Les Questions d’enseignement secondaire sous la troisième république/02

Les Questions d’enseignement secondaire sous la troisième république
Revue des Deux Mondes3e période, tome 52 (p. 607-633).
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LES QUESTIONS
D'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE
SOUS
LA TROISIEME REPUBLIQUE

II.[1]
LES INTERNATS. — LES DIVERS ORDRES D’ÉTUDES. — LE BACCALAURÉAT. — L’INSTRUCTION SECONDAIRE DES FILLES.


I

La question de l’éducation nationales complique en France de la question des internats. On a bien des fois, et toujours en vain, signalé les inconvéniens du régime de la caserne ou du couvent imposé depuis rage de sept ou huit ans jusque celui de dix-neuf ou vingt à tant de milliers d’enfans ou d’adolescens, l’élite de la jeunesse française. Je ne lui connais guère de défenseur autorisé que M. Bouillier, qui ne l’admire pas absolument tel qu’il est et qui voudrait y introduire de larges réformes au point de vue des soins physiques comme à celui de la surveillance morale, mais qui lui reconnaît « des avantages qu’aucune autre éducation ne peut remplacer » pour la formation des caractères et pour l’apprentissage de la vie. M. Bréal, au contraire, en a toujours été l’irréconciliable adversaire. Dans son nouvel ouvrage, il oppose à nos internats l’exemple des collèges allemands (gymnases classiques ou écoles réelles), qui ne connaissent qu’à l’état de très rare exception ce déplorable régime. Débarrassés de tous les soucis d’ordre inférieur et matériel, les directeurs de ces établissemens peuvent tourner tous leurs efforts vers le seul bien des études. Ils prennent part à l’enseignement en même temps qu’ils le dirigent. Ils sont à la fois les collègues et les chefs des professeurs ; ils ont les mêmes intérêts et se placent naturellement au même point de vue pour les comprendre. Leur autorité est ainsi plus grande et plus aisément respectée. Ils se recrutent sans peine parmi les meilleurs maîtres, tandis que chez nous il serait souvent très périlleux de confier à un excellent professeur la direction d’un collège. Enfin ils peuvent avoir, dans le choix de leurs auxiliaires et dans l’organisation de l’enseignement, une initiative que nous laisserions difficilement à nos proviseurs, en qui nous devons surtout chercher d’habiles maîtres de pension. Chaque collège allemand a ainsi sa physionomie propre, son personnel à lui et une large autonomie. En France, le régime est partout le même : tout vient du centre, programmes et fonctionnaires. Les mutations dans le personnel administratif ou enseignant peuvent être fréquentes sans troubler trop sensiblement la marche des classes, mais aussi sans apporter de sérieux élémens de progrès. Les réformes ou les prétendues réformes sont des révolutions scolaires accomplies en un seul jour, dans tous les établissemens d’enseignement secondaire, sur tout l’ensemble du territoire.

M. Bréal est tellement pénétré des défauts de l’internat qu’il est porté à les exagérer. Il les exagère dans le tableau qu’il fait de la condition matérielle de nos lycées, qu’il peint beaucoup trop en noir. Il les exagère également dans les conséquences qu’il attribue à notre goût invétéré pour ce mode d’éducation. Il lui impute les « proportions colossales » de quelques-uns de nos lycées. L’installation d’un internat exigeant des frais considérables, nous aimons mieux agrandir outre mesure un lycée déjà trop peuplé, dussions-nous y multiplier les divisions d’une même classe, que de créer des lycées nouveaux pour un nombre croissant d’élèves. M. Bréal oublie que le plus peuplé des lycées de Paris, celui qui a reçu dans ces dernières années les agrandissemens les plus énormes, est le lycée Fontanes, qui n’a que des externes[2]. Les raisons d’économie qui font préférer un lycée agrandi à un nouveau lycée sont indépendantes de la question des internats. S’il faut une installation plus coûteuse pour recevoir des pensionnaires, l’augmentation des frais est couverte par des bénéfices que ne donneraient pas de simples externes. M. Bréal a raison de préférer la multiplication des collèges à l’extension démesurée d’un petit nombre d’établissemens et de nous proposer, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, l’exemple de l’Allemagne, mais il a tort de compter sur la suppression des internats pour faciliter cette réforme, qui est d’ailleurs en voie de réalisation par la création projetée de plusieurs lycées dans l’intérieur et dans la banlieue de Paris.

La question des internats a été parfaitement posée par M. Jules Simon. Il n’a pas pour ces établissemens la tendresse de M. Bouillier ; il condamne avec non moins de force que M. Bréal « la vie claustrale imposée à nos enfans ; » il fait appel à l’opinion publique aussi bien qu’à l’Université pour encourager l’imitation des systèmes d’éducation scolaire en vigueur dans d’autres pays ; mais, tant que les familles auront besoin de grands pensionnats ou continueront à les préférer, il se résigne à l’ajournement d’une réforme qui n’aurait pour effet que de « remplacer tout simplement les pensionnats universitaires par l’industrie des particuliers et la règle par l’aventure. » Tous les vices que l’on peut justement reprocher aux internats des lycées leur sont communs avec les autres pensionnats, et ils sont corrigés ou atténués dans les premiers par des garanties d’une bonne et scrupuleuse administration sur lesquelles on ne saurait compter au même degré dans les seconds.

En dehors des internats universitaires, les familles n’ont le choix qu’entre trois sortes de pensionnats : les petites pensions, les grandes institutions laïques et les collèges ecclésiastiques. Les petites pensions se rapprochent davantage de la famille et, à ce titre, elles mériteraient d’être préférées ; mais celles qui, sous tous les autres rapports, peuvent soutenir la comparaison avec les établissemens de l’état, coûtent très cher et ne peuvent convenir aux fortunes moyennes. Les grandes institutions laïques sont des lycées libres : elles n’évitent aucun des inconvéniens qui résultent d’une grande agglomération d’élèves et elles y joignent les dangers propres à toute entreprise mercantile. Les mieux tenues ne sont pas inférieures aux meilleurs lycées ; mais, dans l’ensemble de ces établissemens, et surtout s’ils devaient se multiplier pour remplacer les internats publics, combien de fois ne pourra-t-il pas arriver, comme le dit M. Jules Simon, « qu’un déficit soudain dans les recettes, ou un désir de gain immodéré, ou quelque idée fausse passant par la cervelle du chef de la maison compromettent le succès des études, la santé des élèves ou, ce qui est plus grave, leur moralité ! » Les collèges ecclésiastiques sont à l’abri de pareils dangers. La direction, comme celle des lycées, n’y obéit qu’à des mobiles désintéressés et de l’ordre le plus élevé. Ils ont de plus des avantages incontestables. Le zèle religieux leur assure des ressources qui peuvent rivaliser avec celles du budget de l’état, et comme ils peuvent plus aisément s’écarter du centre des villes, comme d’ailleurs les traitemens qu’ils sont à payer à des maîtres, tous célibataires et vivant en commun, restent très au-dessous des traitemens, pourtant si modiques, des professeurs de l’Université, ils s’offrent aux familles, sans leur demander de grands sacrifices, dans les meilleures conditions d’hygiène, de confort et de bonne direction. Leurs avantages, au point de vue moral, ne sont pas moins grands. C’en est un certainement que l’action constante du sentiment religieux dans l’éducation. C’en est un aussi que la présence assidue des maîtres au milieu des élèves et une familiarité qui, grâce au respect de la robe, n’ôte rien à l’autorité. Déjà la confiance des familles se partage entre les collèges ecclésiastiques et les collèges de l’état : la balance pencherait de plus en plus du côté des premiers si les seconds devaient renoncer à leurs internats.

Ce n’est pas sans doute le résultat que désire M. Michel Bréal, et M. Jules Simon, plus impartial peut-être, ne le désire pas davantage. Nous n’avons, quant à nous, aucun parti-pris contre les collèges ecclésiastiques. Nous respectons en eux le libre choix des familles. Nous respectons également les intérêts d’un grand nombre d’enfans qui trouvent dans une maison religieuse le milieu le plus favorable pour la formation de leur caractère et le développement de leur esprit. Nous ne connaissons rien de plus odieux que la pression exercée depuis quelque temps sur les fonctionnaires publics pour les obliger à retirer leurs enfans de ces maisons, sans tenir compte non-seulement de leurs préférences personnelles, toujours respectables, mais des motifs intimes, souvent douloureux, auxquels ils peuvent obéir et dont ils sont les meilleurs juges. Nous ne voulons pour les collèges de l’état aucun privilège ; mais nous ne voulons également aucun privilège pour leurs plus redoutables ou plutôt leurs seuls rivaux. Or la suppression des internats publics aurait pour effet une double perte pour les collèges de l’état au profit des collèges ecclésiastiques. Ces pensionnaires, que l’Université laisserait passer sous une direction rivale, seraient pour elle des élèves absolument perdus. Sauf de rares exceptions, ils ne lui resteraient pas comme externes, à moins d’un Compelle intrare dont nous avons montré les difficultés et les. dangers, et que l’Université serait la première à repousser au nom de ses vrais intérêts comme au nom de la liberté. Ses internats lui sont donc nécessaires pour répondre à la libre confiance des familles dont elle garde les préférences au double point de vue de l’éducation et de l’instruction. Elle ne pourra y renoncer que lorsque ces familles trouveront à leur disposition, dans des conditions également bonnes, également conformes à leurs sentimens ou à leurs besoins, d’autres moyens à l’éducation.

