Les Quatre Philosophes/Le Sceptique

Les Quatre Philosophes
Traduction par Anonyme.
(Œuvres philosophiques. Tomes 1 et 2p. 185-229).

LE SCEPTIQUE.

Je me suis défié, de bonne heure, de toutes les décisions des philosophes : & je me suis toujours senti plus de penchant à disputer sur leurs dogmes qu’à les embrasser. Il y a une méprise où ils me paroissent tomber tous sans exception, c’est de trop resserrer leurs principes, & de ne tenir aucun compte de cette variété que la nature affecte si fort dans toutes ses productions. Un philosophe s’attache à un principe favori, qui lui fournit quelques bonnes explications ; aussi-tôt il veut y soumettre tout l’univers, & y réduire tous les phénomenes ; ce qui le jette dans des raisonnemens forcés, & dans des absurdités sans nombre. Son étroite capacité ne lui permettant pas de porter sa vue fort loin, il s’imagine que la nature est aussi bornée dans ses ouvrages qu’il l’est lui-même dans ses spéculations.

Cette foiblesse se manifeste sur-tout dans les discussions qui ont pour objet la vie humaine, & la méthode de parvenir au bonheur. Ici les bornes des passions se joignent aux bornes de l’esprit pour égarer le philosophe. Chacun a son inclination dominante, à laquelle les autres sont subordonnées, & qui, sans lui laisser presque aucun repos, le gouverne durant tout le cours de sa vie. Il n’est pas aisé de lui faire comprendre que les choses qu’il trouve entiérement indifférentes, puissent avoir, pour les autres hommes, des agrémens dont il n’a point d’idée. À l’en croire, ce qu’il recherche est toujours le plus estimable ; ce qu’il desire mérite le mieux d’être desiré ; la route qu’il suit est la seule qui mene au bonheur.

Il y a mille exemples & mille argumens familiers, propres à détromper ces philosophes ; mais il faudroit auparavant qu’ils sussent se défaire des préjugés dont leur raison est offusquée. Ils n’auroient qu’à réfléchir sur cette grande diversité de penchans qu’on observe dans l’espece humaine. Où est l’homme qui ne soit parfaitement content de sa façon de vivre, & qui ne se crût malheureux de la changer contre celle de son voisin ? Ne sentent-ils pas, en eux-mêmes, les effets de cette variété ? Souvent ce qui leur plaît un jour, leur déplaît le lendemain ; quelques efforts qu’ils fassent, il n’est pas en leur pouvoir de rappeler leurs inclinations passées, & de faire revivre leur ancien goût pour des objets qui actuellement leur paroissent indifférens ou désagréables. Que signifient donc ces préférences générales & absolues ? Celui-ci se plaît dans le tumulte des villes, celui-là fait l’éloge de la tranquillité champêtre : l’un aime la vie active, l’autre la vie voluptueuse, un troisieme la vie retirée. Que s’ensuit-il ? Que les goûts sont différens. D’ailleurs chacun peut se convaincre par expérience que tous ces divers genres de vie ont, tour à tour, leur agrément ; & qu’il n’y en a aucun dont un homme judicieux, qui sait les mêler & les varier à propos, ne puisse tirer parti.

Mais faudra t-il donc remettre la chose au hasard ? Faudra-t-il, lorsqu’il s’agit de choisir un genre de vie, ne prendre conseil que de son caprice, ne jamais demander à la raison quelle est la route la plus sûre pour parvenir au bonheur ? Tout seroit-il égal ? Et n’y auroit-il point de différence de conduite à conduite ?

Il y en a sans doute. De deux hommes qui tendent au même but, l’un peut employer des moyens plus sûrs que l’autre pour y arriver. Vous voulez acquérir des richesses. Tâchez d’être habile dans votre profession, & soyez assidu à l’exercer : faites-vous des amis & des connoissances : évitez, la dépense ; fuyez le plaisir : ne soyez jamais généreux que lorsque la générosité pourra vous être plus utile que l’épargne. Vous voulez gagner l’estime du public. Ne montrez, ni trop de hauteur, ni trop de bassesse. Gardez un juste milieu entre ces deux extrémités. Si vous êtes insolent, vous choquerez l’amour-propre des autres. Si vous rampez, vous vous rendrez méprisable : on ne fera aucun cas de vous, parce que vous paroîtrez n’en faire aucun vous-même.

