Les Questions politiques et sociales
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LES QUESTIONS


POLITIQUES ET SOCIALES.




V.


LE SYSTEME PROTECTEUR.




I. – SI LE SYSTEME PROTECTEUR RESPECTE LA LIBERTE ET LA JUSTICE.

Je me propose d’examiner aujourd’hui, dans ses rapports avec la question de la misère ou du bien être des populations, un système de politique commerciale qui a la prétention hautement exprimée de protéger le travail : c’est le système protecteur qu’il se nomme, et pour instrumens il a les lois de douanes. Il consiste à réserver aux producteurs français le monopole du marché intérieur qu’ils travaillent bien ou mal, qu’ils vendent cher ou à bas prix, ce marché doit être à eux. On l’a présenté au public sous les couleurs du patriotisme ! « Aux produits nationaux disent ses défenseurs, le marché national quand nous achetons une marchandise au dehors, nous payons un tribut à l’étranger. » Chez une nation qui a horreur de la domination étrangère, et près de laquelle, malgré son fonds de bon sens, les métaphores communément réussissent mieux que la froide raison, cette formule a eu un prodigieux succès. La masse de la nation en ce moment encore croit ce qu’on lui a dit, que, si nous ouvrions nos frontières aux marchandises étrangères, nous serions tributaires de l’Anglais ou du Prussien ; que le patriotisme nous fait une loi de préférer les produits nationaux, même à des prix beaucoup plus élevés ; qu’autrement la patrie serait appauvrie, et que les classes ouvrières surtout privées de travail, tomberaient dans un dénûment extrême. Quelle confiance faut il accorder à ces opinions ?

Tout en aimant passionnément ma patrie, j’avoue que je résiste à étendre la sympathie et le dévouement qu’elle m’inspire aux produits des ateliers ou du sol, et voici mon motif : il me paraît que le bœuf national est celui qui nourrit aux moindres frais les estomacs, bien et dûment nationaux ceux là, de mes compatriotes, et que le fer national est celui que l’agriculteur ou le manufacturier national se procure le plus aisément, c’est à dire en échange de la moindre proportion des fruits de son travail quand bien même ce serait un produit fabriqué au delà des frontières. Ce qui est national, ce sont les populations considérées dans leurs efforts pour produire le plus possible et dans leurs besoins à la satisfaction desquels ces efforts sont destinés. Laissons donc ces qualifications de bœuf national et de fer national ; c’est la résurrection du culte du bœuf Apis, avec lequel il semblait que la civilisation en avait fini depuis long temps. Le grand souci patriotique, qu’à titre de citoyen français, chacun de nous doit ressentir en présence de nos ateliers des champs et des villes, c’est que la proportion entre les efforts et les besoins de nos concitoyens soit aussi favorable que possible à l’humanité souffrante. Il n’y a de bon système commercial que celui qui améliore cette proportion ; tout système qui la vicie est antipatriotique et antinational, quel que soit le nom qu’il porte écrit sur son chapeau.

Mais le tribut à l’étranger ? Je n’en aperçois vestige dans un échange librement consenti entre deux hommes, de quelque nation qu’ils soient, où chacun des deux, précisément parce qu’il a pu choisir en liberté, obtient en retour de sa chose le maximum possible de la chose qu’il désire. Au contraire, si par des lois de douane, on me force à m’approvisionner chez un producteur de fer qui, pour la somme de 100 fr. ne me donne de sa marchandise que 300 kilogr. tandis que, au dehors, j’en eusse trouvé 600, il aura beau être un Français, mon concitoyen : la loi m’en fait le tributaire et je me déclare opprimé. Ainsi les protectionistes, qui se donnent tant de mouvement dans l’intention assurément fort obligeante de nous éviter un tribut à l’étranger, nous dispensent d’un tribut imaginaire, et s’en font servir à eux mêmes un qui est très substantiel pour eux, très onéreux pour nous qui ne leur devons rien.

De nos jours, il est un moyen certain de connaître si les institutions ont de l’avenir, c’est de voir si elles s’accordent avec le principe de liberté et avec le principe de justice. Toute institution qui aura le double malheur de heurter la liberté et de blesser la justice est destinée à périr ; il n’y a pas de raisonnement qui puisse la faire absoudre ni d’expédient qui puisse la sauver. La règle est absolue, et je ne pense pas que personne la conteste, du moment que j’aurai ajouté que la liberté doit s’entendre non seulement de l’individu isolément, mais de la société prise collectivement, et que la liberté collective de la société, c’est l’ordre. Or, si l’on fait passer le système protecteur par le double creuset de la liberté et de la justice, qu’est ce qu’il en restera ?

D’abord, la liberté. Le système protecteur la viole manifestement. La liberté du travail et de l’industrie, qui est notoirement selon l’esprit de la civilisation moderne, et qui est formellement garantie par la constitution de 1848 (article 13), suppose et exige : 1° que les hommes choisissent leur profession à leur gré et l’exercent comme ils l’entendent, pourvu que la liberté réciproque du prochain n’en soit pas compromise ; 2° que les hommes s’approvisionnent où ils veulent de matières et d’instrumens ; 3° qu’ils disposent à leur gré des produits ou de la rémunération de leur travail, pour leur usage personnel ou pour telle destination qui leur plaît. Sur le premier point, j’admettrai ici que nous sommes passablement lotis, non que les restrictions au libre choix et au libre exercice des professions soient rares parmi nous : on pourrait même citer plusieurs monopoles plus ou moins offensifs ; mais c’est sur les deux autres, points qu’il y a le plus à réclamer, incomparablement, et je m’y réduirai. Le citoyen français est indéfiniment contrarié dans son désir légitime de se pourvoir de matières et d’instrumens là où il le ferait avec le plus d’avantage. Il l’est plus encore lorsqu’il voudrait appliquer à ses besoins les fruits de sons travail en se pourvoyant là où il lui plairait des objets qu’il désire. Une muraille de la Chine a été érigée autour de nos frontières depuis 1793, et, par cet obstacle, la liberté du travail et de l’industrie n’est plus qu’une moquerie sous le double aspect que je viens de signaler.

En premier lieu, quant à la production de la richesse, il est un grand nombre de matières que les arts emploient sans cesse, et que les marchés étrangers livreraient à des prix modérés, mais que le citoyen français est forcé de prendre sur le marché intérieur, où il les paie cher. S’il en est qu’il obtienne à d’aussi bonnes conditions que l’étranger, ce n’est pas la faute du législateur ; celui-ci, comme s’il eût jugé que le bon marché était un fléau, a essayé d’y mettre ordre de toutes parts. La houille, qui est le pain quotidien de tant d’industries, est assujettie a des droits qu’on ose appeler protecteurs du travail national. La houille de Newcastle convient mieux que celle de nos départemens situés au nord de la Loire à quelques usages, aux chemins de fer en particulier : il faut qu’on s’en passe par amour pour la houille de nos mines, et le service des chemins de fer en est ralenti ou entravé. Quand même la houille étrangère entrerait librement en France, nos houillères du nord jouiraient d’une prospérité éclatante ; mais le principe de la protection avant tout. La partie vive de tous les outils est en acier ; un gouvernement jaloux de protéger l’industrie favoriserait, peut être par des subsides, l’entrée des aciers de première qualité : on l’entrave par des droits exorbitans. En 1791, le droit sur l’acier fondu était de 61 fr. par 1,000 kilogrammes. Sous la première république, il fut successivement de 6 francs 10 cent. 3 fr., 5 fr. 10 cent., 5 francs 60 cent. L’empire le mit à 99 fr. Il est aujourd’hui de 1,320 fr. par navires français, de 1,413 fr. par navires étrangers ou par terre. La laine brute, dont on fait tant d’articles utiles au pauvre comme au riche, paie 22 pour 100 de sa valeur. Les fils de lin et de chanvre paient un gros droit. Les fils de coton et de laine sont prohibés absolument, à part quelques variétés exceptionnelles qui supportent encore des droits excessifs accueilli chez nous pour être mis en œuvre avec notre goût et recouverts de ces dessins où nous excellons, ces fils ou les tissus blancs qui en proviennent deviendraient pour notre commerce d’exportation une source de richesse, pour nos populations l’occasion d’un travail abondant et fructueux ; on en a fait cent fois l’humble représentation au gouvernement et aux chambres ([1] : la prohibition a été maintenue. L’école protectioniste, qui règne et gouverne, est absolue comme le grand Mogol, et, quand elle a décidé quelque chose, elle est inexorable comme le destin. Les graines oléagineuses, qui fourniraient à nos ateliers de toute espèce les huiles qu’ils consomment, qui feraient prospérer nos huileries, nos savonneries (je ne parle pas encore de la consommation domestique), ont été taxées, retaxées et surtaxées encore. Les instrumens, outils et machines, dont s’assiste le travail, sont grevés d’une manière exorbitante dans les cas rares où ils ne sont pas prohibés formellement. Cela s’appelle protéger le travail national. Comment donc s’y prendrait-on si l’on voulait le faire périr de consomption ? Dans cet enthousiasme d’enchérissement[2], on s’est attaqué à des objets qui ne furent jamais des articles de commerce, et qui ne figurent que dans les officines des nécromans et des sorcières. Les yeux d’écrevisse, les vipères, les dents de loup, les pieds d’élan, les os de cœur de cerf, sont nominativement inscrits au tarif. Ces taxes ridicules et d’autres qui s’attaquent à des objets plus sérieux ne rapportent à l’état que des sommes insignifiantes[3] ; mais on a eu la manie de la protection. On a voulu que le système protecteur plaçât partout sa griffe. Il semblait que ce fût un spécifique merveilleux pour le bonheur des humains ; il eût manqué quelque chose à la gloire de la patrie ou à sa prospérité si un article de commerce, une substance quelconque eût échappé au bienfait de la protection. On l’a donc répandue à pleines mains, on en a mis partout.

La violation de la liberté est plus manifeste encore quand il s’agit de la consommation. Voilà un manufacturier qui a fait argent de ses marchandises, un avocat ou un médecin qui a reçu ses honoraires ; un ouvrier qui a touché sa quinzaine ; ils veulent nourrir et vêtir leur famille, meubler leur demeure. Ils ont entendu dire que telle contrée fournissait à bas prix des substances alimentaires, de la viande, des salaisons, des fruits ; telle autre certains tissus de laine, ou de coton, ou de lin, ou de soie ; qu’ailleurs on rencontrait des ustensiles et mille articles de ménage de bonne qualité à bon marché. Ils voudraient en faire venir, c’est de droit naturel ; mais voici le système protecteur, qui le leur interdit avec une sévérité dont les lois douanières d’aucun autre pays du monde n’offrent l’exemple ! Le blé paie à l’entrée, la viande paie. Sous l’ancien régime, le bétail était exempt de droits depuis un demi-siècle, quand la révolution éclata[4]. À plus forte raison, la première république et l’empire laissaient venir le bétail de toute espèce sans aucun droit ; la restauration mit, en 1816, un droit de 3 fr. par tête de bœuf ; depuis 1826 c’est de 55 fr. Les viandes salées paient proportionnellement le double. Beurre, graisse, huile, vin, tout ce que l’homme peut mettre dans son estomac est plus ou moins écrasé de droits. Les étoffes, dont il pourrait couvrir son corps ou garnir son logis, sont plus rigoureusement traitées encore. La plupart sont écartées par une prohibition absolue ; de même la faïence, de même les verres et cristaux ; de même la tabletterie, de même l’innombrable variété des articles qui composent la quincaillerie de même les articles confectionnés en cuir, la cordonnerie et la sellerie. La prohibition est l’alpha et l’oméga du tarif ; quand elle n’est pas absolue, neuf fois sur dix elle est remplacée par des droits tellement élevés qu’ils sont prohibitifs. On dit avec une assurance imperturbable à cette nation qu’on la protége, et on légifère à outrance dans l’intention avouée de lui faire payer plus cher tous les articles de son alimentation, de son habillement, de son ameublement. On lui dit qu’elle est libre, et il n’est pas une de nos moindres acquisitions où le législateur ne mette le doigt pour changer, autant qu’il dépend de lui, le cours naturel et légitime des choses. Et ce peuple, qui se croit le plus intelligent de la terre, a été dupé de cette mystification immense. Il l’est encore.

Que le citoyen français passe en revue les articles qu’il porte sur lui lors même que sa mise est la plus simples ou qu’il fasse un voyage autour de sa chambre : les neuf dixièmes des objets usuels sur lesquels il mettra successivement la main, il est forcé, absolument forcé de les acheter en France, quand bien même son goût ou l’attrait du bon marché le porterait à s’en pourvoir au dehors. Le drap dont sont faits son habit ou sa veste, l’étoffe de laine ou le piqué de coton qui forment son gilet, le calicot ou le madapolam dont est sa chemise, tout cela est prohibé ; les souliers, prohibés ; les bas de coton ou de laine, prohibés. Il ne peut tenter d’en faire venir du dehors sans être rebelle aux lois. Excellent moyen de rétablir le respect des lois que d’en faire l’instrument de vexations pareilles ! Le chapeau de feutre ou de soie imitant le feutre passe à la frontière moyennant un droit de 1 franc 65 centimes ; le chapeau de cuir que porte le marinier est prohibé. Quant à l’ameublement, c’est à peu près de même. La marmite en fonte dans laquelle le pauvre prépare ses alimens est prohibée ; les ustensiles en cuivre, en zinc, en fonte, en fer, en tôle, en fer blanc prohibés ; en acier, prohibés ; la coutellerie, prohibée ; la serrurerie, prohibée. Les couvertures de lit paient sur le pied de 2 francs 50 cent. le kilog. : c’est l’équivalent de la prohibition ; les tapis paient sur le pied de 275 à 568 francs les 100 kilog. encore prohibitif. Les objets en plaqué, prohibés ; les tissus de crin, dont on recouvre des meubles d’une élégante simplicité, prohibés ; de même les tissus de laine. La liberté du consommateur français (et le consommateur, c’est tout le monde) est comme la liberté d’écrire dont jouissait Figaro.

Voilà pour la liberté. Passons à la justice. Puisque le régime protecteur est si manifestement contraire à l’une, il ne doit guère s’accorder avec l’autre ; car elles sont solidaires. Voyons pourtant. La justice, dans les sociétés modernes, se traduit par l’égalité devant la loi, ou, pour me servir d’une formule plus explicite, par l’unité de loi et l’égalité de droits. Qu’a-t-on fait de l’unité de loi et de l’égalité de droits avec la protection ? La loi douanière n’est pas une, elle est diverse de plusieurs maniérés : elle varie non seulement avec les objets, mais aussi avec les frontières par où ils se présentent. C’est ainsi que la taxe protectrice sur la houille change cinq fois avec les zones. Dans le même lieu, entre deux citoyens, l’inégalité est extrême. J’exerce une profession libérale quelconque ; ou encore je suis employé d’administration, ou enfin je suis ouvrier ; je reçois une rémunération en argent : la législation qui s’appelle protectrice me contraint de payer plus cher une multitude d’objets usuels, c’est-à-dire que je donne, en échange d’une chose nécessaire à la satisfaction de mes besoins ou de ceux de ma famille, une quantité de mon travail qui est supérieure à la seule proportion qui soit légitime et naturelle, celle qui est indiquée par la valeur courante des choses sur le marché général du monde[5], ou pour exprimer le même fait en d’autres termes, je suis obligé à troquer tout le labeur que je puis faire contre une quantité de choses moindre que ce que m’autorise à réclamer la valeur de ce labeur comparée au cours des choses sur le marché général. Mon voisin est fabricant de fer, de cristaux ou de quincaillerie, ou propriétaire d’une mine de houille ; la même loi qui me vexe l’investit, lui, du privilège d’obtenir en retour des produits de son industrie, une quantité des produits nécessaires à ses besoins qui excède la proportion naturelle. C’est d’une injustice palpable, car je supplie qu’on me dise quel titre il a de plus que moi à la munificence nationale. De quel droit est ce que le législateur lui confère une faveur qui se résout en un sacrifice pour moi ? Entre les différentes professions industrielles, la balance n’est pas plus égale. Je suis producteur de faïence ou d’acier, je jouis d’une protection énorme, j’ai le monopole ; je vends mes produits un tiers ou un quart au-delà de ce qu’ils valent sur le marché général. Au lieu de cela, je fabrique des soieries, ou des articles de goût ou de mode, ou des produits chimiques ; que me sert le régime protecteur ? Il ne me fait pas vendre mes marchandises un centime de plus au dedans parce que la protection inscrite au tarif n’enchérit pas les articles que nous produisons à aussi peu de frais que les autres peuples et en abondance ; bien plus, il m’empêche de les vendre au dehors, par les représailles qu’il suscite, ou même par des droits de sortie. Où est l’égalité ? Dans la même industrie, celle des cotonnades, les imprimeurs sont aujourd’hui complètement sacrifiés aux filateurs ; la protection exorbitante accordée à ceux-ci empêche ceux là d’étendre leur fabrication et d’exporter. Quelle est donc l’équité de nouvelle fabrique en vertu de laquelle cela se passe ? Où a-t-on découvert un motif pour que l’imprimeur devînt le vassal au filateur, plutôt que le filateur de l’imprimeur ?

