Les Quatre Stuarts
Œuvres complètes de ChateaubriandGarnier frères10 (p. 443-453).
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JACQUES II.

1685-1688.


Quand les révolutions doivent s’accomplir, on voit naître ou se maintenir aux affaires les hommes qui par leurs vertus ou leurs crimes, leur force ou leur faiblesse, conduisent ces révolutions à leur terme ; on voit en même temps mourir ou s’éloigner les hommes qui pourraient arrêter la marche des événements. Charles Ier n’était que le troisième fils de Jacques Ier ; si ses frères aînés avaient vécu, il ne serait pas arrivé à la couronne : son père, dévot, le destinait à l’église ; il se serait assis paisiblement sur le trône archiépiscopal de Cantorbéry, au lieu de monter à l’échafaud. Toute la série des événements eût été changée par l’influence personnelle des monarques qui auraient régné au lieu de Charles Ier et de ses deux fils ; les Stuarts gouverneraient peut-être encore la Grande-Bretagne.

Jacques II, homme dur et faible, entêté et fanatique, n’avait pas, lorsqu’il prit en main les rênes des trois royaumes, la moindre idée de la révolution accomplie dans les esprits ; il était resté en arrière de ses contemporains de plus d’un siècle. Il voulut tenter en faveur de l’Église romaine ce que son père n’avait pas pu même exécuter pour l’épiscopat : il se croyait le maître d’opérer un changement dans la religion de l’État aussi facilement qu’Henri VIII ; mais le peuple anglais n’était plus le peuple des Tudors, et quand Jacques eût distribué à ses sujets tous les biens du clergé anglican, il n’aurait pas fait un seul catholique. Son plus grand tort fut de jurer, en parvenant à la couronne, ce qu’il n’avait pas l’intention de tenir : la foi gardée n’a pas toujours sauvé les empires ; la foi mentie les a souvent perdus.

Jacques eut tout d’abord le cœur enflé par la folle rébellion du duc de Monmouth, si facilement réprimée. Monmouth, battu à Segmore, découvert après le combat dans des broussailles, conduit à Londres, présenté à Jacques, ne put sauver sa vie par les humbles soumissions que Jacques exilé a complaisamment racontées, croyant excuser sa faiblesse en divulguant celle des autres. La certitude de la mort rendit à Monmouth le courage, il se montra brave et léger comme Charles II son père ; il avait toutes les grâces de la courtisane sa mère : il joua avec la hache dont il fallut cinq coups pour abattre sa belle tête. On a voulu faire de Monmouth le Masque de fer : c'est toujours du roman.

Jacques, naturellement cruel, trouva un bourreau : Jeffries avait commencé ses oeuvres vers la fin du règne de Charles II, dans le procès où Russel et Sidney perdirent la vie. Cet homme, qui à la suite de l'invasion de Monmouth fit exécuter dans l'ouest de l'Angleterre plus de deux cent cinquante personnes, ne manquait pas d'un certain esprit de justice : une vertu qu'on n'aperçoit pas dans un homme de bien se fait remarquer quand elle est placée au milieu des vices.

Emporté par son zèle religieux, le monarque n'écoutait que les conseils de son confesseur, le jésuite Peters, qu'il avait entrepris de faire cardinal. Missionnaire dans sa propre cour, Jacques avait converti son ministre Sunderland, qui n'était pas plus fidèle à son nouveau dieu qu'il ne l'était à son roi. Le nonce du pape fit une entrée publique à Windsor en habits pontificaux : ces choses, qui, dans l'esprit tolérant ou indifférent de ce siècle, seraient fort innocentes aujourd'hui étaient alors criminelles aux yeux d'un peuple instruit à regarder la communion romaine comme ennemie des libertés publiques.

