Les Quatre Stuarts/V
CROMWELL
Tous ces revers tinrent à un homme : non que Cromwell fût l’adversaire de Charles (dans ce cas encore la lutte eût été trop inégale), mais Cromwell était la destinée visible du moment. Charles, le prince Rupert, les partisans du roi, remportaient-ils quelque avantage, cet avantage devenait inutile par la présence de Cromwell. Moins les talents de cet homme étaient éclatants, plus il paraissait surnaturel : bouffon et trivial dans ses jeux, lourd et ténébreux dans son esprit, embarrassé dans sa parole, ses actions avaient la rapidité et l’effet de la foudre. Il y avait quelque chose d’invincible dans son génie, comme dans les idées nouvelles dont il était le champion.
Olivier Cromwell, fils de Robert Cromwell et d’Elisabeth Stewart, naquit à Huntingdon, le 24 avril v. s., la dernière année du seizième siècle. Robert eut dix enfants, et Olivier fut le second de ses fils. Les frères d’Olivier moururent en bas âge. Milton a exalté et d’autres ont ravalé la famille du Protecteur : il a dit lui-même, dans un de ses discours, qu’il n’était ni bien ni mal né, ce qui était modeste, car sa naissance était bonne et ses alliances surtout remarquables. Les premiers biographes de Cromwell, particulièrement les premiers biographes français, l’envoient servir d’abord sur le continent, et le font comparaître devant le cardinal de Richelieu, qui prédit la grandeur future du jeune Anglais : ces fables sont aujourd’hui abandonnées. Cromwell reçut les premiers rudiments des lettres à Huntingdon, sous un docteur Thomas Beard, ministre dans cette petite ville. Le docteur fut un mauvais maître, quoiqu’il composât des pièces de théâtre pour ses écoliers ; Cromwell ne sut jamais correctement l’orthographe.
Envoyé à Cambridge au collège de Sydney-Sussex (23 avril 1616), il étudia sous Richard Howlet, apprit un peu de latin : Waller veut qu’il sût bien l’histoire grecque et romaine. Il aimait les livres, écrivait facilement de mauvaise prose et de méchants vers.
Son père étant mort, sa mère le rappela auprès d’elle. Pendant deux années, Olivier fut la terreur de la petite ville d’Huntingdon par ses excès. Envoyé à Lincoln-Inn pour s’instruire dans les lois, au lieu de s'y appliquer, il se plongea dans la débauche. Revenu de Londres en province, il se maria à Elisabeth Bourchier, fille de sir James Bourchier, du comté d'Essex. Elle était laide et assez vaine de sa naissance : une seule lettre d'elle, qui nous reste, montre qu'elle avait reçu l'éducation la plus négligée [1] .
Cromwell, qui n'avait que vingt-et-un ans au moment de son mariage, changea subitement de moeurs, entra dans la secte puritaine, et fut saisi de l'enthousiasme religieux, tantôt feint, tantôt vrai, qu'il conserva toute sa vie. Nous verrons plus tard les contrastes de son caractère.
Une succession ayant donné quelque aisance à Cromwell, il devint gentleman farmer dans l'île d'Ely, et fut élu membre du troisième parlement de Charles en 1628. Il ne se fit remarquer que par son ardeur religieuse et par ses déclamations contre les évêques de Winchester et de Winton. Sa voix était aigre et passionnée, ses manières rustiques, ses vêtements sales et négligés. Cromwell était d'une taille ordinaire (cinq pieds cinq pouces environ) ; il avait les épaules larges, la tête grosse et le visage enflammé.
Après la dissolution du parlement de 1628, Cromwell disparaît ; on ne le retrouve qu'à la convocation du parlement de 1640, On sait seulement que les censures de l'intolérance de la chambre étoilée ayant déterminé beaucoup de citoyens à passer à la Nouvelle-Angleterre, Hampden et son cousin Olivier Cromwell résolurent de s'expatrier. Ils avaient choisi pour le lieu de leur résidence, dans des pays sauvages, une petite ville puritaine, fondée en 1635, sous le nom de Say-Brook, par lord Brook et lord Say. Cromwell et Hampden étaient déjà à bord d'un vaisseau sur la Tamise, lorsque cette proclamation les contraignit de débarquer : « Il est défendu à tous marchands, maîtres et propriétaires de vaisseaux de mettre en mer un vaisseau ou des vaisseaux avec des passagers, avant d'en avoir obtenu licence spéciale de quelques-uns des lords du conseil privé de Sa Majesté, chargés des plantations d'outre-mer. »
Hampden et Cromwell, au lieu de s'aller ensevelir dans les déserts de l'Amérique, furent retenus en Angleterre par les ordres de Charles Ier : il n'y a pas dans les annales des hommes un exemple plus frappant de la fatalité.
Obligé de rester en Angleterre par la volonté du roi qu'il devait conduire à l'échafaud, Cromwell, ne sachant où jeter son inquiétude, s'opposa au dessèchement très utile des marais de Cambridge, de Huntingdon, Northampton et Lincoln, dessèchement entrepris par le comte de Bedford. Les personnages puissants qu'il attaquait lui donnèrent le surnom dérisoire de lord des marais ; mais le parti populaire et puritain, à cause même de cette attaque contre de nobles hommes, choisirent Cromwell membre de la chambre des communes pour Cambridge, au parlement du 5 mai 1640. Ce quatrième parlement ayant été subitement dissous, l'obscur député reparut enfin, la même année, dans ce long parlement qui devait faire sa puissance et qu'il devait détruire.
La révolution qui commençait sa marche ne se trompait pas sur son chef, bien que ce chef fût encore le membre le plus ignoré de ces fameuses communes. Au premier cri de la guerre civile, le génie du protecteur s'éveilla. Volontaire d'abord, et puis colonel parlementaire, Cromwell leva un régiment de fanatiques qu'il soumit à la plus sévère discipline : le moine devient facilement soldat. Pour vaincre le principe d'honneur qui animait les cavaliers, Cromwell enrôla à son service le principe religieux qui enflammait les têtes rondes . Il fut bientôt l'âme de tout : il refondit et reconstitua l'armée ; et sachant se faire exempter des bills qu'il inspirait au parlement, il restait pouvoir arbitraire au milieu d'une faction toute démocratique.
Note
modifier- ↑ Il ne faut pourtant pas confondre les fautes d'orthographe et de langue, dans les manuscrits de la première partie du XVIIIe siècle, avec l'orthographe et les langues de cette époque, qui n'étaient pas fixées et variaient encore dans chaque pays, selon les provinces. (N.d.A.)