Les prescriptions du régime protecteur sont pleines de contradictions bizarres. Voici une industrie naissante qui, à ce titre peut éprouver plus d’embarras qu’une autre, la filature mécanique du lin et du chanvre ; on lui donne une protection de 22 pour 100 ; c’est trop, certainement ; mais en voici une autre qui est ancienne, qui sent le sol ferme sous ses pas, la filature du coton ; elle est protégée contre les filés étrangers par la prohibition absolue[6]. Tout est arbitraire dans la fixation des droits. Ce sont des sollicitations plus ou moins habiles, c’est l’humeur ou le caprice d’un ministre ou d’un personnage influent, quelquefois son intérêt, qui ont présidé à ces arrangemens et ont fait du tarif un amalgame confus qui défie la logique et insulte au bon sens.

Dans les discours d’apparat, on témoigne un amour brûlant à l’agriculture ; très bien. Alors vous supposez qu’on lui facilite autant qu’on le peut la vente de ses produits. Non pas. Voici l’art d’élever les vers à soie auquel se livrent beaucoup de départemens du midi, et ils y réussissent ; l’étranger paierais volontiers leur soie ce q’elle vaut ; mais le régime protecteur intervient ; il imagine, parce que tel est son bon plaisir, de frapper à la sortie cette marchandise. Et nos vins, dont le monde entier boirait, si par nos rigueurs protectionistes contre les produits de l’industrie étrangère, nous n’avions attiré sur eux le poids de représailles cruelles[7] ? Tous les contre-sens sont dans les flancs de ce malheureux système, et ici chaque contre-sens est une injustice.

Avant 1789, le système protecteur, alors bien moins rigoureux qu’aujourd’hui (on en trouvera la preuve plus loin), avait une justification dans l’esprit des institutions. Tout était privilège dans ce temps là. Pour exister, la liberté elle-même avait dû se placer à l’ombre du privilège. Le point de départ de l’organisation sociale était la féodalité, qui partageait le territoire en une multitude de souverainetés et de juridictions exclusives. Il n’y avait eu moyen, pour l’industrie, d’obtenir une place au soleil que par la création successive d’une multitude de petits monopoles entre lesquels était divisé le champ de la production et qu’exploitaient autant de corporations. On n’avait pas alors, ou du moins on ne trouvait pas dans la législation la notion du droit commun. La justice, c’était pour chacun le maintien de son monopole : Cette donnée admise, l’équité, telle qu’on la concevait, était médiocrement choquée de ces droits qui élevaient ou pouvaient élever pour chacun le prix des marchandises qu’il produisait ; ce n’était rien de plus que la défense de son monopole, lequel était incontesté ; la protection de son droit, qui était légalement reconnu. La révolution de 1789, et c’est de tous ses dons le plus précieux, de ses bienfaits le plus impérissable, a aboli toutes les petites juridictions exclusives, balayé les monopoles, démoli les enceintes où les corporations se tenaient barricadées, et, sur le sol enfin dégarni, elle a planté le drapeau du droit commun, changeant ainsi profondément le sens qu’on attachait aux mots de justice et d’équité. L’idée du droit commun est depuis 1789, et restera à jamais la pensée génératrice de notre droit public ; mais le droit commun ne s’accommode pas, ne peut à aucun prix s’accommoder de privilèges, dévolus, sans qu’on sache pourquoi, à telle ou telle catégorie des citoyens. Le droit commun implique donc absolument l’abolition du système protecteur. Le système protecteur, surtout quand on le traduit par le monopole absolu et permanent du marché national, est le renversement du droit commun.


II. – LE SYSTEME PROTECTEUR NE DEVELOPPE PAS LE TRAVAIL ET N’AUGMENTE PAS LA RICHESSE DE LA SOCIETE.

Par cela même que la liberté du travail, entendue comme nous venons de le dire, a pour elle le principe de la liberté humaine et celui de la justice, elle ne pourrait manquer d’accroître la fécondité du travail et d’agrandir la richesse nationale. Tout homme industrieux qui veut travailler, ou qui, après avoir travaillé, veut consommer, est manifestement intéressé ç avoir la faculté de se pourvoir en tel lieu qu’il jugera convenable, au dehors comme au dedans, de matières et d’instrumens pour le travail ou d’articles de consommation. Ici, ce qui est vrai de individu, ne peut manquer de l’être de la société prise collectivement, puisque l’avantage que l’individu retirerait de la liberté du travail ne résulterait d’aucune atteinte à la liberté du prochain, d’aucune infraction à la justice. C’est quand une pratique donne du profit à l’un en foulant au pied les droits de l’autre, c’est seulement alors qu’avantageuse à l’individu ou à une fraction de la société, elle peut être nuisible au corps social dans son ensemble ; mais la liberté du travail n’aurait pas ce caractère ; ce ne serait que le retour aux notions de la justice et de la liberté telles que nous les avons appris depuis la grande époque de 1789. Et quel est donc le membre de la société qui oserait dire qu’il a des intérêts qui ne s’accommodent pas de la liberté et de la justice ? Les protectionistes cependant soutiennent que leur système, contraire aux droits les plus respectables de l’individu, est d’utilité publique. C’est un raisonnement du genre de celui de ce marchand qui disait à la foule qu’à chacun en particulier il livrait ses marchandises à perte, mais qu’il se rattrapait sur la quantité. La protection, suivant eux, garantit l’existence même de la nation, car elle lui assure du travail. Sans la protection, la France serait forcée de fermer ses ateliers ; donc, le système protecteur est de salut public. — La nation française travaillait, ce semble, avant le système protecteur et notre industrie n’est pas universellement en arrière comme on le prétend pour le besoin de la cause protectioniste, car il est un grand nombre d’articles, de ceux mêmes que le tarif affecte de protéger le plus, que nous exportons avec bénéfice, en grande quantité, dans des contrées où ils rencontrent la concurrence de l’Angleterre, celle que les protectionistes redoutent le plus. Ainsi les toiles peintes, ainsi les bronzes, ainsi vingt tissus divers de laine, les mérinos, par exemple, ou nous excellons, ainsi les fils de la même substance, ainsi les glaces et les meubles, les machines même ; et la liste serait bien plus longue, si les matières premières n’étaient artificiellement enchéries par le système protecteur. La protection a imprimé à l’activité nationale une direction autre que celle qu’elle eût suivie ; si on nous eût laissé la liberté ; mais, quoiqu’elle ait donné lieu à l’ouverture de beaucoup d’ateliers, elle n’ajoute par elle-même rien, absolument rien, à la somme des labeurs utiles de la nation : Et, en effet, toute industrie, quelle qu’elle soit, exige deux sortes d’agens, des bras et des capitaux. Quand, par des moyens artificiels, on rend une industrie plus lucrative que d’autres, alléchés par cet appât, des capitaux qui s’employaient ailleurs se tournent vers cette destination nouvelle et y attirent une proportion correspondante de bras, auparavant aussi occupés autre part. La société a acquis le travail qui s’accomplit dans les nouveaux ateliers, mais elle a perdu celui auquel servaient et auraient servi les bras et les capitaux ainsi détournés. C’est un changement et non une création de travail, et si le changement n’a été provoqué que par le système protecteur, c’est-à-dire par le privilège conféré aux entrepreneurs des nouveaux ateliers de se faire payer une prime par leurs concitoyens, il est à peu près certain que, présentement au moins, il est nuisible ; car s’il eût été profitable dans l’état naturel des choses ; je veux dire sous le règne de la liberté et de la justice ; il est vraisemblable que les particuliers, guidés par l’instinct de leur intérêt, s’y fussent déjà décidés spontanément, ou qu’ils n’y eussent pas tardé. Toute évolution qui consiste à retirer le capital et les bras d’une certaine direction pour les porter dans une autre, n’enrichit la société qu’autant que les produits des nouveaux ateliers peuvent, sur le marché général du monde, s’échanger contre une masse d’argent plus grande que celle qu’on eut obtenue avec l’ancienne destination des mêmes bras et du même capital. En pareil cas, et alors seulement, le surplus du gain rendu aux entrepreneurs d’industrie par les nouveaux ateliers serait pour le pays, un bénéfice positif ; mais alors aussi pourquoi des droits protecteurs des industries protégées se protégeraient suffisamment toutes seules. En tout autre cas, le profit que font les entrepreneurs, par delà ce qu’ils retiraient précédemment des industries par eux délaissées, est pris sur le public ; et c’est pour celui-ci un sacrifice auquel personne n’avait le droit de le soumettre, car, encore une fois, on ne doit d’impôt qu’à l’état. Nous reculons jusques à la féodalité si notre droit public admet que, de particulier à particulier, il y ait autre chose de légitime qu’un échange de services librement consenti, sur le pied de la réciprocité.

Je ne conteste pas que le système protecteur fasse travailler ; mais fait-il travailler plus, ou plutôt fait-il travailler mieux, je veux dire plus utilement, avec plus de résultat pour la société ? Là est la question. Si quelque khan de Tartarie, installé aux Tuileries par un de ces accidens que nos dernières révolutions rendent incroyables, ordonnait que les ouvriers désormais travaillassent une main liée derrière le dos, il faudrait, pour procurer à la société française une très médiocre quantité de produits, que tout homme valide travaillât seize heures au moins par jour : cet édit sauvage ferait donc travailler plus ; il n’en serait pas moins un fléau. C’est que, dans le travail, il ne faut pas voir seulement l’effort que font les hommes. L’effort est, pour ainsi dire, l’aspect pénitentiaire du sujet. C’est au résultat, qu’il faut aller, c’est là la ce qu’il faut voir, jauger, pour se faire une idée juste de ce que valent et le travail ont il s’agit et le système qui le provoque. C’est ce résultat qui donne la mesure de l’utilité, de l’importance du travail. L’homme en effet ne travaille pas à la seule fin d’agiter son corps ou de fatiguer ses muscles. Il travaille pour se procurer des objets en rapport avec ses besoins ou avec les besoins de ses semblables, ce qui, par l’échange, revient au même pour lui. Autrement, celui qui passerait la journée à remuer les bras dans le vide pourrait se qualifier de travailleur, se donner comme un membre utile de la société, le riche qui ferait creuser des fossés le lundi pour les faire combler le mardi et les faire ouvrir de nouveau le mercredi, pourrait se flatter de rendre à la patrie autant des services que l’habile manufacturier de Lyon ou de Mulhouse. Si dans le travail on ne devait envisager que l’exercice musculaire ou intellectuel sans le résultat, un sûr moyen de se créer des titres à la reconnaissance publique serait de susciter des obstacles artificiels à une production quelconque ou à la satisfaction d’un quelconque de nos besoins, puisque, pour surmonter ces obstacles, il faudrait une nouvelle proportion de travail. Il y aurait lieu, pour les pouvoirs de l’état, de prendre en grande considération la pétition comique que, dans ses inimitables Sophismes, Bastiat ; lorsqu’il veut réfuter le système protecteur par la réduction à l’absurde, prête aux fabricans de chandelles, bougies, lampes, aux producteurs de suif ; résine, alcool, et généralement de tout ce qui concerne l’éclairage ; contre la lumière du soleil qui nous éclaire gratis. Il est certain en effet que si, comme il s’amuse à l’imaginer, on faisait une loi qui ordonnât la ferme fermeture de toutes, fenêtres, lucarnes, contrevents, volets, vasistas, œils-de-boeuf, en un mot de toutes ouvertures, trous, fentes et fissures par lesquelles le soleil a coutume de pénétrer dans les maisons, il faudrait plus de suif, plus d’huile, plus de résine. Ce serait une immense quantité de travail qu’on aurait rendue indispensable, et s’il est admis que le travail, quel qu’il soit ou quelle qu’en soit la cause, est une fortune, on aurait enrichi la nation.

Du point de vue auquel nous avons transporté le lecteur, il est aisé de reconnaître que le système protecteur n’est pas fondé à prétendre qu’il fait travailler mieux ; on peut même voir qu’il ne l’est guère davantage à soutenir qu’il lui appartient d’occuper plus de bras. Si demain, en Angleterre, les ultra-tories rentrant au pouvoir, dans la recrudescence de leur zèle protectioniste, faisaient passer une loi qui interdît absolument l’entrée du vin étranger, il est vraisemblable qu’on planterait des vignes dans des serres pour se procurer, tant bien que mal, un peu de cette savoureuse liqueur qui, depuis Noé, est en faveur parmi les hommes. On ferait ainsi en Angleterre du vin qui serait horriblement cher. Je laisse de côté la qualité du breuvage. Pour en avoir seulement cent mille hectolitres, il faudrait une prodigieuse quantité de jardiniers, sans compter les maçons et les fumistes qui construiraient et entretiendraient les serres. Le parlement anglais se trouverait avoir ainsi provoqué beaucoup de travail. Il aurait cependant fait une très sotte loi. Il aurait appauvri la nation. L’Angleterre, alors pour se procurer cent mille hectolitres de vin, occuperait une masse de capitaux et de bras qui, employés à retirer de la houille, à filer du coton, à fabriquer de la quincaillerie, de l’acier ou du fer brut, lui auraient donné le moyen d’en acheter un million sur les marchés de la France, du Portugal, de l’Espagne des Canaries, ou du Cap. Elle serait donc appauvrie de neuf cent mille hectolitres de vin. Aurait-elle pour cela résolu le problème d’occuper plus de bras ? Non, car s’il est vrai que la culture de la vigne dans des serres donnerait de l’emploi à un grand nombre d’hommes, il n’est pas moins vrai que le capital absorbé par cette folie viticole eût suffi à occuper ces mêmes hommes dans d’autres industries beaucoup plus naturelles et beaucoup plus raisonnables parce qu’elles seraient beaucoup plus productives. Si on m’objecte que cet exemple est fantastique, j’en prendrai un autre tiré incontestablement de la réalité. En France, quand on a eu écarté, par un droit de douane exorbitant, le fer étranger, il s’est produit du fer en plus grande quantité, mais c’est avec des capitaux qui eussent été mieux employés dans d’autres fabrications. Pour peu qu’on ait observé le mécanisme des échanges internationaux, on sait qu’un pays n’importe des marchandises étrangères qu’à la condition d’exporter des siennes. Les produits se paient avec des produits : c’est un point de fait. L’or et l’argent n’interviennent dans les échanges internationaux que comme des termes de comparaison pour la supputation des valeurs ou comme de faibles appoints pour solder les comptes. Si la France achetait au dehors cent millions de kilogrammes de fer, elle exporterait une quantité correspondante des objets de sa fabrication. De là donc un surcroît de travail dans quelques-unes des branches de l’industrie nationale. Et quelles sont ces branches qui se développeraient ainsi ? Évidemment celles où nous excellons, celles où une quantité déterminée de capitaux et de bras donne les meilleurs résultats, c’est-à-dire celles où les objets obtenus par l’activité d’une quantité déterminée de bras et de capitaux représentent sur le marché général du monde la somme la plus grande de valeurs. Et voici la conséquence : par ce retour des échanges avec l’étranger nous nous procurerions 2 de fer, tandis qu’en fabriquant notre fer nous-mêmes, avec les mêmes capitaux et le même nombre de bras, nous en avons 1 et demi ou 1, et nous eussions occupé une quantité de bras qui, selon la nature des industries, eût pu être plus considérable tout aussi bien qu’elle eût pu être moindre.

