Les Quatre Vents de l’esprit/Le Livre dramatique/Esca
LES DEUX TROUVAILLES DE GALLUS
II
ESCA
ACTE PREMIER.
GALLUS.
LISON.
LE BARON GUNICH.
HAROU, paysan.
Un Page. Un Nègre. Valets.
SCÈNE PREMIÈRE.
Oh ! la charmante fille !
Oh ! la belle voiture !
Il est neuf heures.
Ah ! c’est vous.
Oui, ma future.
C’est bon.
Vous n’êtes pas encor prête ?
Pardi !
Mais monsieur le curé nous attend à midi.
Bien.
L’autel est paré. C’est comme aux grandes fêtes.
Bon.
Jusqu’à l’église…
Eh bien ?
Vite. Habillez-vous.
Oui.
J’aurai deux violons.
Bien.
Vous prendre en ma charrette avec Thibaut, le chantre.
Soit.
Mamz’elle Lison…
Dites Lisa.
Vous êtes vertueuse, et c’est pour ça.
Que quoi ?
Vous avez du bonheur, hein ? plus d’une est jalouse.
Vous sentez bien que moi qui suis un gros fermier,
Ayant acquêts et baux francs de droit coutumier,
C’est à qui m’aura. Vous, vous êtes sans famille.
Être madame Harou, quel sort pour une fille !
Avoir six cents arpents de blé, trois cents de foin !
Et dire, en regardant tout le pays très loin :
C’est à moi ! Voyez-vous, vous êtes orpheline,
Pas un brin d’herbe n’est à vous sur la colline,
Et vous êtes sans dot comme la fleur des champs.
Cela n’amuse pas les gens qui sont méchants
De voir que je vous prends pour femme. Ça les fâche.
Vous n’étiez qu’une pauvre ouvrière à la tâche,
Seule, et dont les parents sont morts sur des grabats,
Gagnant six sous par jour à ravauder des bas.
Vous allez devenir bourgeoise, et cette chambre
Où vous gelez, pas vrai, dès le mois de novembre,
Vous l’allez changer contre un bon logis, ma foi,
Où vous serez chez vous bien qu’en étant chez moi,
Et d’où vous pourrez voir la mare avec les vignes,
Et des canards si gros qu’on les prend pour des cygnes !
Ah ! les commères font du train ! Moi, bon luron,
Tout ce tas d’oiseaux noirs qui bat de l’aileron,
Parce qu’elles voudraient être ce que vous êtes,
Me fait rire. Piaillez, mesdames les chouettes !
Quand demain, bras dessus dessous, nous passerons,
Cela fera sortir du trou leurs gros yeux ronds.
Ça sera farce. Et vous, vous prendrez un air crâne,
Vous direz : Ma maison, mon champ, mon pré, mon âne.
Et puis du cidre ! et puis du pain, plein le buffet !
Moi, j’ai de l’amitié pour vous. C’est ce qui fait
Que j’épouse. Sur vous, du reste, rien à dire.
Vous n’avez qu’un défaut, c’est que vous savez lire.
Moi pas. Ah ! par exemple, il faudra travailler.
Étant maîtresse, on est servante. S’éveiller
Au chant du coq, couper le seigle ou la fougère,
Être bonne faucheuse et bonne ménagère,
Manier gentiment la fourche à tour de bras,
Laver les murs, laver les lits, laver les draps,
Donner à boire aux gars ayant au dos leurs pioches,
Blanchir l’âtre, écumer le pot, moucher les mioches,
Porter, si le chemin est long et raboteux,
Ses souliers à la main, les pieds s’usant moins qu’eux,
Et vivre ainsi pieds nus et riche, heureuse en somme
D’être une brave femme et d’avoir un brave homme.
Nos bans sont publiés. Je vous ai fait cadeau
D’un parapluie, afin que, s’il tombe trop d’eau,
On ne s’en serve point, parce qu’il est en soie.
Et nous nous marions tantôt. Vive la joie !
Donc, mamz’elle, à midi, l’église. À minuit…
Vous êtes un peu maigre. Ah ! cela ne fait rien.
En mangeant du gigot, de la soupe bien chaude,
Du lard, avec le temps vous deviendrez rougeaude.
La viande, voyez-vous, c’est ça qui fait la chair.
Vous étiez mal nourrie. Au fait, tout est si cher !
Le moyen qu’une fille, en mangeant peu, soit belle !
Sans chardon, l’âne geint. Sans pré, le mouton bêle.
Nous serons très heureux. Moi, j’aurai soin des bœufs,
Vous des cochons. Des fois, l’étable, c’est bourbeux,
Dame, on pataugera dans la paille mouillée.
Bah !
Dit des contes de fée où l’on voit qu’au printemps
Il arrive parfois aux filles de vingt ans
De trouver au milieu de leur chambre un jeune homme
Portant un astre au front, qui leur dit : Je me nomme
Le prince Azur, je t’offre un palais où tout rit,
Chante et danse, je t’aime, et je suis un esprit.
Ce n’est pas ça.
Chemises en bon fil.
Pareilles à ma blouse.
En toile à torchon !
Moi…
Quelle odeur !
Je…
Que sentez-vous donc ? Pouah !
Ça ne sent pas mauvais.
J’aime ça. L’autre jour, j’ai, puisque c’est la mode,
Voulu vous embrasser, moi mauvais chenapan,
Mais vous m’avez donné juste en plein museau, pan !
Une pichenette ! Ah ! comme vous m’attrapâtes !
Ah ! pardon. Vous avez des mains !
Hein ?
Ça travaille.
C’est de la bonne noirceur.
Dire que je n’ai pas une mère, une sœur,
Pour m’habiller le jour de ma noce !
Est qu’une du pays lace votre corsage.
Je ne veux de personne.
Quelle sauvage humeur de vous loger ici !
Seule, en cette cabane au bout de la vallée !
J’ai ce choix : ici seule ; au village isolée.
Étant pauvre, on n’a pas d’amis, et j’aime mieux
Voir le désert au fond des bois qu’au fond des yeux.
Vous avez un parler trop haut. Ça vient, je gage,
Des livres. Quand on lit, ça gâte le langage.
Mais j’y mettrai bon ordre. Ah ! dans le temps ancien…
En fait de livre ici, je n’ai qu’un paroissien.
Savoir lire, à quoi bon ? pour lire de la messe !
Fi !
Je serai le maître, et j’en fais la promesse.
Çà, pour vous épouser il faut que je sois fou,
Moi qui suis riche, et vous qui n’avez pas le sou ;
Mais l’homme est un nigaud que la femme ensorcelle,
Hein, mam’zelle Lison ?
Lisa.
Grossier pain bis, va !
Je suis moins que mari, mais je suis plus qu’amant.
Un baiser.
Jamais !
Oh ! jamais !
Il faut vous habiller. Il faut que je m’habille.
Je crois que pour cravate il a sa corde à puits.
Faire un brin de toilette est nécessaire, et puis,
Vous, pendant ce temps-là, ma-de-moi-selle-Lise,
— Est-ce ça ? — parez-vous. Puis, en route, à l’église,
Gens de la noce ! — Et puis, ce soir,
Plus de fichu !
Je vais venir vous prendre en ma voiture. — Hu !
C’est là le malaisé. Je suis une rêveuse.
Habillons-nous.
Dire que je n’ai pas encor pris mon parti !
Souvent d’un oui, d’un non, on s’est bien repenti.
Dans une heure il sera trop tard.
L’ennui me ronge !
Pas de destin auquel on ne préfère un songe !
Que faire ?
