.

— Et s’il ne trouvait pas sa maison ! reprit vivement le fermier.

— Comment cela ?

— Nous n’avons qu’à cacher le corps, l’ame n’aura plus où loger ; au bout de trois jours, elle appartiendra au démon.

— Et nous serons tous hors de peine, ajouta la jeune fille.

— Par mon baptême ! il ne la trouvera pas, dit Michel ; je vais la jeter à la rivière.

Et, courant au corps toujours sans mouvement, il le souleva avec effort, le chargea sur ses épaules et disparut derrière le rocher.

Marie-Jeanne, tremblante, regardait autour d’elle pour s’assurer que personne ne les voyait, quand tout à coup l’ame absente arriva comme un coup de vent, et, ne trouvant que le chapeau du grand Pierre, qui était resté sur l’herbe, elle y entra, et se mit à le rouler. La jeune fille, épouvantée, courut vers la source ; l’ame du sorcier la poursuivit en poussant de petits cris, et, arrivée près du rocher, se lança du chapeau vers la cruche ; mais, au même instant, Marie-Jeanne plongea celle-ci dans la fontaine, et l’ame, emportée par le tourbillon d’eau, fut engloutie au fond du vase ; lorsqu’elle reprit connaissance, elle s’y trouva prisonnière et en compagnie de plusieurs autres cruches placées sur le rebord d’une haute fenêtre. C’était précisément celle de Marie-Jeanne. Cette dernière venait de se mettre au lit, car il était déjà tard et toutes les lumières de la ferme étaient éteintes. Condamnée à rester captive, au moins jusqu’au lendemain, l’ame du sorcier entra dans un accès de colère qui imprima à son cachot une agitation convulsive. Elle ne pouvait s’accoutumer à la pensée de s’être ainsi laissé surprendre par son ennemi. Alors même que le hasard lui ouvrirait sa prison, qu’allait-elle devenir si elle ne retrouvait point son enveloppe, et où la chercher maintenant, comment la reprendre, à qui la demander ? Ces tristes réflexions furent interrompues par un bruit qui se fit entendre au pied de la fenêtre ; c’était Michel qui appelait avec précaution Marie-Jeanne. L’ame encruchée eut une inspiration diabolique. Parmi les dons qui lui avaient été accordés au sabbat se trouvait celui d’imiter à volonté toutes les voix. Elle résolut d’en faire usage, sinon pour arriver à la délivrance, au moins pour se venger. Les appels du jeune paysan s’étaient insensiblement élevés ; l’ame y répondit par un double éclat de rire. Le fermier leva la tête tout surpris.

— Entendez-vous ? c’est ce pauvre Michel, dit une voix que le jeune homme crut reconnaître pour celle de Marie-Jeanne.

— Il est donc en bas ? demanda une seconde voix à l’accent mâle et railleur. Michel leva vivement la tête.

— Il y a quelqu’un avec Marie-Jeanne, murmura-t-il stupéfait.

— Je crois qu’il nous écoute, reprit l’une des voix ; il va vous reconnaître, Baptiste.

— Baptiste ! répéta le jeune fermier.

Deux nouveaux éclats de rire se firent entendre. Michel recula pour s’efforcer de voir ; mais, ne pouvant rien distinguer, il interpella d’un ton indigné Marie-Jeanne sur ce tête-à-tête nocturne avec son rival.

— Ne vous fâchez pas, pauvre innocent, répondit la jeune fille, je l’ai fait monter pour causer de vous.

— Nous préparons ton mariage, ajouta la voix de l’amant.

— Malheureuse ! s’écria Michel en serrant les poings ; c’était donc un mensonge quand tu es venue tantôt me dire que tu voulais garder ta parole, et quand tu m’as décidé à faire ma paix avec le grand Pierre ?

— Ne fallait-il pas n’assurer de votre obéissance pour savoir si vous feriez un bon mari ? répliqua ironiquement la voix ; maintenant je suis sûre que je puis compter sur vous.

