Les Quatre Stuarts
Œuvres complètes de ChateaubriandGarnier frères10 (p. 400-406).
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RELATION VÉRITABLE

DE LA MORT DU ROI DE LA GRANDE-BRETAGNE

AVEC

LA HARANGUE FAITE PAR SA MAJESTÉ SUR L’ÉCHAFAUD
IMMÉDIATEMENT AVANT SON EXÉCUTION


Le vingt-neuvième jour de janvier, sur les dix heures du matin, le roi fut conduit de Saint-James, à pied, par dedans le parc, au milieu d’un régiment d’infanterie, tambour battant et enseignes déployées, avec sa garde ordinaire, armée de pertuisanes, quelques-uns de ses gentilshommes devant et après lui, la tête nue ; le sieur Juxon, docteur en théologie, ci-devant évêque de Londres, le suivait, et le colonel Thomlinson, qui avait la charge de Sa Majesté, parlant à lui la tête nue, depuis le parc de Saint-James, au travers de la galerie de Whitehall, jusques en la chambre de son cabinet[1], où il couchait ordinairement et faisait ses prières : où étant arrivé il refusa de dîner, pour autant que (ayant communié une heure avant) il avait bu ensuite un verre de vin et mangé un morceau de pain.

« De là il fut accompagné par ledit sieur Juxon, le colonel Thomlinson et quelques autres officiers qui avaient charge de le suivre, et de sa garde du corps, environné de mousquetaires depuis la salle à banqueter joignant laquelle l’échafaud[2] était dressé, tendu de deuil, avec la hache et le chouquet au milieu. Plusieurs compagnies de cavalerie et d’infanterie étaient rangées aux deux côtés de l’échafaud, avec confusion de peuple pour voir ce spectacle. Le roi étant monté sur l’échafaud jeta les yeux attentivement sur la hache et le chouquet, et demanda au colonel Hacker s’il n’y en avait point de plus haut, puis parla comme il s'ensuit, adressant ses paroles particulièrement au colonel Thomlinson :

« J'ai fort peu de choses à dire, c'est pourquoi je m'adresse à vous, et vous dirai que je me tairais fort volontiers si je ne craignais que mon silence ne donnât sujet à quelques-uns de croire que je subis la faute comme je fais le supplice ; mais je crois que pour m'acquitter envers Dieu et mon pays je dois me justifier comme bon chrétien et bon roi, et finalement comme homme de bien.

« Je commencerai premièrement par mon innocence ; et en vérité je crois qu'il ne m'est pas nécessaire de vous entretenir longtemps sur ce sujet. Tout le monde sait que je n'ai jamais commencé la guerre avec les deux chambres du parlement, et j'appelle Dieu à témoin (auquel je dois bientôt rendre compte) que je n'ai jamais eu intention d'usurper sur leurs privilèges ; au contraire, ils commencèrent eux-mêmes en se saisissant des arsenaux ; ils confessent qu'ils m'appartiennent, mais ils jugèrent qu'il était nécessaire de me les ôter ; et pour le faire court, si quelqu'un veut regarder les dates des commissions de leurs députés et des miens comme des déclarations, il verra évidemment qu'ils ont commencé ces malheureux désordres, et non pas moi : de sorte que j'espère que Dieu vengera mon innocence... Non, je ne le veux pas ! j'ai de la charité ; à Dieu ne plaise que j'en impute la faute aux deux chambres du parlement ; il n'est pas besoin ni de l'une ni de l'autre ; j'espère qu'ils sont exempts de ce crime, car je crois que les mauvais ministres d'entre eux et moi ont été les causes principales de tout ce sang répandu. Tellement que, par manière de parler, comme je m'en trouve exempt, j'espère (et prie Dieu qu'ainsi soit) qu'ils le soient aussi. Néanmoins à Dieu ne plaise que je sois si mauvais chrétien que je ne confesse que les jugements de Dieu sont justes contre moi : car souventes fois il punit justement par une injuste vengeance ; cela se voit ordinairement. Je dirai seulement qu'un injuste arrêt [3] que j'ai souffert être exécuté est puni à présent par un autre injuste, donné contre moi-même . Ce que j'ai dit jusque ici est pour vous faire voir mon innocence.

