Les Récits d’un soldat
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 94 (p. 557-593).
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RÉCITS D’UN SOLDAT[1]

UNE CAMPAGNE DEVANT PARIS.

L’aspect de la grande ville était changé. Ce n’était déjà plus le Paris que j’avais quitté. Il y avait un air d’effarement partout; les ménagères couraient aux provisions; on chantait encore la Marseillaise, mais d’une voix moins haute ; on savait à quel ennemi on avait affaire. Cependant l’orgueil national, l’orgueil parisien, pourrais-je dire, se tendait. On avait été battu, c’est vrai, mais sous les murs de la grande ville on pouvait, on devait vaincre. La population tout entière était debout, elle avait des armes. La bourgeoisie et le peuple semblaient ne faire qu’un. Les remparts et les forts se hérissaient de canons. Le tambour battait, le clairon sonnait; on faisait l’exercice sur toutes les places. Et puis la république n’avait-elle pas été proclamée? C’était la panacée; quelques-uns même, les enthousiastes, s’étonnaient que l’armée du prince royal ne se fût pas dispersée aux quatre vents à cette nouvelle. Ce miracle ne pouvait tarder. D’autres, il est vrai, mais n’osant pas exprimer leur sentiment, estimaient que c’était un désastre, et que ce mot seul paralyserait la défense en province. Que d’orages d’ailleurs dans ces quatre syllabes qui portaient la marque de 93! mais cela était en dessous et ne se faisait jour que dans les conversations intimes. Le peuple, qui ne travaillait plus et jouait au soldat, agitait ses fusils à tabatière. Il y avait une grande effervescence. Le gouvernement du 4 septembre n’avait qu’à commander; il était obéi. On attendait avec anxiété, avec une impatience fiévreuse où il y avait de la joie, le retentissement du premier coup de canon. On l’entendit, et la population qui courait au Trocadéro sut enfin que le cercle de fer de l’armée prussienne se fermait autour de Paris.

J’appartenais alors à 1re compagnie du 3e bataillon du 4e zouaves. Le capitaine R..., qui en avait le commandement, avait été à Sedan, et j’avais fait sa connaissance à l’île de Glaires. C’était entre les évadés qui en avaient partagé les misères comme une franc-maçonnerie. Ce nouveau régiment de zouaves dans lequel je venais d’être incorporé se composait de trois bataillons formés avec les débris des 1re, 2e et 3e régimens d’Afrique. Il portait le n° 4; mais il n’avait pas de drapeau. Il fut question de lui délivrer celui que les zouaves du 3e avaient sauvé de Sedan. Ce qui restait de ce régiment s’y opposa si énergiquement que le drapeau troué de balles fut « versé » au musée d’artillerie.

Bientôt après le régiment fut envoyé à Courbevoie, où les trois bataillons furent cantonnés, et le 3e reçut ordre de répartir son monde dans les petites maisons qui sont groupées entre le village et le remblai du chemin de fer. Des pioches nous avaient été distribuées, et sous la surveillance des officiers une centaine de bras se mirent à l’œuvre pour créneler les pauvres habitations où restaient encore quelques meubles. Quelques coups vigoureux suffisaient pour percer les murailles et faire jouer le vent de chambre en chambre. En un tour de main, le village fut mis en état de défense; briques et moellons tombaient de ci, de là, et des lucarnes s’ouvraient partout, propres à recevoir le bout des chassepots. C’était comme si l’on se fût attendu à l’arrivée subite des Prussiens.

On ne peut pas percer des murs continuellement, même quand c’est inutile; la besogne de créneler la partie du village que nous occupions avait été faite en un jour. Nous ne savions rien de ce qui se passait à Paris. Les journées s’écoulaient lentement, pesamment; nous n’avions pour distraction que les grand’ gardes qu’on nous envoyait monter sur les bords de la Seine. On avait l’émotion de la surveillance. On nous employait aussi aux travaux de la redoute de Charleville; mais les zouaves qui manient le mieux le fusil manient très mal la pelle et la pioche. On faisait grand bruit autour des brouettes, et la besogne n’avançait pas. Une chanson, un récit, une calembredaine, faisaient abandonner les outils, et, quand on les avait abandonnés, on ne les reprenait plus. Après quelques jours d’essai, on nous remplaça par des soldats de la ligne et des mobiles. L’ennui devenait endémique et quotidien. Un exercice de deux heures en coupait la longue monotonie.

Un jour vint cependant, le 16 octobre, où le bataillon crut qu’on allait avoir quelque chose à faire; quelque chose à faire, en langage de zouave, signifiait qu’on avait l’espérance d’un combat. On prit les armes avec un frémissement de joie, et l’on nous dirigea vers le rond-point de Courbevoie, où des batteries de campagne nous avaient précédés. Là on mit l’arme au pied, et on attendit. Aucun bruit ne venait de la plaine. Si on ne nous attaquait pas, c’est que nous allions attaquer. On attendit encore; un contre-ordre arriva, et on nous ramena la tête basse dans nos cantonnemens.

Le lendemain, l’ennui reprit de plus belle. Il y avait déjà plus d’un mois que l’investissement avait commencé, et je n’avais pas encore tiré un coup de fusil. On vidait les gamelles deux fois par jour, on jouait au bouchon, on se promenait les mains dans les poches, on pêchait à la ligne, on bourrait sa pipe, on la fumait, on la bourrait de nouveau, on regardait les petits nuages blancs qui s’élevaient au-dessus du Mont-Valérien après chaque coup de canon, on s’intéressait au vol des obus, on cherchait une place où dormir au soleil dans l’herbe.

Cependant le 21 octobre on nous fit prendre les armes de grand matin. Le bataillon s’ébranla; il avait le pas léger. Pour ma part, je n’étais point fâché de voir ce que c’était qu’une affaire en ligne. Tout m’intéressait dans cette marche au clair soleil d’automne. Le remblai du chemin de fer franchi, on nous fit faire halte. Pourquoi? L’esprit frondeur qui, sous le premier empire, avait rempli la vieille garde de grognards, s’exhalait déjà dans nos rangs en quolibets et en réflexions ironiques, et comme mon serre-file demandait à voix basse la cause de ce temps d’arrêt : — Ah ! tu veux savoir, toi qui es curieux, pourquoi on nous fait attendre les pieds dans la rosée, au risque de nous faire attraper des rhumes de cerveau? dit un caporal; je vais te le dire en confidence, mais à la condition que tu garderas ce secret pour toi. — Et, sans attendre la réponse du camarade, le caporal, se faisant de ses deux mains un porte-voix, reprit d’une voix sourde : — Vois-tu, petit, on attend pour donner aux Prussiens, qui sont à flâner sur une longue ligne, le loisir de se rassembler en tas... C’est une ruse de guerre. — Les soldats se mirent à rire, les officiers firent semblant de n’avoir rien entendu. J’ai pu remarquer depuis lors que cet esprit gouailleur, pour me servir du terme parisien, est une des habitudes, je pourrais dire des traditions de l’armée. Elle n’a point d’influence sur le courage personnel du soldat, ni même sur la discipline. Le soldat entretient sa gaîté aux dépens de ses chefs; mais, bien commandé, il marche bravement, et, s’il réussit, il se moque au bivouac de sa propre raillerie. Vers onze heures, le bataillon reprit sa marche. Le contre-ordre qu’on redoutait n’était pas venu. Nanterre fut traversé. Il n’y avait personne sur le pas des maisons. Le village des rosières avait un aspect désolé. Les magasins étaient fermés, les fenêtres closes, le silence partout. Le bruit de notre marche cadencée sonnait entre la double rangée des maisons vides. Parfois cependant les têtes de quelques habitans obstinés apparaissaient derrière un pan de rideau. Nous avancions le long de la levée du chemin de fer de Saint-Germain dans la direction de Chatou, laissant derrière nos files la station de Rueil-Bougival.

Il me serait impossible d’exprimer ce qui se passait en moi, tandis que je parcourais, le chassepot sur l’épaule, en compagnie de quelques milliers de soldats, ce pays charmant dont je connaissais les moindres coins. Mes yeux regardaient en avant, et ma pensée regardait en arrière. Une partie du 3e bataillon servait de soutien à l’artillerie, qui tirait à volées sur la Malmaison et la Celle-Saint-Cloud, d’où les batteries prussiennes répondaient faiblement. Les obus qu’elles nous envoyaient dépassaient nos canons et tombaient près de nous; mais, reçus par une terre humide et meuble, ces projectiles n’éclataient pas tous et nous faisaient peu de mal. J’avais oublié Bougival et les promenades faites en canot en d’autres temps pour ne plus m’occuper que des obus : ils sifflaient l’un après l’autre et continuaient à tomber tantôt plus loin, tantôt plus près. Cette immobilité à laquelle nous étions tous condamnés est l’une des choses les plus insupportables qui se puissent imaginer. Elle constitue, je le sais, l’une des vertus essentielles de toute armée, la constance et le sang-froid dans le péril; mais quelle anxiété et surtout quelle irritation! Les nerfs se prennent, et l’on a sous la peau des frissons qui ne s’effacent que pour revenir. J’avais passé par Sedan, où les balles et les projectiles pleuvaient et faisaient voler la pierre et les briques des murailles, l’eau des fossés, la poussière du chemin; mais là j’étais dans l’action, je faisais le coup de feu, j’avais le mouvement avec le danger. J’affectai cependant une tranquillité qui n’était pas dans mon cœur. C’était comme un nouveau baptême que je recevais, et je voulais m’en montrer digne. Nos yeux cherchaient à découvrir la batterie d’où nous venaient ces obus; ils n’apercevaient rien qu’un peu de fumée blanche s’élevant en flocons derrière un bouquet d’arbres.

L’ordre de pousser plus avant arriva enfin, et bientôt après le bataillon était déployé en tirailleurs dans la plaine qui s’étend entre le chemin de fer américain et la Seine. Nous étions tous couchés à plat ventre, l’un derrière un buisson, l’autre dans un fossé, celui-là à l’abri d’un arbre, celui-ci dans le creux d’un sillon. Chacun cherchait un abri, chargeait et tirait. J’avais devant moi, au bord du chemin de halage, la guinguette du père Maurice, si chère aux peintres, et sur ma droite, dans l’île de Croissy, cette grenouillère d’où partent tant de rires en été. Les magnifiques trembles de l’île s’étaient revêtus de teintes superbes, on distinguait à travers les arbrisseaux de la rive les cabanes si bruyantes encore au mois d’août, et maintenant le roulement du canon et le crépitement de la fusillade remplaçaient la gaîté d’autrefois. On tirait sur nous des maisons de Bougival ; nous nous mîmes à tirer sur Bougival. Le mal que nous faisions n’était pas grand. Quelquefois nous avancions, quelquefois nous reculions ; l’intensité plus ou moins vive du feu y était pour quelque chose, les ordres qu’on nous donnait pour le reste. Un pauvre zouave de seconde classe, qui n’avait vu qu’une défaite et une capitulation, n’a pas d’avis à émettre sur des opérations de guerre ; il me semblait cependant que cette affaire était menée sans vigueur et surtout sans ensemble. Cependant on se battait ferme autour de la Malmaison. Le parc était en feu ; les pierres et le plâtre du mur d’enceinte sautaient en éclats. Je tiraillais toujours. Je regardais tomber les branches des arbrisseaux coupées par les balles comme avec une serpe. C’est là que pour la première fois j’ai remarqué cet air de stupéfaction que prend le visage d’un homme frappé à mort. C’est de l’effarement. Il y en a qui restent foudroyés. J’avais près de moi un zouave qui chargeait et déchargeait son chassepot accroupi derrière un saule. Il en appuyait le bout sur la fourche de deux branches, et ne lâchait son coup qu’après avoir visé. De temps à autre, je le regardais. Un instant vint où, ne l’entendant plus tirer, je me retournai de son côté. Il était immobile, la tête penchée sur la crosse de son fusil, le doigt à la gâchette, dans l’attitude d’un soldat qui va faire feu. Un filet de sang coulait sur son visage d’un trou qu’il avait au front. Il était mort. Aucun de ses membres n’avait remué. Une sonnerie de clairon nous fit commencer un mouvement de retraite. On reculait, puis sur un nouveau signal on s’arrêtait. Des obus passaient sur nos têtes ; mais, chemin faisant, nos baïonnettes trouvaient à s’occuper. Elles nous servaient à fouiller les champs et à en arracher de bonnes pommes de terre que nous glissions dans nos poches. L’ordinaire se faisait incertain, et quelques légumes venaient à propos pour en varier la maigreur. Un temps se passa mêlé de haltes et de marches, après lequel un ordre définitif nous fit rentrer dans nos cantonnemens.

Le village de Nanterre, que nous avions traversé une première fois en tenue de campagne, devint un lieu de promenade. Ce village avait une physionomie particulière qui brillait par l’originalité. On ne pouvait pas dire qu’il fût peuplé ; on ne pouvait pas dire non plus qu’il fût désert. Il y avait des habitans ; quelques-uns étaient de Nanterre certainement, mais d’autres avaient été conduits là par les hasards de la guerre ; Nanterre me rappelait ces pays frontières dont il est question dans les romans de Walter Scott, et que les gens de la plaine et de la montagne pillaient alternativement. Un certain commerce interlope s’était établi dans le village, situé à égale distance de Courbevoie et de Rueil. Patrouilles françaises et reconnaissances prussiennes s’y promenaient avec la même ardeur. On y échangeait des coups de fusil, mais dans l’intervalle les habitans vendaient du tabac aux uns et aux autres sur le pied de la plus parfaite égalité. Si les coups de feu partaient, les habitans rentraient chez eux et se tenaient cois. La bourrasque éteinte, ils ouvraient la fenêtre, risquaient un œil dans la rue, et, sûrs que tout danger avait momentanément disparu, quittaient leurs maisons comme des lapins leurs terriers après le départ des chasseurs.