Mais, me direz-vous, ce sont-là des maximes communes, que la prudence dicte à tous les hommes, que chaque pere inculque à son fils, & que toute personne de bon sens observe dans l’état qu’elle a embrassé. Quoi donc ! Que demandez vous de plus ? Prenez-vous les philosophes pour des magiciens, dont l’art occulte puisse vous enseigner des choses qui surpassent les lumières ordinaires ? Ce n’est pas, répliquez-vous, pour être instruit des moyens que je m’adresse aux philosophes, mais pour connoître la fin que je dois me proposer. Apprenez-moi quel desir je dois satisfaire, à quelle passion je dois me livrer, quel goût je dois suivre ? Quant au reste, je me fierai au sens commun, & à ces regles générales que l’on puise dans l’usage du monde.

Vous me faites repentir de m’être affiché pour philosophe, par l’embarras où vous me jetez. Si je fais à vos questions une réponse rigoureuse & sévere ; je risque de passer pour un pédant ridicule. Si je réponds trop librement ; vous me prendrez peut-être pour un apologiste du vice & de la corruption des mœurs. Quoi qu’il en soit, je vais vous dire mon sentiment, en vous priant de n’en tirer aucune conséquence : si vous le regardez d’un oeil aussi indifférent que je le regarde moi-même, vous ne le jugerez digne, ni de risée, ni de colere.

S’il y eût jamais un principe passablement certain en philosophie, je crois que c’est celui-ci : il n’y a rien qui soit, en lui-même, beau ou laid, digne d’amour ou de haine, d’estime ou de mépris, ces différentes qualifications dépendent uniquement des sentimens & des affections de chaque homme, en particulier. Comme ce qui, pour un animal, est une nourriture savoureuse, est un objet de dégoût pour l’autre ; de même ce qui m’affecte agréablement, peut causer à un autre des peines & des tourmens. On convient généralement que cela est vrai par rapport à tous les sens corporels. Mais, en examinant la chose de plus près, on trouvera qu’il en est de même dans tous les cas où l’ame, concourant avec le corps, mêle, pour ainsi dire, ses sentimens intérieurs avec les sensations externes.

Prions cet amant passionné de nous faire le portrait de sa maîtresse. Il manque d’expressions pour nous décrire tous ses charmes : il nous demande, avec un grand sérieux, si nous avons vu un ange ou une divinité : nous répondons que nous n’avons pas eu ce bonheur-là. Ah ! dit-il, il est donc impossible de vous figurer cette céleste beauté : jamais on ne vit une taille si parfaite, des traits si bien proportionnés, un air si enchanteur, une humeur si douce & si ravissante. Tout ce que nous conclurons de-là, c’est que le pauvre homme en tient, ou, pour parler plus philosophiquement, que cet instinct qui subsiste entre les deux sexes, instinct commun à tous les animaux, a été déterminé en lui vers un objet particulier, par des qualités qui lui ont laissé d’agréables impressions. Cette même déesse paroîtra, je ne dis pas à un animal d’une autre nature, mais à vous & à moi, un être très-peu divin, & même un être très-indifférent[1]. La nature inspire à tous les animaux une forte prédilection pour leur progéniture. Un enfant, qui ouvre la paupiere aux premiers rayons du jour, est, aux yeux de tous les spectateurs exempts de passion, un chétif & pitoyable objet ; pour sa mere, c’est un objet précieux, dont elle est éprise jusqu’à la folie, qu’elle préfere à tout ce qu’il y a de plus beau, & de plus accompli. Ce sentiment, gravé au fond de nos âmes, donne du prix aux choses les moins importantes.

On peut pousser cette observation plus loin, & l’appliquer même à des cas où le jugement paroît agir tout seul, lorsqu’il approuve prouve ou désapprouve, lorsqu’un objet lui semble beau ou laid. Je dis donc que dans ces cas-là même, les qualités qui nous frappent ne sont point dans les objets, elles n’existent que dans un sentiment de l’intelligence qui loue ou qui blâme. Il ne sera pas fort aisé de rendre cette vérité sensible aux esprits superficiels. L’uniformité regne plus dans les sensations de l’ame que dans celles du corps : & la nature a mis moins de ressemblance dans l’extérieur que dans l’intérieur des hommes. Le goût spirituel paroît se régler d’après certains principes : on raisonne, par exemple, avec plus de succès, sur un point de critique, que sur la bonté d’un ragoût, ou sur l’excellence d’un parfum. Cependant ceci n’empêche pas qu’il n’y ait une différence très-remarquable dans nos décisions sur la beauté & sur la valeur des objets. Nos goûts varient au gré de l’éducation, de l’habitude, de l’humeur, & du caprice. Vous ne persuaderez jamais à un homme dont l’oreille n’est point faite à une musique savante, que les airs italiens soient plus beaux que les airs écossois : votre goût est l’unique preuve que vous puissiez lui en donner ; mais il a son goût à lui, auquel il s’en rapporte, & ce goût lui prouve le contraire. Si vous êtes tous deux sages, il y a un bon moyen de vous accommoder. Pour peu que vous réfléchissiez sur des cas de cette nature, vous conviendrez que vous avez raison l’un & l’autre : vous verrez que la beauté n’est qu’une chose relative, qui consiste dans ce sentiment agréable que les objets produisent, & qui existe dans chaque ame d’une maniere conforme à sa constitution.