— Oui, oui, comptes-y, cria le fermier exaspéré, mais pour ta honte. Demain on saura dans le village à quelle heure tu reçois les visites de Baptiste ; tu seras chassée de toutes les honnêtes familles, et j’irai trouver le curé pour te faire mettre dans son monitoire.

— Alors, mon bon Michel, je serai forcée de vous faire pendre, dit tranquillement la voix.

Michel fit un mouvement.

— Et rien ne me sera plus facile, continua Marie-Jeanne ; il me suffira de dire que vous avez tué le grand Pierre.

— Moi ! dit Michel.

— Comme il aura disparu, et qu’il n’avait que vous pour ennemi, tout le monde me croira.

— Ah ! tu te trompes, fille du diable ! s’écria le paysan, car je puis prouver ton mensonge en représentant le corps du sorcier sain et sans blessures.

— Et où le retrouverez-vous pour cela ?

— Dans le vieux four à briques où je l’ai caché.

Il ne put en dire davantage. La cruche venait de faire un soubresaut si violent qu’elle avait quitté le rebord de la fenêtre ; elle se précipita dans le vide, atteignit au front le fermier et l’étendit mort sur la terre, où elle-même se brisa. Au même instant l’ame délivrée s’enfuit avec un rire triomphant vers le four à briques et rentra dans son enveloppe ; mais celle-ci avait déjà ressenti la première atteinte de la corruption, et depuis ce jour le grand Pierre garda toujours le teint vert et l’œil vitré des cadavres.


III — LE SORCIER DU COTENTIN.

Ferret avait écouté ce récit avec une attention qui m’avait semblé prendre, dans un certain moment, le caractère de l’inquiétude. Il laissa pourtant le narrateur entreprendre une thèse sur la faculté que les anciens avaient reconnue, à certaines ames, de quitter momentanément leur enveloppe. C’était ainsi, ajoutait le capitaine, que l’ame d’un citoyen de Clazomène, ayant trouvé, au retour, son corps brûlé, avait été forcée de se réfugier au fond d’un vase qu’elle faisait rouler. La dissertation achevée, le jeune paysan se rapprocha d’un air embarrasse et demanda si les sorciers pouvaient réellement, selon l’expression de Michel, devenir maîtres de la volonté d’une fille en touchant un de ses rubans.

— N’est-ce pas la croyance du Cotentin comme celle de la Beauce ? demanda le capitaine.

— Peut-être bien, dit Étienne, qui, fidèle à l’habitude normande, hasardait rarement une affirmation ; mais il doit y avoir des préservatifs.

— Pardieu ! tu les connais aussi bien que moi, répliqua le capitaine ; les filles prudentes qui veulent échapper à l’influence d’un sorcier n’ont qu’a mettre leurs bas à l’envers.

— Mais quand ce n’est pas le dimanche, objecta Ferret, elles n’ont que leurs sabots.

— Alors il faut qu’elles jettent bien vite le ruban touché.

Le paysan secoua la tête.

— Une jeune fille tient à ses rubans, murmura-t-il. C’est une grande croix pour des chrétiens d’avoir des jeteurs de sort dans le pays. Avec un autre homme, on a des chances, on combat chair contre chair ; mais, avec les sorciers, il n’y a rien à faire ; s’ils n’entrent point par le haisset, ils entrent par le viquet.

— Reconnaissez-vous le vieux proverbe normand ? me dit le percepteur. Le haisset et le viquet sont la petite barrière qui tient lieu de porte et le guichet qui sert de fenêtre ; le dernier mot est resté dans le vocabulaire anglais, wicket. Les Normands ont porté leur langue, leur philosophie et leurs coutumes depuis la Tamise jusqu’au Saint-Laurent ; on est sûr de les trouver, dans l’histoire, en tout endroit où il y a chance de conquêter et de gaigner. Henri IV disait, en parlant d’une terre stérile, qu’il fallait y semer des Gascons, parce qu’ils poussaient partout ; on pourrait dire avec autant de justice des terres fécondes que, quoi qu’on y sème, il y poussera infailliblement des Normands.