En Allemagne, en Angleterre et dans d’autres pays, les élèves de l’enseignement secondaire que leurs familles ne peuvent pas garder à la maison sont mis en pension soit chez des professeurs, soit chez des particuliers. C’était aussi l’usage en France avant que les collèges reçussent des pensionnaires, et cet usage subsiste encore pour un certain nombre d’enfans placés chez des professeurs. Serait-il possible d’y revenir complètement ? Nous craignons que nos mœurs n’y opposent d’ici longtemps de très grands obstacles. Les familles bourgeoises en France, et c’est leur honneur, se sont fait des habitudes d’intimité qui excluent la cohabitation d’étrangers. Autrefois les employés de commerce, les clercs de notaires ou d’autres officiers ministériels trouvaient communément chez leurs patrons la table et le couvert. C’est beaucoup plus rare aujourd’hui, malgré les avantages que les uns et les autres en pourraient retirer. Assez rares aussi, je le crains, seront les professeurs qui voudront bien prendre des élèves en pension. Ceux qui le font aujourd’hui, sont tentés par l’espoir d’avantages sérieux, qui supposent un prix de pension élevé, inabordable pour la plupart des familles. Il en serait de même dans tout autre intérieur privé, à moins de descendre jusqu’à des ménages d’artisans. On n’y avait autrefois, et on n’y a encore dans d’autres pays, aucune répugnance. En France, le progrès même des idées d’égalité ; dans les institutions semble avoir mis dans les mœurs beaucoup plus de défiance pour les abus. de l’égalité dans les rapports sociaux. Des parens bien élevés ne laisseront pas volontiers leurs enfans dans un milieu grossier, et s’il leur faut se séparer d’eux, ils préféreront les internats ou les grands pensionnats, tant qu’ils en trouveront, à leur portée. Le flot se portera donc vers le collège ecclésiastique si l’internat, universitaire vient à disparaître. Rien de mieux s’il suit la pente naturelle des opinions qui dominent dans les familles ; mais, s’il y a carte forcée, nul esprit impartial ne saurait s’en applaudir.

Si l’Université ne peut renoncer à ses internats, elle ne doit avoir pour eux aucune prédilection et, suivant le conseil que lui donnent également M. Jules Simon et M. Michel Bréal, elle doit plutôt encourager les autres modes d’éducation qui peuvent également concourir au recrutement de ses élèves. Elle est déjà entrée dans cette voie. Elle a institué dans tous ses collèges des externats surveillés qui, tout en gardant pendant le jour les enfans dont les parens pourraient difficilement surveiller le travail, les rendent chaque soir à la vie de famille. D’un autre côté, elle a cessé de voir d’un œil jaloux les professeurs qui prennent des pensionnaires. Ce n’est pas assez. Comme le demandait M. Bréal il y a dix ans, chaque lycée devrait mettre son honneur à s’entourer d’une clientèle de familles honorables, sur lesquelles il pût se décharger en partie du fardeau de son internat. Il devrait les indiquer, les recommander, leur donner place sur ses prospectus, en leur imposant toutefois, comme condition de son patronage, l’acceptation de sa surveillance. Il devrait agir de la même façon avec les pensions grandes ou petites qui se grouperaient autour de lui. Les règlements actuels, non plus que les lois anciennes et nouvelles sur l’enseignement secondaire libre, ne font pas de distinction entre les pensions qui donnent elles-mêmes l’instruction et celles qui envoient leurs pensionnaires aux classes des lycées. Ces dernières pourraient sans inconvéniens être dispensées de l’obligation d’avoir des directeurs pourvus de grades universitaires, ou, comme l’exige la nouvelle loi, d’un certificat d’aptitude pédagogique ; ce serait assez de réclamer de sérieuses garanties de moralité.

Un dernier progrès est surtout nécessaire et, outre ses avantages propres, il pourrait seul assurer la réalisation de tous les autres : ce serait la séparation du lycée proprement dit et de l’internat. Cette séparation a été posée en principe dans la loi du 15 mars 1850, dont l’article 71 est ainsi conçu :

« Les établissemens publics d’instruction secondaire sont les lycées et les collèges communaux.

« Il peut y être annexé des pensionnats. »

Une disposition semblable a trouvé place dans la loi du 21 décembre 1880 sur l’enseignement secondaire des jeunes filles, qui n’accepte aussi les pensionnats que comme une annexe facultative des établissemens d’instruction. Je souhaite que le principe soit mieux respecté dans les collèges de filles qu’il ne l’a été dans les collèges de garçons. Jamais il n’en a été tenu compte dans ces derniers alors même qu’on en a créé de nouveaux, l’internat a toujours été considéré non comme l’accessoire, mais comme le principal, soit dans les plans et devis, soit dans l’organisation des divers services, soit dans la hiérarchie des fonctions administratives. Des protestations se sont plus d’une fois élevées depuis trente ans contre un état de choses aussi fâcheux en lui-même qu’il est contraire à la lettre et à l’esprit de la loi[3]. M. Bréal demande à son tour, en invoquant l’exemple de la Belgique, que la direction du lycée et celle de l’internat cessent d’être réunies sur une seule tête. Il voudrait, pour les deux fonctions et pour les deux établissemens, non-seulement deux personnages distincts et indépendans l’un de l’autre, mais deux maisons séparées. Le directeur de l’internat serait simplement, pour le proviseur du lycée, « un père de famille plus riche en enfans que les autres. » Ni le premier n’aurait à s’immiscer dans la marche des études, ni le second dans le régime des pensionnaires. La séparation des locaux ne sera possible, M. Bréal le reconnaît, que dans des lycées de construction entièrement nouvelle ; mais rien n’empêche d’introduire dès à présent dans tous les lycées la séparation des fonctions. Il n’y aurait pas à créer de nouveaux fonctionnaires, puisque chaque lycée a déjà deux chefs : un proviseur et un censeur. L’un des deux aurait la direction exclusive de l’internat ; l’autre serait le chef des professeurs et il pourrait recevoir toutes les attributions qui assurent aux directeurs des gymnases allemands une si heureuse influence sur le progrès des études. Les professeurs de chaque lycée formeraient ainsi un véritable corps, qui pourrait acquérir une autonomie de plus en plus large ; leur chef pourrait avec avantage participer lui-même à l’enseignement, qui serait désormais son unique souci ; il en connaîtrait ainsi de plus près tous les besoins ; son autorité se ferait plus aisément accepter par ses collaborateurs, et sans doute aussi elle grandirait dans la confiance de l’administration supérieure, qui ne refuserait pas de lui laisser une plus grande part d’initiative. Cette réforme du provisorat et de l’internat est la plus urgente de toutes, dit très bien M. Dreyfus-Brissac, après MM. Jules Simon et Michel Bréal : « Tous les projets de réforme avorteront, s’ils ne s’appuient pas sur des bonnes volontés individuelles, sur une plus large initiative accordée au corps enseignant[4]. »

II

Nos établissemens publics d’instruction secondaire réunissent, sous une direction commune, des groupes distincts d’enseignemens : l’enseignement classique, l’enseignement spécial, les cours préparatoires aux grandes, écoles. De bons esprits souhaiteraient que ces groupes fussent entièrement séparés. Cette séparation serait difficile dans les villes de second ou de troisième ordre et peut-être aurait-elle plus d’inconvéniens que d’avantages si elle s’étendait aux internats. Il n’est pas mauvais qu’une éducation commune réunisse les jeunes gens de même âge, alors même qu’ils reçoivent une instruction différente. Ce qui importe, c’est que des études distinctes soient soumises à une direction distincte. Rien ne serait plus facile à réaliser si l’internat cessait de se confondre avec le lycée ou le collège. Il pourrait y avoir, pour un même internat, un collège d’enseignement classique, un collège d’enseignement spécial, une ou plusieurs écoles, préparatoires, avec des directeurs différens pour chaque ordre d’études. Il n’en résulterait pas un accroissement excessif du personnel, puisque la direction pourrait se cumuler avec le professorat ; mais il en résulterait, pour chaque enseignement, qui vivrait ainsi de sa vie propre, une intelligence plus nette des besoins particuliers qu’il est destiné à satisfaire, une solidarité plus étroite entre les maîtres, une action plus directe et plus éclairée de la part des chefs, en vue d’assurer le succès et le progrès des études.