On nous envoyait de grand’garde aux bords de la Seine. Nous passions là ordinairement vingt-quatre heures, quelquefois quarante-huit. C’étaient pour les zouaves du 3e bataillon des jours de fête. A peine arrivés autour de la redoute qui nous servait de quartier-général, chacun de nous se faufilait du côté d’une sorte de tranchée creusée au bord de l’eau, en ayant soin de se défiler des balles, et on ne perdait plus de vue la rive opposée. C’était la chasse à l’homme. J’avais trop lu les romans de Fenimore Cooper pour ne pas me rappeler les pages palpitantes où il raconte les prouesses du Cerf-Agile, du Renard-Subtil et de la Longue-Carabine; mais qui m’eût dit à cette époque qu’un jour viendrait où, embusqué moi-même dans un trou fait en plein champ, j’attendrais le passage d’un ennemi pour lui envoyer une balle, et cela à une lieue d’Asnières?

La nuit venue, des distractions nouvelles nous étaient offertes. La presqu’île de Gennevilliers, qui s’ouvrait devant nous entre les replis de la Seine, était un champ ouvert à de longues promenades. Quelquefois ces reconnaissances partaient sous la conduite d’un sergent; quelquefois un caporal réunissait quatre hommes et se mettait en marche à la tête de son petit corps d’armée. La consigne était courte et sévère : tout regarder et se taire. On parcourait l’île en tout sens, silencieusement, comme des Peaux-Rouges. Quand nous suivions le bord de la rivière, où les Prussiens pouvaient avoir l’idée de jeter un pont de bateaux, on se glissait à plat ventre; de temps en temps on s’arrêtait et on écoutait; puis on rentrait et on dormait comme des souches. Au réveil, nous nous arrachions les journaux pour savoir ce qui se passait à Paris. Je commençais à m’expliquer comment il se fait qu’on peut être mêlé à tous les hasards d’une bataille sans en rien savoir. Un soldat ne voit jamais que le point précis où il charge et décharge son fusil, le capitaine peut raconter l’histoire de sa compagnie, un colonel celle de son régiment; l’un a combattu le long d’un ruisseau, l’autre auprès d’un bouquet de bois. Il y a des bataillons entiers qui, tenus en réserve dans un pli de terrain, n’ont vu que de la fumée et entendu que du bruit. C’est pourquoi un caporal a pu me dire en toute vérité et avec l’accent de la conviction : — La bataille de Wissembourg, où j’étais, c’est un champ de betteraves autour duquel on s’est beaucoup battu... A six heures, il a fallu l’abandonner... Un de mes hommes y a perdu son sac. — Il n’y a que le général en chef qui puisse dire comment les choses se sont passées, et encore seulement après que les rapports des chefs de corps lui sont arrivés.

J’obtenais quelquefois, mais rarement et non sans peine, une permission pour venir voir mes parens. Paris avait un aspect tranquille. Si on n’avait pas entendu une furieuse canonnade, on aurait pu croire que rien d’extraordinaire ne s’y passait. Il fallait parfois faire un effort de mémoire pour se rappeler que trois ou quatre cent mille Prussiens campaient aux environs. On croyait à la victoire. Je ne pouvais pas m’empêcher d’avoir moins de confiance : j’avais vu Sedan. Je ne faisais part de mes appréhensions qu’à un petit nombre d’amis particuliers. En dehors de leur cercle intime, on m’eût pris pour un fou ou pour un agent de M. de Bismarck. On était encore dans la période de l’enthousiasme joyeux. Paris, avec sa ceinture de forts, paraissait une ville inexpugnable. Le moyen qu’une armée de quatre cent mille hommes fût forcée dans ses retranchemens, et la Prusse, malgré la landwehr et le landsturm, empêcherait-elle la province soulevée de donner la main à Paris? Les orateurs ne manquaient pas pour développer ce thème, qui renfermait en germe l’espoir d’un triomphe éclatant. Chaque restaurant possédait un groupe de ces stratégistes qui prenaient des redoutes et brisaient des lignes entre un beefsteak de cheval et une mince tranche de fromage. Les Prussiens repoussés et le café pris, on était fort gai.

Après la malheureuse affaire du Bourget, vers le 15 ou 20 novembre, le 4e zouaves reçut dans ses cadres un certain nombre de zouaves et de chasseurs de l’ex-garde qui étaient en dépôt à Saint-Denis : ils furent répartis dans les 1er et 2e bataillons; quant au 3e on en compléta l’effectif par une compagnie de turcos, dont la plupart étaient nés en France et plus spécialement à Paris. Cependant, parmi ces recrues, on comptait à peu près une cinquantaine de véritables Africains, Arabes ou Kabyles, rompus au métier des armes, et qui avaient vu les batailles de l’est. Désormais il n’y eut plus dans la ville assiégée d’autres zouaves que ceux du 4e régiment.

Dans les derniers jours du mois de novembre, un frémissement parcourut nos bataillons. Des bruits circulaient qui nous faisaient croire qu’on allait se battre. D’où venaient-ils? Ou n’avait aucun renseignement officiel, et on sentait qu’ils ne mentaient pas. Ceux qui comptaient le plus sur la bataille faisaient semblant de n’y pas croire. — Ce sont des mots en l’air pour nous amuser! disaient les uns. — On a déjà perdu trop de temps pour n’en pas perdre encore, reprenaient les autres. Mais tous, ceux qui grondaient et ceux qui raillaient, astiquaient leurs armes et passaient la revue de leurs chaussures, cette grande préoccupation du fantassin. On ne s’ennuyait plus ; on allait voir des Prussiens. Ce ne serait pas comme dans la plaine de Gennevilliers, où pas un ne se montrait jamais. Enfin, au plus fort de cette agitation et de cette impatience, le 28 novembre on reçut l’ordre de partir. Le matin, au point du jour, on forma le cercle, et la fameuse proclamation du général Ducrot fut lue aux compagnies. Quel silence partout! Arrivé au passage célèbre : « je ne rentrerai à Paris que mort ou victorieux! » un étranglement subit coupa la voix de mon capitaine. Il porta la main à ses yeux, qui ne voyaient plus. J’étais auprès de lui. — Fourrier, me dit-il en me passant la proclamation, lisez pour moi. — J’achevai cette lecture d’une voix nerveuse que l’émotion faisait trembler un peu. Il y eut un frisson dans les rangs. J’avais chaud dans la poitrine.

Le général Ducrot n’est pas mort et n’a pas été victorieux; mais faut-il lui faire un crime de quelques paroles inutiles écrites avec trop de précipitation? C’était un peu la mode alors, une sorte de manie qui s’était emparée des généraux aussi bien que des orateurs de carrefour et des gardes nationaux. Tous parlaient et prenaient à la hâte de ces engagemens superbes que les événemens ne permettent pas toujours de tenir. Souvent la mort ne répond pas à ceux qui l’appellent. Dix fois le général Ducrot a chargé bravement à la tête de ses troupes, et dix fois les balles et les obus ont tourné autour de lui sans l’atteindre. Quoi qu’il en soit, l’effet produit par les paroles du général Ducrot fut très grand ; elles électrisaient tout le monde, elles flattaient l’orgueil national. C’est un peu la faute de la France si on lui en prodigue en toute occasion; elle les aime, elle se paie de mots, et croit tout sauvé quand des phrases éclatantes sonnent à ses oreilles; mais ensuite, quand les Français se réveillent en face de la réalité triste et nue, ils crient à la trahison.

Le régiment se rendit de Courbevoie à la porte Maillot; il marchait d’un pas ferme et léger malgré le poids des sacs. Là le chemin de fer de ceinture nous prit, et nous descendit à Charonne. Il était six heures et demie du soir au départ; la nuit était donc tout à fait noire quand nous atteignîmes, rangés en colonne de marche, le bois de Vincennes, que nous devions traverser. On apercevait dans les profondeurs du bois et le long des avenues les feux de bivouac allumés. Il faisait un froid âpre et dur. Le vent qui secouait les rameaux dépouillés des arbres faisait osciller les flammes et projetait dans l’ombre des lueurs bizarres et flottantes. Des massifs étaient soudainement éclairés, d’autres plongés dans les ténèbres. Les armes en faisceau brillaient et semblaient lancer des éclairs subits. Tout autour des brasiers, des groupes de soldats étaient couchés. Les uns dormaient roulés dans leur couverture; on les voyait comme des boules, la tête cachée sous un pli de laine; d’autres, assis, les coudes sur les genoux, le visage à la flamme, qui les couvrait de clartés rouges, semblaient réfléchir, le menton pris dans les mains. D’autres encore, accroupis, tisonnaient et faisaient jaillir du foyer des gerbes d’étincelles qui les couvraient de reflets pourpres : c’était un spectacle à la fois triste et doux. Il devenait terrible par la pensée quand l’esprit se représentait cette masse d’hommes se levant et se jetant sur d’autres hommes pour les tuer. Le bruit de notre marche cadencée qui se prolongeait sous les futaies réveillait à demi les soldats, ou attirait l’attention de ceux qui veillaient. Ils tournaient la tête, nous contemplaient un instant en silence, puis retombaient dans leur sommeil ou leur immobilité.

Le bois de Vincennes traversé, je ne vis plus derrière moi qu’un rideau noir baigné d’une lueur rouge qui s’éteignait dans la nuit, et que piquaient des points lumineux; nous marchions toujours. C’est ainsi que nous traversâmes Nogent, le village après le bois; mais alors des ordres transmis à la hâte nous faisaient faire de courtes haltes. Les zouaves en profitaient pour soulager leurs épaules par cette secousse rapide qui relève le sac, et dont leurs muscles ont l’habitude. Les deux mains sur le canon de leur fusil, ils attendaient, et après quelques minutes ils reprenaient leur marche. Un moment vint cependant où toute la colonne s’arrêta. Je déposai mon sac avec une sorte de volupté; mes reins pliaient sous le poids.

Les officiers passèrent sur le front des compagnies, et firent former les faisceaux en assignant leur lieu de campement à chacune d’elles. — Inutile de dresser les tentes, et surtout pas de feu, nous dit-on. — L’action devait donc s’engager de bonne heure? l’ennemi était donc bien près? Des chuchotemens légers coururent dans les rangs, puis chacun commence ses préparatifs. Savait-on combien de nuits on avait encore à dormir? Le froid piquait ferme, je pris ma couverture et mon capuchon avec lesquels je m’enveloppai, et bien serrés l’un contre l’autre pour nous tenir chauds, mon sergent-major et moi, nous nous étendîmes sur l’herbe trempée de rosée. Presque aussitôt nous dormions.

Ce sentiment de froid qui précède le matin nous réveilla. Le régiment fut sur pied en quelques minutes. A genoux dans la rosée, chacun roula sa couverture encore humide et la boucla sur le sac. Il faisait presque nuit; nos regards interrogeaient l’horizon. Les compagnies se rangeaient dans l’ombre, on en voyait confusément les lignes noires ; des murmures de voix en sortaient. Une anxiété sourde nous dévorait ; des soldats essuyaient le canon de leur fusil avec les pans de leur capuchon, ou cherchaient des chiffons gras pour en nettoyer la culasse ; d’autres serraient leurs guêtres. Il se faisait de place en place des mouvemens pleins de sourdes rumeurs ; des officiers toussaient en se promenant ; l’obscurité s’en allait ; deux heures se passèrent ainsi. La route, par laquelle nous étions venus et qui s’étendait derrière nous était encombrée de convois de vivres, de régimens en marche et de trains d’artillerie. On entendait le cahot des roues dans les ornières et les jurons des conducteurs ; les soldats filaient par les bas-côtés.

Les crêtes voisines s’éclairèrent, tout le paysage m’apparut ; nous avions campé entre les forts de Nogent et de Rosny. Une forêt de baïonnettes étincelait, et des files de canons passaient. À huit heures, l’ordre vint de mettre sac au dos. La colonne s’ébranla, on se regarda ; chaque regard semblait dire : Ça va chauffer ! Nous écoutions toujours ; le canon allait gronder certainement. Les minutes, les quarts d’heure s’écoulaient ; quelques sons rares fendaient l’air ; nous marchions alors sur une sorte de peut plateau qui descendait en pente douce jusqu’au remblai du chemin de fer de l’est. Là tout à coup le régiment s’arrêta, nous avions parcouru 800 mètres. — Ce sera pour tout à l’heure, se dit-on.