Cependant le soleil baissait rapidement, et des brumes chassées par le vent du soir commençaient à envahir l’horizon. On voyait les oiseaux de mer tourbillonner par troupes au-dessus du promontoire en poussant les cris brefs et perçans que nos pêcheurs ponentais appellent le chant de la pluie. Nous étions arrivés près d’une hauteur que la route contournait et au sommet de laquelle Ferret nous montra une maison isolée : c’était celle de Guillemot. La silhouette sombre de cette maison, dominant la colline dépouillée, se détachait vigoureusement sur un ciel pâle, et je commençais à en distinguer les détails, lorsque Pierre, qui regardait depuis quelques instans, poussa une exclamation et étendit une main au-dessus de ses yeux afin de mieux voir.

— Qu’y a-t-il ? demanda le capitaine.

— Dieu me sauve ! c’est elle ! dit Ferret troublé, c’est Françoise !

— La pastoure du Chêne-Vert ! où cela ?

— À la porte de Guillemot ; la voilà qui se lève… Je reconnais sa jupe noire et son tablier rouge… elle court au haut du sentier… elle fait signe… Ah ! Jésus Dieu ! voyez là-bas, là-bas, le sorcier !

Je tournai les yeux vers le point indiqué et je demeurai frappé d’un singulier spectacle. Au milieu des brumes qui rampaient sur les pentes, un rayon du soleil couchant formait une sorte de traînée brillante dans laquelle s’avançait l’homme du Petit-Haule. Enveloppé d’un de ces cabans fauves en usage parmi les marins de la cote, il marchait courbé en avant et les mains sous les aisselles. À mesure qu’il montait, la brume se repliait derrière lui et effaçait la voie lumineuse, comme s’il eût traîné à sa suite les pluvieuses nuées. Il atteignit bientôt la cime du coteau où Françoise était accourue à sa rencontre. Tous deux restèrent alors isolés dans une sorte de nimbe, tandis que le reste de la hauteur était noyé sous le brouillard. La jeune pastoure parlait avec véhémence, joignant par instans les mains comme pour une prière, puis les portant à son front avec une expression de désespoir. Guillemot écoutait sans faire un mouvement. Deux ou trois fois il nous sembla cependant, à l’immobilité de la jeune fille, qu’il parlait à son tour ; mais ces paroles étaient sans doute douloureuses, car nous la vîmes étendre les bras avec l’angoisse suppliante d’une condamnée, puis cacher sa tête dans son tablier. Le sorcier continua sa route vers la cabane, où il disparut. Ferret, qui était resté jusqu’alors à la même place, les regards fixes, les lèvres tremblantes et tout le corps penché en avant comme prêt à s’élancer, jeta une espèce de cri et prit sa course vers le Petit-Haule.

— Ne le perdons point de vue, me dit vivement le capitaine, il y a ici quelque chose qui va mal.

Nous pressâmes le pas pour le rejoindre, mais il avait déjà tourné le sentier. Après avoir franchi rapidement la montée, nous courûmes à la maison de Guillemot. Celui-ci était tranquillement assis près du foyer éteint, en face de Françoise, dont le visage était marbré par les larmes, la poitrine haletante et les yeux baissés. Étienne Ferret se tenait entre eux, promenant de l’un à l’autre ses regards incertains et ardens.

— On ne pleure pas si fort pour une chèvre perdue, s’écriait Étienne au moment où nous parûmes sur le seuil, et ce n’est pas ici qu’on viendrait la chercher.

— Le jeune gars sait alors où elle est ? dit sèchement Guillemot.

— Je sais que la chèvre n’a pu venir du Chêne-Vert au Petit-Haule.

— Qu’importe, si c’est au Petit-Haule qu’on donne le moyen de la retrouver ?

— Ainsi, c’est pour avoir la parole qui guide que Françoise est venue ? demanda Ferret en regardant fixement la jeune fille. Celle-ci, dont notre arrivée avait encore augmenté la confusion, ne répondit point sur-le-champ ; mais, faisant enfin un effort :

— Je voulais parler pour cela… et pour autre chose…, balbutia-t-elle.