Toutefois, nulle amélioration sérieuse ne peut être espérée dans les divers enseignemens, tant que leurs cadres mêmes ne seront pas exactement définis. La définition est facile pour les cours préparatoires aux écoles spéciales : elle est donnée par leur destination même. Il serait désirable d’ailleurs que ces cours pussent disparaître de notre instruction secondaire et qu’une entente entre le ministre de l’instruction publique et les autres ministres de qui relèvent les écoles spéciales rendît inutile, par une meilleure rédaction des programmes d’admission, toute préparation distincte en dehors des enseignemens ordinaires. Malheureusement, ces enseignemens eux-mêmes n’ont pas cessé, depuis le commencement du siècle, d’être soumis à toutes les fluctuations, à toutes les incertitudes, aux expériences de toutes sortes, et ils attendent encore une définition claire et précise de leurs matières et de leurs destinations respectives.

L’enseignement secondaire, sous l’ancien régime et dans la première organisation de l’Université, n’avait qu’une seule forme, la forme classique, dont le latin et des mathématiques étaient les élémens essentiels. Cependant les collèges ont été ouverts de bonne heure à une catégorie d’élèves qui, ne visant pas aux professions libérales, ne venaient y chercher qu’une instruction supérieure à celle des écoles primaires. Les classes suivies par ces élèves étaient connues sous le nom de classes de français, parce que les langues anciennes en étaient exclues. Elles flattaient la vanité des familles, à qui elles permettaient de mettre leurs fils au collège ; mais, dans le collège lui-même, elles étaient un objet de dédain pour les maîtres et pour les élèves de l’enseignement classique. Cet enseignement était seul recherché par toutes les familles que n’effrayaient pas les frais de neuf années d’études et qui voulaient assurer à leurs fils la possibilité d’un libre choix entre toutes les carrières. Cette faveur dont l’enseignement classique n’a pas cessé de jouir a été pour lui tout à la fois un honneur et un péril. Elle l’a forcé à enfler démesurément ses programmes pour répondre aux vœux d’une clientèle où se rencontrent tous les genres d’ambition et toutes les natures d’esprit, et elle ne lui a pas permis un accroissement proportionné de la durée des études, qui eût entraîné, avec des dépenses plus considérables, un trop grand retard dans la préparation spéciale aux différentes carrières. M. Jules Simon, qui a si bien vu le mal de cet entassement de matières dans un trop court espace de temps et qui a fait de si louables, mais si infructueux efforts pour y porter remède, cite une page curieuse de l’abbé Fleury, qui se plaignait déjà, au milieu du XVIIe siècle, que les études fussent devenues impossibles « par la multiplicité des choses qu’ion y a comprises et que l’on promet d’enseigner en même temps. » Que dirait Fleury de nos programmes actuels où, sans rien sacrifier, sauf quelques exercices, de ce qui s’enseignait dans les collèges de l’ancien régime, tant d’enseignemens nouveaux ou renouvelés par une étude plus approfondie se sont fait place : le grec, le français, les langues, étrangères, l’histoire de France et les histoires de tous les peuples anciens et modernes, la géographie universelle, la philosophie, les sciences de tout ordre et enfin le dessin, la gymnastique et les exercices militaires ?

La première tentative sérieuse pour porter la faux dans cette formidable accumulation de matières a été la célèbre bifurcation de 1852. L’idée était excellente. Elle consistait à créer deux enseignemens secondaires, l’un où la part des sciences serait réduite au profit de la culture littéraire, l’autre où les lettres subiraient une réduction analogue au profit de l’instruction scientifique. L’exécution, par malheur, fut déplorable. On recula devant une séparation complète des deux enseignemens. On maintint, pour les premières classes, des études entièrement communes et on n’introduisit, à partir de la troisième, sous les noms de section des lettres et de section des sciences, qu’une séparation partielle. Il était aisé de prévoir les résultats d’une telle organisation. La section des lettres garda les meilleurs élèves des classes de grammaire, qui s’y trouvaient mieux préparés par leurs études antérieures. La section des sciences n’eut en général que le rebut ; elle fut recherchée moins par amour des sciences que par dégoût du grec et du latin. Les classes communes furent encombrées de non-valeurs : les élèves des sciences devenaient de plus en plus incapables de les suivre et, par les soins particuliers qu’ils demandaient, nuisaient au travail de leurs camarades de la section littéraire. Enfin, ce qui acheva de tout gâter, c’est qu’on avait prétendu assigner à chaque section des vocations professionnelles différentes. On ne pouvait suivre telle carrière que si l’on avait passé par les lettres, telle autre que si l’on avait choisi la section des sciences. Il fallait décider de sa destinée future dès la quatrième, et si l’on se repentait plus tard de la décision prise, il fallait refaire à dix-neuf ou vingt ans les études auxquelles on avait renoncé à treize ou quatorze. C’est par là surtout que la bifurcation, déjà odieuse aux professeurs, devint insupportable aux familles. Elle succomba devant un mécontentement général, mais sa disparition ne fit que rendre plus sensible le mal auquel elle avait appliqué un impuissant remède.

L’enseignement secondaire spécial a recueilli les épaves de la bifurcation et les a fait entrer dans les anciennes « classes de français, » érigées ainsi en rivales de l’enseignement classique. La rivalité est mieux entendue, car elle ne comporte pas de classes communes ; mais le nouvel enseignement a été compromis dès l’origine par deux graves défauts. Le premier, très remédiable, est sa subordination à l’enseignement classique, dont il est presque partout le commensal et dont les chefs sont appelés à le diriger, sans lui porter un véritable intérêt. Le second tient à sa constitution même. Comme les deux sections du système de 1852 et dans une mesure encore plus étroite, il préjuge les vocations de ses élèves ; il les exclut des carrières qui tiennent le plus haut rang dans l’estime ou dans les préjugés de la société. Malgré tous les développemens qui lui ont été donnés dans ses programmes, il ne convient qu’aux familles qui, par sagesse ou par nécessité, s’interdisent pour leur fils une trop vaste ambition. Aussi paraît-il se mouvoir dans un cercle trop étendu pour les besoins de sa clientèle ordinaire, et bien peu de ses élèves parcourent ce cercle tout entier. Toutes les familles un peu haut placées dans le commerce, dans l’industrie, dans l’agriculture, préfèrent pour leurs fils les études classiques, non pour les pousser vers les carrières dites libérales, mais pour ne pas leur fermer ces carrières. Elles préfèrent les études classiques, mais elles voudraient que les connaissances pratiques et positives y conquissent la première place ; elles ne repoussent pas les lettres, et les langues anciennes elles-mêmes ne leur paraissent pas absolument inutiles pour former et pour orner de jeunes esprits, mais elles demandent, au nom des besoins de la société moderne, que les études littéraires renoncent enfin à leur prépondérance usurpée.

C’est pour donner satisfaction à ces exigences que l’enseignement classique a élargi sans cesse ses programmes de sciences et qu’on a cherché en même temps, par des réformes plus ou moins hardies, à y restreindre la part des exercices littéraires. Le trait commun de ces réformes est la prétention non-seulement de ne rien sacrifier de ce qui fait le fond des études littéraires, mais de rendre ces études plus fructueuses, grâce à l’emploi de meilleures méthodes, en leur consacrant moins de temps. C’est le but que s’était proposé M. Jules Simon, dont la tentative, si modeste cependant, a soulevé tant de clameurs. On est allé beaucoup plus loin depuis, et cependant on n’est pas allé jusqu’au bout des projets qui ont été soumis, soit au jugement de l’opinion publique, soit aux délibérations des conseils universitaires. Il ne s’agissait de rien moins que de fondre presque entièrement l’enseignement spécial dans l’enseignement classique, en reculant jusqu’aux dernières classes les études littéraires proprement dites. Tel est le système très bien conçu, très étudié dans toutes ses parties, mais, à notre avis, très chimérique, qu’a proposé un publiciste distingué, M. Ferneuil. Tel est aussi, avec moins de hardiesse et de logique, le plan d’études dont le conseil supérieur de l’instruction publique a été saisi en 1880. Les représentans de l’Université ont reculé devant des innovations aussi radicales ; ils ont fait aux langues anciennes une part un peu moins étroite et surtout un peu moins tardive ; mais, sauf cette réserve, ils sont entrés dans l’esprit des réformes proposées, et, comme tous les promoteurs de ces réformes, ils ont compté sur le changement des méthodes pour sauver et pour améliorer les études littéraires dans le champ plus restreint qui leur était assigné.