Quelques minutes après, nous avions mis bas nos sacs, et nos officiers, prévenus par l’état-major, nous invitaient à faire la soupe. Cette invitation est toujours une chose à laquelle le soldat se rend avec plaisir : ces cuisines en plein vent si tôt creusées au pied d’un mur et sur les talus d’une haie l’égaient et le réconfortent ; mais en ce moment elle fut reçue avec de sourds murmures. Était-ce donc pour manger la soupe qu’on nous avait fait venir de Courbevoie à Nogent ! À quoi pensaient nos généraux ? Leur mollesse deviendrait-elle de la paralysie ? Tout en grondant et grognant, on ramassait du bois et on allumait le feu. Les marmites bouillaient, les gamelles se remplissaient ; mais on avait l’œil et l’oreille au guet, prêt à les renverser au moindre signal. Les officiers fumaient, allant et venant d’un air ennuyé. La soupe avalée, chacun de nous grimpa sur un tertre ou sur le remblai du chemin de fer pour regarder au loin. Quelques coups de fusil éclataient pai-intervalles. Était-ce le commencement de l’action ? À deux heures, on nous donna l’ordre de camper. Ce fut comme un coup de massue. Plus de bataille à espérer. Ceux-ci se plaignaient, ceux-là juraient. Pourquoi ne pas nous faire planter des pommes de terre ? Les philosophes, il y en a même parmi les zouaves, se couchaient au soleil sur le revers d’un fossé. Les curieux s’en allaient en quête de renseignemens. J’appris enfin que le coup était manqué. On remettait la bataille au lendemain. La Marne, disait-on, avait subi une crue dans la nuit, et le pont de chevalets s’était trouvé trop court. Le tablier même en avait été emporté. C’était encore un tour de cette malechance qui nous poursuivait depuis Wissembourg. Ce pont trop court m’était suspect. Il me, sembla qu’on mettait au compte de la Marne une mésaventure dont la responsabilité retombait sur nos ingénieurs. Les chuchotemens de bivouac me firent supposer bientôt que, dans leurs calculs, les constructeurs du pont s’étaient trompés d’une douzaine de métrés à peu prés. — En somme, ce n’est qu’un retard de quelques heures, disaient les optimistes.

Il est vrai que ce retard profitait aux Prussiens en raison directe du tort qu’il nous portait. — A présent ils sont avertis; nous en aurons demain des bandes sur le dos, répétaient les vieux. Le jour tomba; à six heures, l’avis passa de rang en rang qu’une distribution serait faite à Montreuil. — Ici les hommes de corvée! cria mon sergent. C’était une promenade de trois kilomètres qu’on nous proposait, et il ne dépendait pas de moi de la refuser. Un camarade me fit observer que trois kilomètres pour aller et trois kilomètres pour revenir, cela faisait six kilomètres. Il m’était impossible de discuter l’évidence de ce calcul, mais ce n’était pas une raison pour rester. Il faisait un froid vif qui rendait la marche facile. Qui sait? on aurait peut-être la chance de rencontrer un cheval mort sur lequel on taillerait un bon morceau.

Tout en causant, on avance; point de cheval mort. Des corbeaux qui volent, et autour d’une ferme en ruine pas une poule. Nous arrivons enfin et préparons nos sacs. Rien, ni pain ni viande. Dans ces occasions, le soldat ne ménage pas l’intendance; les épithètes pleuvent. Cependant on apprend tout à coup qu’il y a quelque chose. Quoi? Les sourires reviennent. On retourne aux sacs, et l’on nous distribue quelques morceaux de sucre et quelques grains de café. Tristement il fallut reprendre le chemin que nous avions parcouru. Bientôt la magnificence du spectacle qui se déroulait sous mes yeux me fit oublier ma fatigue. Je ne regrettai plus d’être venu. Tout l’horizon était constellé de feux. On en voyait dans la nuit obscure les lueurs vacillantes, qui se profilaient en longues lignes et disparaissaient dans l’éloignement. Ici c’étaient des brasiers; là des étincelles. Un vent léger secouait ces feux de bivouac qui couvraient la nuit de clartés rouges. Dans l’ombre passaient les silhouettes des sentinelles. On entrevoyait des squelettes d’arbres et vaguement les cônes blancs des tentes. J’étais seul. Derrière moi, j’entendais le pas traînant et les chuchotemens irrités de mes camarades. Du côté des Prussiens, rien; la nuit noire et profonde. Je rentrai sous la tente avec un sentiment de bien-être indéfinissable; encore ébloui par l’étrangeté de ce spectacle, où les jeux de la lumière donnaient à l’ombre des apparences fantastiques, je me roulais dans ma couverture ; nous devions nous lever le lendemain à quatre heures. Aucune idée de mort ne me préoccupait : j’avais une idée bizarre, mais enracinée, que rien jamais ne m’arriverait.

À quatre heures, nous étions tous debout ; c’était la fameuse journée du 30 novembre qui allait commencer. Un mouvement silencieux animait notre campement. Accroupi comme les autres dans la rosée, je défaisais ma tente et en ajustais les piquets sur le sac. On n’y voyait presque pas. quelques tisons fumaient encore ; des zouaves présentaient leurs mains à la chaleur qui s’en dégageait. Quelques-uns parlaient bas. Il y avait comme de la gravité dans l’air. Nos officiers, la cigarette aux lèvres, allaient autour de nous comme des chiens de berger. Quelques soldats se promenaient lentement à l’écart ; ils ne savaient pas pourquoi ; des tristesses leur passaient par l’esprit. Vers cinq heures, on défit les faisceaux et chaque compagnie prit son rang. Une demi-heure après, nous étions en route ; nos pas sonnaient sur la terre dure.

Le chemin était encombré de voitures et de fourgons. Il fallait descendre dans les champs. La clarté se faisait ; nous voyions des colonnes passer, à demi perdues dans la bruine, du matin. Il s’élevait de partout comme un bourdonnement. Les crêtes voisines se couronnaient de troupes ; des pièces d’artillerie prenaient position. Notre régiment s’arrêta sur un petit plateau, à 200 mètres sur la gauche de Neuilly-sur-Marne. Nous étions entre le village et la ligne du chemin de fer. Un soleil radieux se leva ; il faisait un temps splendide. Un sentiment de joie parcourut le régiment. Quelques-uns d’entre nous pensèrent au soleil légendaire d’Austerlitz. Était-ce le même soleil qui brillait ? Deux heures se passèrent pour nous dans l’immobilité, à cette même place, sous Neuilly. Tantôt on déposait les sacs, tantôt on les reprenait. Les alertes suivaient les alertes. On avait des accès de fièvre. Un premier coup de canon partit, le régiment tressaillit ; la bataille s’engageait. Bientôt les coups se suivirent avec rapidité. On regardait les flocons de fumée blanche. Du côté des Prussiens, rien ne répondait. Ce silence inquiétait plus que le vacarme de l’artillerie. Il était clair que nous devions traverser la Marne. De la place où je me dressais sur la pointe des pieds pour mieux saisir l’ensemble des mouvemens, je voyait parfaitement le pont jeté sur la rivière. On en calculait la longueur. — C’est là qu’on va danser ! me dit un voisin. Quelle cible pour des paquets de mitraille ! pas un obstacle, pas un pli de terrain, un plancher nu !

le 1er et le 2e bataillon s’ébranlèrent ; on les dirigea du côté de Villiers. J’avais des amis dans ces deux bataillons. Le 3e ne les accompagnait pas. On les suivit des yeux aussi longtemps qu’on put les distinguer. Des ondulations du terrain, puis des traînées de fumée nous les cachaient. Le soir au bivouac, j’appris qu’on les avait menés devant le mur crénelé d’un par cet qu’on n’eut jamais la pensée d’abattre à coups de canon. L’attaque de ce mur avait, me dit-on, coûté 670 hommes au régiment, tant tués que blessés. Un officier que j’avais rencontré à a frontière y avait eu le ventre emporté par un obus. Je n’en étais pas encore aux réflexions mélancoliques, je ne pensais qu’à la bataille ; le canon faisait rage. L’action la plus violente était engagée sur notre droite. Nous ne perdions pas un des mouvemens qui se passaient sur les crêtes qui couronnent la Marne. Un grand nombre de soldats disposés en tirailleurs rampaient çà et là. Un rideau de fumée les précédait ; mais au-delà tout se confondait. Qu’avions-nous au loin devant nous, des Français ou des Prussiens ? Les uns et les autres peut-être ; mais où étaient les pantalons rouges et les capotes noires ? À cette distance, les couleurs s’effaçaient, et nos officiers, qui n’avaient pas de lorgnettes, ne pouvaient faire que des conjectures. Ne savais-je pas déjà que les officiers de l’armée de Sedan n’avaient pas plus de cartes que n’en avaient eu ceux de l’armée de Metz ?

Cette indécision, les artilleurs du fort de Nogent la partageaient. Ils ne savaient pas de quel côté faire jouer leurs pièces, et il arriva même qu’un obus lancé un peu au hasard vint tomber au milieu d’une colonne de mobiles qui s’efforçaient de débusquer des tirailleurs prussiens répandus sur le coteau. Il y avait dans le bataillon des trépignemens d’impatience. La batterie qui tirait sur notre front appuyait le travail des pontonniers qu’on voyait sur les deux rives et dans l’eau, ajustant les barques et les cordes ; nous avions repris nos sacs. Trois mitrailleuses furent amenées sur le bord de la Marne et fouillèrent les taillis qui nous faisaient face sur la rive opposée. On voyait sauter les branches et des paquets de terre ; rien n’en sortit. On nous avait dissimules derrière des maisons. Les ponts étaient prêts. — En avant ! crièrent nos officiers.

C’était à la 1re compagnie qu’appartenait le périlleux honneur de prendre la tête de la colonne. Le général Carré de Bellemare et son état-major nous précédaient. Le pont plia sous notre marche. Je ne sais pourquoi, mais en ce moment je me mis à penser au pont d’Arcole, dont j’avais vu tant de gravures, avec le grenadier qui tombe les bras en avant. Mon cœur se mit à battre. Je serrai nerveusement la crosse de mon fusil. J’avais un peu peur. Par combien d’obus et par quels milliers de balles n’allions-nous pas être accueillis sur ce tablier ouvert à tous les vents ! Je me voyais déjà faisant la culbute comme le soldat de la gravure et plongeant dans la rivière. J’ai toujours admiré ceux qui parlent de leur indifférence en pareille occasion ; mais est-elle aussi magnifique qu’ils le racontent ? Quant à moi, ma vertu n’avait point le tempérament aussi solide, et si j’étais résolu à faire mon devoir, ma force n’allait point jusqu’à cet oubli de la crainte. Cependant nous avancions toujours; ni boulets, ni mitraille, rien. Quelle surprise diabolique nous réservait-on? Le fer et le plomb allaient certainement tomber tout à coup dru comme grêle. Point. Le général, qui avait pris la tête, marchait au pas de son cheval, le poing sur la hanche. J’avais les yeux sur son képi aux galons d’or. N’allait-il pas voler dans l’espace? Toujours même silence. Décidément les Prussiens ont le caractère mieux fait que je ne le supposais. Est-ce négligence ou mansuétude? Le pont est franchi; le cheval du général pose ses sabots sur la terre. Nous respirons. Il nous semble que le plus gros de la besogne est fait. Tous à terre et le cœur soulagé, on nous disperse en tirailleurs, et je me porte en avant parmi ces buissons que les mitrailleuses ont fouillés. C’est à présent que les chassepots vont jouer! Les zouaves se jettent de droite à gauche à travers les taillis comme un troupeau de chèvres. Les branches violemment fendues nous couvrent le visage d’éclats de givre. Je vois briller l’épée nue de nos officiers, qui donnent l’exemple. — C’est comme en Afrique! me dit un vieux zouave tout chargé de chevrons et de médailles qui s’est évadé comme moi de la presqu’île de Glaires.

Un coup de clairon sonne ; nous nous arrêtons net. Pourquoi ce coup de clairon ? Immédiatement nous battons en retraite, et ordre nous vient de repasser le pont. Je marche tout en regardant mon voisin, qui regarde le sien. Que se passe-t-il donc? Le canon tonnait toujours. Allait-on nous engager d’un autre côté? Le pont traversé en sens inverse, cinq minutes après on nous le fait repasser en grande hâte; mais alors pourquoi ce premier mouvement de retraite?