Le roi, ne pouvant parvenir directement à son but, voulut l'atteindre par une voie oblique ; il se fit le protecteur des quakers, et demanda la liberté de conscience pour tous ses sujets : Cromwell avait aussi recherché cette liberté, mais pour se défendre, et non pour attaquer, comme Jacques. Le roi intrigua sans succès, afin d'obtenir une majorité sur ce point dans le parlement. Ayant échoué, il publia de sa propre autorité une déclaration de liberté de conscience. Sept évêques refusèrent de la lire dans leurs églises : conduits à la Tour, puis acquittés par un jugement, leur captivité et leur élargissement devinrent un triomphe populaire. Jacques avait formé un camp qu'il exerçait à quelques milles de Londres ; il ne trouva pas les soldats plus disposés à admettre la liberté de conscience que les évêques.

Ainsi ce fut par un acte juste et généreux en principe que Jacques acheva de mécontenter la nation. On trouve aisément la double raison de cette sorte d'iniquité des faits : d'un côté il y avait fanatisme protestant ; de l'autre on sentait que la tolérance royale n'était pas sincère, et qu'elle ne demandait une liberté particulière que pour détruire la liberté générale.

Il est difficile de s'expliquer la conduite du roi sous le règne même de son frère ; il avait vu proposer un bill d'incapacité à la possession de la couronne, incapacité fondée sur la profession de toute religion qui ne serait pas la religion de l'Etat : ces dispositions hostiles pouvaient sans doute avoir irrité secrètement Jacques le catholique ; mais aussi comment ne comprit-il pas que pour conserver la couronne chez un pareil peuple, il ne le fallait pas frapper à l'endroit sensible ? Loin de là, au lieu de se modérer en parvenant au souverain pouvoir, Jacques abonda dans les mesures propres à le perdre.

La Hollande était depuis longtemps le foyer des intrigues des divers partis anglais : les émissaires de ces partis s'y rassemblaient sous la protection de Marie, fille aînée de Jacques, femme du prince d'Orange, homme qui n'inspire aucune admiration, et qui pourtant a fait des choses admirables. Souvent averti par Louis XIV, Jacques ne voulait rien croire : il lui fallut pourtant se rendre à l'évidence ; une dépêche du marquis d'Abbeville, ambassadeur de la Grande-Bretagne à La Haye, déroula à ses yeux tout le plan d'invasion. Abbeville tenait ses renseignements du grand-pensionnaire Fagel ; le comte d'Avaux avait su beaucoup plus tôt toute l'affaire. Une flotte était équipée au Texel ; elle devait agir contre l'Angleterre, où le prince d'Orange se disait appelé par la noblesse et le clergé.

Louis XIV, dont la politique avait été désastreuse et misérable jusqu'au dénouement, retrouva sa grandeur à la catastrophe ; il fit des offres magnanimes, et les aurait tenues, mais il commit en même temps une faute irréparable : au lieu d'attaquer les Pays-Bas, ce qui eût arrêté le prince d'Orange, il porta la guerre ailleurs. La flotte mit à la voile ; Guillaume débarqua avec treize mille hommes à Broxholme, dans Torbay.

A son grand étonnement, il n'y trouva personne : il attendit dix jours en vain. Que fit Jacques pendant ces dix jours ? Rien. Il avait une armée de vingt mille hommes, qui se fût battue d'abord, et il ne prit aucune résolution. Sunderland, son ministre, le vendait ; le prince Georges de Danemark, son gendre, et Anne, sa fille favorite, l'abandonnaient de même que sa fille Marie et son autre gendre Guillaume. La solitude commençait à croître autour du monarque qui s'était isolé de l'opinion nationale : il demanda des conseils au comte de Bedford, père de lord Russel, décapité sous le règne précédent à la poursuite de Jacques. « J'avais un fils, répondit le vieillard, qui aurait pu vous secourir. »

Jacques ne montra de fermeté dans ce moment critique que pour sa religion : elle avait dérobé à son profit le courage naturel du prince. Jacques rappela, il est vrai, les mesures favorables aux catholiques, et toutefois, bravant l'animadversion publique, il fit baptiser son fils dans la communion romaine : le pape fut déclaré parrain de ce jeune roi, qui ne devait point porter la couronne. La conscience était la vertu de ce Jacques II, mais il ne l'appliquait qu'à un seul objet : cette vive lumière devenait pour lui des ténèbres lorsqu'elle frappait autre chose qu'un autel.