Il y a une autre raison pour que la promesse du système protecteur de féconder le travail national, et même celle de fournir effectivement du travail à un plus grand nombre de bras, soient des illusions ou des gasconnades. La première condition pour que le travail des hommes soit très fécond c’est-à-dire pour qu’il ait beaucoup de résultats, en d’autres termes, pour qu’il donne beaucoup de produits, c’est qu’il ait l’assistance de beaucoup de capital. Les capitaux sont justement définis des instrumens de travail. Le type de l’industrie humaine sans capital, ce sont ces infortunés fellahs auxquels le vice-roi d’Égypte Méhémet-Ali faisait creuser le canal Mahmoudié avec les ongles. Avec du capital, le travail donne des produits abondans, et d’autant plus qu’il y a plus de capital[8] ; je suppose le capital employé avec intelligence. Sans capital, la production est frappée de prostration. Dans nos sociétés civilisées, les industries même les moins parfaites exigent une certaine dose de capital, et quand le capital manque, soit qu’il ait été détruit, soit qu’on l’ait forcé de s’enfuir, les bras restent inoccupés. Ainsi, et pour accroître la fécondité du travail humain et pour mieux assurer l’emploi des bras, il faut que le capital se multiplie de manière à être plus considérable pour une même quantité de population. Il est d’ailleurs bien reconnu, et je ne m’arrête pas à le démontrer, que le capital, du moment qu’il est formé, pour être fructueux au propriétaire, doit être mis en action, et il ne peut l’être que par l’intermédiaire, par la pensée et les bras d’hommes industrieux ; chefs et ouvriers. Ces points une fois convenus, il est aisé d’apprécier les prétentions du système protecteur. Est-ce le système protecteur ou la liberté du commerce qui favorise le mieux la formation des capitaux ? Si l’étranger est en état de vendre tels de ses produits sur notre marché, c’est qu’il les offre à plus bas prix, toutes circonstances de qualité étant les mêmes : donc, par la liberté du commerce, le public consommateur fait une épargne qui lui était interdite auparavant ; sur chaque quintal de fer, par exemple, il économisera 10 francs. Vraisemblablement, une partie au moins de cette épargne sera mise de côté pour former du capital, et le supplément de capital ainsi créé, pour se manifester, appellera nécessairement des bras, suscitera nécessairement un supplément de travail[9]. Que si, au contraire, vous supposez la liberté commerciale remplacée chez une nation industrieuse par les restrictions du système protecteur, vous apercevrez un effet diamétralement opposé ; par les mêmes raisons que je viens de signaler, la formation des capitaux : par le public sera forcément ralentie.

La tendance des sociétés modernes, un de leurs plus impérieux besoins depuis qu’elles sont en pleine eau d’égalité, c’est que la masse des objets divers qui répondent aux besoins divers des hommes aille toujours en croissant pour une même quantité de population, afin que chacun soit mieux ou moins mal nourri, mieux ou moins mal vêtu, mieux ou moins mal chauffé, éclairé, nippé, meublé ; que la société, dans son ensemble, soit mieux ou moins mal pourvue de livres, de musées, d’églises, de monumens, de tout ce qui répond enfin à nos facultés que la civilisation rend de plus en plus multiples, semblable à un habile lapidaire qui met à nu chacune des facettes que le clivage moquait dans un diamant. C’est de cette manière que graduellement la société devient de plus en plus riche, ou de moins en moins pauvre ; c’est ainsi que le problème de la vie à bon marché reçoit une solution de moins en moins incomplète. Pour se conformer à cette tendance salutaire, pour contenter ce besoin chaque jour plus ardent, les sciences et les arts sont en action, tous les ressorts sont tendus. Les résultats qu’on obtient depuis un siècle environ sont merveilleux, car la masse des productions diverses qui se répartissent entre les hommes grandit à vue d’œil, aussitôt que la société jouit du calme. La puissance productive du travail humain, envisagée dans l’avenir, semble indéfinie. Perspective consolante pour les ames généreuses qu’attriste le spectacle de la misère, et rassurante pour les hommes d’état qui appellent de leurs vœux et de leurs efforts l’époque où les révolutions cesseront d’avoir la misère à leur disposition, comme un levier avec lequel il est facile d’ébranler la société ! Cette augmentation continue de la puissance productive des nations est l’effet de plusieurs causes. Les machines et les appareils nouveaux de toute sorte, qui mettent en jeu, à notre place et de mieux en mieux, les forces de la nature, y poussent avec un grand succès. La concurrence intérieure y contribue surtout s’il se forme des capitaux en abondance dans le pays. La concurrence étrangère y coopérant aussi avec une énergie remarquable, quand elle n’est pas amortie par le tarif des douanes, c’est donc un aiguillon qu’on ne saurait se dispenser de mettre en jeu ; car la nécessité d’arriver avec toute la célérité possible à la vie à bon marché nous est imposée par les événemens avec une autorité qui n’admet pas l’hésitation et ne supporte pas les retards.

Donnons, par un exemple la mesure de l’influence que peut exercer le système protecteur sur la richesse de la société. Prenons l’industrie des fers. Avant 1814, le droit sur le fer forgé n’était pas excessif. De 1844 à 1822, il fut de 165 francs par tonne (1,000 kilogrammes) de fer en grosses barres ; de 1822 à 1836, de 275 francs, toujours pour le fer en grosses barres quand il était fabriqué au charbon de terre (c’est le seul dont la concurrence puisse être efficace) et de 165 francs pour le fer martelé au bois. Depuis 1836 jusqu’à ce jour, il est resté à 206 fr. pour le gros fer à la houille. Le fer de moindre échantillon paie, selon les dimensions, environ moitié en sus, ou le double, et même plus pour quelques variétés. La tôle est taxée à plus du double. Indépendamment du fer forgé, la fonte brute paie un droit élevé, et la fonte ouvrée, article dont il se consomme de grandes masses, est repoussée par la prohibition. Je serai au-dessous de la vérité si, ne comptant quel fer forgé, je dis que le système protecteur accu pour effet, depuis 1814, d’obliger les Français à payer cet article 200 francs en moyenne de plus que ce qu’il valait sur le marché général. Or, depuis 1814, la France a consommé plus de six millions de tonnes de fer forgé. Donc, depuis 1814, la France a payé le fer qu’elle a consommé 1,200 millions de plus qu’il ne valait. Ainsi le système protecteur a dans cet intervalle astreint le public à une contribution de plus de 1,200 millions pour une seule marchandise. 1,200 millions ! c’est presque le double de ce que les étrangers exigèrent de nous par les traités de 1815.

Et là-dessus, qu’est-ce qui est à rabattre de la richesse du pays ? Si ce n’était qu’un déplacement de richesse ; ce n’en serait pas moins une injustice ; car pourquoi prendre aux uns pour donner à d’autres qui n’ont aucun titre à rendre les premiers leurs tributaires ? Mais, du point de vue de la richesse nationale, c’est bien pis qu’un transport d’une poche dans une autre. Sur ces 1,200 millions, la majeure partie a été une perte sèche, tout comme si on l’eût prise au public pour la jeter à la mer. Sans doute, une certaine part des 1,200 millions est passée des mains des maîtres de forges dans les coffres de l’état par la hausse qu’ont éprouvée les coupes des forêts nationales, car le bois a monté en proportion des droits de douane ; une autre part a arrondi par la même raison les revenus des particuliers propriétaires de bois ; une troisième assez notable a grossi les bénéfices légitimes que les maîtres de forges intelligens, ceux surtout qui ont employé le charbon de terre, étaient fondés à attendre de leur travail. Ces trois fractions ont pu ne pas êtres perdues : elles ont pu servir à composer du capital ; elles l’auront fait si les contribuables ont capitalisé la somme que le revenu supplémentaire des forêts de l’état les a dispensé de fournir à titre d’impôts ; si les particuliers propriétaires de forêts et les maîtres de forges les plus distingués, qui, à la faveur du monopole, réalisaient de gros profits, ont eu assez d’empire sur eux mêmes pour ne pas dépenser plus qu’ils ne l’eussent fait dans ce qu’on est fondé a appeler l’état naturel des choses, où ils n’eussent pas eu ce revenu anormal ; mais une très grosse part de ces 1,200 millions, bien plus, de la moitié vraisemblablement, a été perdue, tout comme est perdu un navire qui fait naufrage, un édifice qui est brûlé, une moisson qui est hachée par la grêle.

C’est la somme qui a servi à maintenir en activité des usines arriérées, mal montées et mal dirigées, qu’on n’a pas pris la peine de mieux outiller et de mieux conduire, parce que, sous l’ombrage de l’arbre de la protection, on n’y était pas stimulé ; ou des usines très mal situées, dont aucun moyen humain ne saurait plus rien faire qui vaille. Dans ces deux classes d’établissemens défectueux, le fer n’a été obtenu que moyennant un surplus de frais de production. Voilà comment, sur les 1,200 millions qui forment le subside imposé au pays par les lois de douane sur les fers, 7 à 800 ont été dévorés, sans que le pays en masse en ait eu le moindre retour. Et qu’on ne se targue pas de ce que des ouvriers, en ont vécu : les mêmes ouvriers eussent vécu du roulement du capital qui est consacré à ’l’industrie des fers, sans que le pays perdît les 7 ou 800 millions stérilement absorbés en frais de productions supplémentaires, si le capital, engagé dans la plupart de nos forges s eût reçu une destination plus raisonnable ; si, appliqué aux industries, où nous brillons, il eût servi à faire des objets que nous eussions donnés en échange aux pays producteurs de fer ; car, par cet échange, la France aurait eu son approvisionnement de fer pour 7 à 800 millions de moins.[10] et ces industries vivaces, naturelles, vers lesquelles les populations ouvrières se fussent dirigées, nourrissent leur monde tout aussi bien que celle des fers[11].

En résumé, on exprime, au nom du système protecteur, une prétention sans fondement, lorsqu’on dit qu’il lui appartient par privilège d’augmenter la masse du travail national et la richesse du pays. Il n’y parviendrait qu’autant que l’inscription d’une loi protectioniste dans le code aurait l’effet miraculeux de faire tomber du ciel un capital supplémentaire spécialement destiné à faire marcher l’industrie protégée. Or, ceci est tout aussi impossible que cette autre imagination d’après laquelle, en mettant en œuvre une planche aux assignats et en plaçant sur la porte d’une maison quelconque dans chaque village un écriteau portant ces mots : Institution de crédit, quelques novateurs se sont flattés de susciter immédiatement des capitaux à discrétion pour tout le monde. Pour former du capital, la recette, malheureusement, n’est pas aussi simple.


III. – NOMBREUX POINTS DE CONTACT ENTRE LA DOCTRINE PROTECTIONISTE ET LES DOCTRINES SOCIALISTES.

Ce n’est pas sans dessein que je fais ce rapprochement entre les notions de l’école protectioniste au sujet du capital et celles de quelques-unes des écoles socialistes. Je le demande à nos manufacturiers protectionistes, qui repoussent avec tant de vivacité le socialisme en disant que c’est l’émanation de mauvais sentimens, anciens comme le monde, en vertu desquels, de tout temps, il y a eu des sectes, des factions, des coteries, des classes ou des individus qui ont voulu que la société leur donnât plus qu’ils ne lui rendaient eux mêmes : cette insoutenable prétention ne se retrouve-t-elle pas au fond du système prétendu protecteur ? Au lieu de dire à chacun : « Tu es libre, donc tu es responsable de ton sort ; travaille plus et mieux qu’un autre, si tu veux être traité mieux, » le protectionisme, comme un démon tentateur, souffle à l’oreille des chefs d’industrie que c’est pour eux un droit de se faire subventionner par le public, que chaque branche de l’industrie nationale a le droit de prospérer aux frais de la société. Les chefs d’industrie n’ont pas résisté à ce sophisme séduisant et les gouvernemens se sont inclinés comme s’ils eussent eu devant eux la vérité en personne. Il est donc convenu que, si l’on ne peut ou ne veut approvisionner la société aux conditions indiquées par le cours des produits sur le marché général, il y aura de droit un supplément de prix ; c’est la société qui paie. La prime sera d’autant plus forte que l’industrie dont il s’agit aura été plus nonchalante ou moins intelligente, sera restée plus en arrière ou travaillera plus mal. Voilà la justice distributive du système protecteur. Si c’est de la bonne justice, je prie qu’on dise comment on réfutera la célèbre doctrine promulguée au Luxembourg en 1848, d’après laquelle la part de chacun dans le revenu social devait être proportionnelle non aux services rendus, mais aux besoins.

En partant de cette fausse idée que toute industrie française a le droit de prospérer aux dépens du peuple français, les protectionistes raisonnent de la manière suivante : pour chaque producteur il y a un prix nécessaire, c’est l’expression sacramentelle ; il faut donc élever le droit de douane assez haut pour que le produit similaire de l’étranger ne puisse être vendu que bien au-delà de ce prix. Ce raisonnement pèche par la base : il n’y a point de prix nécessaire. Toute l’histoire de l’industrie se résume en une suite de perfectionnemens à la faveur desquels les frais de production de la plupart des articles tendent sans cesse à baisser et baissent rapidement, à moins qu’un monopole ne les en empêche Ce qui s’est accompli à cet égard depuis un demi-siècle est admirable. Le prix nécessaire du commencement de l’année souvent n’est plus celui de la fin ; le prix nécessaire d’une fabrique de l’Alsace n’est pas celui d’une fabrique de la Normandie. La société ne doit aucun prix absolu aux chefs d’industrie. C’est le producteur qui a lui, un devoir envers la société, devoir dont rien ne peut l’affranchir, celui de suivre les progrès de son art, en quelque pays qu’ils se révèlent ; et de se les approprier, s’il ne les devance pas lui-même. Ce que la société doit, c’est à tous la liberté, à tous une égale justice ; et c’est précisément pour cela qu’elle ne peut s’accommoder de monopoles décernés sous le titre de protection, à la faveur desquels, comme le disaient M. Cobden et ses amis, telles, ou telles catégories de personnes mettent sans cérémonie, en présence des magistrats et avec leurs concours, la main dans la poche de leurs concitoyens.

Sur ce point ; les vrais principes furent fort clairement indiqués dans la chambre des communes en 1846, alors qu’on discutait la liberté du commerce des céréales. Un orateur protectioniste, interpellant vivement sir Robert Peel, le somma de dire quel prix de vente il garantissait aux propriétaires. « Moi ! répondit l’illustre homme d’état, je ne vous garantis aucun prix. Ce n’est pas au gouvernement de vous garantir vos profits ; garantissez-les-vous à vous-mêmes, en surpassant vos compétiteurs, ou tout au moins en les égalant par votre activité, votre esprit d’ordre et votre intelligence. » Il n’y pas d’autre langage à tenir dans une société qui croit à la liberté et qui par conséquent a le sentiment de la responsabilité humaine. Et qu’est-ce que les protectionistes eux-mêmes répondent aux socialistes, quand ceux-ci demandent qu’on garantisse aux ouvriers un minimum de bien-être ? Dans un de ses excellens opuscules, Bastiat s’est proposé d’établir que le principe du protectionisme était le même que celui du communisme[12]. Bastiat a dit vrai : de part et d’autre, c’est l’intervention arbitraire de l’état dans des transactions qui, pour le bon ordre de la société, devraient être libres. Les relations entre le système protecteur et le communisme sont tellement intimes, que, pour être complets, ils ne sauraient se passer l’un de l’autre. Appliquez le communisme ayez les ateliers sociaux de M. Louis Blanc, et vous serez forcés de fermer hermétiquement la frontière aux produits de l’étranger, car la concurrence étrangère ferait crouler tout l’échafaudage. Pareillement, prenez au sérieux la promesse du système protecteur de protéger tout le monde sans exception : vous n’avez qu’un moyen de la réaliser ; pour faire profiter de la protection les industries qui, en dépit des droits inscrits à leur profit dans les lois de douanes, rendent leurs produits au même prix ou à meilleur marché que l’étranger, il vous faudra décréter un minimum de prix de vente. Ce sera le législateur qui décidera ce que chaque article doit valoir chez le marchand. Nous serons revenus aux beaux jours de la convention. Les communistes battront des mains, nous serons en plein dans leurs eaux, l’état aura la souveraineté de l’industrie. Tant qu’on j’aura pas rendu des décrets de ce genre, le système protecteur sera entaché d’une partialité révoltante ; il favorisera les uns aux dépens des autres sans pour justifier ses préférences ; mais, d’un autre côté, si l’on en vient là, qu’est-ce que signifiera la protection ? Chacun, il est vrai, vendra ses produits plus cher, mais il, paiera plus cher tout ce qu’il achètera. La main droite gagnera, la main gauche perdra. On sera bien avancé !