Nous étions de nouveau lancés en tirailleurs, et cette fois nous marchions bon train. On ne paraissait pas disposé à nous rappeler; nous avions cette idée, qu’en poussant loin en avant on nous laisserait faire. Le taillis que nous traversions était assez grand et assez épais. Les balles commencèrent à siffler, brisant les branches et faisant pleuvoir les feuilles mortes. Les tirailleurs prussiens nous attendaient. Aussitôt qu’on distinguait un casque à pointe ou une casquette plate, les nôtres répondaient. J’étais trop vieux chasseur, quoique jeune, pour tirer ainsi ma poudre aux moineaux. J’attendais l’occasion de faire un beau coup; il s’en présentait rarement. Il y avait devant nous un vaste parc dont l’artillerie avait renversé les murs; les Prussiens s’y étaient logés. Un capitaine qui courait nous le montra du bout de son épée. En avant! On s’élance après lui par-dessus les pierres éboulées, on entre par les brèches; on se précipite au milieu des massifs et des avenues. Le parc est vide, l’ennemi a décampé, laissant quelques morts le nez dans l’herbe. Il y avait de l’autre côté du parc une route où le passage de l’artillerie et des fourgons avait creusé des ornières. A l’appel du clairon, les zouaves s’y rallient. Le beau soleil nous animait et nous égayait, nous avions chaud ; nous pensions que rien ne nous était impossible. Afin de ne pas perdre une minute, on se mit à fouiller des maisons qui bordaient la route. Pauvres maisons! les portes en étaient ouvertes, les fenêtres enfoncées. On n’y trouva point d’habitans, et cependant il était clair que les Prussiens s’y étaient installés il n’y avait pas longtemps encore. Une pipe chaude reposait sur une table, une belle pipe en porcelaine blanche avec un portrait de la Marguerite de Faust; j’allais étendre la main sur ce souvenir, il était déjà aux lèvres d’un caporal. Des bouts de cigare encore allumés s’éteignaient partout. Sur le coin d’une table, une omelette entamée refroidissait à côté d’un saucisson dont il ne restait qu’une moitié. Dans la maison voisine, où il y avait encore une persienne qui achevait de brûler dans la cheminée avec les débris d’une commode, un ronflement qui partait d’un coin attira mon attention. Je tirai à moi, avec le sabre-baïonnette de mon chassepot, une couverture qui s’arrondissait sur une boule. Un grognement en sortit. J’avais eu le mouvement un peu brusque : la boule remua, et j’aperçus sur son séant un grand grenadier saxon qui se frottait les yeux; il était ivre-mort, et riait à désarticuler sa mâchoire. — C’est un farceur! cria un zouave de Paris qui ne croyait à rien, pas même à l’ivrognerie. Il le piqua légèrement de sa baïonnette. — Ya! ya! murmura le Saxon, et, roulant sur le côté, il s’endormit derechef. Cependant quelques balles tirées des crêtes, dont nous n’étions plus séparés que par quelques centaines de mètres, cassaient les tuiles et frappaient les murs. Il fallut quitter les maisons et se déployer de nouveau en tirailleurs. Tout en cheminant, nous débusquions quelques vedettes prussiennes qui se repliaient sur les hauteurs en faisant feu. Nous ripostions, et chaque fois que ces vedettes s’en allaient, il tombait quelques-uns des leurs. Les forts tiraient pour appuyer notre mouvement, et les obus qui passaient en sifflant éclataient dans le parc de Villiers. C’était superbe.

Une partie de l’action, vigoureusement engagée, se passait sous nos yeux. C’était plus vif qu’à la Malmaison. Toute ma compagnie était déployée dans les vignes; les compagnies de soutien nous rejoignirent, et la marche en avant se dessina. Il m’était difficile de tirer à coup sûr; je tirai au jugé et en m’efforçant de calculer mes distances. Les Prussiens tenaient ferme et renvoyaient balles pour balles. Elles faisaient sauter les échalas, et souvent rencontraient des jambes et des bras. Quelques zouaves atteints descendaient la côte en traînant le pied ; d’autres se couchaient dans les sillons. Des camarades allaient quelquefois les chercher pour les mener aux ambulances, mais pas toujours. Ça me fendait le cœur d’en voir qui remuaient sous les ceps avec un reste de vie, et qu’un pansement aurait pu sauver ; mais j’avais du feu dans le sang, et ne songeais qu’à pousser mes cartouches dans le canon de mon fusil. De l’artillerie qui avait passé le pont après nous envoyait des volées d’obus sur Villiers. C’était un beau tapage, on devient fou dans ces momens-là.

Nous étions lentement revenus sur la route ; des canons s’y étaient mis en batterie ; la nuit commençait à tomber. La batterie tirait par volées. On voyait sortir de la gueule des canons de longues gerbes de feu rouge. Ils étaient placés derrière nous, à 30 mètres à peine de nos épaules. Les éclairs larges et flamboyans passaient sur nos têtes, illuminant tout. Quand la rafale partait, nous éprouvions une secousse terrible ; mon dos pliait ; il me semblait que j’avais la colonne vertébrale cassée par la décharge. À la nuit noire, on nous fit entrer dans un grand parc où nous devions prendre gîte. Les postes furent désignés, et on plaça les sentinelles. Le sac nous pesait horriblement ; les jambes étaient un peu lasses ; nous avions marché depuis le matin dans les terres labourées, et le sac au dos, c’est dur. Les tentes montées, il fallut songer au dîner. Je n’avais pas fait mon stage sur les bords de la Meuse pour m’endormir dans le gémissement. Il y avait des champs autour du parc. J’y courus et ramassai des pommes de terre en assez grande quantité pour remplir mon capuchon. Ce n’était pas un magnifique souper, mais enfin c’était quelque chose, et ces pommes de terre cuites sous la cendre, avec un peu de café par-dessus, m’aidèrent à trouver le sommeil.

Le lendemain matin, une vigoureuse fusillade nous réveilla en sursaut. On sortit des tentes, et on courut aux armes. C’étaient les Prussiens qui étaient tombés sur les grand’gardes d’un régiment de ligne, et les avaient surprises. Les soldats qui dormaient, les fusils en faisceau, avaient été tués ou faits prisonniers. Vingt expériences ne les avaient pas corrigés. Personne n’avait appris l’art d’éclairer une armée. Tout ce bruit venait du côté de Petit-Bry. J’y connaissais une petite maison sous les arbres. Un pan de la façade était crevé. Les fenêtres, sans volets et grandes ouvertes, semblaient me regarder. L’ordre nous fut donné de partir immédiatement. Le bataillon passa sous le fort de Nogent, tourna sur la gauche et gagna en grande hâte Joinville-le-Pont en longeant la redoute de Gravelle, qui lançait des obus. — Tiens ! des gardes nationaux, me dit un jeune soldat qui s’appelait Michel et qui m’avait pris en affection pour quelques paquets de tabac.

Il y en avait en effet plusieurs bataillons réunis autour du village. C’était la première fois que j’en voyais en ligne. Ils paraissaient fort agités, parlaient, gesticulaient, quittaient les rangs. Leurs officiers couraient de tous côtés pour les ramener. Les cantinières ne savaient auquel entendre. Quelques-uns déjeunaient, assis sur des tas de pierres. À la vue des zouaves, les gardes nationaux poussèrent de grandes exclamations. Le petit vin blanc matinal y était pour quelque chose. Ces acclamations enthousiastes redoublèrent de vivacité quand ils nous virent traverser la Marne, après quoi ils se remirent à déjeuner et à causer.

La rivière passée, on nous fit prendre une route qui traverse un bois et gagner les hauteurs de Petit-Bry. Les clameurs des gardes nationaux ne nous arrivaient plus, mais les traces du combat se voyaient partout ; des arbres brisés pendaient sur les fossés ; des débris de toute sorte jonchaient la terre ; une roue de caisson auprès d’un képi ; un pan de mur crénelé, noirci par les feux du bivouac, s’appuyait à une maison crevassée. Sur la route, nous nous croisions avec les brancardiers qui revenaient des champs voisins. Ces pauvres frères de la doctrine chrétienne donnaient l’exemple du devoir rempli modestement et sans relâche. Ils l’avaient fait dès le commencement du siège, ils le firent jusqu’à la fin. Ils passaient lentement dans leurs robes noires, portant les morts et les blessés. Leur vue nous rendait graves ; nous nous rangions pour leur laisser le bon côté du chemin.

La route était dure et sèche et s’allongeait devant nous. Nous la foulions d’un pas rapide, lorsqu’un général parut, suivi d’un nombreux état-major. C’était le général Trochu. En nous voyant, il s’arrêta, et, nous saluant, d’une voix où perçait un accent de satisfaction : — Ah ! voilà les zouaves, dit-il ; mais le régiment était si pressé d’en venir aux mains que personne ne cria. Il y eut dans les rangs comme un froissement d’armes, et notre marche, déjà rapide, prit une allure plus leste. Presque aussitôt, et le général en chef toujours en selle, immobile sur le bas-côté de la route, un brancard passa portant un soldat blessé. C’était un garçon qui paraissait avoir une vingtaine d’années, un blond presque sans barbe. Il se souleva sur le coude, et la main sur le canon de son fusil : — En avant ! cria-t-il, en avant ! — L’effort l’avait épuisé, il retomba.

À un kilomètre à peu près au-dessus de Petit-Bry, on nous arrêta. Il fallut, sur l’ordre des officiers, se coucher à plat ventre et attendre. Nous étions en quelque sorte sur la lisière de la bataille, mais à portée des balles. Il en sifflait par douzaines autour de nous qui nous étaient envoyées par des ennemis invisibles. Quelques-unes écorchaient nos sacs en passant ; il ne fallait pas trop souvent lever la tête. Quand on distinguait derrière l’abri d’une haie de petits flocons de fumée blanche, nous tirions au jugé ; c’était un amusement qui faisait prendre patience. Il y en avait parmi nous qui fumaient des cigarettes accoudés sur les deux bras ; c’est la pose que prennent les chasseurs quand ils sont à l’affût du canard. J’ai bien vu alors que la curiosité était une passion. On joue sa vie pour mieux voir. Un grand bruit me fit regarder de côté. C’étaient deux ou trois bataillons de mobiles qu’on dirigeait sur notre gauche. Ils arrivaient tumultueusement, sans ordre, et couraient parmi nous. Je crois bien que dans leur effarement ils ne se doutaient même pas de notre présence. Ils nous marchaient bravement sur le corps. Ce fut alors une explosion; chacun de nous avait un pied de mobile sur la jambe ou sur le bras. On criait, on jurait; les mobiles sautaient de tous côtés. Le rire nous prit; eux couraient toujours. Malheureusement ce mouvement qui faisait prévoir une attaque avait été vu par les Prussiens; leurs batteries commencèrent à tirer. Bientôt les obus arrivèrent par paquets, ceux-là sifflant, ceux-ci éclatant. Ce fut alors au-dessus de nous une évolution de chutes et de soubresauts qui alternaient avec une sorte de régularité. Ces jeunes mobiles, qui n’avaient certainement jamais vu le feu, se jetaient à plat ventre, tous en bloc, officiers et soldats, puis se relevaient quand la volée de fer avait passé. — En avant! cria une voix forte. — En avant! répétèrent nos officiers. En un clin d’œil nous fûmes sur pied comme enlevés par une secousse électrique, et un vif élan nous porta du côté de l’ennemi. En quelques bonds, ceux qui couraient le plus vite touchèrent aux tranchées où la veille nos grand’gardes avaient été surprises; quelques-uns n’y parvinrent pas. Au moment où j’y arrivais, un grand zouave qui me précédait s’effaça subitement. Je n’eus que le temps, emporté par ma course, de sauter par-dessus son corps qu’un dernier spasme agitait. Aucun Prussien dans les tranchées; mais quel spectacle nous y attendait! Partout des sacs, des képis, des bidons, des ustensiles de campement, des cartouchières, et parmi tous ces objets des hommes étendus pêle-mêle ! Tous les sacs étaient éventrés, laissant éparses sur le sol des lettres par douzaines. Je me baissai et en pris une au hasard. Elle commençait par ces mots : « Mon cher fils, comme c’est ta fête dans quatre jours, je t’envoie dix francs..., ta petite sœur y est pour vingt sous. Quand tu écriras, n’en dis rien à ton père... » Je laissai tomber la lettre. Il y avait par terre devant moi un pauvre grenadier dont la tête était brisée.

Une halte nous réunit près d’une espèce de remblai où chacun se tint sur le qui-vive, le doigt sur la gâchette, prêt à faire feu et le faisant quelquefois. Nous avions devant nous des lignes de fumée blanche d’où sortaient des projectiles. J’étais fait à ce bruit, qui n’avait plus le don de m’émouvoir; je savais que la mort qui vole dans ce tapage ne s’en dégage pas aussi souvent qu’on le croit. Tout siffle, tout éclate, et on se retrouve vivant debout après la bataille comme le matin au sortir de la tente; mais ce qui m’étonnait encore, c’était le temps qu’on passait à chercher un ennemi qu’on ne découvrait jamais. On ne se doutait de sa présence que par les obus qu’il nous envoyait. Il en venait du fond des bois, des coteaux, des vallons, des villages, et par rafales, et personne ne savait au juste où manœuvraient les régimens que ces feux violens protégeaient. J’avais présens à la mémoire ces tableaux et ces images où l’on voit des soldats qui combattent à l’arme blanche et se chargent, avec furie; au lieu de ces luttes héroïques, j’avais le spectacle de longs duels d’artillerie auxquels l’infanterie servait de témoin ou de complice, selon les heures et la disposition du terrain. L’inquiétude des premiers momens éteinte, ce que j’éprouvais, c’était l’impatience. Ces temps d’arrêt toujours renouvelés, ces courses qui n’aboutissaient à aucune rencontre, me causaient une sorte d’exaspération morale dont j’avais peine à me défendre. Je commençai à comprendre le sens profond d’un mot qui m’avait été dit par un vieux compagnon à qui je demandais à quoi sert une baïonnette. — Cela sert à faire peur, — m’avait-il répondu. Au plus fort de mes réflexions, une balle égratigna la terre à cinq pouces de ma tête, sur ma gauche, et un éclat d’obus rebondit sur un caillou qu’il brisa à ma droite. — Toi, tu peux être tranquille, me dit un camarade, jamais rien ne t’écorchera la peau.