Quel peut avoir été le dessein de la nature, en diversifiant ainsi la faculté de sentir dont elle a doué nos ames ? Étoit-ce de nous faire respecter sa puissance, en nous montrant que, sans rien changer dans les objets, elle peut changer, à son gré, nos desirs & nos passions, par une simple altération de notre intérieur ? Le commun des hommes peut s’arrêter à cette idée ; mais l’homme qui pense s’élève, si-non à des conclusions plus solides, au moins à des vues plus générales.

Dans l’acte du raisonnement, notre ame contemple des objets qu’elle croit réels, sans y rien ajouter, & sans en rien retrancher. En examinant le systême de Ptolomée, ou celui de Copernic, je n’ai d’autre but que de connoître la vraie situation des planetes, & de tracer dans mon esprit les mêmes relations que ces corps gardent entr’eux dans le firmament. Cette opération de mon entendement se rapporte donc toujours à un archétype réel, quoique souvent inconnu : le vrai & le faux qui se trouve, à cet égard, dans mes idées, est invariable, & ne dépend en aucune maniere de l’opinion d’autrui. Je suppose que tout le genre humain s’accorde à faire tourner le soleil autour de la terre, & à croire que celle-ci demeure immobile dans le centre de l’univers ; tous les argumens qu’on accumule pour prouver le mouvement de soleil, ne le font pas avancer d’une ligne ; ces argumens sont erronés & faux de toute éternité.

Il en est tout autrement des qualifications de beau & de laid, d’aimable & de révoltant. Ici l’esprit ne se borne pas à la simple vue des objets, tels qu’ils sont en eux-mêmes ; cette vue produit le plaisir ou la peine, le blâme ou l’approbation ; & ce n’est que d’après ces sentimens que nous prononçons sur les qualités des objets. Or, il est prouvé que ces sentimens dépendent de la conformation particuliere de notre intérieur, conformation qui rend tel ou tel objet propre à nous affecter de telle ou telle façon, & fait naître une espece de sympathie ou d’antipathie cotre nos âmes & les choses externes. Supposez que nos organes intérieurs, si j’ose me servir de cette expression, vinssent à changer ; le sentiment changeroit avec eux, quoique les objets demeurassent les mêmes. Le sentiment est toujours distinct de l’objet qui l’excite par son action sur nos facultés : par conséquent, dès qu’on le suppose changé, les effets changent aussi : en un mot, le même objet ne peut jamais produire le même sentiment dans un esprit différemment constitué.

Il y a des cas où l’on peut se convaincre de cette vérité, sans avoir besoin de s’enfoncer fort avant dans la spéculation ; c’est lorsque la différence entre le sentiment & l’objet qui l’occasionne, est bien marquée. Tout le monde reconnoît que la gloire, la grandeur, la vengeance, ne sont pas des choses désirables par elles-mêmes ; & que la passion qui nous y porte fait tout leur prix. Mais on raisonne tout autrement lorsqu’il s’agit de la beauté, soit naturelle, soit morale. Alors on ne veut plus attribuer au sentiment les qualités qui plaisent ; on les transporte dans les objets. Cette erreur vient de ce que le sentiment n’est pas assez tumultueux pour se distinguer, avec force, de la perception qui l’excite.

Un moment de réflexion suffit pour nous désabuser. N’est-il pas vrai que l’on peut avoir une connoissance exacte de tous les cercles & de toutes les ellipses qui entrent dans la représentation du systême de Copernic, & de toutes ces spirales irrégulieres dont on fait usage dans celui de Ptolomée, sans que cette connoissance nous fasse appercevoir plus de beauté dans le premier que dans le second ? Euclide a démontré, à la rigueur, toutes les propriétés du cercle ; mais nous ne trouvons point de proposition dans ses élémens où il soit question de la beauté du cercle. La raison en est bien évidente ; c’est que le beau n’est pas une propriété de cette figure : il n’existe nulle part dans la courbe dont tous les points sont également éloignés du centre ; il n’est que l’effet qu’elle produit dans une ame capable de sentir : ni les sens, ni le compas, ni les raisonnemens mathématiques, ne le découvriront jamais dans le cercle ou dans ses attributs.