Les personnes qui veulent que la qualité de citoyen français se traduise pour les maîtres de forges, ou les filateurs, ou les fabricans de poterie ; de glaces, d’acier, etc. ; par la faculté de se faire payer des redevances par le public, oublient ce qui se passa en 1789. Les ordres privilégiés étaient français, et bons français ; de même les membres des corporations, toutes privilégiées, d’arts et métiers. Cela parut-il à nos pères une raison pour maintenir à la noblesse ou au clergé les avantages exclusifs dont ils avaient joui jusque là, ou, pour conserver les maîtrises et les jurandes ? Puisque les manufacturiers protégés veulent bien faire remarquer au public qu’ils sont Français, le public est fondé à leur répondre qu’il est flatté de les posséder pour compatriotes, mais que, de leur côté, ils ont à prouver qu’ils sont dignes du titre de citoyen français par leur dévouement à la patrie. C’est ainsi que faisait la noblesse autrefois, messeigneurs : elle revendiquait le titre de Français en bravant la mort sur les champs de bataille. Votre carrière est celle de l’industrie : montrez votre patriotisme comme il vous appartient, en travaillant mieux ou aussi bien que qui que ce soit. Le patriotisme, de l’industrie nationale consiste à ne pas laisser à l’étranger la palme du bon marché : soyez patriotes, de cette façon, et vous en recueillerez aussitôt la récompense, sans qu’une loi de l’état y soit nécessaire. Nous avons revendiqué la liberté et la justice, il y a soixante ans ; contre les ordres privilégiés et contre les corporations ; nous avions raison, et nous avons triomphé. Sachons à notre tour respecter la justice et la liberté : c’est le moyen d’être respectés nous-mêmes dans notre liberté, c’est le moyen d’obtenir que la justice ne cesse pas d’être observée envers nous-mêmes.


IV. – LE SYSTEME PROTECTEUR DANS SES RAPPORTS AVEC LE BIEN-ÊTRE DES OUVRIERS ET AVEC LA MORALE PUBLIQUE – SI EN LE REPUDIANT ON DOIT CRAINDRE DE RUINER L’INDUSTRIE.

Les protectionistes, quand on les presse, disent que ce n’est pas pour eux-mêmes qu’ils réclament. Si, toutes les fois qu’il s’agit de toucher au tarif de la douane pour le rendre moins impitoyable et faire un pas vers la liberté du commerce, ils insistent pour qu’on n’y change rien, ne croyez pas que ce soit parce que le système protecteur leur profite : ils sont le désintéressement même ; ils sont prêts à faire sur l’autel de la patrie tel sacrifice qu’on voudra ; ils ne plaident que pour leurs ouvriers, qu’ils aiment comme leurs enfans. Ils ne manquent pas une occasion de le dire, et ils l’ont répété, avec des larmes dans la voix, l’an passé, dans les délibérations du conseil général de l’agriculture, des manufactures et du commerce. De sorte que les chefs protectionistes combattraient avec nous, si on leur démontrait que les ouvriers ont perdu et perdent chaque jour plus qu’ils ne gagnent au régime protecteur. Or, la démonstration est aisée. Le système protectioniste est particulièrement funeste aux ouvriers. Il n’a aucune puissance pour augmentée les salaires, et il diminue le pouvoir que les salaires procurent aux ouvriers pour la satisfaction de leurs besoins. Il est sans influence sur les salaires, quoiqu’on crie bien haut le contraire : car ce qui détermine les salaires pour une population donnée, c’est le montant du capital qui est affecté annuellement par les entrepreneurs d’industrie à payer leurs collaborateurs. On l’a vu plus haut, le système protecteur n’a point, pour susciter du capital, la même vertu, à beaucoup près, que la liberté ; il diminue la fécondité du travail de la société, c’est-à-dire la somme des produits dont la société peut disposer, et, réduisant ainsi le fonds sur lequel l’économie est possible, il restreint l’épargne et partant le capital. Ainsi, impuissant ou moins puissant pour faire du capital, le système protecteur est atteint d’une faiblesse radicale lorsqu’il s’agit de l’augmentation des salaires. Quant à savoir s’il ajoute à l’utilité que l’ouvrier retire d’un salaire déterminé, la négative est aisée à constater : il hausse les prix de la plupart des articles de consommation ; il s’en vante, c’est par là qu’il protége. Voilà donc le bilan du système protecteur : sans lui, par la progression plus rapide qu’aurait suivie le capital national, tel salaire qui est de 2 fr : , par exemple ; serait de 2 fr, 50 cent. et puis ; grace à lui encore, ce salaire de 2 fr. procure à l’ouvrier une somme de satisfactions que, sous le régime de la liberté du travail, il se procurerait avec 1 franc 75 cent. peut-être 1 fr. 50 cent.

Au sujet de l’humanité du système protecteur qu’on me permette une observation. Les protectionistes applaudissent au progrès du bon marché quand c’est la conséquence des machines ou d’autres appareils pourquoi veulent-ils le proscrire quand il s’accomplit par les échanges internationaux ? Est-ce que le sentiment de haute sociabilité en vertu duquel les Européens se considèrent tous comme de la même famille et tendent à échanger, pour le plus grand bien commun, leurs services divers, leurs productions diverses, n’est pas aussi conforme à notre nature, aussi bien sanctionné par la religion et par la voix de notre conscience, que l’aptitude de l’homme à imaginer des combinaisons de rouages et de leviers, d’alambics, de filtres et de cornues ? Oh ! dit-on, l’admission des produits étrangers causerait des perturbations. — Je ne nie pas que cette admission, si elle se faisait brusquement et sans gradation, eût des inconvéniens qui, pour être temporaires, ne laisseraient pas d’être fort graves ; mais est-ce que les machines, quand elles s’introduisent inopinément sur de grandes proportions, ne portent pas atteinte momentanément à de nombreuses existences, très dignes de sympathie et de respect ? Allez le demander aux pauvres fileurs de la Bretagne et des Flandres. Pourquoi se félicite-t-on de ce changement, qui est plus particulièrement rigoureux pour l’ouvrier, et repousse-t-on sans rémission l’autre qui ferait plus spécialement sentir l’aiguillon au chef d’industrie ?

Ainsi, en résumé, le système prétendu protecteur est en opposition avec la liberté, avec la justice. Il fait obstacle à la vie à bon marché, qui doit plus que jamais figurer dans le programme de la politique française. Il opère une influence déplorable sur la condition des classes ouvrières en particulier. La doctrine sur laquelle il repose est entachée des dangereuses erreurs qui affectent les systèmes socialistes les plus justement réprouvés. De quelque métaphore qu’on le flanque, à quelque bonne intention qu’il ait été introduit dans nos lois, quelque sincérité qu’il y ait dans le zèle avec lequel on le défend de nos jours, c’est une institution malfaisante dont il faut nous défaire. Là-dessus il n’y a pas de droits acquis. Quand une législation est reconnue contraire à la liberté et à la justice, personne n’est fondé à en revendiquer le maintien à titre de droit.

Je prie le lecteur de me tenir compte de ce que dans la critique présentée plus haut, du point de vue de la liberté, je me suis borné à ce qui touche à la liberté du travail, proprement dite. Si j’eusse envisagé la liberté humaine d’une manière plus générale, j’aurais eu des reproches bien autrement sévères à adresser au système protecteur ; Le protectionisme, tel que nous l’avons chez nous, ne respecte la liberté sous aucun aspect ; il la poursuit sous quelque forme qu’elle se présente ; il foule aux pieds la liberté du domicile : tout fabricant d’objets protégés par la prohibition absolue, — et les neuf dixièmes des articles manufacturés les plus usuels sont dans ce cas, — est investi de la prérogative monstrueuse de requérir des visites domiciliaires chez telle personne qu’il lui plaît. Tous les ans des fabricans ainsi protégés usent de ce droit dans Paris même. On fait fouiller de la cave au grenier, les maisons non seulement ses commerçans que l’on soupçonne, mais encore de leurs amis non commerçans. On m’a cité un médecin qui a eu à subir l’avanie d’une visite domiciliaire, parce qu’il était l’ami d’un marchand de nouveautés. La liberté de la personne, la pudeur des femmes n’arrête pas davantage les protectionistes. En vertu du système protecteur, la femme et la fille de chacun de nous sont exposées à l’affront des visites à corps toutes les fois qu’elles rentrent après avoir passé la frontière. Ce règlement odieux n’existe pas seulement sur le papier, il est pratiqué, et les sentimens les plus délicats des personnes que nous chérissons le plus sont ainsi à la disposition d’agens subalternes du fisc. Quand un système fait aussi bon marché de ce qu’il y a de plus pur dans la nature humaine, il ne faut pas s’attendre, à ce qu’il recule devant quoi que ce soit. Ainsi, dans le système protecteur, la dénonciation soldée est l’objet d’une sollicitude particulière ; c’est une industrie particulièrement choyée[13] flatteuse compagnie pour les industries qui jouissent de la protection !

Quoi ! s’écriera-t-on, vous voulez la mort de tant de belles industries qui font la gloire du pays ! — Je ne connais d’industrie faisant la gloire du pays que celle qui fournit ses produits à meilleur marché que l’étranger. L’industrie est glorieuse à mesure qu’elle résout le problème de la vie à bon marché, et pas autrement. Quant à la mort des industries protégées, pour la plupart, pour toutes celles qui comptent, elle n’est point à craindre. Sous l’aiguillon de la nécessité, elles feront un effort de plus, et elles vivront, parce que, s’inspirant de la situation, elles atteindront le niveau de l’industrie étrangère. S’il en est qui soient retardées, presque, toujours c’est le protectionisme qui en est la cause, parce qu’il les a soustraites à l’obligation pressante de se perfectionner. La Belgique, il y a trente-cinq ans, faisait partie de la France, et ses ateliers ne surpassaient pas les nôtres. Si aujourd’hui elle est en avant à quelques égards, si elle a, par exemple, le fer et les machines à plus bas prix, c’est que, depuis la séparation, elle a eu un tarif plus libéral ou moins brutal que le nôtre. De même pour la Suisse, qui ne se protégeait pas et qui a fait des pas de géant. Chez quelque peuple que ce soit, toutes les fois qu’on parle de modérer la prime que les industries privilégiées se font payer par le public elles poussent des gémissemens à fendre l’âme, elles annoncent leur fin prochaine. Que le législateur aille droit son chemin et accomplisse la réforme réclamée par l’intérêt public, et il est probable que bientôt vous verrez plus robustes que jamais ces industries qui se disaient perdues. L’expérience en a été faite vingt fois. En Prusse et dans d’autres états allemands, quand le Zollverein soumit les fabriques de tissus de coton et de laine à la concurrence de celles de la Saxe, es lamentations s’élevèrent parmi les fabricans : c’était, disaient-ils, leur arrêt de mort. Deux ou trois ans après ils prospéraient. En Angleterre, que n’a-t-on as dit toutes les fois qu’une loi a réduit les droits sur les soieries françaises, et à chaque fois, au contraire, l’industrie anglaise des soieries a pris une force nouvelle. Chez nous, en 1843, l’égalité des droits devait anéantir le sucre indigène. Cette admirable industrie a-t-elle succombé ? Non ; c’est l’industrie coloniale qui, même avant d’être bouleversée par les événemens de 1848, demandait grace. En pareil cas, il ne se ferme d’ateliers que ceux qui étaient mal placés où qui travaillaient dans des conditions inadmissibles. C’est fâcheux pour les intéressés, c’est affligeant pour tous les hommes bienveillans ; mais, en vérité, parce qu’un individu aura mal choisi le siége de son industrie on s’obstinera à travailler dans des conditions impossibles, faudra-t-il qu’il ait le droit d’imposer à perpétuité un tribut à la société ? A chacun son droit, à chacun la responsabilité de ses affaires propres. Si on prétend soutenir indéfiniment, par une taxe sur la société, les chefs d’industrie qui ne peuvent se soutenir eux-mêmes, c’est le droit au travail qui ressuscite. Si le droit au travail est reconnu au profit des manufacturiers par la vertu du système protecteur, je demande pourquoi on ne l’inscrit pas dans la constitution au profit des ouvriers. La loi de responsabilité est la même pour tous ; mais, s’il fallait faire une exception, il me semble qu’elle devrait être plutôt en faveur des classes pauvres.

Je conviens que c’est un dérangement pour quelques personnes qui avaient espéré se faire ici-bas une vie de quiétude ; mais nous sommes ici-bas pour être dérangés : c’est une épreuve que le Créateur a imposée à l’espèce humaine. L’épreuve est rude quelquefois ; cependant nous n’avons pas le droit de nous en plaindre, je ne dis pas seulement devant Dieu ; mais même devant les hommes, lorsqu’elle arrive à la suite de la vraie liberté et de la justice, surtout si nous avons été avertis de l’imminence de sa venue. Celui-là seul peut dire que la Providence est sévère, et que les hommes sont persécuteurs, qui a pour lui la justice et la liberté. Comment l’industrie, échapperait-elle à cette loi suprême ? Tout y est mouvement, et par conséquent dérangement : la betterave dérange la canne, sauf à être dérangée un jour elle-même par quelque autre plante ; les chemins de fer dérangent les diligences et le roulage ; le bateau à vapeur, la navigation à la voile ; le coton dérange la laine et le chanvre ; la mécanique dérange le travail à la main. Une machine chasse l’autre, un procédé supplante celui qui, la veille, semblait le nec plus ultra de l’intelligence humaine. La concurrence renverse nos calculs, et, à travers tous ces dérangemens, il y a un progrès continu : la perfection croissante et le bon marche des produits, ou, en d’autres termes, l’abondance.


V. – HISTOIRE DU TARIF ACTUEL DES DOUANES.

Quand bien même l’origine de ces abus se perdrait dans la nuit des temps, ce ne serait pas une raison pour qu’on les respectât : nous sommes à une de ces époques où toute institution subit un jugement solennel ; les choses ne sont respectables, dans ces temps sévères qu’en raison de ce qu’elles valent intrinsèquement. Avoir duré plus ou moins, avoir eu plus ou moins d’utilité, ne leur est plus compté, si ce n’est pour l’histoire ; mais le régime protecteur ; tel qu’il est formulé dans nos lois, n’a pas même à nos égards les titres que donne l’ancienneté. C’est un parvenu qui a fait son chemin à la faveur de la révolution, non par ses vertus, mais par ses intrigues, en exploitant les passions publiques et les préjugés dominans. Le tarif des douanes de l’ancien régime n’est pas purement fiscal ; depuis Colbert particulièrement, il avait la prétention de protéger l’industrie nationale, mais il y mettait de la vergogne. En 1790 et 1791, quand la constituante le révisa et le refondit, elle le rendit uniforme et régulier : uniformité et régularité, c’était ce qui lui manquait le plus. Cependant, pour quiconque a lu le tarif de 1791 et celui de l’époque antérieure, le tarif actuel est une nouveauté. Dans ses dispositions fondamentales, c’est l’œuvre de deux gouvernemens qui étaient en guerre avec toute l’Europe, qui, aimaient à y être, et qui jetèrent dans la législation douanière la violence de leur humeur belliqueuse. Le gouvernement de la première république et l’empire sont les inventeurs de ce luxe de prohibitions par lequel se distingue le tarif français, et ces prohibitions mêmes, c’est la guerre qui les inspira par manière d’hostilités. Le tarif de 1791 n’avait qu’un petit nombre de prohibitions, pour la plupart fiscales ou de police, plutôt que commerciales. Ainsi, pour l’intérêt ou la commodité du fisc, on écartait le sel marin, les cartes à jouer, le tabac en feuilles autrement qu’en boucauts. Le salpêtre, la poudre à tirer étaient prohibés par mesure de sûreté générale. En fait de tissus, il n’y avait de prohibées que les étoffes avec argent ou or faux ; c’était afin d’éviter des tromperies au consommateur français. Par raison d’hygiène, on prohibait les médicamens composés. Je ne vois dans le tarif de 1791 que deux prohibitions sérieuses qui aient de l’analogie avec celles qui abondent dans le tarif actuel ; celle de la verrerie et celle des navires[14]. Le tarif de 1791 mettait une sorte de scrupule religieux, que tout gouvernement désormais est tenu d’imiter, à laisser entrer en franchise les denrées alimentaires et les matières premières.