La nuit se faisait. Un capitaine prit avec lui une section et la plaça en grand’ garde. J’étais de ceux qui restaient sur le remblai. On nous permit de nous étendre par terre, à la condition de ne rien déboucler ni du sac ni de l’équipement, et d’avoir toujours le fusil à portée de la main. J’eus bientôt fait de mettre bas mon sac et de me coucher dans un creux, le chassepot entre les jambes. J’avais les paupières lourdes, et mes yeux se fermaient malgré moi. Il fallait que la fatigue fut terrible pour nous permettre de dormir par le froid qu’il faisait depuis deux ou trois jours. La terre avait la dureté du caillou; le thermomètre, à ce qu’on me dit après, marquait 14 degrés. Au bout d’un certain temps, j’ouvris les yeux; un ciel brillant resplendissait au-dessus de ma tête; les étoiles étaient comme des pointes de feu. Rien ne remuait autour de moi; je me sentais glacé. Je me levai pour marcher un peu et ramener la circulation par l’exercice; mes mains avaient la raideur du bois, elles ne m’obéissaient plus. Comment aurais-je fait s’il m’avait fallu prendre mon chassepot? Quelques coups de canon retentissaient au loin, un grand silence m’entourait. Je m’écartai du remblai. Mes pieds tout à coup heurtèrent un obstacle qui avait la rigidité d’un tronc d’arbre. Je trébuchai; c’était un cadavre raide et froid, parfaitement gelé. Le corps que je soulevai retomba lourdement tout d’une pièce sur le sol, avec un bruit dur; d’autres cadavres étaient répandus çâ et là dans toutes les attitudes. La vue d’un mur crénelé dont la ligne blanche apparaissait vaguement dans la nuit me fit reconnaître l’endroit où l’avant-veille on avait déchaîné la moitié du régiment contre le parc de Villiers. Que de morts! Ils portaient presque tous l’uniforme des zouaves. On reconnaissait à la torsion de leurs membres ceux qui avaient fait quelques pas avant d’expirer; d’autres tenaient encore leur fusil avec le geste menaçant du combat. Plusieurs, étendus sur le dos, tournaient leur visage blanc vers le ciel; leurs lèvres ouvertes avaient laissé échapper un dernier cri. Toutes les sensations de la dernière minute se reflétaient comme figées par la mort sur leurs traits immobilisés. Il y avait de la stupeur, du désespoir, de la surprise, de l’effroi, puis les contractions de l’agonie. Le sentiment d’une tristesse sans bornes s’empara de moi, tandis que j’errais parmi ces cadavres dans la transparente obscurité de la nuit. J’allai de l’un à l’autre, cherchant à reconnaître ceux de mes amis que j’avais perdus; il en était deux que je tenais à revoir. Il me fallut retourner un certain nombre de ces morts couchés sur le ventre, le nez en terre. Quelques-uns, frappés à la tête, étaient méconnaissables; ils avaient comme un masque rouge sur un visage défiguré. Je me penchai pour les mieux voir; un frisson me prit quand l’un des deux amis que je cherchais m’apparut tordu et replié sur lui-même dans un creux. Il avait trois blessures faites par trois balles : l’une à la jambe, l’autre au bas-ventre; la troisième balle, entrée par la tempe, avait traversé la cervelle. Je m’agenouillai auprès de ce corps durci par la gelée; je n’y voyais plus bien. En passant mes mains sur sa veste, je sentis sous l’épaisseur du drap un objet qui avait échappé aux maraudeurs; c’était le portefeuille du pauvre mort. Je le pris et le serrai dans ma poche; je pleurais et me laissais pleurer. Un jour vint où je pus rapporter ce souvenir à sa famille; elle ne devait avoir pour consolation que de savoir que celui qu’elle regrettait était mort devant l’ennemi.

Quand je me relevai, j’avais froid jusqu’à la moelle des os. J’arrivai à un endroit où les cadavres des nôtres avaient été ramassés et couchés sur deux rangs. J’en comptai quarante-sept, parmi lesquels vingt-deux zouaves; le reste appartenait à la ligne et à la mobile, qui avaient solidement donné ; je ne savais ce que je faisais en les comptant. Parmi ces morts étendus dans les poses les plus terribles, il y avait un lieutenant-colonel de la mobile éventré par un obus; il paraissait dans la force de l’âge; l’une de ses mains était gantée, l’autre portait la trace d’une abominable mutilation : le quatrième doigt, le doigt annulaire, manquait; la trace de l’amputation était fraîche encore, on le lui avait coupé pour avoir la bague. Je jetai un dernier coup d’œil sur ce champ funèbre tout rempli de misères, et retournai vers ma compagnie, l’esprit noir, le cœur malade. Je marchai comme un homme ivre, voyant toujours ces faces livides, ces mains violettes, ces yeux éteints, et tous ces morts qui devaient attendre pendant huit jours leur sépulture. Je tombai sur mon sac comme une masse. Il n’y avait pas une demi-heure que je dormais d’un sommeil lourd lorsqu’un soldat vint me réveiller, et me prévint de la part de l’adjudant qu’une distribution de vivres allait avoir lieu à Petit-Bry, place de l’église, à une heure du matin. Je me frottai les yeux. Il était onze heures. Si je me rendormais, étais-je bien sûr de me réveiller à temps? La prudence me conseillait de marcher. C’étaient deux heures de cigarettes à fumer; mais l’idée de m’éloigner du bivouac ne me vint plus. Un peu avant une heure, grelottant sous ma couverture, je commençai à faire la revue des hommes qui devaient m’accompagner. Je n’y mettais pas moins de rudesse que d’activité; mais ceux que je secouais par les épaules se rendormaient tandis que je tirais leurs camarades par les jambes. L’un grognait, l’autre ronflait, aucun ne bougeait. Je me mis à jouer des pieds et des mains au hasard, marchant dans le tas. Le premier qui se leva voulut crier, je le fis taire d’un coup de poing; en une minute, la corvée était debout, presque éveillée. Marcher en tête de mes hommes, c’était m’exposer à en perdre la moitié chemin faisant. Je pris la queue du cortège et arrivai au lieu du rendez-vous. Il n’y avait personne sur la place de l’église; j’en fis le tour une fois, deux fois, trois fois : — rien, pas un soldat, pas un comptable; le village semblait mort. La corvée maugréait, battait la semelle, courait, frappait du pied. Deux heures sonnèrent, rien encore. Mes hommes allaient et venaient, cognant aux portes. Quelques-uns tombaient dans les coins et s’y rendormaient; j’aurais voulu faire comme eux. Le froid était abominable. J’envoyai dans toutes les directions, et, bien sûr enfin qu’il n’y aurait point de distribution à Petit-Bry, je m’en retournai au campement.

Vers six heures du matin, le pétillement de quelques coups de fusil me réveilla; ils partaient de la tranchée, où une section de ma compagnie était de grand’garde et nous couvrait. Chacun de nous prit son rang, sac au dos. La fusillade devint bientôt rapide et vive; les balles prussiennes passaient au-dessus de nos têtes par volées avec de longs sifflemens. Tout à coup notre capitaine donna le signal de l’attaque, et criant à gorge déployée : Attaou! Attaou ! ce mot terrible qui avait retenti à Wissembourg et dont les syllabes arabes signifient tue! tue !: il se précipita en avant. Nous le suivîmes. Il y eut un instant terrible où les balles s’éparpillaient au milieu de nous dru comme la grêle. Comment passe-t-on à travers cette pluie? mais nous étions lâchés comme une meute de chiens courans, et, bondissant à côté de ceux qui tombaient, toujours guidés par le farouche attaou du capitaine, nous atteignîmes en un instant la tranchée où les fusils à aiguille et les chassepots échangeaient leurs coups. Allais-je enfin avoir la joie d’un combat corps à corps? Les Prussiens, qui avaient joué le même jeu que la veille, mais avec moins de succès, pousseraient-ils en avant jusqu’à nos postes, ou resteraient-ils à portée de notre élan? J’espérais qu’un mouvement impétueux les amènerait jusqu’à la tranchée ou nous jetterait sur eux; mais il fallut enfin me rendre à l’évidence : ils ne tiraient presque plus, bientôt ils ne tirèrent plus du tout, et ordre nous fut donné de cesser le feu. C’était encore une occasion perdue. Ceux d’entre nous qui avaient de bons yeux se levaient sur la pointe du pied pour regarder au loin dans la plaine; nous étions à demi consolés quand nous avions deviné plus que découvert des points noirs épars dans l’ombre vague qui en estompait l’étendue. Des discussions s’engageaient alors pour savoir si chacun de ces points représentait un ennemi mort. Les plus fougueux voulaient s’en assurer par eux-mêmes; mais on avait ordre de ne point quitter la tranchée.

On la quitta cependant vers neuf heures pour aller tremper quelques débris de biscuit dans du café à cette même place où la veille tant d’obus avaient plu sur nous, et à quatre heures les régimens, les brigades, les divisions, toute l’armée s’ébranla. Je demandai à mon capitaine ce que cela signifiait. — Cela signifie, me dit-il, que nous abandonnons les positions conquises, et que les hommes tués sont morts. — Le bataillon n’était pas content; il avait compté sur une victoire, et c’était une retraite qu’on lui offrait. On lui fit repasser la Marne sur le même pont de bateaux qu’il connaissait et rentrer à Nogent; on allait retomber dans l’ennui et l’immobilité comme à Courbevoie, à cette différence près qu’au lieu de monter les grand’ gardes sur les bords de la Seine, on les monterait dans l’île des Loups, à côté du grand viaduc du chemin de fer.

Sur ce fond d’ennui et de découragement courait une trame légère de mauvaises nouvelles qui nous arrivaient de la province. Comment? Je ne sais pas; c’étaient des rumeurs qui disaient la vérité. Nos conversations le soir, autour d’un morceau de cheval étique, dans les malheureuses maisons où nous avions abrité nos fournimens, n’étaient pas gaies. On riait encore quelquefois, mais pas beaucoup; on sentait que l’état-major ne croyait pas à la possibilité ni même à l’utilité de la défense. Son scepticisme le paralysait en même temps que la jactance du gouvernement endormait Paris. Aucun de nous ne faisait plus attention à l’échange continuel d’obus qui se faisait entre les lignes prussiennes et la ligne des forts.

Ces jours noirs de décembre, mêlés de coups de vent et de rafales de neige, me semblaient interminables. A des matins brumeux succédaient des soirées froides et des nuits glaciales. Le regard se fatiguait à suivre les lignes sombres des arbres courant aux deux côtés des routes blanches : partout la neige, on songeait à la Russie. La pensée n’avait plus ni ressort, ni chaleur. Sur ces entrefaites, j’appris qu’on formait un bataillon de francs-tireurs au moyen de quatre compagnies prises dans chacun des quatre régimens de la division, qui se composait alors du 4e régiment de zouaves et du régiment des mobiles de Seine-et-Marne réunis sous le commandement du général Fournès, et du 135e de ligne avec les mobiles du Morbihan embrigadés sous les ordres du colonel Colonieu, faisant fonction de général. J’avais été nommé caporal-fourrier à l’affaire de Champigny; mais, pour entrer dans le corps des francs-tireurs, je n’hésitai pas à déposer un galon et à redevenir simplement caporal. Je voyais dans ces quatre mots : bataillon des francs-tireurs, toute une perspective de combats et d’aventures où les coups de fusil ne manqueraient pas. Je ne voulais pas d’ailleurs me séparer de mon capitaine.

Le hasard donna raison à mes prévisions, et rompit la monotonie de notre existence. La nouvelle se répandit un soir que le lendemain 20 décembre nous entrerions en expédition. Comment le savait-on? quelle bouche indiscrète faisait ainsi descendre à l’avance du général en chef au soldat le jour et l’heure des prises d’armes? C’est ce qu’il nous était impossible de deviner; mais quelqu’un, fée ou femme, se chargeait toujours d’avertir l’armée, et le secret, qui avait toute liberté d’aller et de venir, ne tardait pas à franchir les avant-postes. Que de choses ne racontait-on pas entre camarades, le soir, en fumant une pauvre pipe! La confiance était partie. La nouvelle de cette prochaine sortie fut donc accueillie avec une ardeur hésitante; on n’y voyait que l’occasion de remuer un peu. Un sergent qui tisonnait le feu dans une chambre sans fenêtre, où il ne restait qu’un vase de fleurs artificielles sous son globe de verre, se tourna du côté du narrateur, et d’une voix sèche : — Où doit-on reculer demain? dit-il. — Ce mot sanglant traduisait les sentimens du soldat. Il ne croyait plus à la victoire, parce qu’il ne croyait plus aux chefs. Dans de telles conditions, les régimens marchent avec la déroute suspendue à la semelle de leurs souliers.

Un mouvement rapprocha mon bataillon du village de Rosny, où les maraudeurs n’avaient laissé ni une porte, ni une persienne, ni un volet. Les maisons avec leurs fenêtres béantes ne cachaient plus un habitant, si ce n’est çà et là quelques misérables fugitifs qui remuaient dans les caves. Le lendemain, à quatre heures du matin, le régiment s’ébranla, et à la faveur de la nuit noire, traversant le canal de l’Ourcq, il vint camper à 2 kilomètres de la ferme de Groslay, à l’abri de quelques maisons. On savait à peu près que l’affaire du Bourget allait recommencer.