Ce géometre qui ne trouva point d’autre plaisir, dans la lecture de Virgile, que de suivre le voyage d’Énée sur la carte, pouvoit avoir une parfaite intelligence de chaque mot latin employé par ce divin poëte, & par conséquent une idée distincte de la narration entière, plus distincte même que ceux qui n’auroient pas si bien étudié la géographie. Il connoissoit donc tout ce qu’il y a dans l’Éneide, hormis sa beauté ; c’est qu’à proprement parler la beauté n’est pas dans le poëme ; elle est dans le goût du lecteur : elle doit donc être à jamais inconnue à tous ceux qui n’ont point de délicatesse dans l’esprit, & qui ne savent point sentir ; eussent-ils d’ailleurs l’entendement & la science d’un ange de lumière[2].

Concluons donc que le degré de la jouissance ne peut jamais être déterminé d’après la valeur intrinseque des objets qu’on poursuit, & que ce degré est toujours proportionel à l’intensité de la passion, combinée avec le succès. Les objets n’ont aucune valeur en eux-mêmes ; ils ne valent que le prix que notre ame y attache : plus nous désirons avec ardeur : plus nous sommes heureux en satisfaisant nos désirs. Douterez-vous que cette petite fille, habillée d’une robe neuve, & parée pour un bal d’école, ne goûte une satisfaction aussi complette que ce fameux orateur, dont l’éloquence triomphante gouverne les esprits, commande aux passions, & détermine, à son gré, les résolutions d’une nombreuse assemblée ?

Ainsi toute la différence qu’il y a entre la vie d’un homme, & celle d’un autre homme, ne peut résulter que de deux choses, du desir, & de la jouissance ; mais aussi y a-t-il là suffisamment de quoi produire les deux extrémités les plus opposées, je veux dire, le bonheur & le malheur.

Pour être heureux, il faut que le desir ne soit ni trop fort, ni trop foible. S’il est trop fort, l’esprit est toujours hors de lui-même, & en proie à un continuel désordre. Dans le cas contraire, il tombe dans l’indolence & dans la léthargie.

Pour être heureux, il faut avoir les inclinations bienfaisantes & sociables, eloignées de toute rudesse, & de toute férocité. Il s’en faut bien que ces dernieres dispositions causent autant de plaisir que les premieres ; voudroit-on comparer la rancune, les animosités, l’envie, la soif de se venger, avec l’amitié, la clémence, la bonté, la reconnoissance ?

Pour être heureux, on ne doit rien avoir de sombre ni de mélancolique dans l’esprit ; il faut être enjoué & de bonne humeur. Un homme, toujours porté à bien espérer & à se réjouir, possède des richesses réelles ; au lieu que les craintes & les soucis sont une véritable pauvreté.

La jouissance est plus ou moins constante ou variable, & le plaisir qui l’accompagne a plus ou moins de durée, selon la nature des penchans qui nous dominent. La dévotion philosophique, par exemple, n’est que le fruit passager d’une certaine élévation d’esprit : personne n’en est plus susceptible que les beaux génies, qui jouissent d’un heureux loisir, & qui se sont nourris d’études & de méditations. Mais les objets invisibles & détachés des sens, que la religion naturelle nous offre, ne sont pas faits pour se conserver long-tems dans nos ames, & ne sauroient avoir que peu d’influence sur notre conduite. Pour rendre cette passion plus durable, il faut trouver des moyens d’intéresser les sens & l’imagination : Une idée philosophique de la divinité ne nous suffit pas ; nous voulons en avoir une connoissance historique : c’est dans cette vue que plusieurs observances, & plusieurs superstitions populaires, ont été inventées.

Malgré la diversité des tempéramens, on peut établir pour maxime universelle qu’une vie tissue de plaisirs ne se soutient pas aussi long-tems, & qu’elle est infiniment plus sujette au dégoût, qu’une vie laborieuse. Les amusemens les plus durables sont ceux qui demandent une certaine application, témoin le jeu & la chasse. Et en général, rien n’est plus propre à remplir le vuide de nos jours que l’activité & le travail.

Mais souvent le tempérament le mieux disposé ne rencontre point d’objets dont il puisse jouir ; & à cet égard les passions qui nous portent au dehors sont moins avantageuses que celles qui nous concentrent en nous-mêmes : celles-ci nous présentent des objets plus faciles à saisir, & dont la possession nous est plus assurée. L’amour des sciences est plus propre à faire notre bonheur que l’amour des richesses.