La guerre une fois déclarée, après le 21 janvier 1793, tout change de face. La prohibition prend immédiatement ses coudées franches. Pour savoir d’où lui vient tant de latitude, on n’a qu’à lire les titres officiels des décrets ou des lois. Dès le 1er mars 1793, la convention rend un décret qui est intitulé ainsi dans le Bulletin des lois : Décret qui annule tous traités d’alliance et de commerce : passés entre la France et les puissances avec lesquelles, elle est en guerre, et : défend l’introduction en France de diverses marchandises étrangères[15]. Quelques mois après, paraît un décret ainsi désigné officiellement : Décret du dix-huitième jour du premier mots de l’an II, qui proscrit du sol de la république toutes marchandises fabriquées ou manufacturées dans les pays soumis du gouvernement britannique. Le directoire se signale dans cette voie par le décret du 10 brumaire an V, dont le titre est : Loi qui prohibe l’importation et la vente des marchandises anglaises[16]. Après la convention et le directoire, c’est Napoléon qui procède grandement en fait de prohibition comme en toute chose. Le 22 février 1806, il rend le décret qui prohibe l’importation des toiles de coton blanches ou peinte, mousselines et cotons filés pour mèches : c’était à l’adresse des Anglais, qui n’y étaient pas nommés cependant ; mais ce fut suivi de près par le fameux décret de Berlin (10 novembre 1806), qui déclare les Ile britanniques en état de blocus, et par le décret non moins célèbre de Milan (17 décembre 1807), contenant de nouvelles mesures contre le système maritime de l’Angleterre[17]. Là dessus vinrent se greffer des clauses destinées à renforcer le blocus continental. L’empereur, pour atteindre plus sûrement les Anglais dans leur commerce qui les soutenait, avait formé le téméraire dessein de contraindre l’Europe à se passer des autres parties du monde. Louis XIV avait dit : « Il n’y a plus de Pyrénées, » Dans un sens opposé, Napoléon décrétait : « Il n’y a plus d’Amérique ni d’Asie : Christophe Colomb et Vasco de Gama n’ont pas existé. » On n’aurait plus fait usage des denrées coloniales. On se serait déshabitué du café et du chocolat. Le sucre aurait été tiré du raisin et de la betterave. Le coton, que les Anglais travaillaient avec une grande supériorité, eût été répudié par les continentaux pour leurs propres textiles, le chanvre, le lin, la soie ; l’indigo eût cédé la place au pastel, la cochenille à des compositions chimiques. Tout cela fut sérieusement projeté et ordonné par cet homme puissant, devant lequel le monde se taisait[18].

À la paix, il semblait que tout cet échafaudage, érigé par les haines et la fantaisie d’une assemblée révolutionnaire et d’un grand conquérant, dût s’écrouler ; criais les intérêts auxquels profitait cette protection furieuse ne lâchèrent pas prise. On effaça des lois les vingt ans de fer contre ceux qui se servaient de marchandises anglaises et les autres clauses les plus manifestement sauvages de la pénalité. On raya de même les brutalités qui proscrivaient les denrées coloniales et les matières premières des régions tropicales : de toutes parts on s’en plaignait, personne n’en bénéficiait, personne n’en demandait le maintien mais tout ce qui était de la protection, un instant atténué dans le printemps de 1814, fut restauré avec aggravation dès la même année par la loi du 17 décembre 1814, et puis aggravé encore. Il se produisit alors un phénomène dont les exemples sont trop nombreux dans notre histoire. Les intérêts particuliers parvinrent à se faire sacrifier l’intérêt général, parce que, faute d’esprit public, la force qui chez nous défend l’intérêt général est molle, tandis que les intérêts particuliers poussent leur pointe avec audace et énergie. Parmi les anglais, les intérêts, particuliers ne manquent ni d’âpreté, ni d’une impudente hardiesse ; ils en ont pour le moins autant qu’en France ; mais, en Angleterre, l’esprit public donne à l’intérêt général un si puissant soutien, que celui ci finit par triompher. En France donc, une fois la paix signée, les intérêts privés disputèrent avec obstination le terrain qu’aurait dû reprendre l’intérêt public, et ils l’emportèrent. Il faut dire qu’alors le régime protecteur trouvait des appuis naturels dans la plupart des administrateurs formés à l’école de l’empire et tout remplis de l’esprit des décrets de Berlin et de Milan. Prompts à s’armer de tout, les intérêts privés, qui jouissaient de cette protection au détriment de la nation, avisèrent bientôt un argument captieux. La constitution anglaise, avec la pairie héréditaire, était alors l’idéal politique des penseurs, et on aurait pu choisir plus mal ; donc concluait on il faut que nous imitions les lois qui, pour donner à l’aristocratie anglaise la primauté dans la société, lui assurent de grandes richesses ; donc, il faut que nous ayons une législation douanière qui favorise les grands propriétaires et accroisse leurs revenus. Cette pensée dicta de nouvelles dispositions douanières sur le bétail, sur les laines brutes : de même sur les fers dont la tarification est combinée de manière à donner de gros revenus aux propriétaires de bois plus encore que des profits aux fabricans. Ce sont particulièrement les deux lois du 27 juillet 1822 et du 17 mai 1826, votées, la date le dit assez, au fort de la recrudescence des idées nobiliaires, qui consacrèrent ce rétablissement détourné des redevances seigneuriales. Pour assurer dans la chambre des députés la majorité à ces exagérations nouvelles du tarif, il fallait, par d’autres restrictions, acquérir des alliés au système ; c’est ainsi que le tarif allait toujours étendant ses rigueurs. En somme donc, sauf des modifications sur les denrées coloniales, les cotons bruts et les matières propres aux régions équinoxiales, le tarif de la restauration fut plus contraire encore que celui de l’empire à la liberté et à la justice ; il eut le tort grave de frapper les subsistances les plus usuelles, le pain et la viande, que l’empire, à l’exemple de la république, avait respectés.

Assurément, ces mesures étaient avantageuses à un certain nombre de personnes ; mais il s’en faut bien que tous ceux qui croyaient y gagner, et qui, par ce motif, se ralliaient au système, en retirassent réellement du profit. Ils ne voyaient que l’augmentation de prix qu’ils obtenaient pour leurs productions. Ils auraient dû voir aussi ce qu’ils perdaient comme consommateurs, ce qu’il leur en coûtait de plus, en leur qualité de chefs d’industrie, pour se pourvoir de matières premières et de machines. Ils auraient dû se rendre compte du préjudice que leur causait le resserrement du débouché intérieur, car, lorsqu’une marchandise enchérit, il s’en consomme moins. Mais ce que les pouvoirs publics sont impardonnables de ne pas avoir aperçu ou pris en considération, ce sont les représailles cruelles que nôtre idolâtrie du système restrictif devait attirer à nos industries les plus florissantes. On nous répondit par des aggravations de droits sur nos marchandises. Nos vins, nos soieries, nos articles de mode et de goût, portèrent la peine des privilèges accordés par les pouvoirs de l’état à l’industrie des fers ou plutôt aux propriétaires de bois et aux propriétaires d’herbages. Notre recrudescence des opinions protectionistes eut même des effets déplorables pour la politique française. Des états secondaires qui se fussent volontiers rapprochés de nous, que les traditions d’avant 1789 y poussaient, et dont l’alliance devait nous convenir, conçurent contre nous à cette occasion un éloignement dont nous subissons encore les conséquences[19]. C’est de cette manière que plusieurs états des bords du Rhin, repoussés par nous, sont entrés dans le Zollverein organisé par la Prusse.

Après la révolution de juillet, qui avait été faite au nom de la liberté, on pouvait espérer que le système serait tempéré. On eut en effet des velléités de modération qui se manifestèrent par l’ordonnance d’octobre 1835 et les deux lois de 1836. C’était un commencement de réforme, commencement plein de réserve, mais les plus grandes choses ont commencé modestement. On arrive ainsi jusqu’en 1841. Alors la scène change. Jusque là tout le monde, même les industries protégées, parlaient de la liberté du commerce avec respect. On s’inclinait devant le principe. C’était le but vers lequel il fallait tendre, de l’aveu de tous ; le gouvernement avait toujours eu soin de le dire quand il avait présenté des lois dites protectrices[20], et les parties intéressées à la protection paraissaient l’accepter elles mêmes. Vers 1841, on sentit fort ; la lice avait pris pied au logis avec ses petits, une coalition habilement ourdie, ou le plus grand nombre des coalisés jouait le rôle de dupe, donnait aux meneurs une puissance extrême, ils n’attendaient plus que l’occasion, pour jeter le masque ; la politique leur en fournit une. Les événemens de 1840 dans l’Orient et le traité du 15 juillet venaient de raviver dans le pays le patriotisme guerroyant et exclusif. Les chefs des protectionistes résolurent d’en profiter pour ériger la protection en un principe absolu de droit public. Le marché national aux produits nationaux ! s’écrièrent-ils ; et cette devise charma aussitôt l’imagination du vulgaire qui regardait alors plus volontiers que jamais au travers des besicles du chauvinisme.

Immédiatement les meneurs protectionistes constatèrent leur force par un coup d’autorité. À la fin de 1841, l’idée dont on avait vaguement parlé jusque-là d’une union douanière entre la Belgique et la France, semblable au Zollverein qui avait groupé autour de la Prusse, pour leur plus grand bien, une multitude d’états secondaires de l’Allemagne, acquit de la consistance dans les régions politiques. Le gouvernement belge en prit formellement l’initiative. Le roi des Belges, vint tout exprès à Paris. Le gouvernement français fit à cette ouverture l’accueil qu’elle méritait. Il n’y avait pas de mesure qui pût donner plus de relief à la dynastie de juillet. C’était un acte de politique extérieure plein de cette décision dont le public reprochait au gouvernement d’être dépourvu envers les puissances européennes. C’eût été sans péril pour la paix de l’Europe. Pour les industries françaises, c’eût été finalement plus profitable qu’inoffensif. Quelques-unes en eussent été stimulée un peu vivement, mais tant pis pour elles si elles en avaient besoin ; à qui la faute si elles avaient négligé d’utiliser le bénéfice de la protection pour se mettre à la hauteur de l’industrie étrangère ? l’épreuve n’eût pas été au dessus de leurs forces ; mais les protectionistes s’émurent, non, ils se soulevèrent. Les comités, déjà constitués dans l’ombre au sein de beaucoup d’industries, se réunirent. On s’échauffa mutuellement, on mit en mouvement de gré ou de force beaucoup de députés, et, les faisant marcher devant soi, on alla signifier aux ministres qu’on ne voulait pas de l’union avec la Belgique. On leur montra qu’on disposait de la majorité dans la chambre, et le ministère, qui avait de grands embarras au dedans, qui au dehors était encore mal à de l’aise dans le concert européen où il venait de rentrer cependant avec honneur, jugea à propos de céder. Cette violence, faite au gouvernement de juillet, est le plus grand affront qu’il ait essuyé. Et cet outrage lui était infligé par des hommes qui se donnaient pour les amis, les soutiens, presque les preux de la dynastie nouvelle ! On ne trouverait pas dans nos quatorze siècles d’histoire un autre exemple de particuliers entreprenant ouvertement pour la satisfaction de leurs intérêts mercantiles, de contraindre le gouvernement à abandonner un grand dessein politique et y réussissant ! Les voix qui dénoncèrent alors cette indignité furent sans écho. L’opposition elle-même ne trouva pas un mot à dire. À quel niveau était donc tombé le patriotisme en France !

Après qu’ils furent parvenus à leurs fins, à la faveur de l’émeute parlementaire qu’ils avaient organisée, les protectionistes gardèrent une attitude menaçante. Ce ne furent plus des solliciteurs plus ou moins importuns, ce fut une faction exerçant l’intimidation dans l’état. Il ne s’agit plus de ménagemens et d’attermoiemens ; on était le maître de céans, on fortifiait sa domination et on prenait plaisir à la constater de la manière la plus éclatante. Il semblait qu’un nouveau droit divin eût succédé à celui que s’étaient attribué les rois. Les meneurs renouvelèrent la démonstration de leur autorité avec un nouveau degré de scandale en 1845, à l’occasion d’un projet de loi dont un des principaux articles concernait les graines oléagineuses. Ils obligèrent le ministère à voter publiquement contre le projet ministériel, en faveur d’un amendement[21] qui augmentait démesurément les droits sur le sésame. Quelque temps après, le gouvernement avait posé les bases d’un traité de commerce avantageux avec la Suède et la Norvège. Le cabinet de Stockholm consentait à diminuer les droits dont sont grevées, dans les royaumes scandinaves, plusieurs des productions de l’industrie française. En retour nous aurions admis sans droits les fers de Suède, sous la réserve qu’ils auraient eu la destination spéciale de servir aux fabriques d’acier. C’était tout profit pour nous. Les ministres furent charitablement avertis par le comité directeur que toucher à la législation sur les fers, c’était porter la main sur l’arche sainte, et qu’ils eussent à garder leur projet en portefeuille, ce qui fut fait. Cette fois, au moins, on ménageait la pudeur du gouvernement ; on ne le fustigeait pas en public ; mais, comme si l’apparence même du respect des convenances eût pesé aux meneurs, presque aussitôt ils firent une manifestation publique d’une inconvenance suprême. Au commencement de novembre 1846, ils publièrent un manifeste dûment, signé et paraphé, par lequel le ministère était sommé de déclarer explicitement et sans délai[22] qu’il entendait maintenir le système protecteur sans en rien rabattre, sans toucher même aux prohibitions absolues, faute de quoi on lui signifiait qu’on armerait ses ennemis[23].

Le gouvernement supportait péniblement ce joug. Les grandes réformes que l’Angleterre venait d’introduire dans son tarif l’avertissaient que le régime de la protection avait fait son temps. Pendant que sir Robert Peel bravait la puissante aristocratie de l’Angleterre et en triomphait dans la question des céréales ; de ce côté du détroit se laisserai-t-on, indéfiniment insulter et garrotter par une poignée de déclamateurs ? En, conséquence, le 21 mai 1847, le gouvernement se détermina à présenter un projet de réforme douanière. On effaçait quelques prohibitions subalternes, en les remplaçant par des droits élevés[24]. On autorisait l’entrée en franchise d’un grand nombre d’objets : ce n’étaient guère que ceux qui semblent avoir été inscrits au tarif pour l’allonger au mépris du bon sens, ou pour ennuyer le commerce et multiplier le nombre des préposés de la douane. Dans cette longue série de deux cent quatre-vingt-dix huit articles qu’on affranchissait absolument ou conditionnellement, vingt cinq ou trente seulement[25] sont importés en quantités notables ; pour ceux-ci et pur la plupart des autres[26], la franchise n’eût été que conditionnelle : il eût fallut que l’importation eût lieu par mer et sous pavillon français ; c’était une manière de favoriser la navigation française. Le gouvernement proposait enfin que les navires pussent être construits en entrepôt ; de sorte que les matériaux qui entrent dans la construction de nos bâtimens de commerce n’eussent à payer aucun droit. Ce projet de loi eût trouvé grace devant des gens de sang-froid même peu sympathiques pour la liberté du commerce ; l’esprit réformateur, pour gagner sa cause, s’y faisait tout petit ; mais c’était une brèche faite à la protection, et puis on manquait de respect pour la prérogative des forges ; car l’immunité accordée pour la construction des navires se fût appliquée à quelques articles en fer, barres, tôles, clous, câbles[27]. Aux yeux de nos protectionistes, le projet ; était donc sacrilège. La commission de la chambre des députés, nommée sous leur influence exclusive, le mutila pour la plus grande gloire de la protection, et elle motiva sa manière d’agir dans un rapport qui mérite de rester comme une pièce historique. C’est un monologue de l’intérêt privé en contemplation devant lui-même, l’égoïsme s’érigeant, sans pudeur en maxime d’état. Une assemblée au sein de laquelle on soutenait des thèses pareilles, avec une approbation presque unanime, avait évidemment le vertige : elle devait misérablement trébucher au premier piége qui lui serait tendu. Ce fut ainsi en effet, qu’elle termina sa triste carrière, à peu de mois d’intervalle, le 24 février 1848.