A-t-on réussi ? Nous n’invoquerons pas pour répondre à cette question le témoignage d’un adversaire des nouvelles méthodes, mais celui de l’homme le plus compétent pour les bien juger ; car il les a étudiées de près dans le pays où elles ont été appliquées avec le plus de succès, en Allemagne, et il en a recommandé depuis longtemps l’introduction dans notre enseignement classique. M. Bréal a été associé à l’élaboration des réformes de M. Jules Ferry, comme il l’avait été à celle des réformes de M. Jules Simon. Il avait indiqué avec précision, dans son livre de 1872, la voie dans laquelle devaient s’engager les réformateurs, il explique aujourd’hui plus en détail dans ses Excursions pédagogiques, le mécanisme des méthodes. allemandes, et il les compare sans parti-pris avec l’imitation que nous en avons prétendus faire. Il met surtout en lumière les résultats presque merveilleux obtenus par les extemporalia ou traductions improvisées. Il sait toutefois se tenir et nous tenir nous-mêmes en garde contre les illusions qui pourraient s’attacher à l’importation de ces procédés. Ils ne pourraient réussir dans nos classes supérieures qu’à la suite de très fortes études dans les basses classes. Le latin est étudié pendant neuf ans dans les gymnases allemands, le grec pendant sept ans, et, depuis le commencement des études jusqu’à la fin, la plus grande place est toujours laissée aux deux langues classiques. Les enfans sont exercés à lire et à expliquer, non de courts morceaux, mais des ouvrages entiers ; ils apprennent par cœur toute une tragédie de Sophocle pour la jouer en public, comme on faisait, il y a quelques années au petit séminaire d’Orléans. Dans nos lycées, le grec et le latin ont vu réduire et le nombre d’années qui leur était consacré dans la durée des études et le nombre d’heures dont ils avaient le bénéfice dans chaque classe. Même au temps où ils régnaient en maîtres, nous nous proposions moins de les bien apprendre que d’en faire le point d’appui le plus sûr pour nous exercer à bien ordonner nos pensées et à les exprimer avec élégance dans notre propre langue. « J’ai vu, dit M. Bréal, adresser à nos lycées le reproche qu’on s’y occupait trop de la Grèce et de Rome et qu’on y négligeait le français. De toutes les critiques qui peuvent être dirigées contre notre enseignement, c’est la dernière à laquelle je me serais attendu. La vérité est que l’Université apprend surtout à écrire en français et qu’alors même qu’elle a l’air de faire du latin ou du grec, c’est le français qu’elle a en vue, c’est le français qu’elle enseigne. » Nous avons toujours attaché la plus grande importance aux compositions écrites : en Allemagne, elles ne sont que l’accessoire et elles sont généralement médiocres. Le gymnase allemand prépare les futurs érudits qui se perfectionneront à l’Université ; le lycée français réussit surtout à former des orateurs, des écrivains, et, il faut bien le dire, des journalistes.

M. Bréal regrette qu’il n’ait pas été assez tenu compte de ces différences dans les dernières réformes de notre enseignement secondaire. Ils craint que ces réformes n’amènent promptement la décadence des études littéraires, non par la faute des procédés empruntés à l’Allemagne, mais par l’effet de leur introduction dans des conditions défavorables. Il s’incline devant les considérations d’intérêt politique ou social auxquelles on a obéi en restreignant la part de ces études dans l'enseignement même qui leur paraît proprement consacré ; mais il voudrait leur réserver quelques établissemens modèles où elles pourraient recevoir tous leurs développemens. Dans ces lycées véritablement classiques, on pourrait s'approprier avec succès ce qu'il y a d'excellent dans les méthodes allemandes, sans rien sacrifier des qualités de l'esprit français. Nous ne ferions d'ailleurs que reprendre notre bien ; car, s'il fait justement honneur de ces méthodes aux grands humanistes allemands de la fin du dernier siècle et du commencement de notre siècle, M. Bréal sait aussi y reconnaître des idées françaises, les idées de Port-Royal et de Rollin. Rien ne serait plus précieux pour nous que ces asiles ouverts à la culture littéraire, où se réuniraient, pour l'entretenir et la développer, les meilleures traditions de l'enseignement français et de l'enseignement étranger. C'est là que se formeraient les vrais lettrés et que les carrières libérales pourraient assurer, sinon leur recrutement complet, du moins celui de l'élite qui leur est nécessaire pour ne pas déchoir au rang de purs métiers. Je crains seulement que notre amour de l'égalité et de l'uniformité ne se prête mal à ces créations si désirables.

Les collèges classiques, tels que les entend M. Bréal, sont un retour à l'idée si heureuse en elle-même qui avait présidé à l'essai malheureux de la bifurcation. Ce sont des collèges littéraires d'où les sciences ne sont pas exclues, mais où elles ne reçoivent pas tous les développemens qu'ont prétendu leur donner les nouveaux programmes. Ils supposent à côté d'eux, pour donner satisfaction à tous les besoins, d'autres collèges où les rôles seraient renversés entre les sciences et les lettres. Ces derniers collèges, qu'on pourrait appeler scientifiques, trouveraient un modèle dans les écoles réelles de l'Allemagne. On se fait une très fausse idée de ces écoles quand on leur assimile notre enseignement spécial. Elles ont bien, à l'origine, été conçues dans le même esprit, comme écoles professionnelles, destinées au recrutement du commerce et de l'industrie ; mais elles se sont bientôt divisées en deux ordres, et celles de second ordre sont seules restées fidèles à la destination primitive. Les écoles réelles de premier ordre correspondent, non à notre enseignement spécial, mais à la section des sciences de la bifurcation, avec cette différence que leur enseignement ne se greffe pas sur l'enseignement littéraire et qu'il ne garde avec lui aucune classe commune. Leurs programmes, où le latin tient une place importante auprès de la langue nationale, des langues vivantes, de l'histoire, de la géographie et des différentes branches des sciences, représentent à peu près l'ensemble des matières de notre baccalauréat ès-sciences. Il y a ainsi une parité complète et une émulation féconde entre les écoles réelles de premier ordre et les gymnases classiques. Ces derniers avaient toutefois, jusqu’à ces dernières années, un privilège considérable. Ils préparaient seuls aux études d’enseignement supérieur et aux carrières libérales. Ce privilège leur a été ardemment disputé par les écoles rivales, et elles ont remporté une série de victoires qui laissent préjuger dans un prochain avenir une entière égalité de droits. Cette égalité est nécessaire dans l’intérêt des études littéraires comme dans celui des études scientifiques. Il faut, pour le succès des deux ordres d’études, que le choix entre eux n’impose pas aux familles une décision prématurée sur la profession future de leurs enfans. Sans doute, il est certaines professions auxquelles conviendra exclusivement l’un des deux enseignemens. Un professeur d’humanités se formera difficilement au collège scientifique et un professeur de mathématiques au collège littéraire. Force sera bien, dans ces cas exceptionnels, de faire tardivement de nouvelles études si des vocations spéciales s’éveillent en opposition avec le choix qui aura été fait de l’un ou de l’autre enseignement. Le changement pourrait d’ailleurs être facilité par l’institution de cours facultatifs de lettres dans les collèges scientifiques et de cours facultatifs de sciences dans les collèges littéraires. Il n’y a toutefois que des natures d’élite douées d’une capacité exceptionnelle pour le travail, et ce sont celles qui conviennent le mieux pour le professorat, qui puissent embrasser à la fois ou même successivement, sans en être épuisées, les matières des deux systèmes d’études. Il convient donc que les autres puissent s’en tenir à un seul système et que leurs vocations, en thèse générale, n’en souffrent aucune entrave. Or, à part un très petit nombre de fonctions spéciales, il n’est pas une carrière libérale qui ne puisse sans inconvénient se recruter indifféremment parmi les élèves des deux catégories de collèges, telles qu’elles pourraient se constituer sur le double modèle des gymnases et des écoles réelles de l’Allemagne. Un avocat et un magistrat ne seront pas au-dessous de leurs fonctions parce qu’une étude plus approfondie des sciences aura remplacé le grec dans leurs années d’enseignement secondaire. La science du médecin ne sera pas de moins bon aloi, soit qu’il ait été préparé à ses études professionnelles par une culture plus particulièrement scientifique ou plus particulièrement littéraire. Les Allemands ont fait sagement en renonçant à entasser dans les mêmes établissemens toutes les matières de l’enseignement secondaire et en répartissant ces matières entre deux systèmes d’études. Ils ne font pas moins sagement en attribuant à ces deux systèmes des droits égaux pour le recrutement des professions. La meilleure réforme de notre enseignement classique consisterait à les imiter dans ces deux actes de sagesse.

Si nous nous décidions à emprunter à l’Allemagne, sous un nom ou sous un autre, la distinction du gymnase classique ou littéraire et de l’école réelle ou scientifique, le type scientifique devrait être imposé à nos collèges communaux et au plus grand nombre de nos lycées. C’est celui qui convient le mieux aux besoins généraux des familles et qui se prête le plus naturellement au recrutement moyen de la plupart des carrières. C’est aussi celui qui serait le plus facile à réaliser. Il suffirait de supprimer le grec, ou, du moins, de le rendre facultatif, et de réduire la part du latin : pour tout le reste, les programmes actuels de l’enseignement classique pourraient être conservés. Le type littéraire exigerait une organisation nouvelle pour donner à l’étude des langues et des littératures anciennes ses développemens nécessaires en réduisant la part des sciences. Il faudrait le réserver pour un petit nombre de lycées dans les villes où la culture littéraire est plus particulièrement restée en honneur. Paris et quelques grandes villes pourraient d’ailleurs posséder les deux types dans des établissemens distincts.