« Maintenant, pour vous faire voir que je suis un bon chrétien, voilà un honnête homme (montrant au doigt le sieur Juxon), lequel portera témoignage que j'ai pardonné à tout le monde, et en particulier à ceux qui sont auteurs de ma mort ; quels y sont, Dieu le sait, je prie Dieu de leur pardonner. Mais ce n'est pas tout : il faut que ma charité passe plus avant ; je souhaite qu'ils se repentent, car véritablement ils ont commis un grand péché en cette occurrence. Je prie Dieu avec saint Etienne qu'ils n'en reçoivent pas la punition ; non-seulement cela, mais encore qu'ils puissent prendre la vraie voie d'établir la paix dans le royaume ; car la charité me recommande non-seulement de pardonner aux personnes particulières, mais aussi de tâcher jusqu'à mon dernier soupir de mettre la paix dans le royaume.

« Ainsi, messieurs, je le souhaite de toute mon âme et espère qu'il y a quelques-uns ici [4] qui le feront connaître plus loin, afin d'aider à la pacification du royaume.

« Maintenant, messieurs, il vous faut faire voir comme vous êtes en un mauvais chemin, et vous remettre en un meilleur. Premièrement, pour vous montrer que vous vous détournez de la justice, je vous dirai que tout ce que vous avez jamais fait, à ce que j'en ai pu concevoir, a été par voie de conquête ; certainement c'est une fort mauvaise voie : car une conquête. messieurs, n'est jamais juste, s'il n'y a quelque bonne et légitime cause, soit pour quelque tort reçu, ou en ayant droit légitime ; et alors si vous outrepassez cela, la première contestation que vous en avez rend votre cause injuste à la fin, quoiqu'elle fût juste au commencement ; mais si ce n'est que par conquête, c'est une grande volerie, comme un pirate reprocha un jour à Alexandre qu'il était le grand voleur ; et pour lui, qu'il se contentait d'avoir le nom de petit. De sorte, messieurs, que je trouve la voie que vous prenez fort mauvaise à présent. Messieurs, pour vous mettre en un bon chemin, soyez assurés que vous ne ferez jamais bien, et que Dieu ne vous assistera jamais, que vous ne donniez à Dieu ce qui appartient à Dieu et au roi ce qui appartient au roi (je veux dire à mes successeurs) et au peuple. Je suis autant pour le peuple qu'aucun de vous. Il vous faut donner à Dieu ce qui appartient à Dieu, en réglant son Eglise droitement (selon l'Ecriture), laquelle est à présent en désordre. Pour vous en dire la voie en détail présentement, je ne le puis faire ; je vous dirai seulement qu'il serait bon d'assembler un synode national, où chacun pourrait disputer avec toute liberté, et que les opinions qui paraîtraient évidemment bonnes fussent suivies.

« Quant au roi, en vérité, je ne le veux pas... » Puis se tournant, vers un gentilhomme qui touchait la hache, dit : « Ne gâtez pas la hache [5] . » « Quant au roi, les lois du royaume vous en instruisent clairement, et partant, d'autant que cela me touche en particulier, je ne vous en dis qu'un mot en passant.

« Pour le peuple, certainement je désire autant sa liberté et franchise que qui que ce soit ; mais il faut que je vous dise qu'elle consiste à être conservée par les lois, par lesquelles ils soient assurés de leur vie et de leurs biens : ce n'est pas qu'il faille qu'ils aient part au gouvernement, messieurs ; cela ne leur appartient pas. Un souverain et un sujet sont bien différents l'un de l'autre, et partant jusques à ce que vous fassiez cela (je veux dire que vous mettiez le peuple en cette sorte de liberté), certainement ils n'en auront jamais.

« Messieurs, c'est pour ce sujet que je suis ici. Si j'eusse voulu donner lieu à un arbitrage, afin de changer les lois suivant la puissance du glaive, j'eusse pu éviter ceci, et partant je vous dis (et prie Dieu qu'il en détourne son châtiment de dessus vous) que je suis martyrisé pour le peuple.