Ce bouvier est honnête. — Et hideux.
Lui, soit.
J’avais pourtant rêvé le ciel à deux !
Aimer, comme c’est bon ! s’idolâtrer sans cesse !
Et n’être pas trop pauvre ! Ah ! c’est beau, la richesse !
La vraie ! En plein. Oui, tout ! Pas l’épaisse façon
D’être riche à peu près qu’a ce pauvre garçon.
Sa femme ira pieds nus. Les souliers s’usent, dame !
Moi, je consens très bien aux pieds nus de la femme,
À la condition du tapis de velours.
Et ces poignets ! Ces gens de campagne sont lourds !
Il faut, pour cet hymen de l’âme avec l’étoile
Qu’on nomme Amour, un lit, pas en trop grosse toile,
Un nuage où l’on flotte, on ne sait quel vivant
Char d’aurore emporté par le rêve et le vent,
Et pas plus de travail que l’oiseau sur la branche !
L’œil est d’autant plus doux que la main est plus blanche.
L’amour, dit l’Amadis de monsieur de Tressan,
C’est la vie. Et je hais le parler paysan.
Ouvrière. Orpheline. Oh ! je songe, et Dieu laisse
Entrer dans mon œil trouble un regard de duchesse,
Et j’ai des visions folles, plaire, charmer,
Être libre, être belle, être adorée ! Aimer !
Je n’ai pas de miroir, tant je suis misérable !
Si Dieu n’avait pas mis cette eau sous cet érable,
Je n’aurais pas moyen de me coiffer, vraiment.
La fleur d’oranger. Peuh ! — La rose, c’est charmant.
Pauvre, ou ce mariage. Ah ! la ressource est dure.
Une fleur, ça se fane.
Un diamant, ça dure !
Hein ? on a parlé.
Non. Personne.
Ah ! Dieu, mon Dieu !
Qu’ai-je au front ?
Qui m’a mis cela ?
Ça doit brûler ! — je n’ose y toucher.
C’est cette eau qui me trompe et qui met sur ma tête
Un reflet de soleil. Ce que c’est que d’avoir
Une source au milieu d’un bois pour tout miroir !
Ciel !
Ah ! les reines sont de la sorte coiffées !
Est-ce que par hasard il passe un vol de fées
Qui s’est venu poser sur les branches du bois ?
Ai-je peur ? Non. J’ai fait ce rêve bien des fois.
Autour de moi tout tremble et devient ineffable.
Qu’il est joli !
Qui m’arrive.
Quelle est ta reine ?
Vous, madame.
Mais charmant. Suis-je en vie ? Oh ! l’extase m’accable.
Suis-je morte ?
Un collier tout en perles !
Je comprends.
— Les lutins — dans les thyms — les hautbois —
Dans les bois — les roseaux — dans les eaux — ont des voix. —
Donc faisons — des chansons — et dansons. — L’aube achève —
Notre rêve — et l’amour — c’est le jour. —
Je suis Ève !
Qu’est-ce que cet encens dans l’ombre répandu ?
Je sens comme une odeur de paradis.
Enfin ! je tiens mon rêve !
Un homme fait de flamme !
D’abord disons-lui tu. Le bonheur de la femme
Est d’être tutoyée, et son autre bonheur
Est, quand on lui dit tu, de dire monseigneur.
Mais diantre ! tutoyer, c’est brusquer. C’est du style
Bien familier. La nuit est l’intervalle utile.
L’amour dit vous le soir et dit tu le matin.
Nuances qu’elle doit ignorer.
Quel butin !
Que désires-tu ? parle, et ne sois pas modeste.
Je viens combler tes vœux.
Avec une révérence tremblante.
Monseigneur Satan…
C’est plus que je n’osais espérer.
Mais je suis toute nue, et c’est plein d’yeux ici.
Monseigneur le démon…
Elle accepte l’abîme.
Et d’abord, descendons de ce sommet sublime.
Je ne suis pas Satan. Je suis un simple roi.
Du moins j’étais cela l’an passé ; mais l’emploi
M’ennuyait ; j’ai lâché le sceptre qui m’assomme ;
Mais je suis encor prince, et même gentilhomme.
Sultan, j’ai planté là le sabre et le turban.
Oh !
Je me refais aux champs une âme printanière,
Et j’y viens à l’école, — école buissonnière.
Sois ma maîtresse.
Moi !
D’expliquer tout. Ce nègre est mon valet de pied.
J’ai toujours avec moi ma musique de chambre,
Et, même dans les bois, je fais brûler de l’ambre.
De là vient cette odeur de sainteté. Ce nain,
Diabolique à peu près, tant il est féminin,
Est un de mes laquais. J’ai de plus dans ma suite
Un rimeur qui me dit la messe, étant jésuite ;
Ce maroufle est chargé de me faire mes vers.
J’en fais moi-même aussi parfois. J’ai pour travers
De rire, et de vouloir qu’autour de moi l’on rie.
Je me fabrique un peu d’aurore et de féerie.
Je voyage en nabab de l’Inde, et mes fourgons,
Que Médée aurait fait traîner à ses dragons,
Contiennent en décors de quoi jouer Armide ;
Je ne suis pas méchant, mais ne suis pas timide.
Qu’on nous donne un hallier, de l’ombre, et cætera,
Et nous improvisons d’emblée un opéra.
Je suis riche, et j’ai pu, grâce à mes viles piastres,
Te mettre sur la tête une coiffure d’astres,
Ô belle, et te rouler une rivière au cou.
C’est là le réel. Point de rêve. Rien de fou,
tout est simple, et la fable en vérité s’achève.
Ce réel est déjà très joli comme rêve.
Fantastique grenier d’un palais incertain,
Le rêve est le cinquième étage du destin,
Et la réalité, c’est le rez-de-chaussée.
Restons en bas. Je suis un prince ; ma pensée,
C’est de jouir ; je vais, tâchant de peu vieillir.
Suis-je un songe-creux ? Non. Mais je voudrais cueillir
Le divin rameau d’or où l’oiseau bleu se perche.
L’homme ayant égaré le bonheur, je le cherche.
Comment t’appelles-tu ?
Monseigneur…
Mon idéal. Le diable a fait évidemment
Tant de perfections pour y loger des vices.
Une telle rencontre est un des grands services
Que peut rendre l’enfer à quelqu’un d’ennuyé.
Elle a tout. Front pensif, air sauvage, œil noyé,
Bouche à dents de souris qui doit haïr le jeûne,
Mains qui doivent haïr le vil travail.
Ce n’est pas encor ça.
Plus de jeunesse avec moins de dorure est mieux.
Mais il a l’air d’avoir bien de l’esprit.
Comme la trahison et comme la folie !
Ce petit pied, ce bras exquis, convenons-en,
Cela n’était pas fait pour rester paysan.
Elle sera perverse en étant bien conduite.
Rien qu’à la voir songer, j’ai compris tout de suite
Qu’en cette fille pauvre et coquette j’avais
Un bon assortiment de tous les goûts mauvais.
Volupté, vanité, toilette, argent, paresse.
De son ongle déjà le diable la caresse.
Croquons-la. Cette fois, je me crois bien tombé.
Une faunesse exquise et digne d’un abbé !
Souvent le cœur est froid quand les yeux semblent ivres.
Comment sais-tu cela ?
Je l’ai lu dans les livres.
Elle sait lire ! C’est une difformité.
Ma sauvagesse sort de l’université !
Une savante ! Ça trouble mes conjectures.
Tout se répare avec un bon choix de lectures.
Faublas. Crébillon fils.