Il y avait dans le corps de logis derrière lequel ma compagnie se massait des éclaireurs d’un corps franc; on ne manqua pas de les questionner. Un officier, qui avait de grandes bottes molles et des moustaches farouches avec deux revolvers pendus à la ceinture, hocha la tête d’un air d’importance. — Les Prussiens ont là des retranchemens et une pièce de canon, dit-il. — Nous devions nous en emparer coûte que coûte et nous y maintenir. L’ordre vint subitement de nous déployer en tirailleurs. C’était une besogne qui revenait de droit à la compagnie des francs-tireurs. Mon lieutenant prit la gauche; j’étais en serre-file à la droite, et nous marchions fort vite. La rapidité dans ces occasions diminue le péril. A peine avais-je fait une centaine de pas qu’une patrouille de cavalerie vint faire le tour de la ferme. On envoya quelques balles dans le tas, et la patrouille disparut au galop. Il ne fallait plus perdre une minute. Nos officiers néanmoins, qui avaient la responsabilité du mouvement, agissaient avec une certaine circonspection, et nous engageaient, tout en avançant, à nous défiler de la mitraille. — Gare au canon! disions-nous, et nous marchions toujours. Rien ne remuait dans la ferme. On en distinguait parfaitement les bâtimens et les enclos. Je vis alors un homme qui était en sentinelle sur un toit; mais à peine l’avais-je aperçu qu’il disparut par une lucarne avec la promptitude d’une grenouille qui saute dans une mare. On se mit à courir; l’imprudence devenait de la prudence. Il ne fallait pas laisser au fameux canon le loisir de nous viser. Chacun de nous jouait des jambes à qui mieux mieux. Je tenais la tête de l’attaque avec cinq ou six camarades. Les balles allaient partir sans doute. Rien encore; nous redoublons d’élan, nous touchons aux murs, nous entrons et nous apercevons un cheval mort auprès d’un bon feu. De canon point, et d’ennemis pas davantage. Nous étions exaspérés. Il fallait cependant mettre la ferme en état de défense au cas d’un retour offensif; chacun s’y employa. Je roulais force tonneaux le long des murs sur lesquels j’ajustai force planches, ce qui formait un assemblage de tréteaux bons pour la fusillade. Quand j’avais les mains engourdies par le froid, j’allais les réchauffer à un grand feu qui brûlait dans la cour et qu’on alimentait avec mille débris. Le génie arriva et pratiqua des meurtrières avec des tranchées auprès desquelles on plaça des sentinelles. Au plus fort de cette besogne, et Dieu sait si on la menait bon train, le colonel Colonieu vint nous rendre visite. On apprit ainsi qu’on se battait du côté du Bourget. A son tour, un officier d’état-major arriva au grand galop et nous demanda où était le général de Bellemare. Nous n’en savions rien. Un autre survint, puis un autre encore, puis un quatrième, puis un cinquième. Toujours même réponse. Il y en avait parmi nous qui trouvaient singulier qu’un officier ne sût pas où trouver le général qui commandait la division. Avec le cinquième officier arriva un premier obus. Il éclata en arrière de la ferme. — Trop long! dit Michel. Un second éclata en avant. — Trop court, reprit-il. Un troisième tomba sur un toit qu’il effondra ; les Prussiens avaient rectifié leur tir. Un peu d’infanterie se montra au loin; on courut aux meurtrières. Là je fis connaissance avec un nouveau genre de supplice qui avait son âpreté. Un courant d’air terrible s’établit dans ces ouvertures pratiquées en pleins moellons, et, quand le thermomètre descend à 12 degrés, il acquiert une violence qui coupe le visage et le rend bleu. Les yeux s’enflamment et n’y voient plus. Cette infanterie que nous avions aperçue n’arrivait pas, mais les obus ne cessaient pas de pleuvoir avec une précision qui ne se démentait plus. Un projectile abattait un pan de mur qui s’écroulait sur ses défenseurs; un autre éclatait dans une tranchée d’où il faisait voler des lambeaux de chair avec des paquets de terre. Un seul obus nous vint en aide en tuant un cheval qui servit au ravitaillement de la compagnie Nous tenions bon cependant, et depuis quelques heures, de cinq minutes en cinq minutes, on relayait les camarades aux meurtrières, lorsque à six heures du soir ordre vint d’évacuer la ferme. Une main frappa mon épaule. — Te l’avais-je dit! s’écria Michel.

— Je n’avais rien à répondre, et à mon rang, le fusil sur l’épaule, je suivis ma compagnie, qui avait pour mission de couvrir la retraite de la division de Bellemare. Vers neuf heures, nous arrivions à Bondy, où, en attendant les ordres, quelques-uns de nos hommes, harassés de fatigue, dormaient debout, le sac au dos, les mains sur le fusil.

Deux ou trois jours se passèrent là en pleine misère; parfois on avait l’abri de quelque maison à laquelle on arrachait une poutre ou un reste de parquet pour faire du feu; parfois on campait sur la route et dans la neige. Le froid nous rongeait. Il semblait s’immobiliser dans son intensité. On attendait le matin, on attendait le soir; les heures se passaient dans ces longues attentes, l’arme au pied ou les fusils en faisceaux. On s’engourdissait dans l’épuisement. Ce fut le moment que mon capitaine choisit pour tomber malade. Il traînait depuis quelque temps malgré sa jeunesse et son énergie. Un soir, la fièvre le prit; il eut froid, il eut chaud; il se laissa tomber sur quelques brins de paille et y resta à demi mort. Un médecin qui passait par là s’arrêta et me déclara qu’il avait la petite vérole. — S’il en revient, ce sera drôle. — Il faisait un froid de 14 degrés. Pour remède rien que de l’eau-de-vie et de la neige fondue que je lui faisais boire alternativement. Quand il avait faim, il mâchait un morceau de cheval cru; je lui donnais ce que j’avais sous la main. Je lui demandai s’il voulait être porté à l’ambulance.

— Jamais! cria-t-il. — La fièvre le secouait toujours, et ses dents claquaient. Son visage était d’un rouge sombre; mais, comme je n’y voyais pas de boutons, je croyais que le docteur s’était trompé. Le bataillon cependant campait de ci, de là, un jour au bord du canal de l’Ourcq, en plein air, un jour à Noisy-le-Sec, dans une salle de bal. Je ne quittais pas mon capitaine, qui de son côté m’offrait toujours la moitié de sa botte de paille, quand il en avait une; nous dormions sous la même couverture. Le cinquième jour, il était à peu près rétabli. Le docteur revint et le trouva déchirant à coups de dents un beefsteak de cheval cuit sur un lit de braise et buvant dans une tasse de fer-blanc un mélange de glace et d’eau-de-vie. Il n’en voulait pas croire ses yeux. — Ma foi, dit-il, vous avez tué la petite vérole, c’est un miracle!

Nous étions alors en cantonnement à la ferme de Londeau, à mi-chemin entre le fort de Rosny et le fort de Noisy-le-Sec. Chacune des compagnies du bataillon des francs-tireurs devait être de grand’ garde à tour de rôle le long du chemin de fer, entre les stations de Rosny et de Noisy. Il se passait quelquefois d’étranges choses autour de ces cantonnemens lointains. Si les Prussiens ne se gênaient pas pour frapper de réquisitions les villages qu’ils occupaient, ceux qui groupaient leurs maisons à l’ombre de nos forts avaient d’autres ennemis à redouter. Les soldats se chauffaient comme ils pouvaient, et il est bien difficile de se montrer d’une sévérité absolue envers des malheureux qui cherchaient çà et là, aux dépens des propriétaires, quelques pièces de bois pour rendre un peu de vie à leurs membres engourdis. Certes ils ne respectaient pas toujours les portes et les fenêtres des habitations abandonnées; mais le thermomètre marquait 14 et 15 degrés, nous étions souvent sans abri, et, par les nuits glaciales que nous subissions, les cas de congélation étaient fréquens. Que ceux qui n’ont jamais péché nous jettent la première pierre! Mais que dire des spéculateurs que nous envoyait Paris? Un matin j’ai vu, de mes yeux vu, un officier de la garde nationale arriver en tapissière, et, accompagné d’un ami, exécuter une véritable razzia aux dépens des portes et des persiennes du voisinage. Il choisissait son butin, ne dédaignait pas d’y comprendre quelques volets mêlés de jalousies, et, sa tapissière bien chargée, il s’en retournait faisant claquer son fouet, le képi sur l’oreille. C’était probablement un entrepreneur qui faisait provision pour la saison prochaine, et ne voulait pas que sa clientèle eût à souffrir d’aucun retard. D’autres industriels venaient à la suite, que les scrupules n’embarrassaient pas davantage.

Notre situation à cette extrémité de nos lignes et les promenades qu’elle entraînait donnaient à notre vie un caractère en quelque sorte monacal. Si Paris ne savait rien de ce qui se passait en province, nous ne savions rien de ce qui se passait à Paris; nous sentions cependant que cela ne pouvait pas durer toujours, faute de cheval. — Que peut-on faire là dedans? disions-nous quelquefois, tout en rendant visite aux postes avancés échelonnés le long de la ligne, à cinq cents mètres les uns des autres, et gardés eux-mêmes par des sentinelles fixes et des sentinelles volantes qui n’étaient pas à plus de cent mètres des vedettes prussiennes. Ces sentinelles, tapies dans un trou ou dissimulées derrière un bouquet d’arbres, avaient ordre de ne jamais allumer de feu pour ne pas attirer l’attention de l’ennemi. Si le froid les engourdissait, les obus les réveillaient. Il en tombait toujours quelqu’un en-deçà ou au-delà du remblai du chemin de fer. C’était l’aubaine accoutumée quand on allait relever les sentinelles ou porter les vivres aux postes avancés. Les précautions diminuaient le péril, mais ne le faisaient pas disparaître; trop de lunettes nous observaient. Un matin, au moment où ma corvée débouchait d’un chemin creux, sept ou huit obus éclatèrent. Chacun de nous se crut mort. La corvée n’y perdit qu’un bidon enlevé des mains d’un zouave. En revanche, combien de nos pauvres camarades qu’on ramenait les pieds gelés des tranchées où ils passaient la nuit!

La ferme de Londeau avait eu le sort de la ferme de Groslay. Prise pour point de mire, elle était effondrée en dix endroits. Le bataillon des francs-tireurs, qui en avait fait son quartier-général, dut l’abandonner pour se cantonner à Malassise, tandis que la division tout entière se retirait à Noisy-le-Sec, et de Noisy-le-Sec à Montreuil et à Bagnolet. Il ne fallait pas être un stratégiste de premier ordre pour comprendre que le cercle dans lequel l’armée prussienne étreignait Paris allait se rétrécissant.

J’avais profité d’un jour de répit pour demander à mon commandant l’autorisation de me rendre à Paris, que je n’avais pas vu depuis plus d’un mois. Il me l’accorda volontiers, et je pris le chemin de la porte de Romainville, où un hasard propice me fit rencontrer un de mes amis qui, en sa nouvelle qualité d’officier d’état-major du secteur, me fit passer tout de suite. Il me sembla que je tombais d’une fournaise dans une baignoire. On n’avait de la guerre que le bruit éloigné de la canonnade. Les omnibus roulaient; il y avait du monde sur les boulevards, les cafés étaient pleins; partout les mêmes habitudes et les mêmes conversations ; dans les rues seulement, une débauche de gardes nationaux. — Trop de képis! trop de képis ! me disais-je.

Quand je retournai à Malassise, le bataillon des francs-tireurs, exempté du service des tranchées et des grand’gardes, allait entreprendre un service plus actif. Il s’agissait d’expéditions nocturnes où les qualités individuelles trouveraient des occasions de se manifester. Mon capitaine me prit à part pour m’app rendre qu’un de nos trois sergens ayant été blessé j’étais appelé à l’honneur de le remplacer, et que je remplirais en même temps les fonctions de sergent-major. — Et soyez tranquille, ajouta-t-il, vous aurez votre part des expéditions de nuit. — Un soir en effet, le bataillon prit les armes tout à coup. Il pouvait être dix heures. Il faisait une nuit claire. C’était le temps où l’on avait abandonné un peu lestement le plateau d’Avron en y laissant des masses de munitions, ce même plateau dont la possession devait porter un coup funeste à l’armée prussienne, — après avoir rempli de joie le cœur des Parisiens, si prompt aux espérances. Tout en marchant, on cherchait à deviner quel motif nous avait fait mettre sac au dos ; mais un flair particulier anime le soldat dans ces sortes d’occasions et lui fait tout comprendre sans qu’on lui ait rien dit. Certains obus arrivaient depuis quelque temps qui nous gênaient et nous inquiétaient. D’où venaient-ils? On eut bientôt dans la compagnie le sentiment qu’on nous envoyait à la découverte de la batterie mystérieuse qui les tirait ; on savait en outre que toute la brigade devait sortir.

Malassise abandonné, on piqua droit vers le fort de Rosny, sur lequel pleuvaient les obus; on en voyait passer par douzaines comme d’énormes étoiles filantes. C’était la plus jolie des illuminations : c’était parmi nous une affaire d’amour-propre de ne plus y prendre garde; mais tous n’y réussissaient pas malgré une bravoure incontestée. Nous étions alors sur la gauche du fort suivant la route qui conduit au village. Des obus mal pointés négligeaient le fort et tombaient de ci de là sur les deux côtés de la route; il s’agissait de ne pas baisser la tête. Chacun de nous observait son voisin; des paris s’engageaient. Ce n’était rien, et c’était beaucoup. Qui réussissait une première fois échouait un moment après. C’étaient soudain de grands éclats de rire et des huées. Mon vieux médaillé de Crimée y trouvait moyen de faire ample provision de petits verres. Il avait des nerfs d’acier; je crois qu’il eut allumé sa pipe à la mèche d’une bombe.