L’enseignement spécial garderait sa place dans cette nouvelle distribution de l’enseignement secondaire. Il pourrait subsister isolément dans les mêmes conditions que les écoles réelles de second ordre, et les besoins auxquels il répond trouveraient également satisfaction s’il se confondait avec les premières années d’études dans les collèges du type scientifique, comme cela a lieu en Allemagne dans les écoles réelles de premier ordre[5].


III

Chaque groupe d’enseignement, dans l’instruction secondaire, aboutit à un examen final institué par l’état et investi de privilèges considérables. De là l’importance de la question du baccalauréat, soit pour la liberté d’enseignement, soit pour l’organisation de l’enseignement public. Nous avons traité cette question dans un rapport présenté à la Société pour l’étude des questions d’enseignement supérieur[6]. Nous ne voulons ici qu’indiquer, en la justifiant d’après les travaux les plus récens, la solution qui nous paraît la plus désirable.

Il y a quelque chose de fondé dans les regrets qu’ont laissés à beaucoup d’amis éclairés et impartiaux de l’Université les certificats d’études autrefois exigés pour le baccalauréat. Ces certificats étaient une garantie qu’on a eu raison de supprimer dans l’intérêt de la liberté, mais à laquelle on a eu le tort de ne rien substituer dans l’intérêt des études.

Le baccalauréat a pour but de constater les résultats d’une instruction encyclopédique répartie en neuf ou dix années. Il ne devrait être, dit M. Jules Simon, que « le degré le plus élevé d’une série d’examens obligatoires pour le passage d’une classe dans une autre. » Ces examens sont prescrits par les règlemens universitaires, et plus d’une fois cette prescription a été rappelée par des circulaires ministérielles. Elle était à peu près une lettre morte au temps du monopole. On craignait de perdre des élèves en se montrant trop rigoureux, car une liberté de tolérance avait précédé la liberté légale et l’Université avait déjà des concurrens redoutables dans les petits séminaires, dans les institutions privées et dans de prétendues études domestiques attestées par des certificats de complaisance. Il est devenu plus difficile encore, depuis la loi de 1850, de maintenir ou de remettre sérieusement en vigueur les examens de passage. Il faudrait, en effet, les imposer à la fois aux établissemens de l’état et aux établissemens privés : or comment s’assurer dans ces derniers que les examens sont régulièrement et sincèrement faits à l’entrée de chaque classe ? A défaut de cette garantie, qui a toujours été illusoire, il y avait, avant 1850, celle des certificats d’études. Il fallait, pour se présenter au baccalauréat, avoir suivi complètement pendant deux ans les classes de rhétorique et de philosophie dans un collège de l’état. On s’affranchissait, il est vrai, de cette obligation en alléguant des études domestiques, et elle n’était pas d’ailleurs imposée dans toute sa rigueur aux élèves des institutions privées. La garantie toutefois était réelle et sérieuse pour la grande majorité des aspirans au baccalauréat. Actuellement le baccalauréat se suffit à lui-même. Il n’est précédé d’aucune justification. Les examinateurs ignorent les antécédens des candidats et ceux-ci ont même le droit, pour se mettre mieux à l’abri de toute investigation défavorable, de se présenter où ils veulent, partout où siège un jury d’examen, à quelque distance que ce soit du lieu où ils ont terminé leurs études ou de la résidence de leurs parens.

Les choses ne se passent pas ainsi pour des examens beaucoup moins encyclopédiques. Non-seulement l’examen final, en droit et en médecine, est précédé d’une série d’épreuves réparties en plusieurs années ; mais des certificats d’inscription, séparés par des intervalles fixes, attestent des études régulières. Les ressorts des jurys d’examen sont d’ailleurs parfaitement déterminés, et nul candidat ne peut sortir, sans une permission spéciale, de celui qui lui est assigné. Pour le baccalauréat, un examen divisé en deux parties, dont chacune comprend deux ou trois compositions et des interrogations de moins d’une heure, est l’unique constatation des résultats de neuf années d’études sur les matières les plus variées. C’est peu pour un tel objet, c’est peu surtout pour l’intérêt social que représente un examen qui seul ouvre l’entrée des professions libérales et de la plupart des fonctions administratives. Les examinateurs offrent les plus hautes garanties de savoir et d’impartialité ; mais que peuvent-ils contre cette masse énorme de candidats mal préparés qui, chaque année, pendant plusieurs semaines, les enlèvent à leurs leçons, et à leurs travaux personnels ? On ne peut les accuser d’une indulgence excessive puisqu’ils écartent près de la moitié des candidats. Ils ne pourraient se montrer plus sévères sans entraver le recrutement des carrières qui dépendent du baccalauréat. Et cependant ils sont les premiers à déclarer que la différence ne leur parait pas très appréciable entre beaucoup de ceux qu’ils admettent et beaucoup de ceux, qu’ils refusent. Ils ne sont pas même certains que leur jugement soit entièrement juste, car il faut faire une large part au hasard dans un examen de cette étendue, réduit à des épreuves aussi sommaires. Ils ne peuvent pas enfin se dissimuler les avantages qu’un tel examen laisse à la préparation artificielle au détriment des bonnes études. Le vrai professeur ne s’occupe pas de l’examen ; il ne considère que la valeur propre des diverses parties de son enseignement et le profit qu’en peuvent retirer ses élèves pour la formation et le développement de leur esprit. Le préparateur habile n’a devant les yeux que le programme des examens. Il écarte tout ce qui n’est pas strictement compris dans ce programme, il s’enquiert de la façon dont l’appliquent les examinateurs et il y accommode ses leçons. Il sait les préférences, les habitudes d’esprit, les formes d’interrogation, la moyenne des exigences de chaque examinateur ; il est expert dans certains calculs de probabilités dont le succès constant le met en grand ; honneur près des candidats et de leurs familles[7].

Les établissement les plus sérieux, sous peine de perdre leur clientèle, ne peuvent se soustraire entièrement à l’imitation de ces pratiques. Ils sont d’autant plus forcés de se préoccuper du baccalauréat qu’ils y voient la seule sanction des études pour la très grande majorité de leurs élèves. Les plus jeunes, que le baccalauréat laisse encore indifférens, ne sont pas stimulés au travail par de sérieux examens de passage. Les plus âgés, à mesure que le but se rapproche, ne voient que lui. Il leur faut, dans les classes supérieures, réparer les lacunes qu’ont laissées les premières classes. Comment pourraient-ils s’approprier ce qu’il y a de fécond pour l’esprit dans les enseignemens propres de la rhétorique et de la philosophie quand ils ont besoin de refaire tant bien que mal leur cinquième ou leur quatrième ? Et ce qu’il y a de pire, c’est que le niveau auquel s’arrêtent forcément les élèves médiocres n’est guère dépassé par les plus intelligens. Telle est, pour tous les élèves de L’enseignement secondaire et pour leurs parens, l’importance du baccalauréat, que l’ambition scolaire ne vise pas plus haut que la possession du diplôme. On affecte dès quinze ans le dédain des prix ; on se déclare même indifférent aux bonnes notes qui peuvent relever le niveau de l’examen ; on ne tient qu’à être reçu, fût-ce même « à la botte, » comme disent les écoliers dans leur jargon, c’est-à-dire à la dernière limite de l’indulgence.

Les candidats aux grandes écoles font seuls exception. Ils sentent le besoin de fortes études, mais ils ne le sentent que dans la mesure où de fortes études peuvent assurer le succès de leurs examens spéciaux. Tout d’abord ils tiennent à se débarrasser le plus tôt possible des classes ordinaires pour se consacrer tout entiers à la préparation de ces examens. Ce sont leurs exigences à cet égard qui ont toujours empêché l’Université de reculer à dix-huit ans la limite d’âge pour le baccalauréat et de la mettre ainsi mieux en rapport avec le développement si considérable qu’ont pris depuis cinquante ans les programmes de l’enseignement secondaire. La limite de seize ans paraît elle-même trop rigoureuse ; des dispenses sont sans cesse demandées et trop souvent accordées dans l’intérêt ou sous le prétexte de la préparation à l’École polytechnique. Dès qu’un enfant montre une intelligence un peu vive et une certaine application au travail, des parens imprudens rêvent pour lui la grande école ; on se hâte de le mettre au collège, on lui fait, si l’on peut, passer une ou deux classes ; on est fier d’avoir un rhétoricien de quatorze ans, un philosophe de quinze ; le baccalauréat est conquis sans la maturité d’esprit, sans la sérieuse assimilation de connaissances de toutes sortes dont il devrait être la constatation ; puis de nouveaux efforts non moins prématurés sont faits pour les études les plus abstraites et, à vingt ans, soit qu’on ait atteint le but, soit qu’on l’ait manqué, l’esprit et le corps sont également énervés par ce système d’entraînement, que M. de Laprade, dans son Éducation libérale, et M. Jules Simon, dans sa Réforme de l’enseignement secondaire, ont si éloquemment et si justement condamné.