— Pour quelle chose ? répéta Étienne, dont le regard semblait rivé sur la jeune fille. Elle essaya de répondre, mais sa voix resta étouffée dans les larmes qu’elle retenait. Le capitaine s’entremit.

— Prétendrais-tu par hasard forcer une jeune fille à te répéter tout ce qu’elle peut demander aux liseurs de sort ? dit-il gaiement à Ferret ; ne sais-tu pas que les sorciers sont comme les prêtres ? Pour eux, elles ouvrent leur cœur à deux vantaux, tandis que les amoureux ont tout au plus droit d’y regarder par le trou de la serrure.

— Quand on n’a rien à craindre, On n’a rien à cacher, dit le jeune homme avec une persistance mêlée de dureté ; une honnête fille ne doit point avoir de secrets.

— Ce n’est pas alors comme les honnêtes gars ! fit observer Guillemot ironiquement.

— Que Françoise répète ce qu’elle disait tout à l’heure à l’homme du Petit-Haule, reprit Ferret, qui feignit de ne pas entendre.

— Répète donc alors toi-même ce que tu disais, il y a un an, à la fille du clos Gallois, répliqua le sorcier avec intention.

Ferret tressaillit et se retourna vers Guillemot ; mais, ne pouvant supporter son regard, il baissa la tête en rougissant. Le souvenir qu’on venait de lui rappeler avait sans doute pour lui une signification particulière, car il demeura un instant comme partagé entre l’embarras et la surprise. Une expression de colère, puis d’inquiétude, traversa ses traits ; on eût dit que la peur de cette science mystérieuse, dont la révélation du sorcier semblait une confirmation nouvelle, contrebalançait chez lui la rancune : celle-ci parut pourtant l’emporter.

— Quand je parle à Françoise, dit-il, ce n’est point à l’homme du Petit-Haule de répondre.

— Chacun a droit de prendre la parole sous le toit qui lui appartient, répliqua froidement Guillemot.

— Alors nous causerons ailleurs, reprit vivement Étienne ; venez, Françoise, le toit du ciel n’appartient à personne.

Il avait fait un mouvement vers la porte ; la jeune fille parut près de le suivre, mais un coup d’œil du sorcier la retint. Évidemment sa volonté luttait entre deux influences contraires : elle demeura en proie à une indécision qui se traduisit d’abord par une alternative de rougeur et de pâleur subites, puis par un tremblement nerveux, qui l’obligea à s’asseoir sur la pierre du foyer ; mais elle n’y resta qu’un instant. Sa main alla presque aussitôt chercher la muraille ; elle se redressa avec effort, jeta au sorcier un regard de douleur suprême, courut vers une petite porte de derrière et s’élança hors de la cabane. Ferret, qui était d’abord resté immobile d’étonnement, s’élança à sa poursuite. Tout cela s’était passé si rapidement, que nous n’avions eu le temps de rien dire, ni de rien prévenir. Je courus à la porte, Pierre et la jeune fille avaient disparu. J’allais franchir le seuil pour me mettre à leur poursuite, quand le capitaine m’arrêta.

— Il y a des ravines de ce côté, dit-il, et, dans l’obscurité, vous risqueriez de vous rompre le cou.

— Mais que signifient cette douleur et cette fuite ? m’écriai-je.

Il secoua la tête.

— J’ai peur de m’en douter, reprit-il ; avez-vous remarqué cette petite quand elle est tombée là assise’? Il m’a semblé que sa taille était autrefois plus svelte et plus fine… Au reste, Guillemot, qui paraît être dans sa confidence, pourrait nous éclairer à ce sujet.

— Le capitaine a dit lui-même que les sorciers étaient comme les prêtres, répliqua l’homme du Petit-Haule, et les prêtres n’ont pas le droit de répéter les péchés qu’on leur a confiés.

— Mais ils ont droit d’avouer les leurs, fit observer mon compagnon en le regardant fixement ; savez-vous, maître mire, que moi aussi j’ai étudié le Dragon rouge, et que je peux lire, au besoin, aussi bien que vous dans le passé ?

