Les Quatre Vents de l’esprit/Le Livre lyrique/Chanson d’autrefois et Chanson d’aujourd’hui (1)



V


I

CHANSON D’AUTREFOIS.


Quelqu’un connaît-il ma cachette ?
C’est un lieu calme, où le ciel clair
En un jour de printemps rachète
Le mal qu’ont fait six mois d’hiver.

Il y coule des eaux charmantes ;
L’iris y naît dans les roseaux ;
Et le murmure des amantes
S’y mêle au babil des oiseaux.

Là vivent, dans les fleurs, des groupes
Épars, et parfois réunis,
Avec des chants au fond des coupes
Et le silence au fond des nids.

La grâce de cette ombre heureuse
Et de ce verdoyant coteau
Semble faite des pleurs de Greuze
Et du sourire de Watteau.

Paris dans les brumes se plonge ;
Et le cabaret de Régnier
Ne vaut pas une heure de songe
Sous les branches d’un châtaignier.

Les plus belles choses du rêve
Sont celles qu’admet l’antre frais,
Et que confusément achève
Le balancement des forêts.


Je comprends peu qu’on soit superbe
Et qu’il existe des méchants,
Puisqu’on peut se coucher dans l’herbe
Et qu’il fait clair de lune aux champs.

Toutes les fleurs sont un langage
Qui nous recommande l’amour,
Qui nous berce, et qui nous engage
À mettre dans nos cœurs le jour.

Les vagues robes brillantées,
Les seins blancs et les jeunes voix
Des Phyllis et les Galatées
Conseillent le rire et les bois.


28 octobre.


II

CHANSON D’AUJOURD’HUI.


La vision de la vie,
Larve des vents poursuivie,
Passe et ne m’occupe pas.
La terre est une masure ;
Qu’importe ce que mesure
L’heure en tournant son compas !

Que me fait la moisson blonde,
L’étoile sortant de l’onde,
L’aube dorant l’horizon,
Et le bouquet sur la branche,
Et la nue obscure ou blanche !
Ce n’est point là ma maison.


Je regarde d’autres choses,
D’autres astres, d’autres roses,
L’autre figure du sort,
Et ce champ noir que recouvre
L’ombre, où vaguement s’entr’ouvre
La fleur blême de la mort.

Oh ! pour qui donc fleurit-elle,
La pâle fleur immortelle ?
Triste, elle s’épanouit ;
Elle exhale, morne et sombre,
On ne sait quel parfum d’ombre
Dans l’inexprimable nuit.

Au fond des brumes fatales,
Sur ses sinistres pétales
Tremble une étrange lueur ;
La lugubre fleur regarde,
Vertigineuse et hagarde,
Comme une face en sueur.

À sa lumière où s’éclipse
La terrestre apocalypse,
J’entrevois la vérité ;
Car la vie est le mensonge,
La chair trompe, et l’œil qui songe
Voit mieux l’âme, l’homme ôté.


Guernesey, 31 mai 1857.