Le prince d'Orange avançait lentement vers Londres, où la seule présence de Jacques combattait l'usurpateur. Peu à peu la défection se mit dans l'armée anglaise. Le Lilli-Bullero, espèce d'hymne révolutionnaire, fut chanté parmi les déserteurs. « Qu'on leur donne des passeports en mon nom, dit Jacques, pour aller trouver le prince d'Orange ; je leur épargnerai la honte de me trahir. »

Cependant le roi prenait la plus fatale des résolutions, celle de quitter Londres. Il fit partir d'abord la reine et son jeune fils, qu'accompagnait Lauzun, favori de la fortune, comme ses suppliants en étaient le jouet. Jacques lui-même s'embarqua sur la Tamise, y jeta le sceau de l'Etat ou plutôt sa couronne, que le flot ne lui rapporta jamais. Arrêté par hasard à Feversham, il revint à Londres, où le peuple le salua des plus vives acclamations : cette inconstance populaire pensa renverser l'oeuvre de la patiente et coupable ambition du prince d'Orange. Ce duc d'York, si brave dans sa jeunesse sous les drapeaux de Turenne et de Condé, si vaillant et si habile amiral sur les flottes de son frère Charles II, ce duc d'York ne retrouvait plus comme roi son ancien courage ; il ne s'agissait cependant pour lui que de rester et de regarder en face son gendre et sa fille. Guillaume lui fit ordonner de se retirer au château de Ham ; le monarque, au lieu de s'indigner contre cet ordre, sollicita humblement la permission de se rendre à Rochester. Le prince d'Orange devina aisément que son beau-père, en se rapprochant de la mer, avait l'intention de s'échapper du royaume ; or, c'était tout ce que désirait l'usurpateur : il s'empressa d'accorder la permission : Jacques gagna furtivement le rivage, monta sur un vaisseau qui l'attendait et que personne ne voulait prendre.

L'austère catholique qui sacrifiait un royaume à sa foi était suivi de son fils naturel, le duc de Berwick, qu'il avait eu d'Arabelle Churchill, soeur du duc de Marlborough. Marlborough devait sa fortune à Jacques ; il déserta son bienfaiteur et son maître infortuné pour se donner à un coupable heureux. Berwick et Marlborough, l'un bâtard et l'autre traître, devaient devenir deux capitaines célèbres : Marlborough ébranla l'empire de Louis XIV ; Berwick assura l'Espagne au petit-fils de ce grand roi, et ne put rendre l'Angleterre à son père, Jacques II. Berwick eut la gloire de mourir d'un coup de canon à Philipsbourg pour la France (12 juin 1734), et d'avoir mérité les éloges de Montesquieu.

Jacques aborda les champs de l'éternel exil, le 2 janvier 1689 (nouveau style), mois funeste. Il débarqua à Ambleteuse, en Picardie. Il n'avait fallu que quatre ans au dernier fils de Charles Ier pour perdre un royaume.

Une assemblée nationale convoquée à Westminster, sous le nom de Convention, déclara, le 23 février 1689, que Jacques, second du nom, en quittant l'Angleterre avait abdiqué ; que son fils, le prince de Galles, était un enfant supposé (impudent mensonge) ; que Marie, fille de Jacques, princesse d'Orange, était de droit l'héritière d'un trône délaissé : l'usurpation s'établit sur une fiction de légitimité.

Le prince d'Orange et sa femme Marie acceptèrent la succession royale, non vacante, à des conditions qui devinrent la constitution écrite de la Grande-Bretagne : tel fut le dernier acte et le dénouement de la révolution de 1640 ; ainsi furent posées, après des siècles de discordes, les limites qui séparent aujourd'hui en Angleterre le juste pouvoir de la couronne des libertés légales du peuple.