— Que le capitaine dise ce qu’il a vu, répondit Guillemot d’un air soupçonneux.

— J’y vois l’histoire d’un sorcier de Vauduit, reprit le percepteur, lequel, au dire des bonnes gens, jetait un sort sur toutes les pastoures du canton de Formigny, et les avait à sa discrétion ; mais d’autres, moins crédules, l’accusaient de les endormir avec des drogues pour les surprendre ensuite sans défense. On commença même une instruction contre lui, et il trouva prudent de quitter le pays. Comme Françoise garde seule le troupeau sur les friches, il a pu lui arriver ici ce qui est arrivé là-bas à d’autres : elle n’a d’abord rien dit par honte ; mais maintenant, que tout va être connu, elle vient crier miséricorde à celui qui a fait le mal. Qu’en pense le sorcier du Petit-Haule ? N’ai-je pas bien deviné, et n’est-ce point ainsi qu’il faut expliquer la chèvre perdue ?

J’observais Guillemot pendant que le percepteur parlait ; son œil avait exprimé une attention croissante, mais sans qu’aucun tressaillement trahît son trouble. À l’explication de la visite de Françoise au Petit-Haule, sa main droite, qui secouait les cendres de sa pipe éteinte s’était seulement arrêtée ; du reste, il ne changea point de posture, ne releva point les yeux, et se contenta de répondre brièvement :

— Le capitaine est donc plus savant que tous les maîtres du grand carrefour ?

— C’est que les maîtres du grand carrefour ne regardent pas assez du côté de Valognes, où sont les juges et le procureur du roi, reprit mon compagnon ; quand le diable se brouille avec la justice, il est rare qu’il ait l’avantage. Maître Guillemot sait mieux que personne que ceux qui sont obligés de passer entre les articles du code trouvent la route difficile.

— C’est alors comme celle de Sainte-Mère-Église, dit le sorcier d’un ton brusque, et le capitaine fera bien de ne point s’attarder, afin d’éviter les ornières.

Il s’était levé à ces mots, et fit un pas vers la porte comme pour nous reconduire. Bien que le congé fût donné d’une manière un peu brutale, l’avis était prudent ; rien ne nous retenait d’ailleurs au Petit-Haule ; nous dîmes rapidement adieu à notre singulier hôte, et, sortant à notre tour par la porte de derrière, nous suivîmes un sentier étroit qui nous conduisit en ligne droite au bas de la colline.

L’étrange scène dont je venais d’être témoin avait excité au plus haut point ma curiosité. Je me faisais donner de nouvelles explications par mon conducteur, lorsqu’un homme se dressa tout à coup dans l’ombre de la ravine que nous suivions ; je reconnus Étienne Ferret, il nous aperçut à son tour, et vint nous rejoindre.

— Eh bien ! l’as-tu retrouvée ? demanda le capitaine.

— Non, dit le paysan ; j’ai couru jusqu’au bas sans rien voir. Cependant elle n’a pu fuir si vite ! Le coteau n’a pas une brousse pour la cacher. Faut qu’elle soit partie sur un coup de vent ou rentrée sous terre ? Mais l’homme du Petit-Haule en rendra compte.

Je remarquai qu’en parlant ainsi, Ferret avait la voix haletante et les yeux un peu hagards ; il était très pâle. Le capitaine et moi nous nous efforçâmes de le calmer ; mais il y avait dans son exaltation un mélange de soupçon, d’épouvante et de colère, qui lui donnait une expression si bizarre, que nous nous laissâmes aller, malgré nous, à l’observer, au lieu de continuer à la combattre. Étienne avait complètement oublié cette réserve qui fait du paysan normand une sorte de problème vivant perpétuellement à résoudre. Il marchait entre nous en racontant avec une volubilité passionnée pourquoi il s’était attaché à Françoise en la voyant à la ferme maltraitée par tout le monde, quelles propositions de mariage il lui avait faites, et avec quels pleurs de joie elle les avait reçues. Il nous détaillait ses projets d’établissement dans la métairie qui lui était promise vers Bricbec, et où il devait entrer au retour des nouvelles feuilles ; puis, revenant à la jeune pastoure, il nous disait comment elle avait commencé à changer il y avait trois mois, comment elle était devenue toujours plus triste sans qu’il pût en deviner la cause, jusqu’à ce qu’il l’eût trouvée plusieurs fois sur la route du Petit-Haule où l’attirait la maligne puissance de Guillemot. Enfin, s’exaltant encore plus à cette dernière pensée, il se mit à murmurer des menaces de vengeance qui s’éteignirent tout à coup dans les larmes.