« Véritablement, messieurs, je ne vous tiendrai pas plus longtemps ; je vous dirai seulement que j'eusse bien pu demander quelque peu de temps pour mettre ceci en meilleur ordre, et le digérer mieux ; partant j'espère que vous m'excuserez.

« J'ai déchargé ma conscience ; je prie Dieu que vous preniez les voies les plus propres pour le bien du royaume et votre propre salut. »

« Alors le sieur Juxon dit au roi : « Plaît-il à Votre Majesté (encore que l'affection qu'elle a pour la religion soit assez connue) de dire quelque chose pour la satisfaction du peuple ? »

- " Je vous remercie de tout mon coeur, monseigneur, parce que je l'avais presque oublié. Certainement, messieurs, je crois que ma conscience et ma religion est fort bien connue de tout le monde, et partant je déclare devant vous tous que je meurs chrétien, professant la religion de l'Eglise anglicane, en l'état que mon père l'a laissée, et je crois que cet honnête homme (en montrant le sieur Juxon) le témoignera. »

« Puis, se tournant vers les officiers, dit : « Messieurs, excusez-moi en ceci, ma cause est juste et mon Dieu est bon ; je n'en dirai pas davantage. »

« Puis il dit au colonel Hacker : « Ayez soin, s'il vous plaît, que l'on ne me fasse point languir. »

« Et alors un gentilhomme approchant auprès de la hache, le roi lui dit : « Prenez garde à la hache, je vous prie ; prenez garde à la hache. »

« Ensuite de quoi, le roi parlant à l'exécuteur, dit : « Je ferai ma prière fort courte, et lorsque j'étendrai les bras... »

« Puis le roi demanda son bonnet de nuit au sieur Juxon, et l'ayant mis sur sa tête, il dit à l'exécuteur : « Mes cheveux vous empêchentils ? " Lequel le pria de les mettre sous son bonnet ; ce que le roi fit étant aidé de l'évêque et de l'exécuteur. Puis le roi, se tournant derechef vers le sieur Juxon, dit : « Ma cause est juste, et mon Dieu est bon. »

« Le sieur Juxon : « Il n'y a plus qu'un pas, mais ce pas est fâcheux ; il est fort court, et pouvez considérer qu'il vous portera bien loin promptement ; il vous transportera de la terre au ciel, et là vous trouverez beaucoup de joie et de réconfort. »

« Le roi : « Je vais d'une couronne corruptible à une incorruptible, où il ne peut pas y avoir de trouble ; non, aucun trouble du monde. »

« Juxon : « Vous changez une couronne temporelle à une éternelle ; un fort bon change. »

« Le roi dit à l'exécuteur : « Mes cheveux sont-ils bien ? " Le roi ôta son manteau, et donna son cordon bleu, qui est l'ordre de Saint-Georges, audit sieur Juxon, disant : « Souvenez-vous... »

« Puis le roi ôta son pourpoint, et étant en chemisette, remit son manteau sur ses épaules ; puis, regardant le chouquet, dit à l'exécuteur : « Il vous le faut bien attacher. »

« L'exécuteur : « Il est bien attaché. »

« Le roi : « On le pouvait faire un peu plus haut. »

« L'exécuteur : « Il ne saurait être plus haut, sire. »

« Le roi : « Quand j'étendrai les bras ainsi, alors... " Après quoi ayant dit deux ou trois paroles tout bas, debout, les mains et les yeux levés en haut, s'agenouilla incontinent, mit son col sur le chouquet, et lors l'exécuteur remettant encore ses cheveux sous son bonnet, le roi dit (pensant qu'il allait frapper) : « Attendez le signe. »

« L'exécuteur : « Je le ferai, s'il plaît à Votre Majesté. »

« Et une petite pause après, le roi étendit les bras. L'exécuteur sépara la tête de son corps d'un seul coup, et quand la tête du roi fut tranchée, l'exécuteur la prit dans sa main et la montra aux spectateurs, et son corps fut mis en un coffre couvert, pour ce sujet, de velours noir. Le corps du roi est à présent dans sa chambre à Whitehall. »

Sic transit gloria mundi.

( Fin de la relation .)