VI. – RAISONS TIREES DE LA POLITIQUE GENERALE ET DE L’ETAT DE NOS FINANCES POUR ABANDONNER LE SYSTEME PROTECTEUR.

Il y a déjà long-temps que le procès du système protectioniste est instruit ; voilà près d’un siècle qu’Adam Smith et Turgot ont démontré l’inanité de ses prétentions. En tant que doctrine, c’est jugé comme l’est le phlogistique pour les chimistes, l’astrologie pour tous les hommes de quelque éducation. Néanmoins, les hommes, fort nombreux dans les régions politiques, qui se font gloire de ne pas avoir de théorie, c’est-à-dire de ne pas plier leurs idées et de ne pas savoir la raison de ce qu’ils font, daignaient à peine répondre à ceux qui leur présentaient des argumens contre le système protecteur : Laissez-nous pour en paix, disaient-ils ; vous n’êtes que des théoriciens ; le gouvernement ne vous regarde pas, c’est notre lot ; nous sommes les hommes pratiques. On n’était pas un homme pratique, on n’était plus qu’un esprit chimérique dès qu’on recommandait de marcher vers la liberté du commerce. Les protectionistes se donnaient pour les promoteurs de la civilisation, les bienfaiteurs du peuple, et ils étaient pris pour tels[28]. Les choses en étaient là lorsqu’il y a une douzaine d’années, un spectacle inattendu se produisit chez une grande nation, notre plus proche voisine. En Angleterre jusque-là, le gouvernement admettait le principe de la protection comme un axiome quoiqu’il résultât du système protecteur une cherté extrême pour les denrées alimentaires, pour le pain surtout. Tout à coup quelques hommes alors obscurs y levèrent d’une main ferme le drapeau de la liberté commerciale en s’organisant sous le nom de ligue contre les lois des céréales (anti corn-law league). Leur entreprise semblait désespérée. Ils étaient sans renom, sans influence, et ils s’attaquaient aux forces du pays les plus éprouvées, à l’aristocratie propriétaire des terres, aux propriétaires de plantations dans les colonies à sucre, à l’industrie maritime qui a pour elle de si vive sympathies, aux propriétaires de mines de cuivre, à la plupart des manufacturiers qui, à cette époque, étaient en Angleterre, comme ils le sont chez nous, aujourd’hui, complètement abusés sur les effets de la protection.

Mais on est bien fort quand on a pour soi la liberté et la justice, quand on revendique les droits du grand nombre, et qu’on met de rares talens au service d’une aussi bonne cause. M. Cobden et les bons citoyens qui étaient avec lui à la tête de la ligue déployèrent une admirable éloquence, une prodigieuse activité, un dévouement sans bornes, et en peu de temps ils devinrent une puissance. Leurs discours firent d’innombrables prosélytes à la ligue dans tous les rangs de la société, et enfin, au commencement de 1846, le plus illustre des hommes d’état de l’Angleterre, alors premier ministre, un homme pratique apparemment, sir Robert Peel, qui, depuis quelques années déjà, prenait à chaque session l’initiative de modifications très libérales au tarif des douanes, se rallia ostensiblement, officiellement à cette glorieuse pléiade. Dans un discours solennel, il déclara que pendant long-temps il avait cru au système protecteur, mais que éclairé par la méditation et par l’expérience, il reconnaissait que la ligue avait raison ; qu’à partir de ce jour il serait l’antagoniste de la protection comme d’un système contraire à la liberté et à la justice ; inconciliable avec l’intérêt du grand nombre ; et immédiatement, dans le même discours, il proposa l’abolition des droits sur les céréales. On sait le reste. Malgré le dépit et la rancune de la plupart des anciens alliés politiques de sir Robert Peel, malgré le mauvais vouloir des classes les plus influentes, les lois qui gênaient la libre importation des céréales furent abrogées. Les successeurs de sir Robert Peel ont continué son œuvre. Le système protecteur a été abandonné successivement sur tous les points par le gouvernement anglais et par le parlement. L’acte même de navigation de Cromwell, que soutenaient les préjugés les plus enracinés, devant lequel Adam Smith lui-même s’était incliné, a été entraîné dans la chute générale du système protecteur. Aujourd’hui les navires étrangers participent, aux mêmes conditions que le pavillon anglais ; au commerce de l’Angleterre avec le monde, à celui des colonies britanniques elles- mêmes. Le protectionisme est mort en Angleterre. La liberté du commerce y est devenue un axiome à son tour. L’Angleterre a encore des droits de douanes, elle en tire : même un revenu de plus de 500 millions ; mais dès à présent, a peu d’exceptions près, ce ne sont plus des droits protecteurs, ce sont des droits fiscaux car les objets qu’ils frappent en général, tels que les boissons et les denrées coloniales, n’ont pas de similaires au dedans. L’ame de sir Robert dans la retraite où Dieu l’a accueillie, a lieu de se réjouir des témoignages de reconnaissance respectueuse dont son nom est entouré, chaque jour parmi ses compatriotes. Le mois passé, les hommes qui s’étaient faits contre sir Robert Peel les champions de la protection ont pu ressaisir le pouvoir ; ils ont été mis en demeure de devenir ministres. Ils ne l’ont pas osé : ils ont senti que la tentative de restaurer la protection serait un acte de démence. Qu’en pensent les prétendus hommes pratiques qui soutenaient que l’Angleterre, tout en critiquant le régime protecteur chez les autres, n’y renoncerait jamais chez elle, et qui, la veille de la révolution de février, faisaient violence au gouvernement pour l’empêcher d’entrer, même timidement, dans les voies de la liberté commerciale ? Cette colossale expérience de l’Angleterre, est-elle une hallucination de théoriciens ? Les avantages que la liberté du commerce a procurés à la nation anglaise sont-ils des chimères ?

Vraisemblablement, par un ensemble de réformes conçues dans cet esprit, qui eussent de même hautement favorisé le développement du travail et la vie à bon marché, on eût empêché notre révolution de février. En Angleterre, c’est une opinion généralement admise que, sans les réformes de sir Robert Peel, cette révolution aurait eu pour contre-coup le bouleversement de la société anglaise.

L’obligation où nous sommes de rétablir l’ordre profondément altéré dans nos finances est une des causes qui doivent très prochainement décider, bon gré mal gré, l’administration française à prendre en grande considération les idées de liberté commerciale. Nous sommes en état flagrant de déficit, comme l’Angleterre lorsque sir Robert Peel rentra aux affaires en 1842. Depuis quelques années, les whigs, qui étaient au pouvoir, justement effrayés de cette situation, s’efforçaient d’aligner le budget par des aggravations de taxes sans pouvoir y réussir. Sir Robert Peel s’y prit autrement. De son coup d’œil d’homme supérieur, dominant son sujet, il vit que la nation rendait tout l’impôt qu’elle pouvait raisonnablement payer, eu égard à sa puissance productive. L’impôt est un prélèvement sur la masse de richesses que crée annuellement le travail de la nation. Pour augmenter la fécondité de l’impôt sans obérer les contribuables, le plus sûr moyen, le seul, est d’agrandir la masse de richesses produite par le travail national. À cet égard, le principe de la liberté du commerce a de très grands avantages sur le système protecteur, je l’ai montré plus haut. Dès 1842, sir Robert Peel s’était donc mis à supprimer les droits sur presque toutes les matières premières qu’emploie l’industrie ; ceux qui n’ont pas été supprimés ont été réduits dans une forte proportion, et ce mouvement a été poursuivi jusqu’à ce jour. Parallèlement aux matières premières, on a affranchi de droits d’importation les denrées de première nécessité, et réduit au moins les droits sur toutes les substances alimentaires. Par le premier ordre de mesures, la réduction ou l’abolition des droits sur les matières premières, on a singulièrement développé l’industrie. Anglaise et notablement agrandi la puissance produite du capital déjà acquis. Les bras étant plus demandés, la somme répartie en salaires a été plus forte sans que des profits des chefs d’industrie fussent diminués ; au contraire. De cette manière, chacun des impôts qui avaient été maintenus a rendu davantage. Par le second ordre de modifications au tarif, celles qui avaient pour objet la réduction ou l’abolition des droits sur les alimens les plus usuels et sur tous les articles d’usage commun, les ouvriers ont retiré d’un même salaire une plus grande somme de satisfactions. Une livre sterling a contenu, une plus grande somme de jouissances, a impliqué la faculté de se procurer une plus grande quantité de tous les articles alimentaires et de beaucoup d’autres objets qui contribuent au bien être ; de sorte que, quand bien même les salaires fussent demeurés les mêmes, les ouvriers auraient été sensiblement mieux.

Par l’une et l’autre de ces catégories de mesures, il y a eu pour la nation plus de facilité à faire du capital ; et, après ce qui a été dit plus haut, je n’ai plus à signaler l’heureuse influence que l’abondance des capitaux exerce sur la puissance productive ode la nation, sur l’aisance des classes ouvrières, sur l’agrandissement de la matière imposable, et, partant, sur le rendement des impôts. L’impulsion donnée à la production, et par la même voie aux salaires, a permis de diminuer sans perte pour le trésor, les droits de consommation sur certaines substances alimentaires qu’il est convenable d’imposer, parce que ce n’est point considéré comme de première nécessité, et qui, pourtant sont à l’usage de toutes les classes. C’est ainsi que le droit sur les sucres a baissé de plus de moitié sans que le revenu public en ait souffert. Envisagée comme ayant un but financier, la réforme douanière accomplie par le gouvernement britannique a frappé si juste, que l’Angleterre a maintenant tous les ans un excédant de recettes de 2 millions sterling au lieu du déficit à peu près égal dont elle était affligée auparavant, et de cette façon, chaque année, on est en mesure d’opérer des dégrèvemens nouveaux[29]. À l’origine, pour ménager la transition, il a fallu surtout afin de combler la perte causée par l’abolition des droits sur les subsistances, frapper des revenus dépassant 3,750 francs d’une taxe d’environ 3 pour 100 ; mais il serait facile de s’en passer déjà, si l’on n’eût mieux aimé consacrer les excédens de recettes à remplacer d’autres taxes dont les classes pauvres sont plus particulièrement atteintes. En un mot, en récompense de ce qu’on avait adopté franchement, de l’autre côté du détroit, le principe de la liberté du commerce, on a obtenu le plus beau succès financier que signale l’histoire. C’est que c’est l’application largement conçue d’une grande pensée d’équité. En finances, comme partout, les meilleures combinaisons sont celles qui ont pour point de départ les meilleurs sentimens de la nature humaine.

La réforme de sir Robert Peel a eu un retentissement immense. De toutes parts on a fait cette réflexion : Puisque l’Angleterre répudie avec tant d’éclat le régime protecteur malgré l’intérêt évident de l’aristocratie et d’autres classes influentes ; il faut que ce soit bien contraire à l’intérêt général, bien incompatible avec l’esprit de la civilisation moderne avec les prescriptions d’une sage politique. La législation douanière a donc été presque partout soumise à une révision, et partout hors de chez nous à peu près elle s’est humanisée. Les États-Unis, la Belgique, la Hollande, le Piémont, l’Autriche, l’Espagne, la Russie, ont fait un pas vers la liberté du commerce. Est-il possible que nous restions seuls à lutter contre le courant nous que notre faculté d’initiative a portés si haut, et qui nous vantons de donner au monde l’exemple de toutes les libertés ! Ce serait nous si expansifs, si empressés toujours à nous mêler des affaires des autres, qui arborerions le drapeau de l’isolement, et qui garderions, seuls entre tous, une muraille à pic autour de nos frontières ! Mais désormais l’isolement est impraticable : c’est un besoin, n penchant insurmontable pour les provinces dans chaque état, pour les états dans la civilisation, de communiquer l’un avec l’autre. La preuve matérielle en est visible, elle est dans les sommes énormes que dépensent les états et les provinces pour les moyens de communication de toute sorte. On est uni par les idées et les sentimens, on doit, on veut s’unir aussi par les intérêts ; c’est à l’avantage de tout le monde. Mais comment, suivant quelle méthode nous dégager de l’étreinte du système protecteur ?


VII. – LE REGIME PROTECTEUR NE PEUT ËTRE MAINTENU MÊME TRANSITOIREMENT QU’AU MÊME TITRE QUE LA TAXE DES PAUVRES EN ANGLETERRE. – DE LA MANIERE D’OPERER LA TRANSITION.

C’est pour les pouvoirs publics une haute convenance de procéder au changement de front avec beaucoup de ménagement. L’opinion protectioniste est puissante en France, les meneurs l’ont surexcitée. Peu scrupuleux sur les moyens, ils ont attisé les haines nationales, ils se sont efforcés d’accréditer parmi les classes ouvrières l’opinion que les partisans de la liberté du commerce parlaient ou agissaient dans un intérêt exclusivement anglais, à l’instigation des Anglais[30], contrairement à l’intérêt français, et le patriotisme sincère, mais crédule, des masses a accueilli ces assertions. Rien pourtant n’est plus inexact. Depuis 1846, les Anglais admettent à peu près tous nos produits sans droits ou avec des droits extrêmement modiques. Ils le font, parce qu’ils ont reconnu, ce qui n’est pas bien difficile à constater lorsqu’on examine les faits avec un esprit libre de préjugés, qu’il est de l’intérêt de chacun, peuple ou individu, d’acheter les denrées et les objets de toute sorte là où on les trouve au plus bas prix : ils ont pris ce parti sans nous rien demander en retour ; ils eussent pu y mettre des conditions[31], ils ne l’ont pas fait. Il leur a suffi de savoir que pour eux-mêmes ce serait un grand avantage d’ouvrir le marché britannique aux produits français et étrangers en général. De même ce serait dans notre propre intérêt, pour augmenter le bien-être des populations et la richesse de la France, que nous nous rallierions à la liberté du commerce. Cependant le préjugé subsiste ; il faut compter avec lui. D’ailleurs il est d’un bon gouvernement d’éviter les changemens brusques et de ménager la transition.

Dans toutes les industries, nous avons des ateliers en plus ou moins grand nombre qui ne craignent pas la comparaison avec ceux de quelque pays que ce soit pour la perfection des produits ; l’économie des matières, la division du travail et l’administration ; mais, dans presque toutes aussi, on compte un certain nombre d’établissemens qui sont restés en arrière. Chez les uns, le mal n’est pas incurable : s’ils eussent senti plus vivement l’aiguillon de la concurrence ; ils se fussent portés en avant ; mais il en est d’autres qui ne peuvent plus vivre qu’artificiellement, qui à la longue succomberaient sous la seule pression de la concurrence intérieure. Il convient de donner à ceux des retardataires qui peuvent rejoindre, le temps qu’il y faut avec des efforts ; à ceux qui sont destinés à liquider, un délai suffisant pour que la liquidation ne soit pas trop onéreuse, et pour que ce qui y est employé, personnel et capital, se tourne vers une des industries dont la liberté du commerce doit favoriser chez nous le développement. Trop de précipitation porterait préjudice aux chefs d’industrie qu’il ne peut s’agir d’excommunier, aux ouvriers qui ne peuvent, du jour au lendemain, se mettre au niveau des habiles de leur métier ou apprendre les tours de main d’une profession nouvelle,et entraînerait la destruction d’un certain capital, substance précieuse, matière première des améliorations. Aux deux catégories d’établissemens arriérés que nous vouons de signaler, il y a donc lieu de continuer ; provisoirement et dans une certaine mesure ; le subside qu’ils reçoivent du public en qualité de protégés. Nous devons considérer ce subside comme le pendant de la taxe des pauvres des Anglais qu’aucun homme de sens ne songe à abolir ; mais désormais la protection n’a plus de justification qu’à ce titre. La société française exerce l’assistance envers les industries protégées comme envers des nécessiteux. De sa part, l’assistance est un devoir général ; mais, chez les individus assistés, quels qu’ils soient et quelque soit le mode de l’assistance, qu’elle vienne du bureau de bienfaisance ou qu’elle résulte de la douane, le fait corrélatif à ce devoir n’est pas un droit à exiger un subside, c’est le devoir de faire tout ce qui est en leur pouvoir, moralement et matériellement, pour se placer au- dessus du besoin et cesser d’être à charge à la société. Que si les industries protégées trouvent désobligeant d’être assimilés aux familles qui reçoivent les dons de la charité publique, je répondrai qu’il est tout aussi désobligeant pour le public d’avoir à leur compter les sommes qu’il leur paie. Il n’y a pas de milieu, sous notre droit public ; tel qu’il est et tel qu’il restera, la prime que reçoivent les industries protégées est une charité ou une exaction.

Voilà donc le caractère que désormais doit avoir dans nos lois la protection : c’est une taxe des pauvres. De cette manière, nous avons d’autres précédens pour nous éclairer sur la manière de procéder, et ce qui s’est passé en Angleterre relativement à la taxe des pauvres doit répandre des lumières sur notre sujet. Avant 1834, le régime de la taxe des pauvres chez nos voisins, donnait lieu à beaucoup d’abus. Il oblitérait parmi les pauvres le sens de la responsabilité. Les vrais amis des classes pauvres, s’en plaignaient énergiquement, non moins que les financiers du parlement. En 1834 donc, au nom de la morale publique autant que dans l’intérêt de ses finances, l’Angleterre refondit sa législation des pauvres. Elle adopta un système de secours qui rappelle sans cesse à l’individu secouru la nécessité de se suffire à lui-même et réveille en lui le sentiment de la responsabilité. La protection, chez nous, doit être administrée dans le même esprit. Dès lors aussi les industries effectivement protégées auront à observer la tenue qui convient à leur position. Le comité directeur des protectionistes renoncera à dicter des lois ; il comprendra qu’il lui appartient d’en recevoir. Les pauvres de l’Angleterre ne parlent pas avec arrogance aux pouvoirs de l’état ; ils ne sont pas, dans le parlement, rapporteurs des lois sur le paupérisme ; ils n’essaient pas d’intimider ceux qui revendiquent le droit qu’a la société de ne payer de subside que ce que, dans sa charité, elle juge convenable ; dans les conseils industriels que le gouvernement rassemble, ils ne font pas voter des déclarations portant que la science économique soit tenue d’enseigner l’excellence du paupérisme[32]. Non ; ils sont modestes et soumis. C’est l’attitude qu’ont à 3renclre chez nous les personnes auxquelles la protection profite.

Voici, sous un autre aspect pratique, le motif qu’on a pour ne marcher à la liberté du commerce que par degrés. Le changement qu’ont à subir, pour atteindre le niveau des autres, ceux des établissemens arriérés qui peuvent se maintenir, exige, à peu près dans tous les cas, un certain capital de plus. La France, en temps régulier, forme tous les ans une certaine masse de capital, et le capital français s’accroît plus qu’en proportion de la population. Cet accroissement est pourtant borné ; et, dans notre réforme commerciale, nous devons avoir égard à cette circonstance. Malheureusement, depuis 1848, la formation du capital est ralentie. L’année même 1848 fut marquée par une grande destruction de capital. Avant 1848 ; il nous venait du capital étranger ; il venait pour les opérations manufacturière et commerciales ; il en venait surtout pour les entreprises de chemins de fer, ce qui nous laissait le nôtre plus libre pour d’autres destinations. L’importation du capital étranger est suspendue aujourd’hui. L’assemblée nationale, de qui il dépendrait de la réveiller pour les chemins de fer, ne s’en montre pas pressée. Nous sommes donc, quant aux capitaux qu’exige la transition du régime protecteur au régime de la liberté commerciale, plus mal pourvus aujourd’hui qu’avant la révolution de Février, et nous resterons dans cette fâcheuse position Dieu sait combien de temps encore. On aperçoit ici, sous un nouveau jour quelle responsabilité ont assumée devant l’histoire et devant leur propre conscience les hommes qui empêchèrent la monarchie de juillet de réformer notre législation douanière, alors que la transition eût été relativement facile.

Cela posé, je hasarderai ici un projet de programme à suivre pour la transition Je le ferai, on le conçoit bien, sous toute réserve, et sauf meilleur avis. Les ménagemens à garder seraient de deux espèces : premièrement, on procéderait par degrés ; secondement, on accorderait à quelques-uns des intérêts compromis quelques compensations : on verra qu’il serait possible de leur en donner de considérables sans grever l’état ni le public. On procéderait par degrés, disons-nous. De prime abord on supprimerait toutes les prohibitions, toutes celles du moins qui ont le caractère commercial[33]. On réduirait les droits qui, à force d’être élevés, sont prohibitifs à ce qu’il faut pour que l’industrie française s’aperçoive de la concurrence étrangère, et puis, de période en période, ces droits continueraient d’être abaissés jusqu’à un minimum qu’avec de la bonne volonté on considérerait comme un droit tout fiscal, quoiqu’il dût aussi avoir un effet d’enchérissement au profit des producteurs nationaux. On abolirait les droits sur une vingtaine de matières premières les plus importantes, le coton, la laine, la houille, les matières tinctoriales, les graines oléagineuses. Les fils de soie, de coton, de laine, de lin et de chanvre, pourraient même être considérés comme des matières premières. Le fer et l’acier, qui jouent un si grand rôle dans l’industrie, doivent être francs de droit ; c’est l’intérêt général de la production. Par exception cependant, on pourrait, en ce qui les concerne, accorder un délai, sauf à décréter dès à présent une réduction qui devrait être au moins de moitié pour le fer forgé, des trois quarts pour l’acier.

La fonte brute devrait lus prochainement encore que le fer être admise en franchise ; car c’est plus encore que le fer une matière première, c’est celle du fer lui-même ; et, pour cette substance, les inconvéniens passagers de l’admission en franchise seraient moindres que pour le fer ; la fabrication de la fonte occupe médiocrement de bras, et la capital qui y est employé est presque tout à l’état de capital de roulement et non de capital fixe. À ce titre, il peut passer sans peine de sa destination actuelle à une autre industrie. – Par cet affranchissement des matières premières, la plupart des industries recevraient une impulsion extraordinaire.

À plus forte raison, les articles presque tous insignifians qu’effaçait du tarif le projet de loi de 1847 devraient cesser d’être taxés.

À charge de réexportation, l’industrie française serait admise à tirer du dehors, sans droits, les tissus écrus en soie, en coton, en laine, en lin ou chanvre, à la condition de les réexporter après y avoir donné une autre façon.

Les denrées alimentaires de première nécessité et notamment la viande, seraient exemptes de tout droit de douane.

Les droits de douanes qui sont purement fiscaux, c’est-à-dire ceux qui sont établis sur des articles que la France ne produit pas (y compris le droit sur le sucre, qui est exclusivement discal, puisque le sucre indigène est taxé de même), seraient réduits au taux qui, par l’accroissement de la consommation, serait le plus productif pour le trésor.

Il est quelques industries qui se réduisent chez nous à un tout petit nombre d’établissemens, lesquels jouissent ainsi d’un véritable monopole : telle est celle des glaces, dont il existe trois fabriques aux mains de deux associations seulement ; telle aussi celle des poteries fines autre que la porcelaine, dont il y a quatre fabriques appartenant à trois compagnies. La première de ces industries est protégée par un droit exagéré, qui ne lui est point nécessaire, puisqu’elle exporte considérablement ; la seconde l’est par la prohibition, en vertu de la loi de brumaire an V. Dans ces deux industries, les propriétaires des établissemens existans empêchent la concurrence intérieure par voie d’intimidation. Il ne serait pas aisé, dans un pays où le capital n’abonde pas, de réunir ce qu’il faut pour monter une fabrique rivale, et ceux qui pourraient trouver ce capital n’osent pas courir la chance ; ils savent qu’on leur ferait une guerre à mort, dont le monopole a fourni les moyens aux établissemens actuels. En pareil cas, c’est un devoir pour un gouvernement qui respecte la liberté et la justice d’appeler la concurrence étrangère, et l’admission des produits étrangers similaires devrait être entièrement libre. Les bénéfices déjà réalisés à la faveur du monopole donneraient aux usines françaises dont il s’agit le moyen de s’organiser aussi bien que leurs compétiteurs de l’étranger ; il est même à supposer que c’est un fait à peu prés accompli déjà ; car elles sont actuellement entre les mains d’hommes capables.

Tous les droits à l’exportation seraient supprimés, ainsi que les formalités à la sortie ; le montant de droits qu’on économiserait de cette manière à l’industrie française est modique ; mais on lui épargnerait beaucoup d’ennuis et de temps, ce qui équivaut à beaucoup d’argent.

Les pavillons étrangers seraient admis à transporter les marchandises entre la France et les autres pays, y compris nos colonies, sur le même pied que les navires français. Les restrictions bizarres qui nous empêchent de profiter des marchandises d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique, enfermées dans les entrepôts européens, seraient abolies. C’est une honte d’avoir consenti, en plein XIXe siècle, à des absurdités aussi onéreuses. Pour toutes les réformes qu’appelle notre législation maritime, nous n’avons plus la liberté d’ajourner. Depuis la nouvelle législation maritime de l’Angleterre et depuis l’adhésion qu’y ont donnée plusieurs autres peuples, nous sommes forcés de nous mettre au même régime.

Le tarif devrait être simplifié. La tarification actuelle offre des distinctions de zones qui doivent disparaître, et des distinctions de variétés qui devraient être diminuées[34].

Les visites à corps devraient être abolies, et pourraient l’être sans aucun inconvénient dans quelques années, lorsqu’on serait arrivé à un tarif très réduit. Dès à présent, elles devraient n’être plus possibles qu’aux risques et périls des agens. Ceux-ci ; et à leur défaut l’administration, auraient à payer des dommages intérêts que règleraient les tribunaux ordinaires, toutes les fois que les personnes visitées n’auraient point été trouvées en état de fraude. Les visites domiciliaires, disparaîtraient par le fait même de l’abolition de la prohibition absolue.

La compensation qu’il serait possible de donner à quelques-unes des industries, sans préjudice pour le trésor ou pour le public, pourrait avoir beaucoup de formes. Déjà il en résulterait une de la plus grande liberté qui serait accordée au commerce. Il ne manque à notre industrie manufacturière, en général, que d’avoir les matières premières à bas prix pour produire à aussi bon marché que qui que ce soit ; or, d’après ce qui précède, toutes les matières premières seraient au plus bas prix possible. Indiquons pourtant quelques mesures particulières. Nous avons conseillé de réduire immédiatement des trois quarts au moins la protection déréglée dont jouissent les fabriques d’acier. On pourrait, par une faveur spéciale, les autoriser à tirer de la Suède, sans droit dès à présent, les fers éminemment propres à faire de l’acier que cette contrée a le privilège de produire. La même exemption devrait être étendue aux fontes lamelleuses que nos départemens de l’Est tirent de l’Allemagne surtout, pour les convertir en acier. C’est de même à la liberté qu’il faudrait s’adresser pour obtenir une compensation en faveur de l’industrie des fers, celle peut-être, à laquelle l’abandon du système protectioniste occasionnerait la plus rude secousse. Personne n’ignore que le principal bénéfice de la protection revient aux propriétaires de bois bien plus qu’aux maîtres de forges eux-mêmes. La protection a triplé ou quadruplé le revenu des bois qui étaient à portée des forges. Les propriétaires de ces forêts seraient indemnisés (en me servant de cette expression, je dois faire remarquer que ce n’est pas le mot propre ; en droit, ils ne peuvent prétendre à aucune indemnité), sans qu’il en coûtât rien à l’état, par la permission de défricher les bois en plaines, autant qu’ils le jugeraient convenable. Dans la plupart des cas, moyennant cette faveur, ils perdraient peu au changement de régime[35].

C’est encore la liberté qui donnerait le moyen de consoler nos agriculteurs du dommage qu’ils supposent que leur causerait l’abandon du système protecteur. En fait, ceux des cultivateurs qui calculent savent bien que le régime protecteur n’est pas profitable à l’agriculture : il lui fait payer plus cher ses instrumens, la plupart des substances quelle emploie dans ses travaux et des articles que les cultivateurs consomment pour leur usage personnel. Or, en retour, qu’est-ce qu’il lui fait vendre plus cher ? Ce n’est pas le blé, car c’est une illusion de craindre l’invasion des blés de la Pologne ou de la Crimée. La puissance productive de ces contrées en céréales, par delà ce qu’elles en consomment, suffira à peine, en temps ordinaire, à alimenter le marché anglais, de ce qu’il y manque. Ce n’est pas la soie le régime actuel, en contrarie l’exportation. Ce n’est pas le vin, apparemment l’industrie viticole est la victime du régime protecteur. Serait-ce la laine ? Il est permis d’en douter ; des personnes très bien informées assurent que le bénéfice retiré par l’agriculture ou plutôt par la propriété territoriale (qui n’est pas nécessairement la même chose que l’agriculture) du droit, de 22 pour 100 dont est frappée la laine étrangère, est très problématique[36]. Serait-ce donc la viande ? C’est possible, et pourtant la quantité de viande sur pied que peut nous fournir l’étranger est bien bornée. Si on laissait entrer librement cette denrée, on peut croire que les prix n’en seraient pas sensiblement affectés, excepté dans quelques localités de la frontière. Cependant, les éleveurs, abusés sur leurs véritables intérêts, sont presque tous du côté des protectionistes ; c’est pour ceux-ci une alliance puissante mais, tout récemment, les éleveurs ont pu faire une découverte importante à savoir que le monopole dont les bouchers sont officiellement investis dans Paris, et qu’ils exercent de fait dans la plupart de nos villes, est, pour le bétail, une cause de dépréciation bien autrement énergique que ne pourrait l’être l’abandon du système protecteur, au gré même de ceux qui s’exagèrent le plus l’effet des lois de douanes. Renoncer à la protection ne sera rien pour les éleveurs, si la boucherie devient libre en droit et en fait. Que l’autorité qui paraît mollir à Paris sur la question de la boucherie, se réveille, que la boucherie soit proclamée et devienne libre, et les éleveurs n’auront que des actions de graces à adresser au gouvernement, quand bien même, au même instant, l’entrée de la viande serait déclarée parfaitement libre.

Je n’insiste pas davantage sur ce projet de programme ; je le présente non avec la prétention d’avoir trouvé la formule définitive, mais avec le désir de fournir un texte à la discussion. Les Anglais ont mis une vingtaine d’années, depuis Huskisson jusqu’à Peel, à effectuer le passage du système protecteur à la liberté presque complète dont ils jouissent aujourd’hui, abstraction faite des droits purement fiscaux. Ne chicanons pas pour quelques années de plus ou de moins. Mettons vingt années, vingt cinq, plus encore à faire l’évolution ; mais commençons enfin, commençons résolûment. Qu’il ne soit pas dit plus long-temps de nous que nous sommes un peuple chez lequel les révolutions s’exécutent en un tour de main, tandis que les réformes les plus indispensables et les mieux justifiées p rencontrent d’insurmontables obstacles.


MICHEL CHEVALIER.

  1. Notamment à la fin de1850. Les réclamations légitimes des imprimeurs de Mulhouse et des teinturiers de Rouen ont été écartées, quoiqu’ils s’engageassent à réexporter tout ce qu’ils auraient importé.
  2. Le mot est de Benjamin Constant. Il le prononça dans la discussion de la loi de 1821 qui aggrava les droits sur les céréales établis par la loi de 1819.
  3. L’exposé des motifs de la loi des douanes présentée en 1847 établissait que 113 articles du tarif n’avaient produit ensemble que 96,615 francs en 1845 ; 23 autres articles vient donné ensemble 89,749 francs. Une autre catégorie de 163 articles : avait rendu 3,698,516 francs. La radiation de ces 299 articles du tarif aurait permis de diminuer d’une forte somme les frais de gestion et de perception des douanes.
  4. Dans les provinces formant ce qu’on appelait les cinq grosses fermes, les seules pour lesquelles il existât en matière de douanes quelque chose qu’on puisse appeler le droit commun, un bœuf venant de l’étranger payait avant le tarif célèbre de 1664, depuis 1638, 15 sous. Le tarif de 1664 porta le droit à 3 livres ; le 2 septembre 1669, on l’éleva à 6 livres. À partir du 1er mai 1689, il fut mis à 12 livres ; mais, le 13 mai 1698, il fut reluit à 3 livres. Le 1er décembre 1712 il fut relevé à 12 livres mais le 4 septembre 1714, il fut complètement aboli. Enfin, après quelques alternatives de liberté complète et de droits plus ou moins modérés, le 15 mai 1730, la libre entrée fut rétablie. (Histoire du Tarif, de Dufresne de Francheville, tome II, page 117.) Le blé était de même exempt de droits d’importation sous l’ancien régime, mais il y avait des provinces qui imposaient le blé venant d’autres provinces.
  5. J’entends ici par le marché général l’ensemble des lieux où les marchandises de toutes provenances se vendent et s’achètent sans avoir à payer aucun droit de douane à personne. Dans chaque état, il existe aujourd’hui des entrepôts où les choses se passent ainsi. On y héberge même les articles dont la consommation est prohibée dans le pays ; et, en ce cas, on ne peut les acheter que pour les réexporter. Les marchandises tarifées paient le droit de douane lorsqu’elles quittent les entrepôts pour aller chez le marchand qui doit les livrer au consommateur. En France, chacun de nos ports importans a un de ces entrepôts : Paris a le sien, ainsi que plusieurs autres villes de l’intérieur.
  6. A l’exception des fils fins au dessus du numéro 143 : ces fils fins, depuis 1836, sont admis en France, mais moyennant un droit élevé.
  7. Il y a deux siècles, la France vendait à l’Angleterre une quantité de vins que les relevés commerciaux portent à 20,000 tonneaux (180,000 hectolitres). Depuis lors ; la population du Royaume Uni a plus que triplé ; la richesse générale y a suivi une progression beaucoup plus rapide. À en juger par le progrès d’autres consommations, on serait fondé à dire que, si les rapports commerciaux fussent restés sur le même pied, l’Angleterre nous achèterait présentement dix ou douze fois autant de vin qu’alors, soit 200,000 tonneaux au moins ; mais, à partir de 1667, les deux nations se sont mises à frapper l’industrie l’une de l’autre, sans s’apercevoir que c’étaient des coups qui retombaient sur elles-mêmes, et la vérité m’oblige à dire que c’est nous qui commençâmes Ce fut la France surtout qui aggrava ces hostilités commerciales, sous l’inspiration des haines aveugles qu’avait provoquées la guerre, à partir de 1793. On le verra plus loin. Aujourd’hui nous ne plaçons dans le Royaume-Uni que le septième du vin que nous y vendions il y a près de deux siècles, la soixante dixième partie de ce que nous devrions y en vendre. Ce n’est malheureusement pas le seul marché où nous ayons attiré ce désastreux échec une production à laquelle notre sol convient admirablement, et dont nous possédons mieux que personne tous les secrets.
  8. Je renvoie sur ce point le lecteur qui voudrait plus de détail au n° IV de ces études, Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1850.
  9. Si même ces économies des particuliers, au lieu de composer du capital, étaient dépensées tout entière, ce serait une demande nouvelle d’objets divers à laquelle la production aurait à satisfaire ; de là donc, dans ce cas aussi, un surcroît de travail, mais il y a cette différence que le travail, répondant aux 10 francs, aurait lieu une fois pour toutes, tandis que, dans le cas où les 10 francs auraient fait du capital, la demande de travail recommencerait indéfiniment.
  10. Indépendamment de la somme de 4 à 500 millions ci-dessus notée, qui a été prise au consommateur pour les propriétaires de bois (état ou particuliers) ou les maîtres de forges, et qui forme le complément des 1,200 millions indiqués plus haut. Ces 4 à 500 millions ne sont pas, on l’a vu, nécessairement perdus pour le pays.
  11. Je tiens à faire remarquer que parmi ces industries vivaces, naturelles, se trouverait l’industrie des fers elle-même La concurrence extérieure l’eût transformée. Nous avons des forges qui sont faites pour résister à toutes les épreuves, les unes à cause de la qualité des produits, les autres par l’abondance des minerais et de la houille.
  12. Protectionisme et Communisme.
  13. Un morceau curieux a été publié sur ce sujet et sur les nombreux abus qui s’y rattachent par un écrivain marseillais sous ce titre : Une Industrie protégée par la douane.
  14. L’huile de poisson de pêche étrangère était prohibée lorsqu’elle venait de tout autre pays que les États-Unis, ce qui était une exception large. On supposait que c’était une question de puissance maritime. L’huile des États-Unis était imposée à 12 fr. les 100 kil. Aujourd’hui le même article paie 40 francs par navires français et 56 francs par navires étrangers.
  15. on jugera de l’esprit de ce décret par les articles suivans :
    « Article II - L’administration des douanes est tenue, sous la responsabilité personnelle des administrateurs et des préposés, de veiller à ce qu’il ne soit introduit ni importé en France aucune desdites marchandises. Les administrateurs et préposés qui auraient permis ou souffert l’introduction ou importation desdites marchandises en France seront punis de vingt ans de fers.
    « Article III - Toute personne qui, à compter du jour de la publication du présent décret, fera importer, importera, introduira, vendra ou achètera directement in indirectement des marchandises manufacturées ou fabriquées en Angleterre, sera punie de la même peine portée en l’article précédent.
    « Article IV. Toute personne qui portera ou se servira, desdites marchandises importées depuis la publication du présent décret sera réputée suspecte et punie comme telle, conformément au décret rendu le 17 décembre dernier.
  16. Le considérant de cette loi est ainsi conçu :
    « Considérant qu’un des premiers devoirs des législateurs est d’encourager l’industrie française et de lui procurer tous les développemens dont elle est susceptible ; que, dans les circonstances actuelles, il importe de repousser de la consommation les objets manufacturés chez une nation ennemie, qui en emploie les produits à soutenir une guerre injuste et désastreuse, et qu’il n’est pus un bon citoyen qui ne doive s’empresser de concourir à cette mesure de salut public. »
    L’article principal de la loi est dans les termes suivans :
    « Article V. Sont réputés provenir des fabriques anglaises, quelle qu’en soit l’origine, les objets ci-après importés de l’étranger : 1° toute espèce de velours de coton, toutes étoffes et draps de laine, de coton et de poil, ou mélangés de ces matières ; toute sorte de piqués, bazins, nankinettes et mousselinettés ; les laines, cotons et poils filés, les tapis dits anglais ; 2° toute espèce de bonneterie de coton ou de laine, unie ou mélangée ; 3° les boutons de toute espèces ; 4° toute sorte de plaqués, tous ouvrages de quincaillerie fine, de coutellerie, de tabletterie, horlogerie, et autres ouvrages en fer, acier, étain, cuivre, airain, fonte, tôle, fer-blanc, ou autres métaux, polis ou non polis, purs ou mélangé ; 5° les, cuirs tannés, corroyés ou apprêtés, ouvrés ou non ouvrés, les voitures montées ou, non montées, les harnais et tous autres objets de sellerie ; 6° les rubans, chapeaux, gazes et châles connus sous la dénomination d’anglais ; 7° toute sorte de peaux pour gants, culottes ou gilets et ces mêmes objets fabriqués ; 8° toute espèce de verrerie et cristaux autres que les verres servant à la lunetterie et à l’horlogerie ; 9° les sucres raffinés en pain et en poudre ; 10° toute espèce de faïence ou poterie connue sous la dénomination de terre de pipe ou grès d’Angleterre : » En un mot, on prohibait à peu pris toute espèce de marchandise, quelle qu’en fût l’origine.
  17. Les mots soulignés ici sont les titres officiels des décrets tels qu’ils sont consignés au Bulletin des lois.
  18. Le décret da 4 mars 1806 établissait les droits suivans par 100 kilog. : cacao, 200 fr. ; celui des colonies françaises qui ne sortait plus, 175 fr. ; café, 150 fr. ; celui des colonies françaises, 125 fr. poivre, 150 fr. celui des colonies françaises, 135 fr. Le sucre était ménagé encore ; mais, le 5 août 1810, il fut englobé dans un système de rigueurs dont l’objet évident était de forcer, sans ménagement, le continent européen à se suffire de tout à lui même. Les droits sur les denrées dites coloniales et sur les cotons et bois du nouveau continent devinrent monstrueux. Sur les cotons d’Amérique les droits étaient portés à 600 et à 800 fr. par 100 kilog. (aujourd’hui 20 fr.) ; le sucre brut était taxé à 300 fr. (aujourd’hui 45 fr.) ; le thé hyswin à 900 fr. le thé vert à 600 (aujourd’hui 150 fr.) ; le café à 400, (aujourd’hui 50. fr.) ; le cacao à 1,000 fr (aujourd’hui 40 fr.), le poivre à 400. fr. (aujourd’hui 40 fr.) ; la cannelle à 1,400 et à 2,000 fr. (aujourd’hui 33fr.) ; l’indigo à 900 fr. (aujourd’hui, 50 fr.) ; la cochenille à 2,000 fr. (aujourd’hui 75 fr.) ; le bois d’acajou à 50 fr. (aujourd’hui 10.fr.) ; le bois de Fernambouc à 120 francs (aujourd’hui 5 fr.), et le bois de campêche à 80 fr. (aujourd’hui 1 fr. 50 c.). Ces droits extravagans étaient encore grossis du décime dit de guerre, qui, institué en l’an VII, subsiste aujourd’hui.
  19. Je ne prétends pas excuser ces représailles. C’était un mauvais calcul. Parce que nous avions le tort de nous priver du bon marché que nous offrait l’industrie étrangère, ce n’était pas une raison pour que les peuples étrangers se privassent de l’avantage qu’ils auraient eu à se pourvoir chez nous de divers objets que nous offrions à plus bas prix. On ne se vengeait de nos mauvais procédés qu’en subissant une perte de plus.
  20. On peut s’en assurer en lisant les exposés des motifs présentés par M. de Saint-Cricq Je renvoie particulièrement à celui du 21 mars 1829, où se trouvent ces paroles : C’est que nous aussi nous croyons qu’il faut tendre vers la liberté commerciale, etc. Je pourrais citer aussi des écrits publiés vers la même époque par des partisans les plus ardens de la protection qui sont remplis d’éloges pour le principe de la liberté commerciale.
  21. L’amendement Darblay.
  22. On y disait que le délai de deux mois et demi qu’il y avait à courir jusqu’à l’ouverture de la session était un siècle.
  23. Voici le dernier paragraphe de cette pièce curieuse : « Croyez plutôt, messieurs les ministres, à la sincérité de nos paroles, à la maturité de nos réflexions, à la vérité de nos inductions, et, par un silence qu’aucun grave motif ne semblerai justifier, ne hâtez pas la crise qui menace, ne prolongez pas l’incertitude qui gagne tous les esprits et tend à ébranler toutes les convictions ; ne faites pas que vos ennemis soient armés par ceux qui veulent toujours contribuer avec vous à la prospérité du pays. »
  24. Les objets qui devaient cesser d’être prohibés étaient la chicorée moulue, le cristal de roche ouvré, le curcuma en poudre, les eaux-de-vie de grains et de pommes de terre, les fils de poil autre que de chèvre, de vache et de chien ; les glaces non étamées, les nankins venant d’un autre pays que l’Inde, divers produits chimiques, la tabletterie, les tissus de bourre de soie façon cachemire ; les tissus de cachemire fabriqués au fuseau dans les pays hors d’Europe, autres que châles et écharpes ; les tissus de crin non spécialement tarifés déjà, les tissus d’écorces d’arbres, les tissus de soie de l’Inde non importés directement (à l’importation directe ils étaient déjà admis) ; les étoffes de soie mélangée d’or ou d’argent faux ; les tulles de soie, les tulles de lin, les voitures pour le transport des personnes.
  25. Les nitrates de potasse et de soude des pays situés au delà du cap Horn ou du cap de Bonne-Espérance, les bois de teinture, le cuivre pur de première fusion, l’étain, les dents d’éléphant, le guano, le carthame, les grandes peaux brutes fraîches, les peaux de chevreau fraîches et sèches, la résine copal, les bois, de construction de pin, de sapin, d’orme, de noyer, le merrain et le feuillard, la chaux, la baleine, la graine de moutarde, les graisses de poisson de pêche française, le jus de citron, le manganèse, le minerai de plomb et de cuivre, le son, les soies écrues, la pierre ponce, le tartre brut, les os, cornes et sabots de bétail, le plâtre, les résidus de noir animal. La plupart de ces articles n’ont pas de similaire à l’intérieur, ou, s’ils en ont, l’entrée du similaire étranger ne gênerait en rien le producteur français.
  26. Sur les 299 articles, il y en avait 185, soit les deux tiers, dont la franchise restait conditionnelle, savoir, 53 qui n’étaient admis que par terre ou sous pavillon français s’ils arrivaient par mer, et 162 qui ne devaient jouir de la franchise qu’en venant par mer et sous pavillon français. 113 seulement étaient affranchis dans tous les cas ; dans ce nombre étaient les yeux d’écrevisse, les vipères, les os de cœur de cerf, les dents de loup, les cloportes desséchés et autres articles du tarif empruntés au vocabulaire des baladins et des sorcières, et dont personne ne fait commerce.
  27. La quantité de fer sur laquelle eût porté cette immunité n’eût été que la deux-centième partie de la production de la France.
  28. Dans le manifeste de novembre 1846, ils se donnaient modestement comme les hommes « qui ont la responsabilité de l’existence de presque toute la nation. »
  29. C’est ainsi qu’on a réduit considérablement divers droits d’excise (droits sur des fabrications intérieures) et qu’on en a supprimé quelques-uns, tels que l’impôt sur les briques qui rapportait 12 millions. Les droits de timbre ont été aussi diminués.
  30. En 1848, le comité directeur des protectionistes avait fait imprimer un placard qui excitait les ouvriers contre l’Angleterre et contre les partisans de la liberté du commercé, qu’on représentait comme des instrumens des Anglais, et il en avait envoyé de nombreux exemplaires aux manufacturiers des départemens pour être affichés dans les ateliers. Les manufacturiers de Mulhouse, auxquels, on en avait adressé, les renvoyèrent avec dégoût. Ce fut le comité directeur qui fit publier ce placard dans le journal qui lui appartenait à Paris. Il ne peut l’avoir fait que parce qu’il considérait cette méchante action comme un titre de gloire.
  31. En 1840, avant le 15 juillet, un traité de commerce se négociait entre les deux pays. L’administration française écartait quelques prohibitions et diminuait quelques droits en retour de quelques modifications qu’on aurait apportées au tarif anglais. Les lois de douanes qui, à partir de 1842, ont été votées par le parlement anglais nous accordent vingt fois ce que nous demandions en 1840, et nous n’avons pas même cédé le peu, que nous étions prêts à consentir alors.
  32. Chez nous, des personnes très connues pour retirer un grand bénéfice du système protecteur sont parvenues en 1850, dans le conseil général de l’agriculture, des manufactures et du commerce, à faire passer un vote ainsi conçu : « Que l’économie politique soit enseignée par les professeurs rétribués par le gouvernement, non pas au point de théorique du libre échange, mais aussi et surtout au point de vue des faits et de la législation qui régit l’industrie française. » (c’est-à-dire au point de vue du système protecteur).
  33. Ainsi les armes de guerre, la poudre, les cartes à jouer, continueraient d’être prohibées.
  34. Ainsi pour le fer forgé, en barres, en verges ou laminé, le tarif distingue, selon les dimensions, trente-huit variétés qui sont soumises à quatorze tarifications différentes. Le mieux serait de supprimer toutes les distinctions et de n’avoir qu’un droit unique pour le fer forgé non ouvré ; tout au plus pourrait-on avoir deux droits, l’un pour le fer rond, plat ou carré, l’autre pour la tréfilerie, la tôlerie et le fer-blanc.
  35. L’interdiction de défricher les forêts est, en France, un legs du temps féodal. À l’égard des bois en pente, elle se motive sur l’utilité publique C’est alors une servitude naturelle inhérente à la propriété. Pour les forêts en plaine, rien aujourd’hui ne justifie plus l’interdiction, si ce n’est le privilège dont jouissent les propriétaires, par l’effet du système protecteur, de vendre leur bois plus qu’il ne vaut aux fabricans de fer. Le législateur n’est fondé à interdire le défrichement que dans le but de fixer une limite au monopole qu’il a conféré. La restriction imposée au propriétaire de bois est l’accompagnement obligé de celle que subit le public quand il désire se pourvoir de fer. On ne peut supprimer l’une qu’en abandonnant l’autre. J’en ne fais ici l’observation, parce que l’assemblée est maintenant saisie d’un projet de loi, dont le but est de permettre les défrichemens. Très bien, donnez à la propriété toute la liberté possible ; mais, en retour, accordez au public la liberté d’acheter son fer sans payer un tribut aux propriétaires de bois. Le rapport qui est dû à M. Beugnol, revendique d’une manière très heureuse la liberté pour les propriétaires de bois. Il ne faudrait pas presser beaucoup les principes qui y sont invoqués pour en faire jaillir la liberté du commerce.
  36. C’est un fait de statistique que l’abaissement du droit de 33 pour 100 à 22 en 1835 n’a pas été suivi de la baisse de la laine française. Pareil fait a été constaté en Angleterre après la suppression entière des droits. (Voir une note publiée il y a quelques années par M. Seydoux, du Cateau, et l’Economist anglais du 22 avril 1848.)