Un certain air lettré…
Lire ! est-ce donc mauvais ?
Non. Ne pas lire est mieux. Une fille n’est faite
Que pour être jolie et tout changer en fête.
Le temps qu’on donne au livre on le prend à l’amour.
Aucun livre ne vaut un baiser.
On m’a fait là, d’apprendre à lire à cette fille !
L’ignorance est sur l’âme une charmante grille,
Qu’il est fort amusant d’entr’ouvrir lentement.
Crois-moi d’abord en tout. C’est le commencement.
Je crois tout ce qu’on dit, à moins qu’on ne le jure.
Bon détail. Je mettrai ce mot dans ma brochure
Sur les femmes.
Tu n’as toujours pas dit ton nom.
Élisabeth, qui fait Lise, ou bien Lisa.
Moi je te nommerai Zabeth. Te voilà née.
Je coupe en deux ton nom comme ta destinée,
Et tu t’appelleras la marquise Zabeth.
Marquise !
L’amour la ramassa. Cette étoile est la joie.
Je serai ton esclave.
Soyons joyeux. Vivons. La vie est un gala.
Oh ! comme je suis belle avec ces choses-là !
Monsieur ! reprenez tout !
Pourquoi ?
N’est-ce pas ?
Je l’entends bien ainsi.
Avec des diamants, et j’oublie, ah mon Dieu !
Que je dois aujourd’hui me marier.
Tu peux…
Dites-moi vous.
Vous pouvez…
Laissez-moi ! je suis la pauvre Lise.
Votre voiture vient.
Cette charrette !
Que vous ne préfériez celle-ci.
Fuir serait aisé.
Mais… — à qui donc ce carrosse ?
À vous !
À moi !
Viens, c’est… — ta voiture de noce !
ACTE DEUXIÈME.
GALLUS.
ZABETH.
LE BARON GUNICH.
LE DUC DE CRÉQUI.
LE DUC DE MONTBAZON.
LE VICOMTE DE THOUARS.
LORS EFFINGHAM.
L’ABBÉ.
LE DOCTEUR.
SILLETTE, fille de chambre.
NANTAIS, laquais.
Gentilshommes, Seigneurs, Valets.
SCÈNE PREMIÈRE.
Zon, zon, Suzon.
On croit n’être que douze à table.
Gibier fin, turbot délectable,
Vins à foison.
On n’est que douze, on est bien aise.
Mais on est treize,
Pas vrai, Suzon ?
Laquais de monseigneur, bonjour.
Zon zon, Suzon.
Qui chante là ?
Ton maître va venir ?
Puis lui. — Madame est là ?
Voici divers objets pour elle.
Des cadeaux. Apportés par différents laquais.
Qui fait tous ces présents ?
On ne sait.
Tu l’ignores ?
Sont-ce des financiers ? Sont-ce des monsignores ?
Mystère. Tous les jours quelque présent nouveau.
Une main s’ouvre, donne, et se cache.
C’est élégant. Sont-ils plusieurs ?
L’essaim des papillons flâne autour de la rose.
Donner sans se montrer, c’est de bon goût.
Tous les jours on nous fait de la musique ici.
C’est un assez beau luxe à Paris. À ces arbres,
Déjà pas mal ornés de grottes et de marbres,
Tous les matins, à l’heure où le parc est désert,
On ajoute la grâce aimable d’un concert.
Qui paie ? on ne sait pas. Mais l’aubade est exquise.
Et pendant ce temps-là madame la marquise…
Dort. Madame est rentrée assez tard, des Bouffons,
D’un bal, qui coûte au duc mille écus de chiffons,
Ou de la comédie, ou du brelan, que sais-je ?
Elle s’est attablée avec tout son cortège,
Ayant sur son sofa son chat et son abbé,
Puis on a voulu boire, et le punch a flambé,
Elle a soupé, dansé, que c’est une folie,
Elle a tout ce temps-là, mon cher, été jolie.
Fatigue. Toujours rire, et vivre au paradis,
Cela vous courbature. Et le matin, tandis
Qu’elle sommeille, après ces peines infinies,
Les hommes à madame offrent des symphonies
Qu’elle n’entend pas même ; ils sont faits pour cela.
Ces filles-là !
Silence. On vient.
Ces filles-là !
Ma chaise est-elle en bas ?
À toute heure elle attend madame.
Surtout n’oubliez pas mes ordres pour ce soir.
Tout sera prêt, madame.
Ici, dans ce boudoir.
Qu’est-ce ?
Ah ! des vers !
Voici des cadeaux qu’on apporte.
J’ai la migraine. Il faut qu’une heure ou deux je sorte.
Si le duc vient, je vais rentrer.
Ces filles-là !
Elle part. L’autre arrive.
SCÈNE II.
Moi qui ne quitte point Zabeth…
Ce qui m’agace.
Je n’en sais pas si long que toi, baron sagace.
Combien d’amants dis-tu ?
J’en ai vu sept ou huit passer. Cela changea
Comme un décor.
Combien de dettes ?
Son second million, je pense.
Bonne élève.
Et vous allez garder cette femme ?
C’est mon chef-d’œuvre.
Mais…
Que tu me dis : jetez les cartes. Je contemple
Mon ouvrage, et j’élève aux sept péchés ce temple,
Zabeth. C’est peu vraiment qu’un million ou deux
Pour une telle église offerte à de tels dieux.
Zabeth me satisfait en tout. Je l’ai voulue
Fausse.
Elle triche au jeu.
Gourmande.
Elle est goulue.
Vaine.
Elle est folle.
Aimant l’amour.
C’est Astarté.
Prodigue.
Elle est avare.
Ah ! vous réussissez !
Elle vaut mieux que toi.
Sont le vrai panthéon, ô grand prince railleur !
Pour vous le mal est bien, et le pire est meilleur.
Pourtant, valet, je vois l’intérieur du maître ;
Vous n’êtes pas mauvais, vous voulez le paraître.
Jeu dangereux. Feu noir, dont on sent la cuisson
Tôt ou tard.
Je m’amuse, ô cuistre, à ma façon.
Qu’est-ce en somme que la femme ?
Beaucoup de chair, un peu d’âme,
Un éden entre-bâillé,
Un masque, un rêve, une fable,
Un vaudeville du diable
Auquel l’homme a travaillé.
Je travaille à Zabeth. L’outil, c’est la débauche.
Je fais le monstre, moi, dont Satan fit l’ébauche.
Et plein d’extase, ainsi que jadis Salomon,
je regarde sortir d’une perle un démon.
Vous m’avez l’air d’un homme amoureux.
Par exemple !
Dame ! C’est une idole.
Construit par moi, c’est moi.
Vous vous vantez.
Amoureux, moi ! jamais. Je rirais, si j’aimais !
Non, mais vous feriez rire et seriez une altesse
Fort compromise aux yeux des badauds de Lutèce.
Comme avec un éclat de rire ils vous défont !
Paris la bonne ville est très méchante au fond.
Une altesse, elle mord dedans, elle en déjeune.
Quelle chute pour vous si l’on vous trouvait — jeune !
Vous voilez votre cœur, vous sentant en danger,
Ah ! peste ! vous le loup, de passer pour berger.
Un Bartholo ! moi !
Non. Céladon. Grand modèle.
Quoi ! Zabeth !
Vous la traînez partout, cette madame-là.
Cette Lison changée en marquise brilla
Tout de suite, en jetant aux moulins sa cornette,
Près de vous, comme auprès du soleil la planète.
Bel astre. Et monseigneur a je ne sais quel air
De peu s’en soucier et d’en être très fier.