Je fus sincèrement touché de cette douleur naïve, et je m’efforçai de calmer le jeune paysan par quelques encouragemens ; mais le capitaine avait pour principe que les consolateurs sont comme les médecins qui, au lieu de guérir la maladie, la constatent, m’interrompit pour nous faire remarquer que la nuit était venue et qu’il importait de presser le pas. Il adressa en même temps plusieurs questions à Ferret sur la direction qu’il fallait prendre, afin de couper au plus court, espérant ainsi le distraire de sa préoccupation ; mais tel était le trouble de ce dernier, qu’il ne put donner aucune indication satisfaisante.

Cependant les dernières lueurs du soir avaient complètement disparu, et l’absence des étoiles, qui ne se montraient pas encore, laissait le ciel dans une profonde obscurité. Nous apercevions à peine, de loin en loin, quelques touffes d’arbres dessinant leurs masses plus sombres dans la nuit, ou quelques flaques d’eau, formées par le dernier orage, qui semaient la campagne de taches plus pâles. La route dominait des terrains à demi noyés où nous entendions le vent frissonner dans les glaïeuls. Étienne était retombé dans un silence qu’interrompaient de loin en loin des soupirs ou quelques paroles entrecoupées. Nous côtoyions depuis un instant un de ces marécages connus en Normandie sous le nom de rosières, quand une petite forme blanchâtre et mouvante se montra tout à coup à notre droite, et parut traverser vivement la route.

— Avez-vous vu’ ? s’écria Ferret en s’arrêtant tout court ; c’est une létiche.

Je savais que ce nom était donné, par les paysans du Calvados et de la Manche, à l’hermine de France que ses rares apparitions ont transformée en animal merveilleux, et dans laquelle l’imagination populaire a voulu voir une gracieuse métamorphose des enfans morts sans baptême ; mais, avant que j’eusse pu répondre, le capitaine nous montra une vingtaine de petites formes pareilles qui, après s’être élevées sur le marais, grandirent subitement en prenant l’apparence d’une flamme bleuâtre et se mirent à danser sur la cime des roseaux.

— Tu vois que tes létiches sont des follets, dit-il à Étienne ; nous sommes ici dans leur royaume, et si les follets sont, comme on le prétend, des prêtres qui ont violé le sixième commandement, il faut reconnaître que le clergé du pays compte peu de Joseph. Les anciens voyaient dans un follet isolé l’ombre d’Hélène, toujours de mauvais présage, et dans deux follets les ombres de Castor et de Pollux, symbole de prospérité ; mais je voudrais savoir ce qu’ils auraient vu dans ce quadrille d’ardens qui semblent nous inviter à leur bal.

Le marais qui s’étendait à nos pieds était encore enveloppé dans l’ombre, mais les premières étoiles qui commençaient à s’épanouir dans le ciel versaient sur la route une pâle clarté, et l’on pouvait lire sur les traits d’Étienne, qui s’était arrêté comme nous, l’émotion âpre et enfiévrée que lui causait ce singulier spectacle. Nous regardions depuis quelques instans, lorsqu’une flamme, plus brillante et plus élevée, jaillit au milieu des joncs. Ferret fit involontairement un mouvement en arrière.

— Pardieu ! s’écria le capitaine, voir la reine de la fête ; ce doit être au moins la fourolle.

— N’est-ce point le nom des sorcières-follets ? demandai-je.