Ainsi parlant et riant, la compagnie arrive à Rosny. Le village était mort; le vent se jouait à travers les maisons. Nous commencions à nous engager dans les tranchées qui creusaient le plateau d’Avron; la brigade nous suivait et les occupait tour à tour après nous. Il ne fallait plus ni rire, ni crier. Bientôt, nous étions à côté de Villemonble, devant le parc de Beauséjour. Deux douzaines de petites maisons, séparées les unes des autres par des enclos fermés de murs, s’élevaient çà et là. Le moment était venu de reconnaître le terrain, lorsqu’un ver da vigoureusement accentué nous arrêta net. Chaque soldat resta immobile à sa place, attendant le signal; un coup de sifflet lancé par notre lieutenant le donna. Quels bonds alors ! Huit ou dix coups de feu partirent sans nous atteindre, mais nos baïonnettes ne trouvèrent rien devant elles. La vedette ennemie avait décampé ; un sac cependant resta en notre pouvoir, un sac seulement, mais quel sac! Il est devenu légendaire dans l’histoire de la campagne. Un zouave en fit l’inventaire à haute voix comme un commissaire-priseur, devant un cercle de curieux qui riaient aux éclats. Ah ! le bon père de famille et l’aimable époux! Il y avait là dedans, mêlés à une petite provision de tabac et à un gros morceau de lard, une paire de souliers vernis, trois paires de bas de soie, deux jupons de femme, un autre en laine, un encore en fine toile garni de valencienne, deux cravates de satin, une robe de petite fille ornée d’effilés, de bonnes pantoufles bien chaudes, que sais-je encore? une camisole, deux bonnets, quatre mouchoirs de batiste, une garde-robe complète enfin, et de plus un portefeuille contenant les photographies de la famille entière. Le sac vidé, il fut impossible de le remplir de nouveau, tant ces objets étaient empilés avec art.

La capture d’un Saxon qui s’était blotti dans le grenier d’une maison où brûlait un bon petit feu acheva de nous mettre en gaité. Je m’aperçus en cet instant que le capitaine de la compagnie était en conférence avec le commandant du bataillon. — Tu vas voir, me dit tout bas le médaillé, on attend quelque chose, et on va nous inviter à nous reposer. — Il ne se trompait pas, on attendait une compagnie de francs-tireurs de la division Butter qui devait flanquer notre droite, et on nous donna l’ordre de nous coucher à plat ventre dans la neige. Il faisait un clair de lune magnifique; le plateau d’Avron était tout blanc; nous regardions devant nous, ne soufflant mot, si ce n’est à l’oreille d’un camarade. Une voix m’appela; le commandant avait demandé à mon capitaine de lui désigner un sous-officier pour aller à la recherche de cette compagnie qui n’arrivait pas et l’amener. Le capitaine m’avait nommé. Je reçus ordre de battre le plateau dans tous les sens. — Allez, et bonne chance! me dit mon capitaine, qui ne semblait pas tranquille. Je mis le sabre-baïonnette au bout de mon chassepot, et m’éloignai à grandes enjambées. — J’étais certainement flatté du choix que le ressuscité, — c’était ainsi que dans nos heures d’intimité j’appelais le capitaine R..., — avait fait de ma personne; mais je n’étais que médiocrement rassuré. Au bout de quelques minutes, je me trouvai seul dans l’immensité du plateau, errant sur un linceul de neige épaisse qui étouffait le bruit de mes pas. Je me faisais l’effet d’un fantôme. Rien autour moi; j’avais perdu de vue mes compagnons. Un silence sans bornes, intense, profond, m’entourait; j’entendais les battemens de mon cœur. Un coup de fusil dont j’aurais à peine le temps de voir l’éclair n’allait-il pas tout à l’heure me jeter par terre, ou bien n’aurais-je pas la malechance de tomber brusquement dans une embuscade qui me ferait prisonnier? Ces réflexions ne m’empêchaient pas de marcher au hasard, tantôt le long d’une muraille, et profitant de la zone d’ombre qu’elle répandait, tantôt à travers champs. Des rires silencieux me prenaient au souvenir de Deerslayer cherchant la piste des Sioux dans les prairies du continent américain, des rires un peu nerveux. J’avançais toujours, le regard inquiet, l’oreille tendue. Quelquefois je m’arrêtais; j’écoutais, je prenais le vent; rien, toujours rien, et je continuais, bien résolu à ne rentrer qu’après avoir parcouru l’étendue entière du plateau. Il y avait déjà plus d’une demi-heure que j’errais ainsi, et cette demi-heure m’avait paru plus longue qu’une longue nuit, lorsqu’à une distance de 600 mètres à peu près j’aperçus aux vifs reflets de la neige le scintillement de quelques baïonnettes qui semblaient se mouvoir. Elles brillaient et s’éteignaient tour à tour, rapidement, au clair de lune. Je m’étais accroupi à l’abri d’une broussaille; ce ne pouvait être des Prussiens, En gens pratiques qui évitent l’éclat et le bruit, ils n’arment leurs fantassins que de baïonnettes en acier bruni qui ne lancent point d’éclairs, et les glissent dans des fourreaux de cuir qui ne dégagent aucun son, quelle que soit la vivacité de la marche. Tout à fait raffermi par cette courte réflexion, je m’avançai jusqu’à 300 mètres, et la main sur la gâchette, le fusil armé, d’une voix de Stentor, je criai : Qui vive! Une voix répondit : France! Mais je ne voulais pas être la victime d’une ruse de guerre. Savais-je si je n’avais pas affaire à une patrouille ennemie imitant nos allures et parlant notre langue? Je criai donc à la patrouille de venir me reconnaître; une ombre se détacha du groupe indécis qui faisait tache sur la neige devant moi, et s’avança : c’était le capitaine de la compagnie que je cherchais. Si j’étais content de l’avoir découvert, il ne l’était pas moins de m’avoir rencontré. J’avais été éclaireur, je devins guide, et la compagnie des francs-tireurs que nous attendions opéra son mouvement.

Pendant que je marchais à côté du capitaine, un échange de coups de fusil m’annonça que nos avant-postes causaient avec les avant-postes ennemis. On avait commencé le long des murailles du parc de Beauséjour le travail de la mine. Le génie et les pioches étaient à l’œuvre; les pierres tombaient; on allait faire l’essai de la dynamite sur un gros pan de mur. J’arrivai à temps pour assister à cette expérience. Je ne veux pas dire du mal de ce nouvel agent chimique, ni nuire à sa réputation ; mais ses débuts dans la carrière de la destruction ne me semblèrent pas heureux : deux détonations pareilles à deux coups de canon nous apprirent que la dynamite venait de faire explosion. On courut au mur qu’elle avait pour mission de mettre en poudre; on y découvrit deux trous de 50 centimètres carrés chacun : c’était un médiocre résultat, après deux heures de travail surtout. Il marqua cette nuit la fin de notre expédition.

Ces promenades aventureuses se renouvelaient trois fois par semaine à peu près. On n’était prévenu du départ qu’au moment de prendre les armes. Le péril était l’assaisonnement de ces expéditions ; il n’était déplaisant que lorsqu’une négligence en était la cause, et je dois ajouter tristement que les balles prussiennes n’étaient pas toujours les seules qu’on eût à craindre. Il arrivait quelquefois que l’officier de grand’garde, enveloppé de sa couverture, confiait la surveillance de ses hommes au sergent-major ; celui-ci, qu’un tel exemple encourageait, passait la consigne au caporal, qui s’en déchargeait sur un soldat, et de chute en chute la garde du campement incombait à une sentinelle qui s’endormait. Quant à nos ennemis, ils ne se laissaient jamais prendre en flagrant délit de négligence. Point de lacune dans leur discipline ; ils reculaient souvent devant nos attaques, mais jamais ils n’étaient surpris.

On pouvait constater chaque jour le rétrécissement du cercle meurtrier tracé par leurs obus. Le campement où l’on était presque à l’abri la veille recevait de telles visites le lendemain, qu’il fallait prendre gîte ailleurs. C’était le métier du soldat, et aucun de nous ne songeait à s’en plaindre ; mais les pauvres habitans qui gardaient leurs toits jusqu’à la dernière heure gémissaient et ne se décidaient à déménager que lorsque quelques-uns d’entre eux avaient arrosé de leur sang leurs foyers menacés. Quel tumulte un matin et quel désespoir à Montreuil ! Pendant la nuit, les obus prussiens, passant par-dessus les forts, étaient tombés jusque sur la place du village. Le jour ne sembla que donner plus de certitude et plus de rapidité à leur vol. Il fallut en toute hâte enlever les meubles les plus précieux, atteler les charrettes, fermer les portes et abandonner ces espaliers cultivés avec tant d’amour. Les malheureux émigrans ne se crurent en sûreté qu’à l’ombre du donjon de Vincennes.

Quelque temps après, au moment où le sommeil engourdissait les francs-tireurs de la compagnie, à dix heures du soir, un appel me fit sauter sur mes jambes. Ordre était donné de prendre les armes. Le chassepot sur l’épaule, la cartouchière au flanc, le sabre-baïonnette passé dans la ceinture pour éviter le cliquetis métallique du fourreau, sans sacs, nous marchions lestement. Je me glissai du côté du capitaine, et j’appris que la compagnie avait pour mission de pousser jusqu’à Villemonble par la droite du plateau d’Avron et de rabattre par le versant gauche. Tout en filant vers Rosny en belle humeur, nous regardions les obus qui coupaient la route à intervalles inégaux, tantôt en avant, tantôt en arrière. Les grand’gardes traversées, la compagnie, soutenue par des francs-tireurs du Morbihan, si brillamment conduits par M. G. de C…, aborda le plateau. Le capitaine alors me confia huit hommes avec ordre de les éparpiller piller en tirailleurs. Dans ces sortes de reconnaissances, on avait pour coutume de choisir des Alsaciens et des Lorrains, dont le langage pouvait tromper l’ennemi; j’avais moi-même attrapé quelques mots d’allemand dont je me servais dans les occasions délicates. L’un des tirailleurs vint me dire tout, bas qu’il avait aperçu des ombres errant parmi les maisons et les enclos dont le damier s’étendait autour de nous. Je n’hésitai pas, et puisant dans mon vocabulaire : for wchnell, sacrament !! m’écriai-je. Mes huit Alsaciens s’élancent et fouillent les maisons. Rien dans les appartemens, rien dans les cours; mais des empreintes de pas se voyaient dans la neige fraîchement creusées. C’était une indication suffisante pour nous engager à continuer notre marche, et j’allai toujours répétant schnell ! schnell ! Je venais d’obliquer à gauche sur le commandement du capitaine, lorsqu’après avoir franchi 200 mètres à peu près quelques balles nous sifflèrent dans le dos. Il fallait qu’il y eût par là des fusils Dreyse. Mes tirailleurs pirouettèrent sur leurs talons, allongeant le pas. Quelque chose alors attira mon attention. J’avais devant moi, dans la douteuse clarté du plateau, sept ou huit ombres qui avaient l’apparence immobile de troncs d’arbre, le m’étais arrêté, les regardant. — Ya, ya, me dit un Alsacien. A peine avait-il parlé, que deux de ces arbres morts se mirent à courir à toutes jambes. Je m’élançai sur leurs traces, et, pris malgré moi d’un rire fou, j’entremêlai ma course de tous les mots germains que me fournissait ma mémoire. Les Alsaciens s’en mêlant, la fuite des troncs d’arbre se ralentit; quand je ne me vis plus qu’à 15 mètres de leur ombre, criant à tue-tête : A la baïonnette ! je sautai sur eux.

Ce cri français fut pour les fugitifs un coup de foudre. Ils se virent perdus, et, tombant à genoux, tremblant de peur et tendant leurs fusils : Halte, camarades, halte, pas Prussiens, Saxons! Saxons! Ils étaient plus morts que vifs, et croyaient toujours qu’on allait les fusiller. Le plus petit d’entre eux, — ils étaient cinq, — me dépassait de toute la tête. Leur surprise égalait leur suffocation. Ils parlaient par monosyllabes et tressaillaient au moindre mouvement que faisaient les zouaves de leur escorte. Ce ne fut qu’après avoir avalé quelques gorgées de café et fumé la pipe dans notre cantonnement qu’ils reprirent leurs sens et se mirent à causer. En entendant prononcer le nom du général Ducrot, le sergent de la bande poussa un cri : Tugrot ! ya, ya, Tiiyrot ! Ich kenne ihn !l dit-il. — C’était lui, à ce qu’il prétendait, qui avait monté la garde à la porte du général à Sedan; c’était peut-être vrai.

On était au mois de janvier, et une attaque contre les lignes prussiennes, du côté de Montretout, avait été décidée dans les conseils de la défense. On racontait vaguement que la garde nationale serait de la fête. Il était impossible qu’en pareille circonstance le 4e zouaves fût oublié. Dès le lendemain, un billet d’invitation nous arriva, et, à la tête de la division, le régiment tout entier rentra par la barrière du Trône, traversa le faubourg et la rue Saint-Antoine, la rue de Rivoli, les Champs-Elysées, et ne s’arrêta qu’à Courbevoie. Nous avions ce pressentiment que nous allions tirer nos derniers coups de fusil, et que nous les tirerions inutilement.