Ces nuances-là, dont se compose l’églogue,
Sont l’énigme du cœur humain.
Idéologue !
Il vous la faut toujours, partout, car elle m’a
Supplanté, cette dame, oui !
De la laideur de l’homme et de la jalousie
De la femme.
C’est un caprice, on peut aimer par accident,
Convenez avec moi votre vieux confident
Qu’elle égratigne un peu votre âme.
Une âme mûre !
Je n’ai point d’âme, oison, donc point d’égratignure.
Au fond, vous la prenez au sérieux.
J’en ris.
Vous êtes un dévot honteux de son église.
Vous vous cachez.
Je chassais, je cherchais des appas indulgents,
Une charmeuse ayant pitié des pauvres gens,
Un peu libre, un peu folle, ayant de la clémence.
Tombé sur des vertus par un hasard immense,
M’étant cassé le nez juste à l’escarpement
D’une vierge d’acier, d’ombre et de diamant,
Ayant vu tout à coup, quand je rêvais la butte
Montmartre où dix moulins font gaîment la culbute,
Surgir avec sa neige auguste la Yungfrau,
Ayant tiré du sac ce mauvais numéro,
J’ai dit : je me crois aigle et lion, je suis âne.
Je me suis rejeté sur une paysanne
Quelconque, fort jolie et pas bête, ma foi,
Et je l’ai faite reine en me défaisant roi.
Roman simple ; et j’en suis au deuxième chapitre.
Çà, vous êtes un roi duquel je suis le pitre.
Faquin !
Je plains les papillons aux chandelles brûlés.
Je vous vois approcher d’une flamme hagarde,
Charmante et formidable, et je dis : Prenez garde.
Quelque chose se passe au fond de votre cœur.
Vous êtes un captif qui se drape en vainqueur.
C’est une maladie étrange propre aux hommes
Très corrompus, blasés, exquis, comme nous sommes,
D’idolâtrer avec dédain, et d’être pris
Parfois profondément, tout en disant : je ris.
L’eau qu’on jette à ce feu le rallume et l’attise.
Est-on jaloux ? fi donc ! tendre ? quelle bêtise !
Si quelqu’un vous pénètre et dans votre âme lit,
On se fâche ; on se sent comme en flagrant délit.
Surtout il ne faut pas que la belle s’en doute.
Qu’aime-t-on d’elle ? rien. Et tout. Sotte, on l’écoute.
Grasse, c’est un Rubens ; maigre, c’est un Watteau.
Don Juan extérieur, Pyrame incognito,
On se croit libertin. Point. On est platonique.
On couve en souriant un vague amour chronique.
On aime l’âme, et non la chair fragile, on croit
N’être que gris, hélas ! on est ivre. L’œil froid
Masque le cœur brûlant.
Hors la bonne cuisine et la bonne musique,
Qui sont la même chose au fond, je n’aime rien.
Hum ! parfois le lion a dans sa cage un chien.
Il croit d’abord qu’il va le manger ; puis il l’aime.
Rien ne m’enivre.
Hum !
Je suis froid par système.
Hum !
Tu dis ?…
Est-ce un cri factieux ? je dis : hum !
Mon cœur est le sommeil.
Pardon, le cœur d’un prince, on ne sait trop qu’en dire.
Livre doré sur tranche où l’on n’ose pas lire.
Pourtant permettez-vous que…
Buse, je permets.
L’amour se pique au jeu quand on lui dit : Jamais !
Vous cachez l’aventure et moi je la devine.
La rêver infernale et la trouver divine,
Voilà votre accident devant cette Zabeth.
Et d’abord, tu ne sais pas même l’alphabet
Du respect. Nomme-la madame. Elle est au prince.
À moi, qui suis ton maître. Et maintenant, si mince
Que soit ton intellect, comprends que, sans déchoir,
Je ne puis aimer, moi qui jette le mouchoir.
Être un Tityre inepte au fond d’un site agreste,
À d’autres ! N’aimant pas, je reste moi. Je reste
Le maître. Devenir amoureux, moi rieur !
Tu crois que je prendrais ce rôle inférieur !
Le rôle vous prend.
Vieux fou, sois amoureux, passe aux femmes, déserte.
Moi, point. J’ai pu, le jour où le dégoût me prit,
Abdiquer comme roi, mais comme homme d’esprit,
Non pas. Moi, grimacer l’amour ! Qu’on me lapide.
Je vois mes rides, va. Me crois-tu donc stupide
Jusqu’à m’imaginer que de jeunes yeux bleus
Planteront là messieurs les blancs-becs merveilleux
Pour contempler rêveurs mon gilet de flanelle !
Ah ! rien ne change, ami, la nature éternelle !
Avril sera toujours par Aurore ébloui.
Matin et renouveau sont des lieux communs ; oui,
C’est vieux, le lys, c’est vieux, la rose ; mais qu’importe,
C’est toujours jeune, et l’aube est toujours la plus forte.
Oui, pour comprendre l’ombre et les cieux infinis,
L’astre et la fleur, Chloé se penche sur Daphnis,
Oui, Nella cherche George, oui, les Agnès épellent
Les Chérubins ; jeunesse et jeunesse s’appellent.
Est-ce toi, printemps ? dit la fauvette tout bas.
Il faut les bleus sommets pour les tendres ébats.
Résignons-nous. Rions.
Il est grand, puissant, riche, illustre, auguste, insigne,
Et son manteau royal d’aigles est parsemé.
À quoi cela sert-il si l’on n’est pas aimé !
Vous êtes toujours sûr, vous, prince, d’être au faîte.
Devant les femmes, non. L’orgueil du rang est bête.
Pour la femme, un roi passe après son page. Un duc
Ne vaut point ses laquais, mon cher, s’il est caduc.
Aucun soleil couchant n’a droit à l’espérance.
Le sage ne fait pas aux jeunes concurrence ;
Il ne va pas livrer un sot amour risqué
Aux quolibets des gens qui flânent sur le quai ;
Il voit son œil s’éteindre auprès d’un œil qui brille ;
Il s’observe. Devant n’importe quelle fille,
Devant une catau de trente sous, on est
Allié des Habsbourg et des Plantagenet,
Landgrave palatin, duc d’Autriche, infant d’Este,
Prince !… — On voit ses cheveux blanchir, on est modeste.
On se poudre !
Ah ! tu crois, baron de peu de sens,
Que cette neige-là cache celle des ans !
Mais j’ai dix lustres !
Soit. Bel âge !
Mais je ne serai pas un Géronte frivole.
C’est assez d’avoir cru trop longtemps au matin.
Hélas ! c’est triste. Avoir arrangé son destin,
Son cœur, ses goûts, sa vie éclatante et sonore,
Pour être à tout jamais la jeunesse, l’aurore,
L’aube, et voir sur son front monter la sombre nuit !
Ah ! je conviens que l’âge à la jeunesse nuit.
Être jeune est le ciel. Rester jeune…
Un ridicule à moi ! J’aimerais mieux un crime.
Oh ! qui que vous soyez, devant Lise ou Ninon,
Tenez-vous bien, soyez moqueur et fort, sinon
Vous verrez bientôt poindre une belle hargneuse.
Le méprisant peut seul braver la dédaigneuse.
Surtout, méfions-nous des scènes que nous font
Ces belles, et des cris, et de leur art profond
De s’irriter, de fondre en pleurs, d’être hardies,
Et ne nous laissons pas prendre à leurs comédies.
Plutôt livrer ma vie au tigre libyen
Qu’à la femme ! — À propos, mon anneau, tu sais bien ?
Ma bague empoisonnée ?
Qui contient un poison.
Un remède infaillible.
Eh bien ?
Je ne l’ai plus.
Comment ?
Pendant que je dormais ou bien que j’étais gris.
Je le regrette.
Au fait, c’était un joyau rare.
Un ami. Cet anneau me venait de Ferrare
Dont une Borgia fut duchesse. On vieillit,
Tu comprends ; le destin devient un mauvais lit ;
Un vieux beau, c’est un être absurde et difficile,
D’un côté sensitive et de l’autre fossile.
On sort de l’opéra, du bal, de chez Mesmer,
De chez le roi de France, avec le mal de mer.
C’est pour cela, dût-on n’en jamais faire usage,
Qu’on tient à ces bijoux sinistres, et qu’un sage,
À tous les biens qu’il a, qu’il attend, qu’on lui doit,
Qu’il espère ou qu’il veut, joint la mort, bague au doigt.
Un suicide en l’air, facultatif, possible,
Départ à volonté pour le monde invisible,
Avoir toujours la clef du tombeau sous sa main,
Faire, comme un valet, venir ce noir Demain,
Avoir derrière soi l’éternité qu’on sonne
Et qui paraît : Que veut monseigneur ? — J’en frissonne,
Mais c’est bien agréable, au fait.
Des bijoux, c’est le sort.
C’est dit. Vous n’aimez point votre bonne fortune.
Zabeth !
Bah !
Révélation.
Quoi ?
Voyez-vous ce bouquet ?
Oui.
De qui ça vient-il ?
Qui, ne pouvant payer des diamants infâmes,
S’imagine qu’avec des fleurs on a des femmes.
Tous les jours il en vient pour madame un pareil.
Voyez-vous cet écrin ?
Oui. C’est quelque galant, moins innocent que l’autre,
Qui veut plaire.
Tous les matins on joue une aubade.
C’est encore un galant quelconque. Un peu bien sot.
Car c’est à la Vénus qu’il offre la diane.
Quelqu’un tous les jours donne un bouquet.
Qui se fane.
Un écrin, un concert. Et monseigneur le sait.
Je sais encor ceci qu’on ne sait pas qui c’est.
Ces trois bergers masqués et muets me font rire.
Personne ne connaît leurs noms.
Excepté moi.
Tu dis ?…
Excepté moi.
Les connaître ?
Je peux les nommer.
Tous les trois ?
Tous les trois. Le premier, le jeune, offrant des roses,
C’est vous. L’autre, plus vieux, donnant ces belles choses,
Ces diamants, c’est vous. Le troisième, à genoux
Aussi lui, le seigneur des aubades, c’est vous.
Eh bien, après ?
C’est vous.
Voilà ta découverte !
Niez-vous ?
Non. C’est vrai. Qu’en conclut monsieur ?
Que vous êtes, mon prince, énormément épris.
Ah ! vraiment, mon baron est trop bête. Ah ! j’en ris !
Ah ! je suis amoureux parce que je m’ennuie,
Et qu’il me plaît de mettre un rayon dans la pluie,
Du soleil dans la brume, un sourire en des yeux
Qui, tristes, seraient laids, et qui sont beaux, joyeux.
C’est mon goût. La beauté, plus la gaîté ; fleur double.
Ah ! mon pauvre espion myope, tu vois trouble.
Ah ! je suis amoureux parce que je distrais
Mes cinquante ans à mettre en relief des attraits
Qui, charmants sous des fleurs, sont exquis sous des perles !
Parce que le sommeil des moineaux et des merles
Ne m’est pas à ce point sacré que dans ce bois
Je ne me glisse avec des joueurs de hauthois,
Et parce que j’ordonne à cinq ou six maroufles
De faire avec leurs chants, leurs gammes et leurs souffles,
Flotter un songe d’or sur de beaux yeux fermés !
Parce que j’ai le goût des bouquets embaumés,
Des bijoux envoyés aux belles, par Hercule,
Je suis un vieux crétin d’amoureux ridicule !
Je m’amuse, morbleu ! j’ai cette fille-là,
Et j’en fais le motif d’un éternel gala !
Mais à qui donc veux-tu que je donne des roses ?
À toi ? Quand tes gros yeux collent leurs cils moroses,
Quand tu dors, dois-je aller, pendant une heure ou deux,
Faire de la musique à tes rêves hideux ?
Faut-il qu’au point du jour sous tes volets je rôde ?
Dois-je faire couler la perle et l’émeraude
En rivières autour de ton vieux cou ridé ?
Dois-je te déclarer sultane validé ?
Ægipans, nymphes, dieux, ô faunes de Sicile,
Accourez, venez voir cet immense imbécile !
Mais pense un peu, voyons, peux-tu ? Lise a vingt ans,
J’en ai cinquante. Eh bien, je me masque, et j’entends,
À défaut du bonheur, fleur que nul ne transplante,
Lui faire une nuée amoureuse et galante.
Personnages du conte : Angélique et Médor.
Elle est Danaë. Soit. Moi, pluie et grêle d’or.
Elle est Héro, pensive, et moi je me ranime
À lui faire rêver un Léandre anonyme.
Trouves-tu qu’être aimable est au-dessous de moi ?
Trop de distance ! elle est goton et je suis roi.
Non, belître. Elle est femme, et je suis gentilhomme.
Être amoureux ! jamais. Non. Mais être économe,
Non plus. Garder son cœur, dépenser son argent,
C’est ma mode. Être aux goûts d’une femme indulgent ;
Lui faire tous les jours d’agréables surprises ;
Lui racheter l’ennui de voir vos mèches grises
Par des bals, des bijoux, des fleurs ; être courtois ;
Et se taire ; et n’aller pas crier sur les toits :
Mesdames et messieurs, je suis celui qui paie !
Faire en somme à la belle une existence gaie,
Libre, opulente, vive et jeune, de façon
À se dire : après tout je suis un bon garçon !
Voilà l’élégance. Hein ?
Très fort.
Et non d’une bêtise. Étant déjà l’amant,
Si j’étais l’amoureux, je serais fou vraiment.
Vous me jetez ce mot : buse !
Oui, je le décoche.
Mais il ne faudrait pas alors de votre poche
Laisser tomber ces vers écrits de votre main.
le déploie, et se met à lire.
Sonnet. À Zabeth.
…Belle au regard inhumain…
Ô stupide espion ! voleur plus bête encore !
Que ne suis-je encor roi pour que je te décore
De l’ordre d’ânerie inventé tout exprès !
Mais lisez, monseigneur.
Donc vous voulez charmer ! Donc vous désirez plaire !
Tu me feras crever de joie et de colère.
Tudieu ! quel animal réjouissant ! Comment !
Parce qu’étant poëte, un peu, suffisamment
Pour égaler, si bon me semble, qui ? Virgile,
Je bâcle un vers ou deux, je meurs d’amour ! Mais, Gille !
Un poëte est un être indifférent, divers,
Qui s’exerce à viser un cœur avec un vers,
Qui prend pour but d’une ode une femme quelconque,
Et qui, tout en criant : C’est Vénus dans sa conque !
C’est Léda sur son cygne ! Hébé ! Turlututu,
Ne veut pas plus charmer cette femme, vois-tu,
Qu’un archer dans un tir ne veut tuer la cible.
La cible est en carton. La femme aussi. L’horrible,
C’est d’avoir pour laquais un baron saugrenu
Tel que toi, marié jadis, jadis cornu,
Croyant aux vers ! Le vrai poëte est impassible.
Si les sonnets comptaient, tout serait impossible.
Être forcé d’aimer, parce que ça rime !
Au fond, c’est vrai. La rime est piège.
Apprends tout. Ce sonnet, pour comble d’aventure,
Zabeth l’a dans les mains !
Gageons.
Des vers, mais je les fais écrire à mon valet.
Par instants, une envie, honnête et sage en somme,
Me prend d’écorcher vif ce hideux gentilhomme !
Apollon, c’est ainsi que tu remercias,
Pour avoir chanté faux, le nommé Marsyas.
Je chante juste.
Inaccessible, inex…
Pugnable.
Et vulnérable.
Comme Achille alors. Soit. Au talon. Non au cœur.
Le cœur, souvent les grands l’ont au talon.
Tu seras avec moi le moqué. Je t’enseigne,
Et ma gaîté te crible, et ta bêtise saigne.
Vous perdez vos anneaux, vous perdez vos sonnets.
Prenez garde.
Qui, vu qu’un grand cordon leur coupe en deux le ventre,
Rêvent de plaire au sphinx accroupi dans son antre,
À la femme.
Je puis être un vieillard, mais jamais un barbon.
De Louis quinze vieux bien souvent nous sourîmes,
Personne ne rira de moi. Quant à mes rimes,
C’est un jeu, mes bouquets, de même. Et, fût-on roi,
Il faut avec la femme enfin qu’on a chez soi,
Belle ou non, paysanne, ou marquise, ou comtesse,
Savoir vivre. De là mes cadeaux. Politesse.
Vous êtes, monseigneur, éperdument poli.
À présent, sois muet. Je t’ordonne l’oubli.
Si de ceci tu dis un mot, ma politesse
T’étranglera.
J’annonce un groupe à votre altesse.
SCÈNE III.
L’ABBÉ, chantant et dansant.
Les bœufs aux champs, La Prusse est en colère, |
Vous avez là, marquise, une mouche assassine.
Mes enfants, mon talent à moi, c’est la cuisine.
De là ce cordon bleu.
J’arrive du sermon.
Je n’y vais plus. On dit trop de mal du démon.
On exagère.
Tonne agréablement. Voltaire, Œdipe, Oreste,
La vierge d’Orléans, les juifs, les mécréants…
Qu’est-ce que c’est que ça, la vierge d’Orléans ?
Il prêche à lui tout seul comme les douze apôtres.
Vous autres n’êtes pas admises là.
Vous autres !
La vierge, autrement dit la pucelle. Cela
N’a jamais existé. Des vierges, oh la la !
Grande, la femme est fille ; enfant, elle est poupée.
Une vierge ! on n’en voit jamais !
Bah ! votre épée.
La Duthé dans un bal t’a, dit-on, maltraité.
Et j’ai fait mettre au For-l’évêque la Duthé,
Vu que je suis Rohan.
Breton du premier ordre.
Dieu fit vos dents pour rire et fit les leurs pour mordre.
D’où vient que ce petit est duc ?
Le droit du sang.
Il était digne d’être opulent et puissant,
N’ayant rien dans le cœur ni dans l’âme. Il hérite
D’un oncle. On a toujours les oncles qu’on mérite.
À propos, je reçois des sonnets.
Des sonnets !
Laclos prête sa femme au duc de Nivernais.
Que dites-vous d’un homme acceptant cet opprobre ?
Les pléiades, docteur, qu’on voyait en octobre
À l’est, sont maintenant à l’ouest. Sans Képler
Cela serait obscur ; grâce à lui, c’est très clair.
Le duc lui prend sa femme.
On est très bien assis dans vos fauteuils, marquise.
Dites-moi donc le nom de votre tapissier.
Allons-nous voir ce soir Brizard officier
En grand prêtre tragique ? On donne Montezume.
Nous sommes tous ici ses amants, je présume.
Le duc ne s’aperçoit de rien. Vois comme il rit.
Il s’aperçoit de tout, mais il a de l’esprit.
Le crois-tu bête au point d’aimer cette donzelle ?
Donzelle !
Qu’on aime, c’est deux.
Mais d’autres sont fort épris.
Pas lui.
Vois ces cadeaux.
Certe !
En hiver, des fleurs de serre !
Est poëte.
Jamais.
Lisez donc ceci.
Qu’est-ce ?
Des vers. Fi donc !
Comment les trouvez-vous ?
Mauvais.
Vous les trouveriez bons si vous les aviez faits.
Dieu m’en garde.
Ces vers sont jolis.
Plats.
Contrariant.
Des vers d’amour sont toujours bêtes.
Beau bouquet !
Qui vous l’a donné ?
Qu’en dites-vous ?
C’est un de ces bouquets qu’on a pour trente sous
Chez la fleuriste au coin du pavillon d’Hanovre.
Bel écrin !
Je ne sais qui me l’envoie.
Évidemment. Écrin médiocre, et fané.
Vous le trouveriez beau si vous l’aviez donné.
À propos, des hautbois dans un parc, c’est classique,
Les jardins d’aujourd’hui sont faits pour la musique,
J’aime les violons dans les bois, et l’écho
Des cors de chasse au fond des grottes rococo.
Vous offre-t-on toujours une aubade ?
Oui.
Je ne sais de qui peut vous venir cette aubade.
C’était joli jadis, mais la mode en passa.
Si c’était de vous, duc, vous ne diriez pas ça.
Il a bien dépisté Zabeth.
Ces fleurs belles, ces vers charmants, cet écrin rare.
L’aubade, comme un chant des anges affaibli,
Me berce, et le matin m’apporte un peu d’oubli.
C’est anonyme. Soit. Moi, pour ne rien vous taire,
Si je savais qui m’offre, avec tant de mystère,
Tant de galanterie, oui, je pourrais…
Eh bien ?
L’aimer.
Ils sont plusieurs.
Oh ! cela ne fait rien.
Hein ? Si nous savions qui, les bonnes gorges chaudes !
Comme ils riraient ! —
Et les aubades, peuh !
Monseigneur. On dirait que vous me haïssez.
Non.
Mais ça m’est égal.
La haine, c’est province.
Ne point aimer, ne point haïr, c’est être prince.
Duc, en raillant l’estoc dont tu nous éblouis,
Elle éclabousse un peu ta croix de Saint-Louis.
De sa boue.
Elle entend. Prends garde. Tu la blesses.
Qu’est-ce que ça me fait, ces drôlesses ?
Drôlesses !
Je n’ai pas le travers, qu’ont les gens fatigués,
D’empêcher, étant vieux, les jeunes d’être gais.
Riez. —
Que cela n’aille pas jusqu’à la transparence.
Les femmes ! y compris la reine, j’ai souci
De toutes ces margots autant que de ceci ;
Mais une étant chez moi, l’on ne doit pas en rire.
Nous sommes bons amis. Je ne trouve à redire
Qu’à de certains clins d’yeux railleurs. Messieurs, milords,
C’est compris, n’est-ce pas ? car, autrement, alors
Il faudrait voir un peu la pointe des épées.
Ah ! madame, admirez ces belles échappées
De clair de lune au fond de ces arbres ! La nuit
Est un profond concert que gâte notre bruit.
Ce monde, l’homme ôté, serait beau.
messieurs, la comédie à huit heures commence.
Neuf heures.
N’y venons-nous pas tous ?
Vous soupez tête à tête avec moi.
La surprise est charmante, et c’est toute une fête.
Messieurs, vous entendez. Je vous laisse partir.
Je reste.
Comme il va s’ennuyer !
Ô martyr !
SCÈNE IV.
Vous renvoyez vos gens. Solitude complète.
C’est tout à fait aimable.
Des appas, qui feraient tourner la tête…
Pas à vous.
Je suis vieux. Mais ce petit Créqui…
À lui pas plus qu’à vous, prince. D’ailleurs, qu’importe !
Je crois qu’il vient un peu de vent par cette porte.
Joli dessus de table !
Des nymphes sous des rocs sauvages, en vermeil.
Le râle de genêt. Fin gibier. Ça patauge
Tout l’été dans le thym, la lavande, la sauge,
La mauve, et ça devient exquis, surtout avec
La choucroute tudesque et le bon vieux vin grec.
Dites-moi, trouvez-vous ici quelque lacune
Dans l’hôtel, dans la table ou le service ?
Aucune.
Vous pourriez pour ce parc, c’est un conseil, pardon,
Commander deux ou trois déesses à Houdon.
Tout me vient de vous, duc, je dois le reconnaître.
Ce tout n’est rien, madame. Une femme est un être
Charmant parce qu’il est tremblant, fort éperdu,
Très frêle, et qui doit être en tout temps défendu
Contre tout ce qui peut d’une ride être cause,
Contre un frisson d’aurore et contre un pli de rose.
Il faut sur son alcôve un chant de séraphin,
Le nectar à sa soif, l’ambroisie à sa faim ;
De nos jours, ce progrès est goûté de Tartuffe,
Le nectar est sauterne et l’ambroisie est truffe,
Et quant au séraphin, il s’appelle Grétry.
Des millions ! sans quoi, la femme, ange meurtri,
Languit, souffre. Exister, madame, est nécessaire.
Il faut tuer le temps qui nous tient dans sa serre ;
Donc des plaisirs ; toujours, sans trêve, hier, aujourd’hui ;
On ne saurait percer de trop de coups l’ennui.
Avoir froid est ignoble ; avoir faim est étrange ;
Pourtant, dans un plat d’or, sans ridicule on mange ;
Et si la cheminée est un bijou charmant
Du plus beau marbre, on peut s’y chauffer décemment.
La vie enfin doit presque être un conte de fée.
Je la veux de chansons et de joie étoffée ;
Phébus, si cet orchestre à ma guise marchait,
Ne serait pas de trop pour en tenir l’archet.
Morbleu ! je n’entends pas que l’ennui vous assomme.
Je vous protège, moi. Marquise, un galant homme
Prend une femme en gré, sans être un songe-creux,
Sans être pour cela forcé d’être amoureux,
Et, gaîment, au-dessus des misères, l’enlève.
Les besoins de la vie et les besoins du rêve
Se tiennent ; c’est la robe avec le falbala.
J’ai tâché de comprendre à peu près tout cela,
Et je prétends, c’est là ma façon d’être tendre,
Vous préserver de tout et de tout vous défendre.
Désirez-vous savoir la vérité ?
Fort peu.
Je vous ruine.
Après ?
Je vous trompe.
Parbleu !
Des amants, c’est de droit. Moi, par-dessus la tête
J’en aurais, si j’étais femme, et, comme c’est bête !
Ça n’empêcherait pas que je n’aime quelqu’un.
Trompez-moi. Je n’ai pas le goût d’être importun
Et jaloux, ni le temps d’être amoureux et fade.
Et ruinez-moi. J’aime avoir une naïade,
Une femme, chez moi, qui, d’un air négligent,
Penche l’urne d’où coule à grands flots mon argent.
Monseigneur, vous m’avez de vos bienfaits comblée.
Une pauvre âme fauve aux bois obscurs mêlée,
C’était moi. Je vivais dans des lieux inconnus,
Misérable, et j’étais une fille pieds nus ;
On m’avait par pitié fait lire une grammaire ;
Comme je n’avais plus mon père ni ma mère,
Et que je travaillais beaucoup pour gagner peu,
J’étais parfois sans pain, j’étais souvent sans feu,
Et je n’avais pas même un miroir. Un jour, sire,
Vous vîntes. Vous m’avez, duc, avec un sourire,
Prise en une cabane et mise en un palais.
Tout à coup j’eus des gens, des femmes, des valets,
Je vis vers moi monter, avec un bruit de joie,
Moi, fille de la bure, un flot d’or et de soie,
Un océan d’azur, de perles, de saphirs ;
Et j’eus à mon service avril et les zéphirs
Et l’aurore, et l’éden, avec tout ce qui tente
Et charme, et je devins une femme éclatante.
Aujourd’hui, vous m’avez dorée en me touchant.
Loge à la comédie et carrosse à Longchamp,
J’ai tout, et, comme au fond du ciel noir, dans les boucles
De mes cheveux on voit luire des escarboucles ;
Je suis superbe, grâce à vous ; je resplendis,
Je brille, je suis riche. —
Eh bien, je vous maudis !
Tiens, ça vous va très bien d’avoir l’air en colère.
Que veut dire ceci ?
Ah oui, contre la faim, le froid, vous l’avez dit,
Contre tout ce qui presse, étreint, froisse, engourdit
Les indigents sur qui tourbillonne la neige,
Une barrière d’or me couvre et me protège ;
Vous m’entourez de soins, duc, n’importe à quel prix,
Et vous me préservez de tout. — Hors du mépris !
Je vous défends.
Oui, de ce que l’on dit. Non de ce que l’on pense.
Ce qu’on pense, ah ! vraiment, ce qu’on pense, en effet,
Je ne puis l’empêcher.
C’est vous qui l’avez fait.
C’est pour rire, pas vrai ? Vous avez des épaules
Charmantes.
La drôlesse insultera les drôles.
Où sont-ils, ces faquins ? ah ! vil groupe rieur !
Savez-vous ce qu’il faut à la femme, monsieur ?
C’est l’amour. Je n’ai pas ce pain sacré de l’âme,
Et je me sens haïe et je me vois infâme.
Soyez maudit.
Tous ! ils sont monstrueux, à force d’être exquis !
Ils me glacent. Ils sont joyeux de quoi ? de haine.
Ils ont la liberté féroce ; j’ai la chaîne.
Ils ont une patrie, eux, c’est l’immense azur,
C’est le ciel. Dans la nue ils marchent d’un pied sûr.
Ils sont comme des dieux. On me mêle à la fête.
J’y vais. J’ai l’air d’en être. Et tout luit sur ce faîte,
Tout chante. C’est à qui rira, boira, vivra.
Marquis, que donne-t-on ce soir à l’Opéra ?
Veux-tu souper ? Dansons. Mille louis. Je joue.
Belle, la rose est pâle auprès de votre joue.
Festins. Chasses. On a des lilas en janvier.
On va droit au plaisir sans jamais dévier.
De l’assouvissement on fait sa destinée,
Et je suis la proscrite, et je suis la damnée !
Vous savez bien, les loups et les tigres des bois,
Je les préfère à vous les hommes.
Sérieux.
J’ai dans le cœur le vide et dans l’âme le gouffre.
Monseigneur ! monseigneur ! que vous avais-je fait ?
Ah ! l’auguste et profond soleil me réchauffait,
Ah ! j’avais l’innocente aurore pour ivresse !
Ah oui, c’est vrai, d’accord, j’étais une pauvresse,
Et parmi les vivants, et sous le grand ciel bleu,
Et dans tout l’univers, je n’avais rien, — que Dieu !
Je ne l’ai plus. Abîme ! Oui, j’avais pour ressource
De cueillir une mûre et de boire à la source,
J’étais libre, et j’avais pour ami le rocher.
Quelle idée eûtes-vous de venir me chercher ?
Ce Gunich vous aida, votre digne ministre.
Vous fîtes ce jour-là, prince, un complot sinistre
Contre l’inconnu. Mettre un piège dans les cieux !
Saisir une âme au vol pour lui crever les yeux !
Ah ! ce qu’on tue au ciel, pour l’enfer on le crée.
Ô monseigneur, j’étais l’ignorance sacrée.
Qu’avez-vous fait de moi ? L’aveugle, mal conduit,
Maudit son guide traître. Hélas ! j’étais la nuit,
Et vous avez été la mauvaise lumière.
Vous fûtes l’incendie, et j’étais la chaumière.
Sans doute je penchais vers la faute, mettons
Que j’étais coquette, oui, mais j’étais à tâtons,
J’hésitais, un conseil honnête m’eût sauvée.
Ah ! duc ! vous m’avez fait une affreuse arrivée
Dans la chute par l’âcre et fausse ascension,
Et par l’enivrement dans la perdition !
Oui, j’étais l’alouette. Est-ce un crime ? Hélas, être,
Moi la pauvre aile folle, et vous le miroir traître,
Ce fut notre destin. Moi, vaine et sans effroi ;
Vous, sans frein, et frivole ! À quoi bon être roi
Si l’on n’a dans le cœur quelque haute chimère ?
Duc, laissant, au-dessus du vil peuple éphémère,
Votre esprit souverain flotter dans l’absolu,
Vous rêviez un grand rêve, altesse ; il vous a plu
D’essayer de jeter une âme dans ce moule ;
Devant les yeux d’un roi l’infini se déroule ;
Créer, rien n’est plus beau ; vous avez, duc féal,
Voulu réaliser enfin cet idéal,
Ce but noble où le cœur d’un grand prince s’applique,
Et c’est pourquoi je suis une fille publique.
Un, c’est le paradis, et l’enfer c’est plusieurs.
Qu’est-ce que j’avais fait, ciel juste, à ces messieurs !
J’ignorais ; ils savaient. Un jour, tremblante, nue,
Je me suis vue au fond de l’opprobre, ingénue !
Ah ! c’est un crime, c’est un sombre outrage à Dieu,
Ah ! c’est l’assassinat d’une âme, et c’est un jeu !
Jusqu’à quel point c’est noir, vous l’ignorez vous-même !
On ne sait pas toujours quel est le grain qu’on sème.
On s’imagine avoir le droit de s’amuser,
Et que, puisqu’on nous dore, on peut bien nous briser !
Vous n’êtes pas méchant pourtant, mais vous vous faites
De nos chutes à nous, tristes femmes, des fêtes !
Ah ! la fille du peuple est prise, et le seigneur
L’emporte, éblouissant et louche suborneur,
Et les voilà tous deux dans la même nuée.
Folle, et sa chevelure éparse et dénouée,
La malheureuse rit, et lui l’entraîne au fond
D’une ombre où le démon avec Dieu se confond,
Et l’on s’enivre, ensemble on s’égare, et l’on erre,
Et de ce noir baiser sort un coup de tonnerre !
L’atome, on peut marcher dessus. Non. Je crierai.
Duc, vous êtes le char du triomphe doré,
Mais savez-vous de quoi vous êtes responsable ?
C’est de l’écrasement du pauvre grain de sable.
Il cassera ce char dont l’orgueil est l’essieu.
La prostitution, c’est l’hymen malgré Dieu.
Vous n’avez vu dans moi qu’une esclave qui ploie,
Une chair misérable, un vil spectre de joie,
Acceptant ce veuvage éternel, l’impudeur.
Vous vous êtes trompé, monsieur. J’étais un cœur.
Ah ! Vous le croyez donc, vous avez fait ce songe
D’être ma providence, et moi je dis : mensonge !
Vous m’avez tout donné ? Vous m’avez tout volé !
Vous m’avez pris l’honneur, le nom immaculé,
Le droit aux yeux baissés, la paix dans la prière,
Et la gaie innocence, et cette extase fière
De pouvoir confronter, quel que soit le destin,
Sa conscience avec l’étoile du matin !
Vous m’avez pris la joie et donné l’ironie.
Duc, j’avais le sommeil, je vous dois l’insomnie.
Mon père, ma mère ! oh ! j’y songe avec remords,
Et je sens la rougeur venir au front des morts.
Vos bienfaits, vos bontés, prince, sont des sévices ;
Vos dons sont des soufflets. Qu’est-ce que j’ai ? Des vices.
Par ces hideux passants mon cœur sombre est troublé.
Mais…
M’éveiller, m’en aller, sereine et reposée,
L’âme dans la candeur, les pieds dans la rosée,
J’avais cela ! j’avais la sainte pauvreté !
Maintenant je vois croître autour de moi, l’été,
L’hiver, sans fin, sans cesse, un luxe énorme, étrange,
Fait de plaisir, de pourpre et d’orgueil, — et de fange !
Je n’ai plus rien, je râle, et tout me manque enfin !
Le mépris, c’est le froid ; l’estime, c’est la faim.
Je dois cette indigence à vos tristes manœuvres,
Monseigneur.
Ô diamants hideux et vils ! joyaux méchants !
Bijoux traîtres !
Où donc êtes-vous, fleurs des champs ?
Mais, direz-vous, avoir ce lourd fermier pour maître
M’eût froissée, et j’aurais eu quelque amant ? Peut-être !
J’eusse pu rencontrer, oui, pourquoi le nier ?
Quelque âpre aventurier des bois, un braconnier,
Que sais-je ? un voleur ! oui, dans l’antre et dans l’ortie,
Un homme commençant, prince, une dynastie,
Un bandit, le fusil sur l’épaule, un rôdeur
Demandant aux monts noirs, pleins d’ombre et de grandeur,
Aux bois, où le soleil dans l’or sanglant se couche,
Une épouse, et j’aurais pris cette âme farouche,
Et j’aurais laissé prendre à cette âme mon cœur !
Il eût été mon chêne et j’eusse été sa fleur.
Et je vivrais ainsi, pauvre avec l’homme sombre,
Habitant le hallier, la fuite, le décombre,
Aussi hors de la loi que l’aigle et le vautour,
Nue, en haillons, sans gîte… — Eh bien ! j’aurais l’amour !
Et j’entendrais peut-être en cette vie amère
Une petite voix qui me dirait : ma mère !
Et mon voleur aurait de l’estime pour moi.
Il serait tendre et bon, n’étant pas encor roi,
Et nous serions tous deux honnêtes l’un pour l’autre.
Tenez, duc, et voyez quelle soif est la nôtre !
Vous êtes prince et vieux, deux choses que je hais,
Eh bien, pourtant peut-être, hélas ! nos vains souhaits
Gardent au fond de l’ombre une porte fermée,
Je vous aurais aimé si vous m’aviez aimée !
Mais…
Et s’éveiller avec l’arrière-goût du fiel,
Et de tous les affronts sentir qu’on est la cible !
Hélas ! vous m’avez fait le cœur noir et terrible.
Soyez maudit.
Contre vous, votre ennui, ma haine — et le tombeau.
Mais que voulez-vous donc ? dites-le !
Ne plus vivre.
Qu’a-t-elle dans la main ? grand Dieu !
Une nuit, vous étiez ivre, usage des grands.
Je vous ai pris ceci.
L’anneau !
Je vous le rends.
Ciel ! mais c’est un poison ! la mort terrible et prompte !
Boire la mort n’est rien quand on a bu la honte.
Adieu. Je prends mon vol, triste oiseau des forêts.
Personne ne m’aima. Je meurs.
Je t’adorais !