— Oui, balbutia Ferret ; il y en a qui se donnent au démon pour avoir une place parmi les ardens, d’autres qui se damnent avec les prêtres ou les jeteurs de sort, et alors, pendant sept ans, leur ame est condamnée à courir ainsi toutes les nuits ! Il y a déjà dans le pays la fourolle Renée, la fourolle Catherine. Oh ! voyez, voyez, comme celle-ci marche, comme elle a l’air de nous appeler !

En parlant ainsi, Étienne fasciné avait descendu la berge et suivait la fourolle le long des roseaux ; tout à coup il s’arrêta, nous le vîmes se baisser et disparaître ; nous allions courir à lui quand il se releva avec un cri : il tenait à la main le tablier rouge de Françoise !

Nous cherchâmes en vain la jeune pastoure aux bords du marécage, sur la route et dans une saulaie qui s’étendait un peu plus loin ; tout était désert. Le paysan inquiet nous quitta pour retourner à la ferme. Comme rien ne me retenait à Sainte-Mère-Église, je repartis le lendemain sans avoir connu le résultat de sa recherche ; mais le hasard m’ayant fait rencontrer, deux années plus tard, le capitaine, j’appris de lui que Françoise avait été retrouvée noyée sous les glaïeuls de l’étang.

Quant à Guillemot, il avait quitté le Cotentin et gagné les bords de la Sarthe, où il vit peut-être encore, craint, comme tous ses pareils, des crédules paysans, qui le haïssent et le consultent. Quiconque a parcouru nos campagnes connaît, en effet, l’autorité qu’exercent partout ces vagabonds solitaires, auxquels la superstition suppose une mission surnaturelle. Quelle qu’ait été, dans cette première moitié du siècle, l’énergie de la réaction contre les traditions du passé, la croyance aux sorciers s’est à peine affaiblie. Les rois et les prêtres s’en vont, mais les sorciers survivent. C’est que la foi en ceux qui peuvent nous affranchir du possible est encore moins le témoignage de notre ignorance que de nos rêves. Depuis l’alchimiste du moyen-âge, qui promettait la pierre philosophale, jusqu’au spéculateur Law retrouvant l’Eden aux bords du Mississipi, c’est toujours la même facilité à supposer ce qui flatte et à prendre ses désirs pour des preuves. Aujourd’hui même, au foyer du scepticisme, n’avons-nous pas encore nos sorciers qui, plus puissans que les autres, ne promettent point seulement le bonheur et la richesse à quelques hommes, mais la réforme de toutes les misères humaines et la félicité éternelle du genre humain ?


ÉMILE SOUVESTRE.

  1. Il existe encore à Palerme un groupe sculpté qui rappelle ce fait.
  2. Joie ! Dieu nous donne joie ! — Le feu caché vient, tout bien vient. — Que Dieu nous fasse la grace de voir — L’an qui arrive ; — Si nous ne sommes pas plus, que nous ne soyons pas moins.
  3. En patois poitevin, pirou ou piroa signifie oie.
  4. Chou chouk, chou chouk, va Lapoussik
    Chetu Guillou Gréomp choukik, etc.
    Le chanoine Moreau, dans son Histoire de la Ligue en Cornouaille, explique la superstition à laquelle la chanson bretonne fait allusion. « Dès le commencement de leur furieux ravage, les loups ne laissoient dans les villages aucuns chiens, mais les attiroient au dehors par ruses et les dévoroient… Telles ruses de ces bêtes sont à peu près semblables à celles de la guerre et mirent dans l’esprit du simple peuple une opinion que ce n’étoient pas loup naturels, mais que c’étoient des soldats déjà morts qui étoient ressuscités en forme de loups pour, par la permission de Dieu, affliger les vivans et les morts, et communément parmi le menu peuple, les appeloient-ils, en leur breton, tud-bleir, c’est-à-dire gens-loups. »
  5. C’est une opinion populaire que les sorciers communiaient au sabbat avec une hostie rousse, et que cette parodie sacrilège les lie à jamais au démon.