Au reste, ni Jacques ni les Anglais n'eurent aucune dignité dans cet événement mémorable : ils laissèrent tout faire à Guillaume avec une faible armée de treize mille hommes, où l'on comptait douze ou quatorze cents soldats et officiers français protestants : ceux-ci, chassés de France par la révocation de l'édit de Nantes, allèrent détrôner en Angleterre un prince catholique, allié de Louis XIV ; ainsi s'enchaînent les choses humaines. Ce fut une garde hollandaise qui fit la police à Londres et qui releva les postes de Whitehall. Les historiens de la Grande-Bretagne appellent la révolution de 1688 la glorieuse révolution ; ils se devraient contenter de l'appeler la révolution utile : les faits en laissent le profit, mais en refusent la gloire à l'Angleterre. Le plus léger degré de fermeté dans le roi Jacques aurait suffi pour arrêter le prince Guillaume ; presque personne dans le premier moment ne se déclara en sa faveur.

Au surplus, cette révolution, qui aurait pu être retardée, n'en était pas moins inévitable, parce qu'elle était opérée dans l'esprit de la nation. Si Jacques parut frappé de vertige au moment décisif ; si pendant son règne on ne le vit occupé qu'à se créer une place de sûreté en Angleterre, ou un moyen de fuite en France ; s'il se laissa trahir de toutes parts ; s'il ne profita ni des avis ni des offres de Louis XIV, c'est qu'il avait la conscience que ses destins étaient accomplis. La liberté méconnue sous Jacques Ier, ensanglantée sous Charles Ier, déshonorée sous Charles II, attaquée sous Jacques II, avait pourtant été conservée dans les formes constitutionnelles, et ces formes la transmirent à la nation, qui continua de féconder le sol natal après l'expulsion des Stuarts.

Ces princes ne purent jamais pardonner au peuple anglais les maux qu'il leur avait fait endurer ; le peuple anglais ne put jamais oublier que ces princes avaient essayé de lui ravir ses droits : il y avait de part et d'autre trop de justes ressentiments et trop d'offenses. Toute confiance réciproque étant détruite, on se regarda en silence pendant quelques années. Les générations qui avaient souffert ensemble, également fatiguées, consentirent à achever leurs jours ensemble ; mais les générations nouvelles, qui ne sentaient pas cette lassitude, qui, ne nourrissant plus d'inimitiés, n'avaient pas besoin d'entrer dans les compromis du malheur, ces générations revendiquèrent les fruits du sang et des larmes de leurs pères : il fallut dire adieu aux choses du passé. Il ne restait dans les deux partis à la révolution de 1688 que quelques témoins de la catastrophe de 1649 : Jacques lui-même, qui allait mourir dans l'exil, et le vieux régicide Ludlow, qui revint de l'exil pour jouir du plaisir de voir chasser un roi dont il avait condamné le père. Ludlow se trouva d'ailleurs tout aussi étranger dans Londres avec ses principes républicains que Jacques avec ses maximes de pouvoir absolu.

Mais nous nous trompons dans ce récit : un autre personnage assista encore à l'avènement de Guillaume. Le nommé Clark, du comté d'Erford, avait eu un procès avec ses filles. Après la mort de son fils unique, il vint plaider à Londres ; il lui prit envie d'assister à une séance de la chambre haute. Un homme lui demanda s'il avait jamais rien vu de semblable. « Non pas, répondit Clark, depuis que j'ai cessé de m'asseoir dans ce fauteuil. » Il montrait le trône : c'était Richard Cromwell.

Les Stuarts auraient-ils pu régner après la restauration ? Très facilement, en faisant ce que fit Guillaume en Angleterre, ce qu'a fait Louis XVIII en France, en donnant une charte, en acceptant de la révolution ce qu'elle avait de bon, d'invincible, ce qui était accompli dans les esprits et dans le siècle, ce qui était terminé dans les moeurs, ce qu'on ne pouvait essayer de détruire, sans remonter violemment les âges, sans imprimer à la société un mouvement rétrograde, sans bouleverser de nouveau la nation. Les révolutions qui arrivent chez les peuples dans le sens naturel, c'est-à-dire dans le sens de la marche progressive du temps, peuvent être terribles, mais elles sont durables ; celles que l'on tente en sens contraire, c'est-à-dire en rebroussant le cours des choses, ne sont pas moins sanglantes ; mais, fléau d'un moment, elles ne fondent, elles ne créent rien ; tout au plus elles peuvent exterminer.

Les Stuarts ont passé, les Bourbons resteront, parce qu'en nous rapportant leur gloire, ils ont adopté les libertés récentes, douloureusement enfantées par nos malheurs. Charles II débarqua à Douvres les mains vides : il n'avait dans ses bagages que des vengeances et le pouvoir absolu : Louis XVIII s'est présenté à Calais, tenant d'une main l'ancienne loi, de l'autre la loi nouvelle avec l'oubli des injures et le pouvoir constitutionnel : il était à la fois Charles II et Guillaume III ; la légitimité déshéritait l'usurpation. Le loyal Charles X, imitant son auguste frère, n'a voulu ni changer le culte national, ni détruire ce qu'il avait juré de maintenir. Alors le drame de la révolution s'est terminé ; la France entière s'est reposée avec joie, amour et reconnaissance, sous la protection de ses anciens monarques. Tout a été renversé par la tempête autour du trône de saint Louis, et ce trône est demeuré debout : il s'élève au coeur de la France comme ces antiques et vénérables ouvrages de la patrie, comme ces vieux monuments des siècles qui dominent les édifices modernes, et au pied desquels vient se jouer la jeune postérité.

Retournons au roi Jacques : que devint-il ? « Le lendemain, jour que le roi d'Angleterre arrivait, le roi l'alla attendre à Saint-Germain dans l'appartement de la reine. Sa Majesté y fut une demi-heure ou trois quarts d'heure avant qu'il arrivât : comme il était dans la garenne, on le vint dire à Sa Majesté, et puis on vint avertir quand il arriva dans le château. Pour lors Sa Majesté quitta la reine d'Angleterre, et alla à la porte de la salle des gardes au-devant de lui. Les deux rois s'embrassèrent fort tendrement, avec cette différence que celui d'Angleterre, y conservant l'humilité d'une personne malheureuse, se baissa presque aux genoux du roi. Après cette première embrassade, au milieu de la salle des gardes, ils se reprirent encore d'amitié, et puis, en se tenant la main serrée, le roi le conduisit à la reine, qui était dans son lit. Le roi d'Angleterre n'embrassa point sa femme, apparemment par respect.

« Quand la conversation eut duré un quart d'heure, le roi mena le roi d'Angleterre à l'appartement du prince de Galles. La figure du roi d'Angleterre n'avait pas imposé aux courtisans : ses discours firent encore moins d'effet que sa figure. Il conta au roi dans la chambre du prince de Galles, où il y avait quelques courtisans, le plus gros des choses qui lui étaient arrivées, et il les conta si mal, que les courtisans ne voulurent point se souvenir qu'il était Anglais, que par conséquent il parlait fort mal français, outre qu'il bégayait un peu, qu'il était fatigué, et qu'il n'est pas extraordinaire qu'un malheur aussi considérable que celui où il était diminuât une éloquence beaucoup plus parfaite que la sienne. »

Louis XIV donna une flotte au roi Jacques, et l'envoya en Irlande. Il perdit la bataille de la Boyne (juin 1690) et revint à Saint-Germain. Un parti assez nombreux voulait le rappeler au trône ; il négociait et brouillait tout par ses prétentions. Bossuet se montrait moins exigeant que lui ; il soutenait qu'un roi catholique pouvait tolérer la prééminence de la religion protestante dans ses Etats ; toutefois Bossuet laisse apercevoir, en avançant ce principe, une arrière-pensée peu digne de son génie et de sa vertu.

Jacques vit du cap de La Hogue la destruction de la seconde flotte qui le devait porter une seconde fois dans les trois royaumes. « Ma mauvaise étoile, écrivait-il à Louis XIV, a fait sentir son influence sur les armes de Votre Majesté, toujours victorieuses jusqu'à ce qu'elles aient combattu pour moi : je vous supplie donc de ne plus prendre intérêt à un prince aussi malheureux. »

Louis XIV sentit la valeur de ces paroles, et son intérêt redoubla pour son auguste client : il arma encore en 1696 au soutien du parti jacobite. Jacques se refusa à tout complot d'assassinat sur Guillaume ; il ne voulut point non plus monter au trône de Pologne que son hôte royal se chargeait de lui faire obtenir. A l'époque du traité de Ryswick, Louis XIV, qui allait être forcé de reconnaître Guillaume pour roi d'Angleterre, proposa à Guillaume de reconnaître à son tour le jeune fils de Jacques pour héritier de lui Guillaume. Le prince d'Orange, qui n'avait pas d'enfants, y consentait ; Jacques s'y refusa. « Je me résigne à l'usurpation du prince d'Orange, dit-il, mais mon fils ne peut tenir la couronne que de moi ; l'usurpation ne saurait lui donner un titre légitime. » Il y a dans tout cela de la grandeur, et une sorte de politique négative magnanime. Jacques détrôné et n'étant plus qu'un simple chrétien cessait d'être un homme vulgaire. N'être frappé que des dévotions de ce prince avec les Jésuites, c'est prendre la moquerie pour l'histoire.

Jacques eut la consolation et la douleur de voir quelquefois dans sa retraite les sujets fidèles à sa mauvaise fortune. « Ils se formèrent en une compagnie de soldats au service de France, dit Dalrymple ; ils furent passés en revue par le roi (Jacques) à Saint-Germain-en-Laye. Le roi salua le corps par une inclination et le chapeau bas ; il revint, s'inclina de nouveau, et fondit en larmes. Ils se mirent à genoux, baissèrent la tête contre terre ; puis se relevant tous à la fois, ils lui firent le salut militaire... Ils étaient toujours les premiers dans une bataille et les derniers dans la retraite. Ils manquèrent souvent des choses les plus nécessaires à la vie ; cependant on ne les entendait jamais se plaindre, si ce n'est des souffrances de celui qu'ils regardaient comme leur souverain. »

Il y a un fait assez peu connu : Marie Stuart avait désiré que la compagnie écossaise au service de France fût commandée par un des fils des rois d'Ecosse ; on trouve en effet que Charles Ier et Jacques II furent tour à tour capitaines de cette compagnie. Les Jacobites, qui prirent plusieurs fois les armes ou pour Jacques ou pour le prétendant son fils, marquèrent d'un caractère touchant une vieille société expirante. Guillaume avait chassé Jacques de l'Angleterre au refrain d'une chanson révolutionnaire : on croit que le fameux God save the king, dont l'air est d'origine française, est un hymne religieux entonné par les Jacobites en marchant au combat. La loyauté, la légitimité et la religion catholique de la vieille Angleterre, ont légué une chanson à la liberté, à l'usurpation et à la communion protestante de l'Angleterre nouvelle.

Afin de punir les montagnards écossais qui se soulevèrent dans la suite pour le fils de leur ancien maître, le gouvernement anglais ne vit pas de moyen plus sûr que de les obliger à quitter le vêtement et les usages de leurs pères : leur petit jupon et leur musette. En les dépouillant de leur ancien habit, on espéra leur enlever leur antique vertu.

Jacques passa le reste de son exil à écrire les Mémoires de sa vie : la piété lui tenait lieu de puissance ; retiré dans sa conscience, empire dont il ne pouvait être chassé, ses souvenirs le faisaient vivre dans le passé, sa religion dans l'avenir. Il avait écrit de sa propre main cette courte prière : « Je vous remercie, ô mon Dieu ! de m'avoir ôté trois royaumes, si c'était pour me rendre meilleur. »

Il mourut en paix à Saint-Germain, le 16 septembre 1701.

Le prince de Galles, son fils, qui porta quelque temps le nom de Jacques III, et qui quitta ce monde le 2 janvier 1766 (toujours ce mois de janvier), eut deux fils : Charles-Edouard, le prétendant, et Henri-Benoît, cardinal d'York. Le prince Edouard avait du héros, mais il n'était plus dans ce siècle des Richard Coeur-de-Lion, où un seul chevalier conquérait un royaume. Le prétendant aborda en Ecosse au mois d'août 1745 : un lambeau de taffetas apporté de France lui servit de drapeau ; il rassembla sous ce drapeau dix mille montagnards, s'empara d'Edimbourg, passa sur le ventre de quatre mille Anglais à Preston, et s'avança jusqu'à quatorze lieues de Londres.

S'il eût pris la résolution d'y marcher, on ne peut dire ce qui serait arrivé.

Obligé de faire un mouvement rétrograde devant le duc de Cumberland, le prétendant gagna néanmoins la bataille de Falkirk ; mais il essuya une défaite complète à Culloden. Errant dans les bois, couvert de haillons, exténué de fatigue, mourant de faim, le souverain de droit de trois royaumes vit se renouveler en lui les aventures de son oncle, Charles second : mais il n'y eut point de restauration pour Edouard, et il ne laissa à ses amis que des échafauds.

Revenu en France, il en fut chassé par le traité d'Aix-la-Chapelle (1748). Arrêté au spectacle, conduit à Vincennes presque enchaîné, il se retira d'abord à Bouillon, ensuite à Rome : Louis XIV ne régnait plus. Le pape Grégoire le Grand renvoyait comme missionnaires dans l'île des Bretons de jeunes esclaves bretons baptisés : douze siècles après, la Grande-Bretagne renvoyait à son tour aux souverains pontifes des rois bretons confesseurs de la foi.

L'illustre banni s'attacha à une princesse dont Alfieri a continué la généreuse renommée. Edouard éprouva ce qu'éprouvent les grands dans l'adversité : on l'abandonna. Il avait pour lui son bon droit ; mais le malheur prescrit contre la légitimité. Les petits-fils de Louis XV devaient errer en Europe comme le prétendant ; ils devaient lire cet ordre sur des poteaux en Allemagne : « Il est défendu à tous mendiants, vagabonds et émigrés de s'arrêter ici plus de vingt-quatre heures. »

Edouard ne pardonna jamais au gouvernement français sa lâcheté. Vers la fin de sa vie il s'abandonna à la passion du vin, passion ignoble, mais avec laquelle du moins il rendait aux hommes oubli pour oubli. Il mourut à Florence, le 31 janvier 1788 (toujours ce mois de janvier), un peu plus d'un an avant le commencement de la révolution française. Nous avons vu nous-même mourir son frère, le cardinal d'York, le dernier des Stuarts, dans la capitale du monde chrétien. Les deux frères ont un mausolée commun : Rome leur devait bien une place dans la poussière de ses grandeurs évanouies.

Quand la maison de Marie d'Ecosse a failli, le cercueil de l'exilé de 1688 a été retrouvé en France presque au moment où l'on retrouvait en Angleterre le cercueil de la victime de 1649. Si l'on eût dit à Louis XIV : « En moins d'un siècle, votre dépouille mortelle aura disparu ; celle du prince votre royal hôte sera tout ce qui restera de vous dans le palais où vous l'avez reçu... » qu'aurait pensé Louis le Grand ?

Par la volonté de Dieu, les cendres d'un monarque étranger réclament vainement aujourd'hui au milieu de nous les cendres des rois de la patrie. La vieille abbaye de Dagobert a mal gardé ses trésors ; Jacques II, en se réveillant à Saint-Germain, n'a aperçu à Saint-Denis que Louis XVI. La tombe du fils de Charles Ier s'élève au-dessus de nos ruines : triste témoin de deux révolutions, preuve extraordinaire de la contagieuse fatalité attachée à la race des Stuarts.






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