Clarendon raconte que le corps du roi, qui se voyait le soir de l'exécution dans sa chambre à Whitehall, ne put être retrouvé à la restauration de Charles II. Cependant Herbert avait positivement écrit que l'inhumation avait eu lieu à Windsor, dans le caveau du choeur de la chapelle de Saint-Georges, où reposaient les restes de Henri VIII et de Jeanne Seymour. Des ouvriers travaillant dans cette chapelle, en 1813, ouvrirent par hasard le caveau. Le prince régent, aujourd'hui Georges IV, ordonna des recherches ; on découvrit un cercueil de plomb ; sur ce cercueil était une plaque portant ces mots : Charles Roi ; ce qui était conforme en tout au récit d'Herbert.

Une entaille fut pratiquée dans le couvercle, et, après l'enlèvement d'une toile imprégnée d'une matière grasse, on vit apparaître le visage d'un mort, dont les traits brouillés et confus ressemblaient au portrait de Charles Ier. D'après le procès-verbal de sir Henri Halford, la tête du cadavre, séparée du tronc, avait les yeux à demi ouverts, et l'on put teindre un mouchoir blanc d'un sang encore assez liquide. Ce témoin extraordinaire, de retour de la tombe après le meurtre de Louis XVI, est venu déposer des fautes des rois, des excès des peuples, de la marche du temps, de l'enchaînement des événements et de la complicité du crime de 1649 avec celui de 1793.

Une omission frappe dans la relation populaire de l'exécution de Charles : cette relation ne parle point du masque des bourreaux. Ludlow, le régicide, se tait aussi sur ce fait. La petite feuille dont il s'agit ne put être vendue dans les rues de Londres qu'après avoir passé à la censure des hommes de la liberté. Or, des bourreaux sous le masque étaient ou une affreuse saturnale, ou l'aveu qu'un meurtre avait été accompli sur une tête qu'aucune créature à visage d'homme n'avait le droit de toucher.

Pour arriver à la fatale exécution, Cromwell avait eu besoin de ces ris et de ces larmes qui, se contrariant en lui, déjouaient leur mutuelle hypocrisie ; il redevint franc après le coup : il se fit ouvrir le cercueil, et s'assura, en touchant la tête de son roi, qu'elle était véritablement séparée du corps ; il remarqua qu'un homme aussi bien constitué aurait pu vivre de longues années. Le terrible Cromwell, obscur et inconnu comme le destin, en avait dans ce moment l'orgueil inexorable : il se délectait dans la victoire par lui remportée sur un monarque et sur la nature.

Les meurtriers ses compagnons ne partageaient pas dans ce moment son assurance et sa joie. Tous s'étaient hâtés de quitter la scène sanglante. Le principal bourreau, Hulet, capitaine au régiment de cavalerie du colonel Hewson, se jeta, pour traverser la Tamise, dans le bateau d'un marinier appelé Smith : celui-ci fut contraint par des mousquetaires de le prendre à son bord. S'étant éloigné du rivage, Smith dit au sinistre passager : « Etes-vous le bourreau qui a coupé la tête du roi ? » - « Non, répondit Hulet, vrai comme je suis un pécheur devant Dieu. » Et il tremblait de tout son corps. Smith, toujours ramant, reprit : « Etes-vous le bourreau qui a coupé la tête du roi ? » Hulet nia de nouveau, raconta qu'on l'avait retenu prisonnier à Whitehall, mais qu'on s'était emparé de ses instruments. Smith lui dit : « Je coulerai bas mon bateau si vous ne me dites la vérité. » La tête du roi avait été payée 100 livres sterling à Hulet. « Je prouverai que c'est toi qui as porté le coup, lui dit l'avocat général Turner, lors du procès des régicides, et je t'arracherai ton masque [6] . »




Notes modifier

  1. Le roi avait demandé le cabinet et la petite chambre prochaine. (Cette note et les suivantes sont de l’auteur de la Relation. N.d.A.)
  2. C’était proche ou en ce lieu-là même que fut tué un bourgeois et trente blessés ; premier sang de cette dernière guerre.
  3. L'arrêt de mort du comte de Strafford.
  4. Se tournant vers quelques gentilshommes qui écriraient ce qu'il disait.
  5. Voulant dire qu'il n'en gâtât pas le tranchant.
  6. Regicide's trial . (N.d.A.)




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