M. Bréal n’est pas moins sévère contre ces pratiques, dont il rend responsable l’organisation de nos examens. Là encore le remède lui paraît indiqué par l’exemple de l’Allemagne. Les études secondaires sont couronnées en Allemagne par un « examen de maturité » qui a passé à peu près par les mêmes vicissitudes que notre baccalauréat, mais qui a trouvé plus tôt des conditions propres à concilier tous les intérêts. Le baccalauréat allemand est vraiment « le dernier terme d’une série d’examens obligatoires, » auxquels il donne leur sanction suprême sans rien leur enlever de leur autorité. Il est subi, comme les examens de passage, dans l’intérieur des gymnases, par les soins des professeurs. Les élèves sont interrogés à la fin de leurs études, comme ils l’ont été à la fin de chaque année classique, non par des étrangers, mais par les maîtres mêmes dont la veille ils suivaient les leçons, qui ont eu tout le temps de bien connaître leurs qualités et leurs défauts, qui savent comment il faut les prendre pour les rassurer et les remettre dans la bonne voie, s’ils se troublent ou s’égarent, mais qui sauraient aussi déjouer, s’ils y avaient recours, les artifices d’une fausse préparation. Cet examen final, s’ajoutant à tous les examens antérieurs, donne ainsi une sincère et complète constatation des études. Il répond, d’un autre côté, aux légitimes exigences de l’intérêt social par la présidence et par le contrôle d’un délégué de l’état, qui non-seulement assiste aux interrogations et prend connaissance des compositions, mais se fait communiquer l’ensemble des notes obtenues par chaque candidat dans le cours de ses études, sur toutes les matières de l’enseignement, même sur celles qui ne sont pas expressément comprises dans le programme spécial de l’examen. Enfin, pour que la liberté d’enseignement ait aussi sa garantie, l’examen de maturité peut être subi dans les établissemens privés comme dans les gymnases publics, sous le même contrôle d’un délégué de l’état autorisé à se rendre compte de tout et armé d’un droit de veto. Ce n’est toutefois qu’un privilège accordé à certains établissemens et qui peut toujours leur être refusé si les études n’y paraissent pas assez fortes. Les autres sont forcés d’envoyer leurs élèves dans les établissemens de l’état, où ils subissent un examen spécial plus complexe et entouré de plus de précautions. Leur condition est celle qui a été faite par notre dernière loi sur l’enseignement supérieur aux facultés libres, dont les élèves subissent leurs examens devant les facultés de l’état.

Nous renvoyons aux Excursions pédagogiques de M. Michel Bréal pour tous les détails de ce système d’examens. M. Bréal n’en propose pas l’adoption immédiate et complète ; mais il voudrait qu’on l’essayât dans quelques-uns de nos meilleurs lycées, en laissant subsister le baccalauréat actuel pour les autres établissemens de l’état, de même que pour les institutions libres. Il n’y aurait dans cette différence de traitement aucune atteinte à l’égalité. Le droit comme le devoir de l’état est de constater par les moyens les plus sûrs les résultats de l’enseignement secondaire. Il ne fait tort à personne en appropriant des moyens divers à des situations différentes. Là où il trouve avantage à faire examiner les candidats par leurs propres professeurs, assistés d’un représentant direct de son autorité, il serait absurde qu’il maintint le mode actuel, dont les inconvéniens sont manifestes, sous prétexte qu’il ne serait pas possible d’y renoncer pour d’autres établissemens. L’uniformité est le pire ennemi du progrès ; elle est le principal obstacle aux réformes les plus utiles, devant lesquelles les plus prudens reculent quand il faut les appliquer partout sans en avoir fait l’essai dans des conditions favorables et que de plus hardis entreprennent avec peu de chances de succès, par suite du caractère révolutionnaire que leur donne une généralisation prématurée.

Quelque parti que l’on adopte à l’égard de la transformation du baccalauréat sur le modèle allemand, il appelle encore certaines réformes partielles, qui ne sont pas moins désirables et qui peut-être ne se heurteraient pas aux mêmes préjugés.

Nous voudrions placer au premier rang l’élévation de la limite d’âge. Nulle réforme ne serait mieux justifiée ; mais il est devenu plus difficile que jamais de la réaliser. Elle n’avait autrefois contre elle que le besoin bien ou mal entendu de la préparation aux écoles spéciales. Elle soulèverait aujourd’hui une opposition plus générale en présence des projets qui ont pour but de rendre plus rigoureuse l’obligation universelle du service militaire. Le moment paraîtrait mal choisi pour démontrer aux familles qu’elles doivent laisser leurs fils deux ans de plus au collège quand ils sont menacés de passer trois ans au régiment : la tentation sera, au contraire, de plus en plus forte d’abréger la durée des études classiques et de compenser à leurs dépens le retard qu’auront à subir les études professionnelles. Le mal dont souffre l’enseignement secondaire sera ainsi aggravé et les préoccupations politiques seront venues une fois de plus à la traverse des intentions généreuses que l’on affecte et dont on est, je le crois, sincèrement animé pour le développement de l’instruction publique.

Une autre réforme non moins utile rencontrerait aujourd’hui beaucoup moins de difficultés. L’impartialité pleinement reconnue des examinateurs universitaires a désarmé depuis longtemps, chez tous les hommes éclairés et de bonne foi comme auprès des pouvoirs publics, cet esprit de défiance auquel avaient obéi les législateurs de 1850, quand ils avaient permis aux candidats de choisir à leur gré leurs juges dans toute la France et quand ils les avaient dispensés de toute justification d’études. Les partisans les plus jaloux de la liberté d’enseignement n’ont aucune raison de redouter un système tout contraire, qui assignerait aux candidats leurs centres d’examens, de même qu’il y a des centres fixes de juridiction pour toutes les catégories de justiciables, et qui exigerait d’eux la production de certificats attestant des études régulières et complètes, soit dans l’enseignement public, soit dans l’enseignement libre, pendant un nombre déterminé d’années, sur toutes les matières de l’ordre d’enseignement auquel correspond le baccalauréat. On pourrait craindre sans doute des certificats de complaisance, mais on en peut craindre partout où des attestations sur un objet quelconque sont demandées, et cependant c’est une garantie dont aucune administration ne voudrait se passer, qu’il s’agisse de santé, de moralité ou de revenus personnels. Est-il sage d’y renoncer dans les questions d’instruction et de se contenter d’un simple examen ? Il y aurait en réalité double garantie ; car, en même temps que l’examen serait éclairé par les certificats, il servirait lui-même à en contrôler la sincérité. L’ignorance dont tel candidat ferait preuve, soit sur l’ensemble, soit sur une partie du programme, serait un démenti public infligé à des attestations mensongères.

Il est au moins un certificat d’une valeur incontestable qui devrait être exigé de tout candidat au baccalauréat. C’est le certificat de grammaire, que les élèves des lycées obtiennent après la classe de quatrième et que les élèves des autres établissemens publics ou libres peuvent obtenir à la suite d’un examen devant un jury spécial. Ce certificat est nécessaire pour certaines études professionnelles ; il pourrait sans difficulté devenir la condition générale des études littéraires ou scientifiques en vue du baccalauréat[8]. Il arrêterait ainsi au passage ceux que l’incurie de leurs parens ou de leurs maîtres laisse poursuivre ces études sans qu’ils y soient préparés par de bonnes classes de grammaire. Il ferait cesser le scandale trop fréquent de jeunes gens qui se présentent sans vergogne à l’examen de rhétorique quand ils seraient incapables de bien suivre une classe de cinquième. Nous voudrions plus encore pour diminuer dans l’examen la part du hasard. Confié aux seuls professeurs des facultés des lettres et des sciences, le baccalauréat est pour eux une corvée aussi fastidieuse que pénible, qui les enlève à leurs autres devoirs sans même leur laisser la conscience de la bien remplir. Cette corvée fait d’eux les juges de l’enseignement secondaire, auquel ceux même qui lui ont appartenu comme professeurs sont devenus plus ou moins étrangers par leurs nouvelles études. Elle les réduit, de plus, s’ils ne veulent pas lui consacrer tout leur temps, à des appréciations très incomplètes et très hâtives soit sur les compositions, soit sur les épreuves orales. Il y aurait donc avantage à décharger les professeurs de l’enseignement supérieur d’une partie de cette tâche ingrate et nécessairement mal remplie, en leur adjoignant d’autres examinateurs empruntés à l’enseignement secondaire public ou libre. C’est ce que demande un vœu adopté par les deux sociétés de l’enseignement secondaire et de l’enseignement supérieur. Aux termes de ce vœu, chaque jury serait formé, sous la présidence d’un professeur de faculté, d’agrégés et de docteurs pris en dehors de l’enseignement supérieur. Les jurys pourraient ainsi être plus nombreux et disposer de plus de temps pour les diverses épreuves. Leurs membres auraient une compétence plus spéciale et, d’un autre côté, la direction d’un professeur de faculté conserverait à l’examen son caractère élevé et le mettrait à l’abri de tout soupçon de partialité.