Il était quatre heures et demie, — c’était le 17, — quand on forma les faisceaux auprès du rond-point de Courbevoie. Ah! j’en connaissais toutes les maisons ! Pendant la nuit et la journée du lendemain, de grandes colonnes d’infanterie et d’artillerie passèrent auprès de nous. Des bataillons de marche pris dans la garde nationale parurent enfin. C’était la première fois qu’on les menait au feu. Ils marchaient en bon ordre et d’un pas ferme, A minuit, mon capitaine reçut ordre de se rendre chez le commandant du bataillon; je l’accompagnai. Quand il sortit : — C’est pour demain, me dit-il. La compagnie fut avertie de se tenir prête à quatre heures du matin.

A quatre heures du matin, elle était rangée en bataille. Il faisait une nuit épaisse. On entendait partout dans la plaine que commandait la batterie du Gibet le bruissement sourd des régi mens en marche. Le 4e zouaves avait été le premier à s’ébranler; il s’avançait lentement dans les champs détrempés, où le poids énorme de notre équipement nous faisait enfoncer à chaque pas; parfois, mais pour quelques minutes, on s’arrêtait, et les hommes, appuyant le sac sur le canon de leur fusil, se reposaient. Des lueurs pâles commençaient à blanchir l’horizon; les squelettes des arbres se dessinaient en noir dans cette clarté. La masse obscure du Mont-Valérien s’arrondissait à notre gauche comme une bosse gigantesque. Le pépiement des moineaux sortait des haies, des corbeaux voletaient lourdement çà et là, et s’abattaient dans les champs, remplis encore de ce silence qui donne à la nuit sa majesté. Qui le croirait? dans cette ombre incertaine, nous cherchions La Fouilleuse, que les troupes françaises occupaient depuis un mois, et aucun officier d’état-major ne savait où cette fameuse ferme pouvait se trouver. Des marches mêlées de contre-marches nous la firent enfin découvrir. Il faisait encore sombre. Des brouillards rampaient dans la plaine, des paquets de boue s’attachaient à mes bottes, car j’avais de grandes bottes comme les officiers : on n’était plus au temps où l’on se renfermait dans la stricte observation des ordonnances; mais cette Fouilleuse tant cherchée et trouée par tant de projectiles ne devait pas nous retenir. Un mouvement rapide nous fit pousser plus avant, et, la laissant sur notre gauche, nous vînmes prendre position en face du parc de Buzenval. Michel me serra la main; il avait l’air triste. — Qui sait? me dit-il. Le spectacle que j’avais sous les yeux était grandiose. La clarté commençait à se dégager de l’ombre; les lignes du paysage s’accusaient déjà; derrière le mur crénelé du parc, les cimes des futaies faisaient des masses noires estompées sur le ciel gris; les façades blanches des villas s’éclairaient. Je voyais à une petite distance une compagnie de la ligne qui, vaguement voilée par un léger rideau de brume et l’arme au pied, me rappelait le fameux tableau de Pils; c’était la même attente, la même attitude. Au loin, sur les flancs du Mont-Valérien, des colonnes d’infanterie s’allongeaient et descendaient dans la plaine; elles étaient épaisses et noires. On en distinguait les lentes ondulations. Il me semblait impossible que de telles masses énergiquement lancées ne fissent pas une trouée jusqu’à Versailles.

Une fusée partit du Mont-Valérien. À ce signal, les zouaves s’élancèrent en tirailleurs. A peine avaient-ils fait cinquante pas, que le mur du parc s’éclaira de points rouges. Les Prussiens étaient à leur poste. Des soldats tombèrent dans les vignes. On n’avait pas oublié l’affaire du parc de Villiers, l’une des plus meurtrières de la campagne. Allait-elle se renouveler devant le parc de Buzenval, d’où partait une grêle de balles? Le régiment savait par une douloureuse expérience qu’une charge à la baïonnette ne ferait qu’augmenter le nombre des morts, et déjà bien des pantalons rouges restaient immobiles, couchés dans les échalas. Dispersés parmi les abris que présentait le terrain, nous tirions contre les ouvertures d’où l’incessante fusillade nous décimait. Des bataillons de gardes nationaux partirent pour tourner le parc. A leur mine, à leur allure, au visage des hommes qui les composaient, on comprenait que ces bataillons appartenaient aux quartiers aristocratiques de Paris. Ils firent bravement leur devoir, comme s’ils avaient voulu effacer le souvenir de ce qu’avaient fait ceux de Belleville à l’autre extrémité de nos lignes.

Ce mouvement prononcé, l’affaire devint plus chaude. Un rideau de fumée s’étendait au loin sur notre gauche; le mur du parc en était voilé. Il en sortait un pétillement infernal. Je cherchais toujours à envoyer des balles dans les trous d’où s’élançaient des langues de feu. Mon capitaine, qui allait des uns aux autres, me cria de prendre avec moi quelques hommes et d’enfoncer une porte qu’on voyait dans le mur, coûte que coûte. Je criai comme lui : En avant! à une poignée de camarades qui m’entouraient. Ils sautèrent comme des chacals, le vieux Criméen en tête. Une poutrelle se trouva par terre à dix pas des murs : des mains furieuses s’en emparèrent, et d’un commun effort, à coups redoublés, on battit la porte. Les coups sonnaient dans le bois, qui pliait, se fendait et n’éclatait pas. On y allait bon jeu, bon argent, avec une rage sourde, la fièvre dans les yeux, des cris rauques à la bouche; mais les Prussiens tiraient toujours, et nos bras frappaient à découvert. — Je ne pensais qu’à briser la porte et à passer. Les balles sautaient sur le bois et en détachaient des éclats; les aïs craquaient sans se rompre. L’un de nous tombait, puis un autre; un autre encore s’éloignait le bras cassé ou traînant la jambe. La poutre ne frappait plus avec la même force. Un instant vint où elle pesa trop lourdement à nos mains épuisées, elle tomba dans l’herbe rouge; nous n’étions plus que deux restés debout, le Criméen et moi. Des larmes de fureur jaillirent de mes yeux; lui, reprit froidement son chassepot, et passant la main sur son front baigné de sueur : — En route! dit-il.

Quelques zouaves tiraillaient à 100 mètres de nous. Pour les rejoindre, il fallait passer le long d’une route qui filait parallèlement au mur derrière lequel les Prussiens tiraient. Un sergent de zouaves qui bat en retraite ne court pas; l’amour-propre et la tradition le veulent. Vingt paires d’yeux me regardaient; je leur devais l’exemple. Le Criméen me suivait, se retournait de dix pas en dix pas, brûlant des cartouches. Je portais un surtout de peau de mouton blanc qui me donnait l’apparence d’un officier et me désignait aux balles. A mi-chemin, je compris qu’on me visait. Une balle passa à 2 pouces de mon visage, suivie presque aussitôt d’une seconde qui s’aplatit contre un arbre dont je frôlais l’écorce. Une troisième effleura ma poitrine, enlevant quelques touffes de laine frisée. Décidément un ennemi invisible m’en voulait. — Je venais de rejoindre mes zouaves toujours accompagné du Criméen. — Par ici, me cria Michel, qui chargeait et déchargeait son fusil. Je me retournai. Une balle qui me cherchait, la quatrième, passa au ras de mes épaules et siffla ; un grand soupir lui répondit. Michel venait de tomber sur les genoux et les mains. Il essaya de se relever; le poids du sac le fit retomber, et il resta immobile, le nez en terre. Je courus vers lui. Une mare de sang coulait autour de sa veste. Le pauvre garçon fit un effort pour retourner sa tête à demi et me dire adieu. Je vis la clarté s’éteindre dans ses yeux. Sa tête posée sur mes genoux, je le regardais. Une clameur de joie me tira de ma stupeur. Un groupe de zouaves plus heureux que nous avait réussi à renverser une porte mal barricadée; ils entraient pêle-mêle par cette brèche. Je m’élançai de ce côté, la rage au cœur. Déjà mes camarades couraient au plus épais des taillis, d’où les Prussiens débusqués s’échappaient à toutes jambes. Des balles en faisaient rouler dans l’herbe. Je sautai par-dessus leurs corps avec l’élan d’un animal sauvage; j’aurais voulu en tenir un au bout de ma baïonnette. Les projectiles cassaient les branches autour de moi ou labouraient le sol; des hommes s’abattaient lourdement, d’autres, blessés, s’accroupissaient dans les creux. On criait, on s’appelait. Au milieu de ma course, un chevreuil affolé par tout ce bruit se jeta presque dans mes jambes. L’instinct du chasseur l’emporta, et je le mis en joue. Un peu plus loin, un cri bien connu frappa mon oreille, et deux coqs faisans qui venaient de partir d’une cépée s’envolèrent à tire-d’aile. Cette fois on chassait à l’homme ; la battue était plus sanglante.

Quelques bonds nous amenèrent à l’autre extrémité du parc, au pied du mur que les Prussiens dans leur fuite venaient d’escalader. Aussitôt on employa les sabres-baïonnettes à desceller les pierres pour pratiquer contre eux les créneaux qu’ils nous avaient opposés sur le front d’attaque. Chaque trou recevait un fusil. Il pouvait être alors onze heures à peu près. Devant nous, La Bergerie soutenait un feu terrible; des balles par centaines volaient par-dessus notre tête et tombaient dans le parc. La Bergerie enlevée, la route de Versailles était ouverte; il n’y avait plus qu’à descendre. Un fouillis d’hommes animés par l’ardeur de la lutte grouillait dans le parc, — de la ligne, de la mobile, de la garde nationale, — tous prêts à s’élancer où l’on voudrait. On m’a raconté que le corps du général Ducrot était arrivé en retard, et que ce retard avait compromis, en l’enrayant, le succès du mouvement, que l’on avait perdu plusieurs heures devant une tranchée qu’il aurait été facile de tourner, puisque nous étions à 500 mètres au-dessus de cet obstacle, préservés nous-mêmes par le mur du parc; mais que de choses ne dit-on pas pour expliquer un échec ! Les zouaves attendaient toujours. Cette position qu’on nous avait dit de prendre, elle était prise. N’avait-on pas à nous faire donner encore un coup de collier? Le jour et une moitié de la nuit se passèrent sans ordre nouveau. d’s accès de colère nous empêchaient de dormir. Le bruit de la bataille était mort. Vers une heure du matin, un ordre arriva qui nous fit abandonner la position conquise au prix de tant de sang. Quelle fureur alors parmi nous! Sur la route qui nous ramenait à La Fouilleuse, nous marchions fiévreusement au travers des mobiles roulés dans leurs couvertures. Il y avait près de vingt-quatre heures que nous étions sur pied, le ventre creux, et la folie de l’attaque ne nous soutenait plus. Je mourais de soif. Le Crmiéen me passa un bidon pris je ne sais où, et qui par miracle se trouva plein. Je bus à longs traits, — Sais-tu ce que tu as bu, dis? me demanda-t-il en riant dans sa barbe.

— De l’eau, je crois.

— C’est de l’eau-de-vie, camarade! flaire un peu!

Et c’était vrai. Je ne m’en étais pas aperçu. Le froid produit de ces phénomènes. Une heure après, il fallut de nouveau quitter La Fouilleuse et regagner Courbevoie en suivant la levée du chemin de fer. L’affaire était manquée, et cependant, à l’heure même où l’on prenait possession du parc de Buzenval, — des habitans du pays me l’ont affirmé plus tard, — on attelait les chevaux aux fourgons du roi, et Versailles allait être évacué. — C’est toujours au moment où il ne fallait plus qu’une attaque à fond pour nous forcer à reculer, disait un officier prussien après l’armistice, que le mouvement de retraite commençait dans votre armée. Pourquoi? — Chacun sentait que la campagne était finie. Paris ne mangeait plus. Les illusions s’étaient envolées. On ne croyait plus à la délivrance par la province. Les zouaves, un instant campés à Belleville-Villette, où l’on craignait une manifestation, avaient repris leurs cantonnemens à Malassise.

L’armistice venait d’être signé. Il fallut ramener le 4e zouaves dans Paris, où il devait être désarmé. Un effroyable accablement nous avait saisis. Quoi! tant de morts et perdre jusqu’à ses fusils! Notre dernière heure militaire se passa à Belleville, où notre patience fut mise à une rude épreuve. Ces mêmes hommes qui devaient plus tard élever tant de barricades contre l’armée de Versailles après avoir respecté l’armée prussienne rôdaient autour des baraques, et nous raillaient grossièrement. — Tiens ! encore des chassepots!... Va les cacher... On va te les prendre! disaient-ils aux soldats isolés. Sans l’intervention des officiers, combien de ces misérables que les zouaves exaspérés auraient châtiés d’importance ! Déjà l’abominable esprit qui a fait explosion le 18 mars fermentait dans ce coin gangrené de Paris.

Je ne m’étais engagé que pour le temps de la guerre. La guerre était finie. La fièvre me prit. Je payai le froid, la fatigue, les dures privations, les longues insomnies, les émotions surtout, les tristesses, les colères de cette désastreuse campagne de six mois. J’avais vu la catastrophe de Sedan, je voyais la chute de Paris. C’était trop. J’entrai à l’ambulance de l’École centrale. J’y allais chercher le repos après le travail ; mes forces en partie revenues, un invincible besoin de quitter la ville à laquelle une dernière humiliation allait être infligée s’empara de moi. Voir, les mains liées et sans armes, ceux que j’avais combattus dans la mesure de mes forces m’était impossible; je pris un déguisement et traversai les lignes prussiennes sans retourner la tête pour ne pas voir le Mont-Valérien, où ne flottaient plus les couleurs françaises.


AMEDEE ACHARD.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet.