Les Quatre littératures slaves
LITTÉRATURES SLAVES.
Plus qu’aucune autre race en Europe, la famille des peuples slaves a reçu de Dieu un tempérament conservateur et ennemi des révolutions. A travers toutes les époques successives de son développement, depuis les premiers temps jusqu’à ce jour, nous voyons le génie slave, toujours pressé du besoin de concilier les extrêmes, toujours avide à la fois de conservation et de progrès, se jeter comme médiateur entre le passé et l’avenir de la civilisation, pour les sauvegarder l’un et l’autre. La manière même dont l’Évangile a été prêché et répandu en terre slave, le double caractère, en même temps grec et latin, moitié oriental et moitié occidental, de cette prédication forme le trait fondamental et indélébile de toutes les littératures slaves, qui reçoivent de cette circonstance leur couleur locale et leur direction historique. La lutte entre les deux églises et les deux civilisations grecque et latine, les accidens et les chances variées de cette lutte, voilà le fil conducteur à travers toutes les époques slaves. La fusion des deux civilisations rivales en une seule, fusion que l’époque actuelle semble plus qu’aucune autre destinée à accomplir, tel est donc le but qu’on entrevoit à travers le combat de plus en plus acharné des deux principes rivaux.
C’est surtout dans l’histoire littéraire que l’unité de tendances du slavisme se montre avec une clarté merveilleuse. Russe, polonaise, illyro-serbe, bohème ou tchekho-slave, chacune de ces littératures isolément est incomplète. Pendant que l’une dort, l’autre travaille; quand l’une rétrograde, l’autre avance; ce que l’une a perdu, l’autre l’a conservé; ce que l’une ne peut plus faire, l’autre sait l’accomplir. Étudiées dans leur ensemble, elles forment un monde plein d’harmonies divines, harmonies qui cessent brusquement dès qu’on veut se renfermer exclusivement dans le cercle d’une seule nationalité. Pour s’en convaincre, il ne faut que jeter un coup d’œil sur les principales périodes de l’histoire littéraire des peuples slaves. Ce tableau d’ensemble est une introduction nécessaire à des études détaillées, où chacune des fractions de la race slave pourrait s’offrir à nous dans son génie propre et dans ses créations contemporaines.
Quel était le but originel et par conséquent quelle est la tendance innée, instinctive et permanente de la littérature des peuples slaves? Que voulaient les saints apôtres Cyrille et Méthode, les premiers écrivains slaves connus? Ils voulaient, en politique comme en religion, une conciliation des deux principes grec et latin; ils voulaient mettre fin au schisme qui venait de naître entre Rome et Byzance : en réalité, ils le firent cesser tout à coup et comme par enchantement. La littérature ecclésiastique ou cyrillique, fondée au IXe siècle, fut adoptée chez tous les Slaves. Elle était née, ainsi qu’on vient de le voir, d’une transaction. C’est de cette transaction que sont sortis, comme d’un centre commun et unique, tous les développemens postérieurs. Les monumens primitifs de cette littérature sacrée furent malheureusement presque tous détruits par les Allemands, qui organisèrent contre elle une persécution et des auto-da-fé analogues aux violences dirigées de nouveau, cinq siècles plus tard, contre la littérature hussite en Bohême.
Une fois cette littérature conciliatrice étouffée, l’esprit de neutralité et de médiation disparut momentanément du milieu des Slaves. Obéissant à leurs attractions géographiques, les uns, sur le bas Danube et la Mer-Noire, s’abandonnent au schisme grec; les autres, en Pologne et en Bohême, subissent l’influence latine au point de ne plus savoir écrire en slave. Il en résulte que, chez tous les Slaves occidentaux ou latinisés, le moyen-âge n’offre que très peu de vestiges d’une littérature nationale.
Malgré le germanisme, qui n’a jamais cessé de peser sur lui, l’idiome tchekho-slave ou bohème paraît avoir eu néanmoins une série non interrompue de poètes depuis les temps païens jusqu’à ce jour, comme le prouvent les rapsodies du fameux manuscrit de Koeniginhof[1]. Ces vieux monumens, bien qu’incomplets et mutilés, se montrent à nous pleins encore d’allusions au paganisme slave. L’olympe des dieux tchekhs domine visiblement l’inspiration qui a créé le poème de Libucha, première reine des Bohèmes, ainsi que le chant triomphal de Zaboï et Slavoï, consacré à raconter la victoire de ces deux héros sur l’armée germanique. Vers l’an 1240, le roi Venceslas Ier s’illustrait comme poète national. Un noble captif, Zavich Vitkovitch, ancêtre des Rosenberg, qui fut décapité en 1290, avait composé beaucoup de chants bohèmes dans son cachot. On possède encore de cette époque une chronique rimée, écrite sous le roi Jean, qui respire une haine ardente contre le teutonisme, et qui est restée pendant deux cents ans la lecture favorite des Bohèmes. Quand on parcourt quelques-uns de ces vieux monumens, on est frappé de la différence de style qui existe entre les poèmes tchekho-slaves et les romans de la chevalerie féodale du même temps. Les poèmes tchekhs s’inspirent des modèles grecs et latins; ils en adoptent jusqu’à la prosodie; ils sont tout classiques d’idéal comme de forme. Cette poésie présente, dès son début historique, un caractère de maturité qui étonne. On croirait qu’elle n’a pas eu d’enfance, si l’on ne savait d’ailleurs que cette période d’enfance avait commencé pour la littérature tchèque plus tôt que pour les autres littératures européennes.
Peu à peu les fruits succédaient aux fleurs, et les œuvres en prose aux œuvres de la lyre. L’esprit public faisait des progrès rapides. Aussi présente-t-on comme l’âge d’or de la littérature bohème le brillant règne de l’empereur Charles IV, qui, glorifiant au plus haut point l’idiome tchekh, l’éleva à l’état de langue diplomatique par sa fameuse bulle d’or de l’an 1356, dans laquelle il recommande comme indispensable l’étude de cet idiome à tous les électeurs d’Allemagne. C’est qu’en effet la connaissance du tchekh exerçait une influence souvent décisive sur le choix que la Bohême faisait entre les divers prétendans à son trône, et la couronne de Bohême garantissait alors à qui la portait, comme plus tard la couronne d’Autriche, une inévitable prépondérance dans tout le corps germanique.
Avec le XVIe siècle commença ce qu’on peut appeler l’âge classique de la littérature tchèque. De nombreux travaux philosophiques ou théologiques marquèrent cette période. La Bohême se faisait savante. Ses poètes cédaient la place aux orateurs de la chaire, aux jurisconsultes et aux philosophes. Il y a chez les Tchekhs un penchant inné vers les spéculations scientifiques. Le paysan le plus grossier parmi eux aime à se vanter de ses connaissances; il s’enorgueillit volontiers de son intelligence, et, ne pouvant pas pénétrer dans les vrais mystères de la science, il prétendra connaître au moins ceux de la magie. Voilà pourquoi la foi aux sorciers, aux fantômes, aux formules cabalistiques, à l’art divinatoire, à toutes les superstitions du vieux paganisme, s’est maintenue si long-temps en Bohême. Le rôle exagéré attribué par ce peuple aux puissances occultes de la nature et à l’intervention permanente des génies divins dans les affaires de ce monde a laissé trace dans les vieux codes mêmes de la Bohême, où les épreuves par les élémens sont bien plus fréquentes et plus décisives que dans aucun autre code slave. On conçoit qu’en recevant les notions d’une science positive, des esprits ainsi disposés pouvaient bien vite s’enflammer d’un sombre fanatisme, surtout quand aux questions de réforme religieuse venait s’ajouter, comme ce fut le cas pour les hussites, la question de renaissance politique et de lutte nationale contre des envahisseurs étrangers.
Jean Huss, de Hussinets, prêtre de l’église de Bethléem, aux environs de Prague, vint résumer dans sa personne cette brillante apogée de la littérature bohème. Par ses fougueux sermons et ses cantiques populaires, il pénétra les étudians de Prague d’une exaltation religieuse dont l’ardeur morale n’a pu s’éteindre que dans des flots de sang. L’ami de Huss, son cher et fidèle Jérôme, par sa suave et magnétique parole, complétait la fascination et attirait à son maître le cœur des plus indifférens. Ainsi naquit dans l’histoire littéraire des Tchekhs la période hussite. Cette période, qui s’ouvre avec le XVIe siècle, va jusqu’à l’an 1629; elle se termine par la bataille néfaste de la Montagne-Blanche.
Pendant que la Bohême voyait s’épanouir, dès le XIVe siècle, l’âge d’or de sa poésie, la Pologne n’écrivait et ne pensait encore qu’en latin. Ses savans, que l’Europe plaçait déjà pourtant au premier rang. ne daignaient s’exprimer que dans la langue de Cicéron. Le premier des Jagellons avait, il est vrai, fondé, en 1400, sur le modèle de l’université de Prague et à l’aide de professeurs bohèmes, la célèbre université de Cracovie; mais les cours continuaient de se faire en langue latine. Ce n’est qu’à l’époque de la dispersion des hussites que les dissidens bohèmes, réfugiés en Pologne, y continuèrent leur polémique en s’armant de la langue vulgaire. Sans doute, l’idiome polonais sous leur plume était encore à moitié tchekh, mais leurs disciples indigènes composaient, à leur exemple et dans une langue bien plus pure, de mordantes satires théologiques et des chansons nationales, reflets bien pâles encore de celles des trouvères et des troubadours d’Occident.
Durant plus d’un demi- siècle, les hussites se défendirent vigoureusement du haut des chaires contre le savant jésuite Pierre Skarga, surnommé le Chrysostome et le Bossuet polonais, et qui a laissé vingt-neuf ouvrages, dont les plus vantés sont ses admirables sermons en polonais. Aucun des deux partis ne put se proclamer vainqueur dans cette guerre de dialectique; mais chacun apprit à s’exprimer avec aisance dans la langue vulgaire, qui commença à remplacer la latine. La Pologne offrit ainsi un spectacle exceptionnel dans l’histoire des littératures : une prose ardente et d’une extrême énergie précédant la poésie restée dans l’enfance. Les élèves de Socin remplacèrent bientôt à Cracovie ceux de Huss, et la noblesse polonaise, émancipée intellectuellement par tous ces sectaires, écrivait déjà sur la religion au XVIe siècle avec toute la liberté d’esprit dont s’enorgueillit le XIXe. Contemporain de Léon X, de Charles-Quint et de François Ier, le roi de Pologne Sigismond Ier accorda aux lettres une protection éclatante. A son exemple, les plus hautes familles tenaient à honneur d’encourager la science et de couvrir les savans de leur patronage. Tandis que, dans le reste de l’Europe, les écrivains, du moins les prosateurs, sortaient la plupart du tiers-état, en Pologne c’était la haute noblesse qui écrivait et répandait au loin les lumières. La langue nationale devenait la langue de la cour et des salons dorés, la langue des tribunaux et des diètes. A la haute tribune de Cracovie brillait le roi de l’éloquence polonaise au XVIe siècle, Lucas Gornicki. Par sa diction à la fois pure et vive et par la profondeur de ses pensées immortelles, il méritait d’être surnommé le Cicéron de la Pologne. La poésie aussi commençait à s’épanouir sous la plume de Jean Rybinski, que distinguait déjà une étonnante hardiesse d’imagos, et surtout grâce aux créations de Jean Kochanovski, le père des muses polonaises, digne émule des génies de l’antiquité. Pourtant le latinisme continuait d’absorber toutes les intelligences et de dicter jusqu’aux tournures mêmes du style et de la phrase. Une foule d’écrivains restaient fidèles au latin. Le célèbre maréchal Tarnovski écrivit dans cette langue son livre sur l’art de la guerre (Consilium rationis bellicœ. Tarnov, 1558). Le Pindare de cette époque, Szymonovicz, dit le Simonide de Léopol, fait noble sous le titre de Bendonski, quoiqu’il ait écrit aussi de belles odes en polonais, composait surtout ses chefs-d’œuvre dans la langue d’Horace. Aussi fut-il couronné par le pape Clément VIII comme le plus grand poète latin de son temps. Une palme latine, telle était la seule couronne que la chrétienté de ces temps permît au génie slave de conquérir.
Vers le milieu du XVIIe siècle, le bon goût et les lettres commencèrent à décliner en Pologne, comme en Italie, en Espagne et en Angleterre. Cervantes et Shakspeare meurent en 1616; en 1618, la guerre de trente ans se propage de l’Oder jusqu’au Rhin, et dans l’année 1620, grâce à Sigismond III, les jésuites deviennent les maîtres absolus de l’université de Cracovie. Cette fameuse société existait déjà depuis plus d’un siècle en Pologne, où l’avait introduite le roi Etienne Battory, qui n’en fut pas moins un des plus sages législateurs et des plus vaillans héros que la Pologne ait jamais eus. La décadence littéraire devient manifeste vers la fin du règne de Sigismond III, qui mourut en 1632, Quoique la nuit approchât, c’était pourtant encore un magnifique coucher de soleil. Formés sur les modèles précédens, les écrivains de l’époque de Sigismond III perfectionnaient même leurs modèles, dont ils outrepassaient l’atticisme et la finesse de style. C’est par cette élégance des formes, par cette recherche et ce raffinement de prosodie, que le polonais se distingue entre tous les idiomes slaves.
Où placerons-nous l’âge classique de la littérature russe? À cette question vraiment embarrassante, le plus facile serait de répondre : Dans l’avenir. En effet, jusqu’à ce jour, tout ce qu’on est convenu d’appeler classique en Russie ne l’est qu’au point de vue négatif, au point de vue de l’imitation européenne. S’il s’est déjà révélé çà et là en Russie quelques types admirables, ils n’ont pu nulle part encore atteindre à une parfaite maturité. C’est ce que démontre la période incontestablement la plus brillante de la littérature russe, depuis l’avènement de Catherine II jusqu’à la mort du tsar Alexandre.
Inutile de prouver que le règne de Pierre-le-Grand, malgré son immense activité, ne favorisa que bien peu la vraie et belle littérature. A l’avènement de Pierre Ier, c’est à peine si on commençait à écrire le russe vulgaire, qu’on bigarrait à chaque phrase soit de mots polonais, soit d’expressions empruntées à la langue slavonne ou ecclésiastique. Dégager de tous ses slavonismes, en même temps que du polonisme, la littérature nationale, rappeler à la fois le russe vulgaire et le slavon sacré à leur pureté première, les faire rentrer l’un et l’autre dans leur sphère respective, — telle était l’œuvre gigantesque, l’œuvre vraiment cyclopéenne offerte à l’énergie du réformateur; mais Pierre-le-Grand n’était pas l’homme d’une telle œuvre, il n’en comprenait qu’à demi l’urgente utilité. Absorbé par l’immense tache de la refonte morale de son empire, il s’inquiétait peu de la pureté du langage. En faisant traduire pour les besoins de ses sujets les ouvrages de science et d’art de l’Europe, il ne songeait guère à la beauté ni à l’élégance du style; il ne voyait en toute chose que le côté pratique. Pierre Ier créa ainsi, au lieu d’une langue compacte et régulière, une bizarre mosaïque de mots hollandais, anglais, allemands, français, mêlés au moscovite et au slavon, et cette mosaïque constitua la langue diplomatique et administrative de l’empire. C’était un chaos sans égal. Pierre-le-Grand n’avait soustrait la langue de son peuple au joug du polonisme que pour la jeter sous le joug de toutes les langues européennes à la fois. L’esprit slave, l’esprit national, n’avait donc rien gagné à ce brusque revirement.
Pierre-le-Grand prépara le sol russe pour les moissons de l’avenir; mais il ne vit mûrir aucun des germes qu’il y avait semés. Un seul homme représenta avec une merveilleuse fidélité cette littérature prétendue nationale, au fond toute cosmopolite, des Russes du XVIIIe siècle. Ce fut le prince Kantemir. Issu de l’empereur mongol Gengiskhan, né chez les Tures du prince grec Démétrius, lui-même prince de Moldavie, élevé à l’académie russe de Pétersbourg, ambassadeur à Londres en 1732 et à Paris en 1738, ami intime de Montesquieu, — ce type merveilleusement accompli du grand seigneur russe résume en lui tout le mouvement littéraire de son siècle. Au milieu du pêle-mêle d’idées où il vécut, Kantemir n’en sut pas moins se créer une langue pleine d’harmonie; il est le premier des grands écrivains russes. Parmi ses nombreux écrits, la première place est donnée à ses satires, rimées et mesurées en russe à la façon française, mais qui trop souvent rappellent celles de Boileau. On peut s’étonner de voir une littérature commencer par la satire; mais qui ignore que la satire fait le fond même de la vie russe, et que, long-temps avant Kantemir, les Russes se vengeaient déjà de leurs tyrans par des caricatures?
Kantemir toutefois ne fit pas école : l’anarchie alors était trop grande; chaque écrivain se créait sa propre orthographe. D’une grammaire régulière, personne n’avait l’idée. Tout en Russie trahissait la précipitation, la culture en serre chaude et presque l’avortement. C’est dans cette défaillance que se trouvait l’esprit russe, quand il fut sauvé de la ruine par le fils d’un pêcheur d’Arkhangel, Michel Vassilievitch Lomonosof. Pêcheur lui-même jusqu’à l’âge de seize ans sur les côtes de l’Océan glacial, Lomonosof, qui avait appris à lire, se dégoûta enfin de sa grossière existence; il s’échappa de la maison paternelle, et, reçu à titre d’orphelin dans les écoles de Moscou, il ne tarda pas à se signaler au point que le gouvernement lui-même l’envoya à ses frais se perfectionner en Allemagne. Ce fut Lomonosof qui publia la première grammaire russe non slavonne; il créa de même la prosodie russe et apprit à scander les vers par longues et par brèves. Créateur également hardi dans toutes les branches d’activité de l’esprit humain, il était même artiste, et l’on a conservé de lui un portrait de Pierre Ier en mosaïque, renommé pour l’exactitude du dessin et du coloris. Cet homme, qui fut à la fois l’Homère, le Pindare et l’Aristote de la Russie naissante, a laissé des modèles dans tous les genres de prose et de poésie. On. a de lui une épopée inachevée, la Pétride, plusieurs tragédies et un grand nombre d’odes. Pourtant ce génie universel ne fut que bien peu apprécié de ses contemporains, et, quand il mourut en 1765, on ne rendit pas même un honneur public à sa mémoire. La modeste colonne, haute à peine de sept pieds, qui recouvre aujourd’hui ses cendres dans le grand cimetière de Pétersbourg, n’a été élevée que depuis peu par les soins du chancelier Romantsof.
La grande ou plutôt l’heureuse Catherine II inaugura enfin ce qu’on a la complaisance d’appeler l’âge d’or de la littérature russe. Lasse de ses conquêtes lointaines en Asie et en Europe, elle cherchait à se distraire en encourageant les lettres; mais, plus cosmopolite que russe, elle protégeait également les savans de toutes les nations. Elle-même, à l’exemple de Pierre-le-Grand, écrivait en allemand et en français tout aussi volontiers qu’en russe. Esprit fort avant tout, Catherine II n’aimait que les productions des philosophes français du XVIIIe siècle. Ayant appris que la Sorbonne et l’archevêque de Paris venaient de mettre à l’index le Bélisaire de Marmontel, il lui prit fantaisie de le traduire elle-même en russe. Ce fut parmi ses courtisans à qui l’aiderait le mieux dans son travail. Orlof, Kositzki, Tchernichef, Yolkof, Narichkin, Mestcherski, Chouvalof et plusieurs autres concoururent à cette fameuse traduction, qui fut ensuite distribuée à tous les grands de la cour, et dont Marmontel lui-même reçut un magnifique exemplaire. Un caprice moins frivole de cette princesse nous a valu ses fameux Mémoires sur l’histoire de Russie, qui ont imprimé leur élan aux historiens russes de l’époque.
Pendant que la cour de l’Ermitage s’enivrait à l’aise de toutes les frivolités philosophiques de Potsdam et de Versailles, le génie russe s’en allait en silence féconder à la frontière l’imagination d’un mirza tatar de Kazan, qui est devenu plus tard Gabriel Derjavin. Obscur soldat jusqu’à trente ans, Derjavin se risqua alors à envoyer à Catherine II un poème qu’il intitulait : Felitsa, la tsarine des Kosaques Kirghises. Felitsa était une personnification idéalisée de l’impératrice elle-même, qui n’eut pas de peine à se reconnaître dans ce portrait, tracé avec un ardent amour, mais en même temps avec une finesse d’éloges auxquels on ne savait rien objecter. L’œuvre d’ailleurs révélait un génie de premier ordre. Aussi, à l’insu de ses favoris, Catherine II s’empressa-t-elle d’envoyer au Tatar russe une tabatière ornée de son portrait, qui la représentait sous la forme idéale de Felitsa, en costume kirghise. Derjavin nous a laissé des chants d’amour et de table pleins de verve et de grâce. Ses satires contre les abus de son temps sont parfois si mordantes, qu’on s’en étonne; à peine les aurait-on tolérées dans un pays complètement libre : ce qui ne l’empêcha pas de devenir sénateur et même, de 1802 à 1803, ministre de la justice. Il mourut, comme Goethe, accablé par l’âge en 1816.
Quoi qu’il en soit du nombre et du mérite de ses rivaux, Derjavin est resté incontestablement le premier lyrique russe et un des premiers lyriques du monde. Il semblerait vraiment qu’une des causes de son originalité profonde était son ignorance, si rare en Russie, de toutes les langues d’Occident. L’imagination de cet enfant de la nature du Nord était fantastique et luxuriante comme les forêts vierges de la Finlande et de la Sibérie. Son dithyrambe s’élançait, irrésistible comme ces avalanches d’une longueur infinie que le soleil d’été précipite du pôle. Sa fougue lyrique dénotait l’énergie d’un Titan. Il n’a encore rien paru en Russie d’aussi profondément empreint du génie slave que les ouvrages du mirza de Kazan.
Malheureusement Derjavin n’était que poète, et la prose russe continua de rester asservie aux mille influences des littératures étrangère. Enfin Karamzin, le digne historiographe d’Alexandre, vint consolider dans la prose russe la domination jusqu’alors problématique du goût français. Ce Tite-Live de la Russie, en créant pour sa nation le langage de salon, le langage diplomatique, lui donna une structure définitivement française, c’est-à-dire éminemment anti-slave. Karamzin avait du génie : on lui pardonna tout; mais ses imitateurs ne prirent de lui que les gallicismes et achevèrent de dépouiller leur langue maternelle de ses restes d’originalité. La réaction contre Karamzin fut de bonne heure organisée par l’amiral Chichkof. Ce président de l’académie russe, qui avait rédigé, de 1812 à 1814, tous les manifestes contre la France, prétendait sauver aussi de l’invasion française sa littérature nationale et la replacer sur les vieilles bases slavones. Son parti finit par être vaincu. Le tsar Alexandre lui-même ne se disait-il pas aussi Français qu’un Bourbon?
La poésie seule a constamment conservé en Russie, depuis Derjavin, une certaine indépendance, même dans ses imitations. Aux gallicismes classiques de Dmitrief, élève de Karamzin, Jukovski vient substituer le romantisme allemand. Il semble copier Bürger, Schiller, Kœrner, Goethe : il est, quant aux formes, le plus allemand de tous les poètes russes, et pourtant c’est un patriote fanatique de la sainte Moscou. Toutes ses pensées, tous ses soupirs ont pour but la nationalité. Aussi, de retour dans son empire, après les événemens de 1815, l’empereur Alexandre le récompensa-t-il largement; il le chargea d’enseigner la littérature russe à la grande-duchesse, aujourd’hui l’impératrice Alexandra. Jukovski est principalement un lyrique, et, pour la verve entraînante de ses odes, il éclipse en Russie tous les contemporains. Pendant que cet heureux génie, plein de rancune contre la France, s’inspirait de la vie et des modèles du Nord, un autre guerrier des campagnes de 1812, Batiuchkov, installait sur le Parnasse russe le romantisme espagnol et italien. Sous sa plume, la langue moscovite prit une douceur, une suavité toutes méridionales. Un triste pressentiment le poussait sans cesse à chanter les douleurs du Tasse, que dans son plus beau poème il nous peint mourant. C’était sa propre destinée qu’il chantait à son insu, et Batiuchkov est devenu fou lui-même à la façon du Tasse, quoique dans un âge beaucoup plus avancé. La plus grande partie de ses ouvrages est malheureusement en prose. Le peu de poésies originales laissées par ce bouillant champion de toutes les grandes batailles de 1800 à 1814 restera chez les Slaves comme un impérissable modèle où la grâce d’Anacréon s’unit à l’enthousiasme de Pindare.
La France ne pouvait tarder cependant à reprendre son empire sur les poètes russes. Avec le prince Viazemski et ses imitateurs, l’influence de notre littérature, rajeunie par Chateaubriand, Victor Hugo et Lamartine, régna de nouveau dans les salons de Pétersbourg. Nous ne poursuivrons pas plus long-temps ce tableau des marches et contre-marches, des premiers progrès et des premiers tâtonnemens de l’esprit russe, perpétuellement imitateur, courant à tout ce qui est nouveau, sans avoir de système propre. Le sceptique Alexandre Pouchkin, ce Byron de la Russie, mort si tristement en 1837, offre en lui le résumé de la littérature russe avant la période actuelle ; il en personnifie les inquiètes et vagues aspirations vers une originalité encore absente.
Le slavisme, on le voit, n’est que très imparfaitement représenté par la littérature russe. Les muses moscovites se sont laissé attirer, elles aussi, à l’instar des muses polonaises, dans le gouffre de l’imitation. Heureusement il existe chez les Slaves une littérature encore vierge, lestée à l’abri de toute invasion étrangère, et qui, grâce à son obscurité même, a pu se développer d’une manière normale et parfaitement naturelle : c’est la littérature des Slaves méridionaux ou Iugo-Slaves ; désignation qui comprend à la fois les Illyriens de l’Adriatique et les Serbes du Danube turc et autrichien, c’est-à-dire les plus anciens Slaves historiquement connus. Elle cache dans ses profondeurs, que jusqu’ici nul savant n’a pu sonder, tous les élémens primitifs du slavisme, en même temps qu’elle en couve tous les élémens futurs avec une chaleur de patriotisme qu’aucune autre nation n’égale.
Entre les deux littératures russe et polonaise, expressions de deux idées exclusives acharnées à s’entre-détruire, vient se placer cette littérature à la fois antique et nouvelle, comme une médiatrice amie, comme le trait d’union destiné à les rapprocher un jour. La littérature des Iugo-Slaves a déjà prouvé par plus d’un fait éclatant qu’elle est en état de prêter à la cause de l’émancipation des peuples et à la conservation de l’ordre européen tout à la fois un puissant concours. Enfin, par sa fidélité, jusqu’à ce jour inaltérable, aux types et aux instincts primitifs de la race, cette littérature est incontestablement aujourd’hui la plus vraiment slave de toutes celles qui portent ce nom.
L’époque d’efflorescence des lettres illyro-serbes commence vers le milieu du XVe siècle et se prolonge jusque vers la moitié du XVIIe. Raguse, la république latine des Slaves du sud, devient alors leur Athènes. Sa grandeur date du jour où, après la fatale bataille de Kosovo (en 1389), toutes les sommités sociales de l’ancien empire serbe, proscrites et fugitives, cherchèrent asile dans ses murs contre la fureur des Turcs. L’armée musulmane, enivrée de sa victoire, étant venue sous les murs de la ville exiger avec menaces l’extradition des vaincus, Raguse préféra se laisser assiéger. Cet acte de généreuse hospitalité obtint sa récompense. La présence et les exemples de tant de nobles proscrits inspirèrent aux Ragusains un admirable élan de patriotisme, et le XVe siècle vit rapidement éclore chez eux les premières œuvres classiques de la littérature serbe.
Parmi les poètes de cette période qui ont survécu se distinguent l’aimable et tendre George Derjitj, vrai mystique d’Orient doué de la clarté et de la simplicité slaves; l’austère anachorète Mavro Vetranitj, qui a chanté dans sa cellule la vie du désert; André Tchubranovitj, auteur du gracieux petit poème de Tsiganka (la Bohémienne) et d’un assez grand nombre de ballades amoureuses, où respirent tout l’abandon et toute la gaieté primitive. À l’entrée du XVIe siècle paraît Stéphane Gotse, auteur d’un poème dramatique célèbre chez les Slaves, la Dervisiade. La vie des derviches et des sophis orientaux exaltait alors singulièrement les hautes intelligences dalmates et serbes : tous ces poètes, soit par leurs voyages si fréquens à Constantinople, soit par leur voisinage des provinces turques, avaient pu contempler le grand spectacle de la civilisation musulmane, alors à son apogée, et ils sentaient malgré eux la supériorité, sous plus d’un rapport, de cette civilisation essentiellement démocratique sur la civilisation incomplète et factice qui naissait en Occident des mœurs aristocratiques et féodales. De là le caractère tout oriental, sous le manteau latin, des poètes ragusains d’alors, je veux dire principalement des poètes lyriques, car à côté de ceux-ci il y avait, dès le XVIe siècle, à Raguse, une autre école, celle des poètes dramatiques, qui s’inspiraient plutôt de l’Italie et de l’antiquité classique. Parmi ces auteurs, le plus ancien dont il nous soit resté des comédies en prose et en vers est Maroie Derjitj, mort en 1580. Ses inspirations sont encore bien plus didactiques que poétiques, et ses comédies ressemblent beaucoup aux allégories où le moyen-âge faisait dialoguer les Vertus et les Vices.
On conçoit que le théâtre ne pouvait atteindre à sa maturité chez les Serbes avant que l’épopée se fût épanouie. Elle sortit peu à peu des langes de la rapsodie, et se révéla dès la fin du XVIe siècle sous la plume du célèbre Jean Gundulitj. Voulant donner aux Serbes leur épopée nationale, Gundulitj devait nécessairement choisir pour sujet leur lutte contre l’islamisme. Cette lutte avait été trop malheureuse pour qu’il ne cherchât pas à en cacher les côtés douloureux et sombres sous quelques triomphes éclatans, fussent-ils même étrangers : il adopta donc pour héros de son poème les guerriers polonais, alors en lutte avec le sultan Osman. Élargissant de plus en plus son cadre, il finit par faire en réalité de son Osmanide l’épopée générale de toutes les nations slaves, qui semblent en effet avoir toutes plus ou moins reçu pour mission la lutte contre l’islamisme et son refoulement vers l’Asie.
Gundulitj, durant sa longue carrière, s’essaya dans tous les genres. On peut le regarder comme le véritable fondateur du théâtre slave, resté jusqu’à lui dans une complète enfance. Après avoir emprunté le sujet, quelquefois même la forme de ses drames à l’antiquité grecque, comme dans Galatée, Cléopâtre, Cérès, Armide, l’Enlèvement de Proserpine, Sylvana et l’Amour, il aborda hardiment l’histoire nationale et composa des drames inspirés des annales serbes, Suncianitsa, Otto Raklitsa et Radmio. Gundulitj eut sur la scène ragusaine un digne successeur dans Junius Palmotitj, qui perfectionna encore le drame serbe, et dont il est resté de belles tragédies, comme Danitsa, fille d’Ostoïa, et Pavlimir et Zaptislava.
Jusqu’en 1667 Raguse avait joui d’une prospérité presque sans nuage: elle avait conclu des alliances commerciales avec toutes les puissances de l’Europe; elle possédait des comptoirs dans toutes les échelles de la Méditerranée. À Constantinople, le pavillon de Raguse était investi de privilèges extraordinaires. Le sénat ragusain avait une réputation de sagesse et d’impartialité si généralement établie, que les pachas turcs et les raïas serbes, dans leurs différends, s’en rapportaient volontiers à son arbitrage. Le tremblement de terre de 1667 anéantit en quelques minutes l’œuvre de six siècles de sagesse et de persévérans efforts. Raguse, ses magnifiques faubourgs, et jusqu’à ses chantiers de marine, furent entièrement bouleversés. L’esprit poétique lutta encore quelque temps contre la ruine qui le menaçait. L’année même de la chute de cette inoffensive république, Nicolas de Bona fit imprimer un poème élégiaque intitulé : Grad Dubrovnik Vlastelom u treseniu (la ville de Raguse à son sénat pendant le tremblement de terre). Bientôt Palmotitj publia en vingt chants un autre poème qu’il intitula : Raguse renouvelée (Dubrovnik ponovljen); mais le poème resta inachevé, comme la restauration même de la malheureuse Raguse. Il est d’ailleurs écrit dans un style ampoulé, lamentable et sans goût. On y sent à chaque page combien le beau idéal s’harmonise peu avec la misère. Un dernier coup avait d’ailleurs été porté aux lettres serbes : la haute école de Raguse venait de passer aux mains des jésuites. Dans cette académie où avaient enseigné Laskaris, Marulos, Khalkondylas et les plus éclairés, les plus libéraux d’entre les Grecs proscrits du XVe siècle, vinrent s’installer des moines pour qui la théologie était tout, et qui de toutes les langues du monde ne connaissaient que la langue latine. Le latin fut donc seul enseigné à Raguse; le reste fut oublié. En vain les lettres slaves essayèrent de refleurir sur d’autres points de la Iugo-Slavie; l’oppression étrangère ne tarda pas à les faire tomber partout dans un état de décadence bien pire encore qu’à Raguse. Cette oasis lumineuse une fois recouverte de ténèbres, le monde slave semble presque tout entier retombé dans la barbarie, et, comme pour mieux montrer l’antagonisme institué par la Providence même entre l’orient et l’occident de l’Europe, cette époque si sombre et si néfaste pour toutes les nations slaves était chez nous la brillante époque de Voltaire et de tous les beaux esprits encyclopédistes, qui préparèrent le grand mouvement de 89.
L’explosion révolutionnaire française tira de leur léthargie toutes les littératures slaves à la fois. Malheureusement le puissant esprit de progrès qui leur rendait la vie leur imposait en même temps des conditions d’existence qui n’étaient pas dans leur nature. Ce ne fut donc d’abord qu’une nouvelle phase du latinisme, qui, sous le masque de Voltaire et de Rousseau, s’implanta en terre slave et y succéda au jésuitisme. Le joug de l’esprit français pesa plus lourdement que jamais sur les nationalités slaves, qu’il empêchait d’éclore. Des Français fugitifs obtinrent le monopole de l’éducation de tous les enfans nobles. Ceux qui auparavant ne s’exprimaient qu’en latin écrivirent désormais en français. Les magnats rimaient de prétendus poèmes et jusqu’à des drames qu’ils venaient faire applaudir à Paris. Ceux qui auparavant avaient lu Virgile ou Homère se contentaient de l’abbé Delille. Les mémoires scandaleux sur les maîtresses de Louis XIV et les mystères du Parc-aux-Cerfs étaient la lecture favorite des seigneurs russes et polonais. S’ils ne se souvenaient plus de leur propre langue, à plus forte raison ignoraient-ils qu’il y eût autour d’eux des nations parlant des idiomes affiliés à celui de leur patrie. Un des beaux esprits de cette singulière époque, l’évêque Kossakovski, allant aux eaux de Karlsbad, s’étonne de comprendre une foule d’expressions des paysans bohèmes, de retour à Varsovie, il y parle de sa découverte, et passe pour un second Christophe Colomb.
Pour une époque de renaissance, c’étaient là d’assez étranges débuts: mais tout devait bientôt changer de l’ace. Une puissante famille, celle des princes Czartoryski allait imprimer au réveil de la littérature polonaise un caractère qui depuis lors ne s’est plus effacé. Les Czartoryski, d’origine ruthénienne et par suite rattachés à la souche slave plus fortement que les autres magnats polonais, commencent, quoique encore sous forme française, la rénovation nationale. A leur brillante cour de Pulavy, entourés comme des souverains de l’élite intellectuelle de la nation, ils présidaient dans la langue de Racine des séances littéraires qui rappelaient sous plus d’un rapport celles de notre Académie française. Parmi les écrivains fondateurs de l’ère nouvelle se signale l’évêque Voronicz, auteur des deux poèmes : la Diète de Vislitsa et le Temple de la sibylle, nom que les maîtres de Pulavy avaient donné à un musée situé dans leur parc, et qui renfermait la plus riche collection d’antiquités nationales. Le roi Stanislas-Auguste lui-même, malgré la catastrophe du démembrement dont il est regardé comme l’auteur, voulait régénérer son peuple : il secondait de tous ses efforts les écrivains nationaux de la fin du dernier siècle, en tête desquels se sont illustrés deux évêques, Naruszevicz et Krasicki. Naruszevicz a écrit une magnifique Histoire de Pologne que malheureusement il n’a pu mener jusqu’au bout. Il a laissé aussi une traduction de Tacite, qui est un véritable chef-d’œuvre. Krasicki a laissé des fables, des satires, des comédies et des poèmes héroïques; il a réussi dans tous les genres. Ses deux poèmes, la Guerre des Moines et la Guerre des Souris, où il ridiculise les travers nationaux, sont pleins d’une verve satirique dont le charme ne saurait vieillir. En le lisant, on sent que l’invasion russe approche. Krasicki, par l’allure de son talent, par le caractère souvent moscovite de ses inspirations, semble préparer à son insu l’incorporation.
En même temps, un génie plus sérieux, Stanislas Konarski, réformait les écoles dans toute l’étendue de la Pologne. Sans les séculariser, puisque lui-même était un saint prêtre, il les élevait à la hauteur philosophique et libérale réclamée par l’esprit de l’époque. Des écoles ainsi réformées sortit cette génération d’hommes éclairés d’une si belle et si patriotique lumière qui formèrent, de 1788 à 1792, la fameuse diète constituante d’où émana la charte du 3 mai. L’éloquence parlementaire, quoique familière depuis des siècles aux polonais, atteignit alors au plus haut point de perfection. La langue s’enrichit d’idées et d’expressions nouvelles, et le style fit des progrès étonnans. Au premier rang des orateurs de cette diète immortelle de 1788 se signalèrent le prince Czartoryski, Sapieha, Niemcevicz, Linovski, Matuszevicz, et surtout les deux Potocki. Ignace et Stanislas. Ces deux illustres frères résument dans leurs œuvres tout le mouvement intellectuel de leur temps. Unissant la simplicité d’un enfant à la sublimité du génie et à l’abnégation du martyr, Ignace Potocki, maréchal de Lithuanie, électrisait la diète par la dignité romaine et l’énergie stoïque de ses discours. Dédaigneux de ce qui brille, trop dévoué au bien public pour être ambitieux, bien qu’il ait laissé d’importans et nombreux ouvrages, il n’obtint qu’après sa mort une gloire trop méritée. Son frère Stanislas, plus soigneux de sa propre renommée, est resté plus célèbre. Auteur d’une foule d’écrits sur l’histoire, la littérature et les antiquités de sa patrie et des autres pays slaves, observateur d’un tact infini au milieu de ses continuels voyages à travers toute l’Europe, il a imprimé à la littérature de son pays un caractère plus cosmopolite, mais en même temps plus dégagé, plus indépendant et plus original que jamais. On peut dire que les deux Potocki ont achevé, par leur large appréciation de toutes choses, l’émancipation de l’esprit national en Pologne.
La subite coalition et l’invasion combinée des Russes, des Prussiens et des Autrichiens sur le sol de la république vinrent brusquement interrompre ce brillant réveil des lettres à Varsovie. La conquête appesantit son joug sur cette société prédestinée à tant d’expiations, et dont les citoyens les plus énergiques durent s’exiler; mais, au lieu d’étouffer l’intelligence polonaise, cette catastrophe sembla lui imprimer un nouvel élan. La littérature ne devenait-elle pas l’unique consolation morale des opprimés? Aussi continua-t-elle sa marche dans la voie large et féconde où l’avaient jetée les deux Potocki. La poésie seule restait en arrière, et l’engouement des polonais pour la prétendue école classique française devenait de plus en plus aveugle. Cette école était déjà répudiée par l’Europe entière, par la France elle-même, qu’elle régnait encore despotiquement à Varsovie, où l’abbé Delille continuait d’être le seul type du beau. Les poètes Polonais cherchaient uniquement la richesse des rimes et l’exposition théâtrale des sentimens. Ils faisaient consister le génie à rendre, comme des sculpteurs ou des peintres, le contour des formes, la couleur et jusqu’aux sons de la nature. Quant à la profondeur des pensées, à la vérité des sentimens, on s’en inquiétait peu. Les rudes guerriers de la Pologne gardaient dans les poèmes des imitateurs de la France tous les airs des courtisans poudrés de Louis XV. Heureusement le pays même d’où cette ridicule manie s’était répandue chez les Slaves devait renvoyer enfui à la Pologne les élémens d’une nouvelle vie : la France s’était frayé dans les lettres, comme dans la politique, un chemin plus large et plus vrai. Les premiers représentans des théories nouvelles en France déconcertèrent toutes les traditions académiques de la Pologne; ils la forcèrent à s’interroger elle-même et à soumettre à l’examen les principes jusqu’ici admis par elle comme les seuls dogmes du bon goût. Dès-lors c’en fut fait de l’ancienne école. Le dernier coryphée du Parnasse classique de Pologne fut Felinski, qu’on regarda quelque temps comme un génie sans pareil. Il a laissé une traduction en sa langue des œuvres de Delille, qui surpasse l’original même pour la grâce mignarde, l’exquise recherche et l’harmonie vraiment musicale du style. Lassés enfin de ce pénible et stérile dilettantisme qui les séparait entièrement de la masse du peuple, les poètes s’éloignèrent des salons pour aller redemander à la vie populaire et rustique la poésie native de leur patrie. Les lauréats de Varsovie eux-mêmes commencèrent à ne plus chanter que les héros nationaux, et les plus anciens devinrent les plus chers; les trois premiers Boleslas semblèrent ressusciter. Toutes les légendes des campagnes furent recueillies par les étudians et illustrées par les artistes ; la langue se transforma en accueillant une foule de provincialismes et d’expressions villageoises inconnus aux anciens auteurs. Bohdan Zaleski fut le premier qui réussit à exprimer, dans des vers d’une parfaite beauté, cette tendance nouvelle. Dès 1826, il publia ses Doumas oukrainiennes (chants historiques des Kosaques polonais), qui eurent un succès d’enthousiasme ; puis vint son livre des Rusalki[2]. véritable chef-d’œuvre de suavité et de grâce populaire. Dans la prose, l’ardent et sensible Brodzinski introduisait la même réforme. Doué d’un goût beaucoup plus sévère et armé d’études plus sérieuses que Zaleski, poète et prosateur à la fois, Brodzinski, dans ses ouvrages malheureusement trop peu nombreux, parvint à purifier de toute leur vulgarité ces élémens nouveaux, qu’il éleva presque à la hauteur de l’idéal antique.
L’héritage de ce grand réformateur de la littérature polonaise, trop tôt enlevé à son pays, échut après lui à un des plus célèbres poètes de la Pologne. Passé trop brusquement de l’obscurité des forêts de sa Lithuanie à l’apothéose et à l’éclat des salons, Mickievicz ne s’était malheureusement pas assez mêlé au peuple pour en comprendre à fond les besoins. Formé sur les modèles germaniques, latiniste par son éducation et par toutes ses idées, ce barde puissant n’avait de slave que la magnificence des images et la mélodie du style. Quant à ses tendances, elles étaient plutôt cosmopolites que nationales. C’est ce qui explique son immense succès dans les hautes classes de la société. Mickievicz excelle dans l’ode et la ballade. Quand il se laisse aller à des ouvrages de longue haleine, il devient un conteur épique, un contemplateur sublime ; mais il ne s’élève jamais au drame. Son génie est trop exclusif, trop fantasque, trop personnel pour réussir dans le drame, qui nécessite les plus profonds calculs, la complète domination de soi-même et l’absorption de l’esprit dans son sujet. Mickievicz n’en a pas moins été pendant dix ans le prince des poètes polonais. Ce n’est qu’en 1830 que, la dernière heure de la vieille aristocratie polonaise ayant sonné, Mickievicz se trouva forcément jeté dans un ordre d’idées trop nouveau pour lui, où il s’égara et laissa tomber de ses mains le sceptre de la poésie nationale.
Ce grand lyrique avait toujours été systématiquement ennemi du drame. La raison en était simple : il n’avait jusqu’alors connu en Pologne d’autres drames que ceux qu’on imitait servilement de l’école classique française, qui, jusqu’en 1830, avait régné tyranniquement sur la scène de Varsovie. Élégante et froide expression de la société factice et empesée de l’époque napoléonienne, cette tragédie si paisiblement idyllique ne rencontra plus, à partir de 1830, qu’un public indifférent. Les pauvres Polonais, par des ruisseaux de sang héroïquement versés pour leur patrie sur tous les champs de bataille de l’Europe, avaient payé assez cher le droit d’avoir enfin un drame où se reflétât leur vie nationale. Le nouveau drame polonais ne pouvait être que le drame slave à sa plus haute expression; mais quelles immenses difficultés n’y a-t-il pas à vaincre pour créer le drame slave! — Concentrant dans son vaste foyer le rayonnement de tous les autres genres de poésie, expression de la plus méconnue des races européennes, il doit nous révéler les plus ardentes aspirations de l’humanité vers le progrès, être comme une vision prophétique de la délivrance. Le théâtre, qui est dans tous les siècles l’organe le plus retentissant de la société et de ses tendances, le théâtre, dans les époques de transition et de crise, élève naturellement le dramaturge à l’état de prophète. Cette grande mission fut dévolue par la Pologne même à Mickievicz. On crut voir le début du nouveau drame polonais dans ses Dziady; mais ce drame lyrique n’a absolument de dramatique que sa forme dialoguée, et il ne remplit, tout comme son autre poème de Vallenrod, aucune des conditions imposées au vrai drame. Les Dziady (littéralement les ancêtres) ne sont pas davantage une émanation des idées politiques ou sociales de notre temps : c’est un tableau, non pas un drame; c’est une peinture de sentimens purement individuels, une admirable rêverie esthétique sur le monde passé, une velléité de résurrection de ce qui est mort et mort pour jamais, tout cela dans un style d’ailleurs trop aristocratique et mal approprié à l’intelligence du peuple. Mickievicz sentait lui-même ces côtés faibles. Il aspirait au vrai drame, et il tâcha d’y atteindre en publiant la continuation de ses Dziady; mais, malgré une manière plus vive, les nouveaux Dziady, sans action extérieure, sans mouvement théâtral, ne sont, comme les premiers, qu’un poème essentiellement lyrique.
Le premier tragique polonais dans le groupe dominé parMickiewicz est Joseph Korzeniovski, qui s’était révélé, dès 1830, par sa tragédie du Moine, et qui a publié depuis ce temps beaucoup d’autres drames, tous remarquables par une ardente imagination et par une grande variété dans le jeu et l’action des personnages. Cependant Korzeniovski n’entre pas assez dans l’esprit et les besoins de la société actuelle : il l’effleure, et, loin de songer à les guérir, il craint d’en toucher les blessures. Le même reproche doit s’adresser au comte Alexandre Fredro de Léopol, dont on a cinq volumes de comédies, constamment jouées avec succès sur tous les théâtres de la Pologne, mais qui ne reproduisent guère que le côté plaisant et humoristique des mœurs populaires. La Pologne demandait un représentant plus sérieux de sa vie si hautement tragique : elle le trouva dans Slovacki. Jules Slovacki était possédé d’une étrange manie d’imitation qui s’expliquait sans doute par sa vie d’exil et de voyages à travers l’Europe. Tout ce qu’il a écrit, drames, ballades, élégies, est pris sur des modèles antérieurs qu’il a su élaborer et s’approprier au point de résumer en sa personne tous les autres poètes polonais, et de concentrer dans ses œuvres, comme dans un miroir ardent, l’esprit de toutes les époques. Son génie est d’une telle vigueur, que, de cette masse d’élémens anciens ou étrangers, il sait constamment tirer un idéal nouveau, original et prophétique de l’avenir. Ce qui le prouve, c’est son célèbre drame de Mazeppa, la plus belle, la plus parfaite tragédie polonaise contemporaine qui ait précédé celles du grand poète anonyme de la Pologne, auteur de la Comédie infernale. Sans offrir les formes soignées, le style châtié et mélodieux qu’on retrouve par exemple dans son poème de Balladyna, cette œuvre, par ses défauts mêmes, par son excès d’action et d’effets de théâtre, est la plus vivante expression du drame slave contemporain. Mazeppa nous peint toutes les tendances et présentes et passées de l’esprit polonais. Slovacki, dans le drame, a donc totalement effacé Mickievicz; et il faut déplorer que la misère et une mort prématurée ne lui aient pas permis d’atteindre à toute la hauteur, à la variété de développement auxquelles la nature semblait appeler ce beau génie.
Toutefois, devant l’immortel anonyme, Slovacki s’efface à son tour. Dans ses deux drames immenses, l’Irydion et la Nieboska Komedya (Comédie infernale)[3], l’anonyme polonais dévoile toutes les plaies de notre siècle et en proclame le remède. Sa poésie est sans doute heurtée, quelquefois incohérente. Ne symbolise-t-elle pas un naufrage horrible? Comment lui demander le repos divin, l’inimitable placidité du beau idéal grec? Aussi est-ce une foudre vivante, une tempête en permanence, comme la vie même des Polonais. L’anonyme a créé une poésie transitoire comme l’état social actuel de la Pologne et du monde. Le jeu de la scène, l’intrigue, la passion même ne deviennent sous sa main que des accessoires. Son drame est trop vaste pour se prêter aux exigences de la scène, et d’ailleurs la masse du public serait encore hors d’état de le comprendre.
Ainsi, de drames qui puissent être transportés sur nos scènes actuelles et qui soient l’expression complète de ses nouvelles tendances, la Pologne n’en a pas. Représentant à son plus haut point d’acharnement le combat social, politique, intellectuel entre la vieille et la nouvelle Europe, la Pologne de nos jours ne se meut à l’aise que dans la forme lyrique. Elle s’est contentée de poser, par les mains de son illustre anonyme, les bases du drame slave, qui, à l’avenir, n’aura de chances de développement qu’en se maintenant dans la grande voie ouverte par ce révélateur d’un nouvel idéal.
A côté de la poésie, la critique scientifique et littéraire compte aussi en Pologne, depuis 1830, d’importans résultats. On peut s’en convaincre en parcourant les volumineuses collections de la Biblioteka Varszavska, du Tygodnik (la Semaine), du Przeglad poznanski (la Revue Posnanienne) et d’une foule d’autres recueils. L’érudition rétrospective surtout a tiré de l’oubli d’inappréciables trésors, au point qu’on peut regarder l’histoire ancienne de la Pologne et du monde slave comme étant aujourd’hui complètement à refaire d’après les documens nouveaux. L’infortuné comte Edouard Raczynski a travaillé toute sa vie avec plus de zèle que personne à cette féconde exhumation d’un passé qui prépare l’avenir. Jusqu’à ce jour, l’infatigable Voicicki. qu’anime un si beau culte pour tous les débris poétiques de sa patrie, poursuit le cours de ses publications, mine immense d’érudition et de découvertes archéologiques en tout genre.
Parmi les romanciers devenus populaires en Pologne se signale Ignace Kraszevski, dont l’œuvre la mieux inspirée, la plus parfaitement polonaise, est celle de Poeta i Sviat (le poète et le Monde), publiée en 1842; mais son extrême facilité a nui à l’essor de son talent. Sur la foule de ses romans et de ses nouvelles, qu’il ne se donne presque jamais la peine d’achever, très peu échapperont à l’oubli. On peut nommer encore Adam Goszczynski pour ses nouvelles pleines de verve nationale; Clémentine Hofmanova, née Tanska, pour ses romans de mœurs domestiques; le poète ukrainien Michel Czayka pour ses romans d’histoire et de fédéralisme polono-slave, comme son Vorny Hora; enfin le mordant Massalski pour son admirable roman satirique Pan Podstolits, digne continuation de l’œuvre célèbre de Krasicki intitulée Pan Podstoli.
D’après tout ce qu’on vient de voir, il est clair que la littérature et l’esprit polonais ne sont arrivés à la pleine conscience d’eux-mêmes que depuis un petit nombre d’années: ils n’ont, à vrai dire, atteint leur maturité que depuis les derniers démembremens. Il y a donc une vie puissante cachée au fond de cette littérature et de cette nationalité de la Pologne, qui, dans chaque catastrophe nouvelle dont elle est frappée, sait puiser de nouvelles forces. La Pologne nous démontre avec évidence combien il importe à une nation de rester elle-même et de se développer d’après son génie propre, si elle ne veut pas périr. Redoutable encore politiquement au XVIIIe siècle, la Pologne n’avait cependant plus dès-lors qu’une existence nominale. Elle n’était, comme puissance intellectuelle, qu’une annexe de l’Occident; elle se vantait follement d’être la France du nord. Aujourd’hui, politiquement annulée, elle occupe, à l’aide de sa littérature toute nationale et toute slave, une plus grande place en Europe qu’au temps même de son indépendance.
Nous venons d’esquisser les traits principaux du réveil des lettres en Pologne depuis cinquante ans. Pour la littérature russe, nous n’avons pas une pareille renaissance à constater. Elle s’est développée trop tard pour avoir déjà connu la décadence. Sortie de la ruine des trois autres littératures slaves, comptant à peine un siècle d’existence, elle n’a pu encore éprouver aucune des vicissitudes, aucune des catastrophes qui ont déjà à plusieurs reprises cruellement frappé ses sœurs. Dans toute la sève de son printemps, la littérature russe n’a point cessé de marcher en avant; mais ses progrès, assurément très grands, émanent beaucoup moins de sa vie intérieure ou de sa conscience propre et individuelle que de l’influence permanente des autres littératures européennes. Depuis cinquante ans, le reste de l’Europe n’a pas traversé une seule phase de la vie intellectuelle dont on ne retrouve le fidèle reflet en Russie. La lutte entre les romantiques et les classiques français, sous la restauration, se reproduisit avec un acharnement incroyable sur les bords de la Neva. Puis, quand le roman bourgeois et industriel eut chez nous détrôné les poètes, il supplanta également la poésie à Pétersbourg et à Moscou. Cette situation dure encore.
Tous nos romanciers en vogue ont été traduits et dévorés en Russie, où ils ont fait naître des milliers d’imitateurs, dont le plus célèbre et le meilleur sous tous les rapports est Bulgarin. Des esprits originaux et indépendans se trouvent sans doute mêlés à cette foule de plagiaires. Parmi les romanciers vraiment russes par leur génie se distinguent Lermontof, qui excelle dans les romans de la vie militaire; Marlinski, connu pour ses romans de marine, dont le plus renommé est la Frégate Nadïejda; Pospielov, dont on a de nombreux romans d’histoire nationale; Machkof, qui a publié ses Mystères de la Vie; le comte Solohoupe, auteur du Tarantasse[4]. Au nombre des romans comiques les plus populaires de nos jours, il faut placer les récits de bivouac intitulés la Vie sans chagrin ni souci, par Chtchiri.
La critique littéraire, dans le sens vraiment esthétique de ce mot, est en Russie une conquête récente. Elle est due à Polevoï, génie universel et vraiment prodigieux, qui, pendant dix ans, rédigea presque à lui seul le fameux Télégraphe moscovite, le recueil russe le plus complet, le plus largement conçu et exécuté qui ait paru jusqu’à présent. Le Télégraphe attaquait avec trop peu de ménagement tout ce qui avait été jusqu’alors sacré pour le public : un oukase de proscription l’atteignit enfin en 1835. — Le subtil et mordant Nicolas Gretch, tout aussi impitoyable que Polevoï, fait lui aussi de la critique, et il fonde en silence, dans l’Abeille du Nord, une école moins hardie, plus respectueuse pour les traditions d’obéissance passive, mais aussi plus sûre de son avenir que l’école de Polevoï.
Dans l’ordre de la poésie, la première place appartient encore à Pouchkin. Maigre son scepticisme et le faux idéal qu’il emprunte à l’Occident, Pouchkin n’en a pas moins créé la véritable poésie lyrique nationale de la Russie actuelle. Quant au théâtre russe, jusqu’à l’avènement du tsar actuel, on pourrait presque dire qu’il n’existait pas : tout racinien ou plutôt tout voltairien sous Catherine II et sous Alexandre, il n’offrait guère qu’une reproduction slave des tragédies et des comédies françaises, dont les héros, en devenant des tsars et des bojars moscovites, ne faisaient que changer de nom. Vers la fin du XVIIIe siècle, la Russie avait eu pourtant déjà dans le prince Chakhovski un poète comique de premier ordre, mais chez qui domine encore beaucoup trop l’élément cosmopolite. Enfin s’était révélée une comédie vraiment russe dans les Inconvéniens de l’esprit (Gore ot uma), par Griboïedof; mais elle était restée enfouie au milieu de l’océan des imitations françaises. Le véritable fondateur du drame russe national est Nicolas Gogol[5]. Comme poète slave, Gogol prend place immédiatement auprès de Derjavin. Le premier il a ouvert à la littérature dramatique de son pays l’ère de la nationalité et de l’existence propre et individuelle. Dans son Revizor, tableau trop fidèle des concussions et des brigandages de tout genre des fonctionnaires publics, Gogol éveille jusqu’au fond d’elle-même la conscience moscovite. Son admirable roman de mœurs contemporaines, intitulé les Ames mortes, est une satire d’une profondeur et d’une ironie effrayantes. Gogol a, pour nous autres Occidentaux, l’inconvénient d’être Russe, par conséquent bouffon et sarcastique jusque dans la moelle des os. Là où nous frissonnons d’horreur, il se contente de rire avec un flegme qui nous semble infernal : la verve incisive d’Aristophane est de l’innocence, comparée à la sienne; les tartufes et les coquins de Molière sont des enfans, comparés à ceux de Gogol; mais cet orgueilleux Titan méprise trop les hommes, il ne prend pas assez l’art au sérieux : pour le sentiment du beau idéal, il est bien loin de Pouchkin. Son comique est trop chargé; sa morale est impitoyable. Il flagelle les moindres ridicules de la vie humaine, comme si lui-même leur était complètement inaccessible. Aussi ne daigne-t-il pas recourir aux larmes de la tragédie; il laisse à d’autres cet élément de l’effet dramatique, capital ailleurs, mais en Russie secondaire.
L’émule de Gogol sur la scène russe est Kukolnik, génie bien plus sympathique et dont les tragédies, presque toutes nationales, sont d’une étonnante vérité de caractère. Malheureusement il a été enlevé trop tôt à la scène qu’il enrichissait. Dépossédé de son Télégraphe et obligé de renoncer pour jamais à toute critique signée de son nom, l’infortuné Polevoï s’est élancé vers la place que laissait vide l’absence de Kukolnik. Impatient de réaliser lui-même ses sévères théories esthétiques en fait de roman et de drame, Polevoï créa d’abord quelques pièces d’une supériorité incontestée. Sa triste destinée le poussait à développer de préférence sur la scène le côté tragique et terrible, et ce qu’on pourrait appeler la partie shakspearienne de l’art; mais son étonnante facilité décomposition l’a perdu. Les drames naissaient sous sa plume comme par enchantement. Ce n’étaient, il est vrai, que des ébauches, de grossiers vaudevilles chaussant le cothurne et se drapant d’un manteau tragique. Leurs accens vulgaires, leurs formes rudes, leur manque absolu d’idéalisation, attiraient le vulgaire et assuraient un succès d’un jour; le lendemain, l’œuvre était oubliée. Pour le genre facile, abondant et trivial, Polevoï laisse loin derrière lui les modèles qu’il avait trouvés dans nos faiseurs des bords de la Seine. On conçoit que ce fécond dramaturge ait pu laisser en mourant une école nombreuse, qui continue jusqu’à ce jour de régner sur la scène russe, où elle entretient le genre facile à la place du genre sévère, et la trivialité à la place de l’idéal. L’audacieux Gogol a heureusement aussi ses élèves. Parmi eux se signale Dostoïevski, auteur d’un roman sous forme de lettres intitulé les Pauvres Gens, qui a paru en 1846. On peut remarquer certaines analogies éloignées entre le Werther de Goethe et les Pauvres Gens (les malheureux tchinovniks ou employés subalternes de l’administration russe). Toutefois on ne saurait risquer ici aucun parallèle, car rien en Europe ne peut se comparer aux incroyables souffrances, à cette foule de nobles désirs refoulés ou écrasés que recèle l’ame des pauvres gens bien élevés de la Russie, tels que les a peints Dostoïevski. Son héros, le pauvre Devuchkin, type fidèle de la nation russe éclairée et pourtant esclave, peut être considéré comme le plus grand souffre-douleur du monde moderne. Les Pauvres Gens sont la digne contre-partie du Revizor. Il est à regretter que de telles tentatives soient si rares dans la littérature russe, qui s’obstine au milieu des faciles ornières de l’imitation étrangère, et cherche avant tout l’impression fugitive du plaisir. Le matérialisme continue ainsi de rester au fond de la vie russe, et le scepticisme y est toujours la source la plus féconde des inspirations de la lyre.
Malgré ces obstacles, la littérature russe n’en a pas moins fait d’étonnans progrès. Voyez-la, encore à moitié slavone, à moitié sacerdotale, sous la plume de Lomonosof : — combien Derjavin, ce poète slave par excellence de la Russie, est déjà plus national dans ses formes que Lomonosof! — Puis prenez Pouchkin, qui représente avec une vérité si triste la haute classe de la société russe s’agitant sous l’influence de notre vieux monde européen: — Pouchkin n’idéalise-t-il pas bien plus profondément que Derjavin les tendances nationales de son pays? — Et néanmoins Gogol vient de faire, sous ce rapport, un pas de plus que Pouchkin.
A certains égards, on ne saurait nier la position avantageuse de la littérature russe comparée aux autres littératures européennes. En effet, elle commence précisément par où les autres ont fini, par la science encyclopédique et le cosmopolitisme, et de ce gouffre où elle s’est trouvée plongée dès sa naissance, elle a su peu à peu retirer politiquement sa conscience nationale, et littérairement son génie individuel et propre, tandis que les autres littératures d’Europe, parties au contraire des points de vue les plus restreints du provincialisme, n’ont su qu’aboutir au point d’où l’esprit russe est parti.
Des trois autres littératures slaves, c’est celle des Tchekhs qui présente avec la littérature russe les plus frappans rapports. Cosmopolites eux aussi au point de vue de la science, de la religion et de la philosophie, comme les Russes le sont au point de vue de la poésie et de la politique, les Bohèmes ont eu pour rénovateur intellectuel de leur nationalité un Lomonosof suivant leur goût, c’est-à-dire un savant d’une étonnante profondeur d’érudition, le fameux Joseph Dobrovski. — Ce patriarche du slavisme conçu comme science et théorie universelle a ressuscité, à l’entrée de notre siècle, la littérature bohème ensevelie et qu’on croyait morte. Il l’a ressuscitée avec toutes ses tendances et ses caractères d’autrefois, avec la passion des recherches et des découvertes scientifiques, avec l’amour de l’abstraction et le penchant au radicalisme religieux et social. Cette dernière tendance a été rudement combattue, il est vrai, par la censure autrichienne. Le prêtre philosophe Bolzano, qui laissait percer des doctrines à la façon de Jean Huss, a été frappé obscurément sans avoir reçu les honneurs du bûcher. La science historique, la philologie, l’archéologie, devinrent alors le seul domaine où la Bohême pût concentrer son activité sans craindre les persécutions. Ses savans les plus éminens se jetèrent dans ces études avec une ardeur inouie. Hanke, Chafarjik, Iungmann, Palacki, élevèrent l’érudition slave à des hauteurs où aucun savant, ni russe, ni polonais, n’avait pu atteindre jusqu’alors. Sans doute, ces savans doivent employer mille précautions de style pour cacher leur patriotisme; sans doute ils se sentent invinciblement arrêtés chaque fois qu’ils arrivent au moment de dire tout le fond de leur pensée. C’est pourquoi on remarque entre les deux littératures des Bohèmes et des Russes le même penchant à symboliser, à déguiser l’idée, soit politique, soit religieuse, sous le voile de l’allégorie. On remarque surtout ce caractère dans les œuvres poétiques des deux pays. Comme Pouchkin, les plus grands poètes tchekhs enveloppent leur vraie tendance du plus profond mystère. C’est ainsi que Jean Kolar a conçu et exécuté d’un bout à l’autre sa fameuse épopée de la Slavy Dcera (la Fille de Slava)[6], épopée lyrique consacrée à chanter les exploits primitifs et les souffrances séculaires des divers peuples slaves dans un langage plein de richesse et de grâce, où l’idée s’enveloppe toujours de magnifiques images, mais dont le but final ne brille qu’aux yeux des seuls initiés.
Ce qui distingue le mouvement de renaissance des lettres tchèques, c’est l’espèce de culte religieux avec lequel ses adeptes s’y livrent comme à une mission sacerdotale, comme au devoir le plus sacré de leur vie. Le clergé tchekh lui-même est le premier à identifier ainsi sa religion avec sa patrie. Les plus grands patriotes et les plus zélés slavistes dans la Bohême, comme dans la Moravie et la Slovakie, sont les prêtres. Kolar appartenait au clergé. Un autre curé également slovak, Holy, dans une épopée en douze chants, Svatopluk, a chanté la chute du premier grand empire fondé par les Slaves sous le nom d’empire morave, et qui rivalisa quelque temps avec l’empire germanique. Dans un second poème, Holy célèbre l’Etablissement de l’Évangile chez les Slaves par Cyrille et Méthode. Ses tendances sont les mêmes que celles de Kolar; mais il n’a ni l’énergie, ni la richesse, ni la variété de style de son rival. Un autre prêtre, Matthieu Klacel de Brünn, s’est surtout acquis de la célébrité comme poète philosophe. On peut dire que c’est le plus pur moraliste de la Bohême actuelle; mais sa pensée, trop austère et trop dénuée d’images sensibles, en contracte quelque chose de sec et de triste qui l’empêche de devenir populaire. Les mêmes qualités et les mêmes défauts se remarquent, quoique avec une tendance morale différente, dans les écrits de Ladislav Tchelakovski, qui, philologue avant tout, conçoit la poésie même au point de vue de la comparaison des langues, des nationalités et des époques littéraires.
Depuis la mort prématurée de Kolar, le plus illustre des poètes tchekhs est incontestablement Votsel. Après avoir consacré son premier poème, les Przemislavtsi, à chanter l’antique dynastie de Przemislav et les héros du moyen-âge bohème, il a publié enfin, comme couronnement de toutes ses œuvres, le Labyrint Slavy (le Labyrinthe de Slava), épopée lyrique à la façon de toutes celles des Bohèmes, dans laquelle il pronostique le dénoûment de notre triste époque et les gloires du slavisme à venir. Dans cette œuvre admirable, la grâce et la mollesse le disputent à l’énergie et à la force. S’il n’y a rien dans Votsel qui rappelle Gogol, en retour il abonde en fragmens que Pouchkin ne désavouerait pas.
La poésie et l’érudition semblent le vrai domaine des Bohêmes: quand ils touchent au monde réel, ils deviennent aussitôt utopistes. C’est ce qu’a bien prouvé leur conduite politique dans les crises de 1848 et 1849. Au milieu des terribles luttes nationales que ces années ont vu passer, les publicistes et les députés tchekhs ont agi en réalité comme des érudits allemands. En un mot, la littérature des Tchekbs est incomplète et tronquée par le germanisme, tout comme leur nationalité.
Dans sa défaillance, la littérature tchèque s’appuie heureusement sur celle des Illyro-Serbes, qui, moins ambitieuse, moins riche, moins cosmopolite, est pourtant bien plus vivace, bien plus populaire et plus patriotique que celle des savans de Prague. C’est à la fin du XVIIIe siècle que la Serbie et toutes les provinces iugo-slaves, couvertes des plus profondes ténèbres, virent tout d’un coup se lever parmi elles un nouvel initiateur. A l’époque où le moine Konarski réformait les écoles polonaises, le pauvre caloyer Dosithée Obradovitj quitta son couvent pour aller acquérir en Europe les lumières dont il avait besoin. Après avoir employé vingt-cinq années de sa vie à parcourir toutes les capitales, les universités et les bibliothèques d’Allemagne, de France, d’Italie, de Russie et d’Angleterre, de retour au milieu de ses forêts natales, l’Anacharsis serbe, ainsi qu’on appelle le caloyer Obradovitj, commença le mouvement de régénération de son pays, et fonda l’école littéraire qui fleurit actuellement dans la Syrmie, la Slavonie et la principauté de Serbie. Sur l’Adriatique, l’esprit serbe se réveillait aussi au contact des idées françaises. De 1790 à 1800, un génie vraiment universel, Katantchitj, publia, tant en serbe qu’en latin, une grande quantité d’ouvrages, les uns populaires, les autres scientifiques. Poésie, histoire, philologie, religion, archéologie, économie sociale, toute l’encyclopédie et la palingénésie du slavisme dorment en germe dans cette vaste et puissante intelligence.
La révolution polonaise de 1830 donna enfin aux lettres illyro-serbes leur impulsion définitive. En excitant une profonde et générale sympathie, les malheurs de la Pologne ont eu le privilège de raviver partout le feu sacré du patriotisme, mais nulle part autant que dans les pays slaves. La cause toutefois qui activa le plus les progrès de la littérature en Illyrie, ce fut l’absurde et ridicule prétention des Magyars d’imposer leur langue asiatique aux Slaves du Danube, aux descendans de ces antiques et mystérieux Venèdes, qui sont peut-être la première race humaine installée en Europe à l’état de grande nation. Aussi le fanatisme de nationalité dont furent saisis les Illyriens quand on menaça de leur enlever leur langue s’éleva-t-il à une étrange exaltation, La position géographique et intermédiaire du petit royaume de Croatie le destinait à devenir le foyer le plus ardent de cette guerre de langages qui, après 1848, a si tristement agité une partie de l’Europe. La diète croate elle-même se chargea d’organiser la résistance. Les gentilshommes se sentirent fiers de leur nom de Croates; ils revêtirent la surka, manteau rouge de leurs ancêtres, et se coiffèrent du bonnet rouge des Slaves, pour faire rivalité à l’attila et au costume asiatique des Magyars. On tira de la poussière l’antique écusson illyrique, l’étoile et le croissant, qu’on trouve déjà sur les monnaies de l’Illyrie frappées au temps de César-Auguste, et que portent également les vieilles monnaies hongroises appelées kunovina. Pour résister plus efficacement aux efforts des Magyars, les patriotes sentirent le besoin d’un journal politique qui pût devenir comme le drapeau de leur parti. Ils chargèrent un jeune homme, le docteur Liudevit Gaï, de le fonder et de l’organiser. Plein d’une ardente ambition, Gaï ne tarda pas à faire de la chose commune son affaire personnelle. Envoyé à Vienne auprès du prince de Metternich, il y manœuvra si bien que la chancellerie aulique lui décerna le privilège exclusif d’imprimer et de publier non-seulement le journal politique, but de sa mission, mais encore tous les ouvrages des patriotes anti-magyars de Croatie. Quoi qu’il en soit de ses intelligences plus ou moins intimes avec l’archichancelier d’alors, ce personnage encore énigmatique, dont les Iugo-Slaves disent à la fois tant de bien et tant de mal, publia d’abord en 1835 son Journal croate (Novine horvacke) et sa Revue croate (Danica horvacka), qu’il transforma dès le début de l’année suivante en Journal illyrien et Revue illyrienne, prétendant par là les envoyer à l’adresse de tous les Iugo-Slaves indistinctement. On pouvait pour le moins s’étonner que ces publications adressées aux Illyriens ne fussent pas écrites dans la langue des vrais Illyriens ou Slovènes de Carniole, Styrie et Carinthie, mais dans la langue serbe. En outre, cette dénomination antique et surannée d’Illurie semblait avoir pour but de rattacher plus intimement à l’Autriche ceux des Iugo-Slaves qui s’en écartaient le plus, en leur imposant le nom national porté par ceux de leurs frères les plus voisins de Vienne. Tout porte donc à faire considérer l’illyrisme de Liudevit Gaï comme le fruit d’une combinaison autrichienne, un des nombreux emprunts faits par le gouvernement de M. de Metternich aux plans de Napoléon sur cette partie du monde slave.
Gaï a du moins rendu à sa patrie un grand et immortel service en la dotant d’une orthographe unitaire, et en forçant pour ainsi dire les Croates à accepter le serbe pour leur langue officielle. Quand on se rappelle la prodigieuse anarchie de langage qui régnait à l’entrée de ce siècle parmi les Slaves du sud, quand on pense à ces systèmes incroyables d’orthographe, à ces littératures microscopiques qui se. disputaient chaque coin de la Iugo-Slavie, on ne peut s’empêcher d’admirer la constance déployée par les chefs de ce mouvement de centralisation littéraire. Que de dégoûts il leur a fallu vaincre, quelle patience pour répondre à toutes les niaises objections du provincialisme et des intérêts de clocher! En dépit de mille obstacles, les Slaves du sud sont maintenant parvenus, après vingt ans d’efforts, à se frayer, par l’unité littéraire, un large chemin vers l’unité sociale. Toutes ces provinces serbes et illyriennes de Turquie, de Hongrie, d’Autriche, naguère encore séparées les unes des autres par des barrières de tant d’espèces, sont cependant parvenues à s’unir au sein d’une langue commune, qui est celle de la branche la plus nombreuse des Iugo-Slaves, la branche serbe, répandue tout le long de l’Adriatique et sur près de la moitié du cours du Danube. Un théâtre où l’on joue des drames en langue serbe a même fini par s’élever à Agram, et les conquêtes de cette langue dans tous les rangs de la société sont devenues telles que les diétines de la plupart des comitats avaient, en 1848, abandonné complètement la langue latine pour s’exprimer, comme on disait alors, en illyrien.
On s’est du reste beaucoup trop hâté de décerner à Liudevit Gaï presque exclusivement tout le mérite de cette rénovation intellectuelle. Ce vaste travail fut l’œuvre collective d’une pléiade d’écrivains plus indépendans, mieux inspirés, et surtout plus patriotiques que Gaï. Parmi eux, nous nous contenterons de citer le créateur du théâtre iugo-slave actuel, le puissant Demeter, qui, pour l’énergie de la pensée, rivalise avec Pouchkin; Stanko Vraz, sans rival pour la tendresse du sentiment et la concision du style; le gracieux Subbotitj, dont les ballades ont le rare privilège d’être chantées à la fois dans les salons et les chaumières; le classique et sévère Ostrojinski, dont le poème intitulé la Vila est regardé comme le plus pur modèle de style illyro-serbe, et surtout l’auteur des Slavianka (élégies slaves), Ivan Kukulievitj, le poète politique par excellence des Iugo-Slaves.
Ce n’est pas la Hongrie seule qui voit cette littérature fleurir. La poésie serbe vivifie encore la moitié de la Turquie d’Europe. Son centre de rayonnement, son Athènes actuelle est Belgrad. C’est là que l’illuminateur serbe Dosithée Obradovitj a pu fonder une école durable, d’où sortent aujourd’hui des poètes et des savans dignes de l’Europe. Nous ne citerons parmi eux qu’un seul nom, celui de Sima Milutinovitj, que Goethe appelait son héritier oriental, et qui à lui seul suffirait pour immortaliser le peuple d’où il est sorti. Ce qui assure d’ailleurs à ce peuple un développement régulier et normal, ce sont ses instincts d’originalité et son dégoût pour tout ce qui sent l’imitation étrangère. Les Serbes n’ont fait que très peu de traductions des langues européennes; nos génies les plus sérieux leur sont seuls familiers : les romans, qui abondent en Occident, n’ont rencontré chez les Serbes qu’un profond dédain. Qu’on reproche tant qu’on voudra à ces hommes de n’être pas encore une nation centralisée intellectuellement à la façon des autres nations savantes : ils n’en ont pas moins enrichi l’Europe d’une nouvelle et fraîche littérature, l’une des plus poétiques qui existent.
Nous avons essayé de suivre simultanément les quatre littératures slaves dans leur période classique et dans leur période contemporaine. Si l’on voulait maintenant comparer l’une de ces périodes à l’autre, mettre les productions classiques des lettres slaves en regard de leurs œuvres nouvelles, que trouverait-on? D’abord on voit chacune des quatre grandes littératures slaves, avant d’atteindre sa période nationale et individuelle, végéter de longs siècles sous le joug étranger, joug latin pour les unes, joug grec ou asiatique pour les autres. Il en est résulté ce fait anormal, que chez les Slaves l’épanouissement prématuré de la prose a partout précédé celui de la poésie. La littérature polémique, satirique et pamphlétaire, au lieu de fixer la langue en Slavie comme dans le reste de l’Europe, n’y a au contraire marqué que l’époque de transition, l’époque de combat et de délivrance du joug étranger, et c’est la poésie seule qui, long-temps après la prose, est venue donner à chaque littérature slave sa signification historique et sa mission européenne.
C’est donc par la poésie que s’accomplit le progrès chez ces peuples; c’est par la poésie qu’ils pensent. Or on peut dire que la poésie nationale est chez les Slaves une création contemporaine. où a beau élever jusqu’aux nues les poètes du siècle d’or des littératures tchèque, polonaise et illyro-serbe : quand on en vient à les étudier sérieusement, on s’aperçoit qu’ils n’ont de slave que l’enveloppe; leur idéal, leurs tournures, le mécanisme même de leurs œuvres, sont encore empruntés à l’antiquité grecque. Les plus beaux sentimens de patriotisme prennent chez eux une couleur étrangère au sol. Quelque sublimes qu’ils soient, on sent, à les lire, que la conscience de la nationalité n’est pas encore entrée dans la littérature. La supériorité de l’époque actuelle sur toutes les époques précédentes consiste dans le triomphe de cette idée de nationalité, devenue générale et tout aussi palpitante chez les vaincus que chez les vainqueurs. Il y a, si l’on veut, décadence dans la forme; mais l’idéal, le but national, a immensément grandi devant l’esprit des poètes, et on n’en citerait pas un seul qui n’en soit aujourd’hui plus ou moins animé. Prenez les scènes si souvent décousues, l’intrigue parfois invraisemblable de Gogol, son comique bouffon, son style porté au trivial, son sarcasme toujours voisin de l’exagération; comparez cela avec l’austère Lomonosof, avec le sublime Derjavin : quel est le classique le plus pur? Ce n’est assurément pas Gogol; mais en retour Gogol n’est-il pas le vrai Russe, le Russe libre penseur, le Russe arrivé à la pleine conscience de lui-même? — Passez chez les Polonais; lisez le Mazeppa ou la Balladyna de Slovacki, et placez-les dans votre esprit en regard de la Sibylle ou de la Lekhiade de l’évêque Voronicz : où est la sainte, calme et digne poésie du monde idéal, si ce n’est dans la Sibylle du Fénelon de Cracovie? Mais la poésie du monde réel, l’amour brûlant pour la pauvre patrie militante et vaincue, n’est-ce pas notre époque seule qui a su l’allumer? — Enfin l’âge classique des lettres illyro-serbes nous montre Gundulitj cherchant avec résignation, loin de sa chère Dalmatie, dans la Pologne d’alors, les héros de sa fameuse épopée; — comparez cette limpide et belle Osmanide avec la fougueuse et frémissante épopée des Serbes actuels, avec la Serbianka de Milutinovitj : cette Serbianka, c’est un sauvage torrent des montagnes de Bosnie, c’est un cri de haïdouk, une insurrection furieuse contre toutes les règles du beau académique; mais quel enthousiasme de nationalité! Bravant les sourires moqueurs de l’Europe, Milutinovitj ne balance pas à placer ses compagnons du Monténégro et du Danube au-dessus des héros russes eux-mêmes, et il prise la mission divine du petit peuple des Serbes plus haut que celle de la grande nation moscovite.
Le but de toutes les littératures slaves est, nous l’avons dit, d’arriver à une fusion des deux élémens grec et latin, oriental et occidental, de la civilisation européenne. Cette fusion a été le but constant du slavisme depuis la divine mission des deux apôtres Cyrille et Méthode jusqu’à nos jours. Intermédiaires entre les peuples enfans de l’Orient et la civilisation vieillie de l’Occident, les littératures slaves se sont empreintes des idées et des tendances nécessaires pour cette tâche providentielle. Cette mission étant, à quelques nuances près, identique pour chacune de ces littératures, il s’ensuit qu’elles ont toutes les quatre le même air de famille. Leurs diversités d’aspect sont des diversités de forme, non d’idée fondamentale. Quelque tristement divisées qu’elles soient sur les questions politiques et religieuses, elles ont le même but de réforme et de conservation à la fois, la même tendance vers la communauté des biens et des maux, des joies et des peines, non-seulement entre tous les Slaves, mais encore entre ceux-ci et tous les autres hommes. Aussi les plus anciens codes de ces peuples égalent-ils complètement à l’indigène le gost (hôte ou étranger), qu’ils invitent à partager avec l’homme du sol les fruits de la terre commine à tous. Ce principe, qui abolissait à la fois et l’aristocratie et le prolétariat, amenait dans les affaires gouvernementales, communales et domestiques, l’emploi continu du vote universel, l’élection du plus digne, la soumission de chacun à tous, et la responsabilité de tous pour chacun.
Ces institutions primitives, qui se reflètent dans toutes les littératures slaves, nous montrent chaque peuple slave constamment occupé de préparer l’union des états chrétiens sur les bases d’une complète égalité internationale. Il n’y a divergence que pour la manière d’atteindre ce but commun. La savante Bohême rêve de construire sa cité universelle par la science; la Russie officielle y tend par l’épée et l’obéissance passive; la Pologne enthousiaste y marche par la libre association des âmes, et la nation illyro-serbe par les mœurs, par la vie de famille et de commune élevée à l’état de gouvernement. Malheureusement entre ces quatre systèmes la politique a depuis des siècles dressé de sanglantes barrières. La Russie a subi l’influence du Bas-Empire et du germanisme, et c’est par l’autocratie byzantine qu’elle marche à son panslavisme. La Pologne, malgré son isolement, est restée plus fidèle à l’idée slave. On a reproché son latinisme à l’ancienne république polonaise. Il est vrai qu’intellectuellement elle n’avait rien de slave : elle écrivait, elle parlait, elle pensait en latin; beaucoup de ses lois civiles même étaient romaines, mais ses mœurs, mais toutes ses institutions politiques étaient demeurées admirablement slaves. Sans doute elle n’a jamais su s’assigner de limites, ses frontières restaient flottantes et vagues : elle était envahissante à l’infini; mais si elle tendait à l’universalité romaine, ce n’était point par la conquête, c’était par le principe slave de l’association libre. L’histoire de la législation polonaise, avant qu’elle fût altérée par les importations allemandes et françaises, nous offre des faits assez concluans pour nous autoriser à en déduire les bases sur lesquelles la société polonaise aspirait à placer son empire. Ces bases auraient été l’absence de toute centralisation monarchique, le vote universel et l’éligibilité de tous à toutes les places, le droit individuel de refuser l’impôt, ou en d’autres termes le pouvoir fondé sur l’amour, l’indépendance intérieure garantie à toutes les nationalités, même aux plus faibles, une diplomatie toute fondée sur l’égalité entre nations ou sur le droit naturel, et enfin l’appel à la fédération universelle. Telles étaient en germe les tendances de la vieille Pologne. À ces tendances, les divers démembremens n’ont fait que prêter une nouvelle force. Aux époques les plus grandes comme les plus tristes de leur histoire, on retrouve les Polonais conséquens avec leur passé. Une seule fois dans les siècles, ils ont failli à leur mission traditionnelle : c’est au temps où les jésuites, ayant saisi parmi eux la haute direction politique, les poussèrent à d’indignes persécutions contre les Ruthéniens des deux rites gréco-slaves uni et non-uni. Les deux liturgies grecque et latine se trouvaient comme providentiellement rapprochées en Pologne. Hostiles partout ailleurs, les deux églises ici se tendaient la main avec amour. Le Bug et le San, qui séparent vers le sud les deux confessions rivales, ne servaient point de frontière à la Pologne libérale, qui avait porté bien au-delà de leurs rives, et jusqu’à Kiœv même, capitale des Russes méridionaux, l’influence salutaire de sa civilisation; le Dnieper lui-même, ce fleuve sacré des Ruthéniens, qui marque la limite des deux mondes européen et asiatique, coulait sous la loi polonaise. A quelle immense puissance ne serait point parvenue la Pologne en conservant ces positions! Mais pour cela il lui fallait observer fidèlement le principe fédératif slave. Faute de savoir le respecter vis-à-vis des Ruthéniens, la Pologne s’aliéna tous ses confédérés d’Orient et amena, avec l’avènement des tsars, sa propre ruine.
N’ayant jamais obtenu une puissance politique comparable à celle de la Pologne, les B nèmes ont de bonne heure tourné leur ambition vers les gloires et les conquêtes de l’intelligence. Leur idéal d’action sur le monde, depuis Jean Huss jusqu’à ce jour, n’a pas cessé d’être scientifique. On trouve le patriotisme bohème à sa plus haute expression dans la fameuse secte des frères moraves, secte admirablement cosmopolite, mais qui n’en est pas moins déchue pour avoir séparé le fait d’avec la théorie, la vie d’avec son but, et la morale d’avec la tradition. Ainsi, trop spéculatif, le patriote bohème s’égare dans l’abstraction. Son suprême bonheur serait d’étendre les affiliations de la matitsatcheska (ruche ou société bohème) à toutes les académies de l’Europe et du monde. Qu’on le laisse au milieu de ses élucubrations rétrospectives, il ne demande rien de plus. Il s’ensuit que pour lui la nationalité, c’est la langue et son libre usage, avec la liberté illimitée de la presse, de la parole, de l’industrie, de l’individu; mais de sa nationalité dans l’ordre politique, le Bohême fait bon marché.
Bien plus pratique, bien plus naturelle, ou, si l’on veut, bien plus slave, est l’idée rénovatrice et cosmopolite dont la littérature illyro-serbe est l’organe. Pour les Serbes et les Illyriens, l’idéal slave ne repose point encore sur un système savamment élaboré; naïf comme leur propre vie, il émane de leurs instincts de race, qui les portent à tendre sans défiance une main sympathique à tous les peuples. Les Illyro-Serbes ne discutent pas, ils croient. Au lieu d’écrire, ils agissent; au lieu de se défier, ils aiment. Leur génie n’est ni moqueur comme celui des Russes, ni érudit comme celui des Bohèmes; mais il est comme fondu avec tous les sentimens nobles que la nature empreint dans le cœur de l’homme, et dont une science sceptique vient seule plus tard le dépouiller. Possédant à un degré plus élevé que tous les autres Slaves le type commun de leur race, les Serbes de la Turquie ont pu empreindre ce type dans leurs œuvres intellectuelles, qui présentent ainsi à l’observation critique les dernières traces vivantes du génie primitif de l’Europe. Sous ce rapport, la littérature des Illyro-Serbes a donc une inappréciable valeur : elle est la seule des littératures européennes que le scepticisme n’ait pas encore entamée. Ce qui prouve bien l’espèce de fascination exercée par cette littérature sur ceux qui l’étudient, c’est la conquête qu’elle a faite de l’Hellène Demeter, devenu aujourd’hui son plus grand auteur dramatique; ce sont les écrits serbes du célèbre Italien Tomaseo. Exilé, emprisonné, puis amnistié à diverses reprises par l’Autriche, Tomaseo s’est mis, dans son âge mûr, à étudier avec passion l’idiome serbo-dalmate au point de pouvoir bientôt prendre place parmi les écrivains serbes, et c’est lui maintenant qui peut le mieux rapprocher dans un fraternel accord les deux tendances nationales, italienne et iugo-slave.
Peut-être les Illyro-Serbes seront-ils long-temps encore ’inférieurs aux autres Européens dans toutes les branches spéciales de la science et de la civilisation. Durant des siècles encore, ils resteront sous ce rapport les élèves de l’Occident; mais dans le domaine de la poésie naturelle, spontanée, ils sont incontestablement les premiers, et ils peuvent donner des leçons à l’Europe entière. De même dans la politique, pour tout ce qui touche à l’ordre primitif ou au fondement même des sociétés, pour la vie de famille, pour les rapports du riche avec le pauvre, pour la police locale, pour l’impôt, pour la distribution du travail, pour l’organisation communale et provinciale, les Iugo-Slaves nous offrent les plus purs modèles que l’Europe ait conservés. Le rôle qui semble offert à ce peuple dans la reconstruction de cette cosmopole chrétienne que rêvent les nations slaves se résume en un mot : la nature. Les Iugo-SIaves doivent rendre à la poésie factice le beau naturel, au rationalisme épuisé de ses doutes la tradition divine, à la civilisation tout entière stérilisée par une fausse science la sève et la vie originelle. Leur genre de cosmopolitisme est aujourd’hui le seul qui réponde vraiment aux instincts de la race slave. Sans doute leur idéal est encore bien étroit, bien borné, et peut-être ne doit-il sa pureté qu’à son état d’enfance. En tout cas, l’avenir des sociétés slaves repose tout entier sur les Illyro-Serbes. S’ils se corrompent à leur tour, avant que les polonais ou les Russes aient accompli leur régénération intellectuelle, alors qu’arrivera-t-il? L’idée slave restera sans doute encore bien des siècles invincible et à l’abri de toutes nos innovations dans sa citadelle des steppes; mais le parfum primitif, mais la virginité du slavisme auront péri. Il ne restera plus guère qu’une force aveugle et terrible, et les Slaves auront manqué, eux aussi, comme déjà tant d’autres races sur la terre, à la mission pacifique pour laquelle la Providence les avait fait grandir.
CYPRIEN ROBERT.
- ↑ Ce manuscrit est ainsi nommé parce qu’il fat découvert dans la ville bohème de Kœniginhof, par MM. Hauke et Iungmann, en 1817, au milieu d’un amas de vieilles armures hussites, dans une démolition d’église.
- ↑ Les Rusalki sont des nymphes nithéniennes de la Galicie.
- ↑ Voyez la Comédie infernale dans la Revue du 1er octobre 1846.
- ↑ Voyez sur le comte Solohoupe la Revue du 1er octobre 1851.
- ↑ Voyez sur Gogol une étude de M. P. Mérimée, livraison du 15 novembre 1851.
- ↑ Slava, personnification divinisée du génie slave.