Ces réformes s’appliqueraient au baccalauréat ès-sciences comme au baccalauréat ès-lettres. Elles conviendraient également, dans leur esprit, sinon dans leur forme littérale, à l’examen final des autres branches d’instruction secondaire, telles que l’enseignement spécial et le nouvel enseignement qui vient d’être institué pour les jeunes filles.


IV

Nos lois, jusqu’à ces dernières années, ne reconnaissaient pas d’autre enseignement pour les filles que l’enseignement primaire, soit du degré élémentaire, soit du degré supérieur. C’était ne tenir compte ni de l’intérêt social ni de la réalité des choses. L’éducation des filles n’intéresse pas moins la société que celle des garçons. Si les deux sexes n’ont pas des droits pareils et si leurs aptitudes physiques et morales ne les destinent pas aux mêmes fonctions, la femme n’est pas cependant étrangère aux professions et aux emplois qui rétament une instruction plus ou moins étendue et, en dehors de ces vocations spéciales, son rôle général comme épouse et comme mère serait à la fois abaissé et compromis si elle restait dans un état d’infériorité trop sensible, pour la culture intellectuelle, vis-à-vis de son mari et de ses fils. Les familles l’avaient compris et l’initiative privée y avait pourvu avant l’intervention du législateur. La plupart des familles qui ne se contentent pas pour leurs fils de l’instruction primaire ne s’en contentent pas davantage pour leurs filles. Elles font suivre à ces dernières soit à la maison, soit dans des pensionnats ou des externats, soit dans ce qu’on appelle des cours, des études d’un ordre supérieur, ayant à peu près la même durée et, sauf le grec et le latin, comprenant les mêmes matières que l’instruction secondaire des garçons. Beaucoup même veulent, pour ces études, une constatation officielle, analogue au baccalauréat ; mais, comme l’état n’a pas institué pour les filles d’autres examens généraux que des examens primaires, cette constatation ne peut être demandée qu’aux épreuves pour le brevet d’institutrice soit du premier, soit du second degré. Des études qui ont le caractère élevé et désintéressé de l’instruction secondaire sont ainsi réduites à la préparation d’examens professionnels, qui ne sortent pas du cercle de l’instruction primaire ; Elles n’ont également d’autre garantie que de tels examens pour le recrutement du personnel enseignant, à moins que l’enseignement ne soit confié à des hommes.

C’est sur ce point qu’auraient dû porter les premières réformes. Il fallait faire pour l’instruction secondaire des filles ce qui a été fait pour l’instruction secondaire des garçons, la définir dans ses cadres généraux et lui assurer la sanction d’un examen final, également accessible aux élèves de l’enseignement libre et à celles de l’enseignement public, s’il venait à se constituer. Cette constitution d’un enseignement public pouvait être, en effet, un but ultérieur pour l’intervention de l’état. On pouvait encourager par des subventions les meilleures institutions libres ; on pouvait aussi créer, pour les filles comme pour les garçons, des lycées ou collèges destinés à suppléer à l’insuffisance de l’initiative privée et à lui servir de modèles. Cette création de lycées et de collèges pour les jeunes filles a été le seul objet que se soit proposé la loi du 21 décembre 1880. Elle ne reconnaît pour les filles que l’enseignement secondaire public. L’examen final qu’elle institue est réservé aux élèves formées dans les établissemens de l’état. Les études privées, quel que soit leur niveau, restent légalement des études primaires ; elles ne peuvent aboutir qu’à des examens primaires.

Voilà le vice capital de cette loi, qui a pris les choses à rebours en ne constituant qu’un enseignement d’état quand il fallait constituer tout d’abord, d’une manière générale, un nouvel ordre d’enseignement, sans distinguer entre les établissemens qui pourraient lui être ouverts par l’initiative privée ou par l’initiative publique. Nous ne regrettons pas personnellement de l’avoir votée, car elle réalise un progrès ; mais nous craignons que ce progrès ne soit compromis d’avance par une conception incomplète et inexacte de ses conditions et de son objet. C’est surtout quand il s’engage sur un terrain nouveau que l’état doit faire appel aux efforts des particuliers et limiter autant que possible le champ de sa propre action. Réduit à faire des essais, il faut qu’il les fasse dans les conditions les plus propres à en assurer le succès, et il réussira d’autant mieux qu’il concentrera ses créations sur quelques points bien choisis. Nulle part cette réserve ne lui est plus strictement commandée que dans tout ce qui touche aux choses féminines. La nature des femmes répugne beaucoup plus que celle des hommes à l’ingérence toujours un peu brutale de l’état. Il ne fallait donc procéder que pas à pas, par une série d’essais heureusement combinés, à la création de lycées pour les jeunes filles et, quels que dussent être plus tard leur nombre et leur importance, ne pas craindre pour eux, mais au contraire provoquer et encourager la concurrence des institutions libres. Autrement, on risquait, en multipliant les fondations publiques, de ne constituer qu’un enseignement imparfait et médiocre, indigne du beau nom dont on le décorait, inférieur à l’enseignement donné dans quelques-unes de ces institutions privées dont on affectait d’ignorer l’existence. C’est la crainte qu’exprimait, avant la présentation de la loi Camille Sée, une femme d’un esprit élevé, qui s’est fait de l’instruction des jeunes filles une sorte d’apostolat, Mme Coignet[9]. Au lendemain du vote de la loi, le même danger était signalé avec une grande netteté par un publiciste très compétent, M. Dreyfus-Brissac : « Voyez, disait-il, le résultat du système que vous proposez ! Dans l’espoir chimérique défaire une concurrence sérieuse aux couvens, vous préparez la ruine des pensionnats laïques et vous organisez l’enseignement de l’état moins solidement qu’il ne faudrait. Pour attirer les familles, vous mettez à la tête de vos collèges des directrices qui ne seront peut-être pas à la hauteur de leurs fonctions ; au lieu d’un nombre restreint d’écoles fortement constituées, vous faites surgir sur tous les points du territoire une foule d’établissemens qui, la plupart, seront mal dotés et insuffisamment outillés ; enfin vous préconisez le système de l’internat, que vous seriez les premiers à condamner en d’autres circonstances[10]. » Telle est, en effet, la voie périlleuse dans laquelle on s’est engagé. La proposition primitive voulait un collège de filles par département. On a compris bien vite que les ressources de toutes sortes faisaient défaut pour une aussi vaste organisation et on s’est borné à des créations facultatives, pour lesquelles on a fait appel au triple concours de l’état, des départemens et des communes. Toutefois, on n’a pas renoncé à l’espoir de les multiplier ; non-seulement on accueille avec faveur les propositions des moindres cités, mais on provoque celles des grandes villes et, pour les obtenir, on consent à discuter leurs plus déraisonnables exigences, on n’est pas éloigné de leur abandonner quelques-unes des prérogatives dont l’état se montre ailleurs le plus jaloux. D’un autre côté, dans la rédaction des programmes, on a paru craindre un niveau trop élevé qui aurait pu convenir pour un établissement modèle, mais pour lequel on n’aurait pas trouvé, dans les nombreux établissemens que l’on rêvait, un personnel de maîtresses suffisamment préparé et une clientèle d’élèves suffisamment étendue. La même préoccupation paraît avoir inspiré les dispositions relatives aux examens. Ils sont divisés en deux degrés : l’un, se rapportant aux trois premières années ; l’autre, à l’ensemble des études. Cette division, considérée en elle-même, est excellente ; elle correspond à la distinction de l’examen de grammaire et du baccalauréat dans l’instruction secondaire des garçons ; mais ce qui est tout à fait inacceptable, c’est l’institution, pour l’examen du premier degré, d’un certificat qui porte le titre pompeux de « certificat d’études secondaires. » On a pensé sans doute que beaucoup de jeunes filles se contenteraient de trois années d’études et que peut-être un certain nombre d’établissemens n’iraient pas au-delà, et on a voulu laisser croire que ces trois années, à peine suffisantes pour une instruction primaire supérieure, pourraient représenter des a études secondaires. » Il y a là, non dans le certificat lui-même, mais dans le titre qui lui est donné, une sorte de charlatanisme peu digne d’une institution publique[11].

La nouvelle loi admet l’internat à titre facultatif, comme une annexe purement municipale des lycées de jeunes filles. C’est lui faire trop d’honneur ; car, en lui donnant une consécration légale, avec l’espoir d’une subvention de l’état, on encourage les villes à en entreprendre la création. Il serait imprudent de détruire les internats de garçons ; mais, s’ils n’existaient pas, il n’y aurait pas lieu de les inventer. A plus forte raison, l’état doit-il s’abstenir de créations de ce genre pour les filles. Nul intérêt ne les appelle ; car les familles trouvent pour leurs filles beaucoup plus aisément que pour leurs fils un grand nombre de pensionnats, laïques ou congréganistes, accessibles aux moyennes comme aux grandes fortunes, et ces établissemens se multiplieront encore quand ils pourront se décharger des frais d’instruction en envoyant leurs pensionnaires aux cours des nouveaux collèges. L’éducation n’est pas sans doute, dans la plupart d’entre eux, telle que la souhaiteraient les libres esprits qui ont à cœur de soustraire les femmes aux influences cléricales. C’est à eux de susciter, par leur initiative ou par leurs encouragemens, des institutions où domine une éducation différente. L’état ne satisferait personne en se chargeant d’une telle œuvre. Il alarmerait les consciences religieuses sans remplir les vœux des libres penseurs. Il rencontrera enfin, à quelque point de vue qu’il se place, dans les soins de tout genre et d’un ordre si délicat que réclament les jeunes filles, des difficultés infiniment plus grandes que celles qui ont paralysé ses meilleures intentions dans l’éducation des garçons. Puisqu’il a eu la sagesse relative de n’admettre que des internats facultatifs, il fera bien de ne jamais user de la faculté qu’il s’est réservée. Que les villes instituent, à leurs risques et périls, des internats de jeunes filles, c’est leur droit ; qu’elles obtiennent même, pour ces établissemens, des subventions des départemens et de l’état, sous forme de bourses ou autrement, c’est une faveur qui peut se recommander par des intérêts plus ou moins légitimes ; mais que l’état ne prenne à aucun degré la responsabilité des internats ; qu’il ne les accepte pas comme des annexes de ses lycées et surtout qu’il ne les admette pas dans les mêmes bâtimens ; que le lycée de jeunes filles, dégagé de tout compromis avec un pensionnat quelconque, municipal ou privé, se fasse honneur de son seul enseignement et, par l’impartialité comme par le caractère élevé de cet enseignement, mérite la confiance d’une clientèle d’élite, soit parmi les familles, soit parmi les pensionnats groupés autour de lui : voilà dans quelles conditions la nouvelle institution pourra porter tous ses fruits.

Dans les programmes eux-mêmes, un seul point a pu être signalé aux alarmes des familles : c’est l’enseignement de la morale. Par un contraste singulier, où nous trouvons une nouvelle preuve de l’inconséquence des partis politiques, la défiance qu’un tel enseignement a inspirée de deux côtés opposés, quand il a pris place dans l’instruction primaire, ne s’est manifestée que d’un seul côté dans l’instruction secondaire des filles. Les mêmes partis qui ont repoussé, au nom de la liberté de conscience, toute intervention de l’idée de Dieu dans les notions de morale données à l’école primaire, ont laissé passer sans protestation les déclarations les plus expresses du gouvernement sur la large part qui serait faite aux principes de religion naturelle dans la morale enseignée aux jeunes filles. Il faut se féliciter de leur acquiescement tacite et souhaiter que rien ne vienne justifier les inquiétudes qu’ont affectées, dans un sens opposé, les partis conservateurs. Il importe encore plus, dans l’éducation des filles que dans celle des garçons, que les divisions religieuses soient atténuées par un enseignement moral fondé sur des principes communs à toutes les religions. Les femmes répugnent encore plus que les hommes au pur utilitarisme comme au pur stoïcisme. Elles ont besoin, pour la morale comme pour tout le reste, d’un enseignement qui dise quelque chose à leur imagination et à leur cœur : sauf de très rares et d’ailleurs très honorables exceptions, une morale sans Dieu deviendrait aisément pour elles la négation de toute morale. Les préoccupations de la politique anticléricale n’ont pas porté bonheur à l’instruction secondaire des garçons. On compromet bien plus encore l’instruction secondaire des filles en y cherchant surtout un champ de bataille contre les couvens : la guerre au sentiment religieux lui porterait un coup mortel[12].


EMILE BEAUSSIRE.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.
  2. D’après le rapport présenté au conseil supérieur de l’instruction publique par M. Gréard, vice-recteur de l’académie de Paris, le lycée Fontanes comptait à la rentrées des classes, en 1880, 1,631 élèves. Venaient ensuite le lycée Louis-le-Grand avec 1,376 élèves et le lycée Charlemagne, autre lycée d’externes, avec 1,009.
  3. Nous citerons particulièrement deux articles de M. Alfred Mézières sur l’État actuel de l’Université (Revue des cours littéraires, 22 et 29 juin 1867). On nous permettra de citer aussi un article de la même Revue où nous avons traité la question des internats à propos d’une conférence de M. Renan sur la Famille et l’État (16 mai 1869).
  4. Parmi les heureux effets qu’on pourrait attendre de cette réforme, il faut compter une amélioration de la condition des maîtres d’études. Tant que la direction de l’enseignement et celle de l’internat resteront confondues, l’Université n’offrira d’autre avenir à ses maîtres d’études que de vieillir dans leurs humbles fonctions ou de s’élever au professorat, qui suppose des grades auxquels beaucoup ne parviendront pas et des aptitudes spéciales dont les meilleurs surveillans peuvent très bien être dépourvus, Si la direction de l’internat formait un service séparé, elle pourrait être le dernier échelon d’une hiérarchie administrative dont le premier degré serait la maîtrise d’études, et les degrés intermédiaires la fonction de préfet d’études, dont un rapport officiel propose la création, et celle de surveillant général, depuis longtemps existante. Le zèle des simples surveillans serait ainsi stimulé et leur autorité relevée aux yeux des élèves par les chances d’avancement qui leur seraient ouvertes dans l’ordre même des fonctions où ils font leurs débuts. Rien n’empocherait d’ailleurs ceux qui se sentiraient une vocation différente de viser soit au professorat, soit même à d’autres carrières en dehors de l’Université.
  5. La Revue internationale de l’enseignement a donné, dans sa livraison du 15 juin 1882, un extrait d’un rapport écrit en 1835 par Saint-Marc Girardin sur l’instruction intermédiaire dans le midi de l’Allemagne. Nous avons été heureux d’y trouver les lignes suivantes, qui résument admirablement les considérations que nous venons de développer : « Moins d’élèves dans la même école, moins de cours différens dans la même classe, un plus grand nombre d’écoles distinctes ; voilà quels sont, selon moi, les véritables principes de la réforme des études en France. »
  6. Ce rapport a été reproduit dans les bulletins des deux sociétés de l’enseignement supérieur et de l’enseignement secondaire pour l’année 1880.
  7. Nous avons vu des tours de force vraiment prodigieux dans ce genre. Dans une ville de province, centre d’examens pour le baccalauréat, un préparateur devinait à coup sût dans quel cercle de cinq ou six textes serait choisie la version donnée à chaque série d’examens.
  8. Si la distinction de deux catégories de collèges devait prévaloir, elle entraînerait naturellement celle de deux certificats, correspondant aux premières classes dans chaque collège et dont l’un serait exigé pour le baccalauréat ès-lettres, l’autre pour le baccalauréat ès-sciences.
  9. L’Enseignement secondaire des jeunes filles. (Revue politique et littéraire du 19 avril 1879.) — Quelques Mots sur l’enseignement secondaire des jeunes filles. (Même Revue, 1er août 1880.)
  10. Article du journal le Parlement, reproduit par M. Dreyfus-Brissac dans son livre de l’Éducation nouvelle.
  11. Nous empruntons ces critiques à un rapport de M. Maurice Vernes à la Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire (Bulletin pédagogique, des 27 avril et 4 mai 1882). M. Vernes a reproduit ses observations dans un nouveau recueil qui vient de se fonder sous le titre suivant : l’Enseignement secondaire des jeunes filles.
  12. Ce travail était terminé lorsque nous avons reçu d’Allemagne un document qui peut offrir un point de comparaison intéressant avec les programmes de nos nouveaux lycées : ce sont les comptes-rendus des trois premières années d’une importante école d’enseignement secondaire pour les jeunes filles : l’École Charlotte, de Berlin. Ouverte en 1879, cette école compte déjà neuf cent soixante-neuf élèves, appartenant à toutes les communions religieuses, sans excepter le catholicisme et le judaïsme. L’instruction religieuse y garde la première place parmi les matières d’enseignement. Elle est confessionnelle suivant le culte des élèves. Le cours régulier des études comprend neuf classes. Voici un aperçu du programme de la dernière classe :
    Religion : deux heures par semaine. Histoire de l’église. — Allemand : cinq heures. Rhétorique et art du style. Lecture de poésies dramatiques. Histoire de la littérature jusqu’au XVIIe siècle. — Français : cinq heures. Lecture de classiques : Horace de Corneille ; Bataille de dames ! de Scribe ; au Coin du feu, de Souvestre. Grammaire, syntaxe. Exercices oraux et écrits. Extemporalia. — Anglais : quatre heures. Lectures dans Dickens : le Grillon du foyer, Contes de Noël. Exercices pratiques. Extemporalia. — Italien : deux heures. Grammaire. Lectures. Exercices. — Histoire : trois heures. Histoire moderne depuis la réforme. Révision de l’histoire du moyen âge* Une. heure d’histoire grecque dans ses rapports avec l’histoire de la civilisation. — Géographie : une heure. Cosmographie. — Sciences physiques et naturelles : deux heures. — Calcul : deux heures. Exercices pratiques. Applications aux usages domestiques. Principes de géométrie. — Dessin : deux heures. — Chant : deux heures. — Travaux manuels : deux heures. — Gymnastique : deux heures.