Il y a cependant de ces âmes fortes, que les mauvais succès ne découragent point : si un objet leur échappe, leur bonne humeur n’en souffre pas ; elles reviennent à la charge avec la même sérénité, & avec un redoublement de soins & d’attentions. C’est-là le tour d’esprit le plus capable de rendre l’homme heureux.

L’esquisse incomplette de la vie humaine que nous venons de tracer, suffit pour faire voir que la disposition d’esprit la plus désirable est l’amour de la vertu, ou, pour mieux dire, ce goût pour la vie active qui nous fait prendre intérêt à la société, qui arme nos cœurs contre les assauts de la fortune, modere nos passions, nous fait trouver du plaisir à vivre avec nous-mémes ; & nous fait préférer, en méme-tems, les plaisirs sociables, & l’agrément de la bonne compagnie, à toutes les voluptés sensuelles. Les personnes qui pensent le moins, doivent pourtant avoir reconnu que tous les tours d’esprit ne sont pas également propres à faire notre bonheur ; qu’il y a telles passions & telles humeurs qui nous plaisent, pendant que telles autres excitent notre aversion. Et, en effet, toute la différence de nos situations dépend de l’ame ; il n’y en a aucune qui, par elle-même, mérite notre préférence. Le bien & le mal, tant naturel que moral, ne sont qu’une affaire de goût & de sentiment. Si nous pouvions, à notre gré, changer ce sens interne, ce seroit le moyen assuré de n’être jamais malheureux : le mal n’auroit plus de prise sur nous ; nouveaux Protées, nous éluderions toutes ses attaques par un changement de forme continuel.

Mais la nature nous a privé de cette ressource. La constitution de nos ames n’est pas plus en notre choix que la structure de nos corps ; & le gros des hommes ne se figure pas même que l’on pût gagner quelque chose à en disposer. Comme un courant suit les diverscs pentes du terrain qu’il arrose, le peuple, ignorant & stupide, se laisse aller aux penchans que la nature lui inspire, aussi n’a-t-il aucune prétention à la philosophie ; ce n’est pas à ses usages qu’on peut appliquer cette médecine de l’ame, tant vantée par les philosophes. Que dis-je ? Le sage, & même celui dont les spéculations sont les plus profondes, obéissent encore au souverain empire de la nature : malgré tout leur art, & toute leur industrie, il n’est pas toujours en leur pouvoir de réprimer la fougue du tempérament, & d’atteindre à ce caractere de vertu qui fait l’objet de tous leurs vœux. La philosophie n’a que peu de vrais sectateurs ; & sur ceux-là même elle n’a qu’une autorité très-foible & très-bornée. On peut sentir le prix de la vertu : on peut souhaiter d’être vertueux ; mais cela ne suffit pas pour le devenir.

Jetez un regard libre sur le train des actions humaines ; vous verrez que le naturel & le tempérament sont presque tout, & que les maximes générales n’ont gueres de pouvoir sur nous, lorsqu’elles ne s’accordent pas avec nos penchans. Un homme n’a-t-il point de fortes passions ? Est-il vivement pénétré du sentiment de l’honneur & de la vertu ? Cet homme réglera toujours sa conduite d’après les préceptes de la morale ; ou, s’il lui arrive de s’en écarter, il y reviendra promptement & sans effort. Mais, d’un autre côté, il y a des ames d’une constitution si perverse, si insensible, je dirois volontiers, si calleuse, que rien ne fait impression sur elles : la vertu & l’humanité sont des choses dont elles n’ont point d’idée : elles ne sentent aucun amour pour leurs semblables, aucun desir de mériter leur estime ou leurs applaudissemens. C’est-là un mal incurable, & pour lequel la philosophie n’a point de remède. Ces personnes ne peuvent se plaire qu’à des choses basses & abjectes, à des voluptés sensuelles & grossieres, ou bien dans la méchanceté, & dans toutes sortes de passions dépravées ; leur cœur, inaccessîble aux remords, n’a pas même une étincelle de ce goût pour le bien, qui seul est en état de réformer le caractere. Pour moi, j’avoue que j’ignore comment il faudroit s’y prendre avec un tel homme, ni par quels raisonnemens il seroit possible de le corriger. Si je lui parle de la satisfaction intérieure que procure une conduite irréprochable, des plaisirs délicats de l’amour & de l’amitié, ou des plaisirs durables d’un caractere honnête, & d’une bonne réputation ; ce sont-là peut-être, me répondra-t-il, des plaisirs pour vous, qui avez l’esprit tourné d’une certaine façon ; mais ce n’en sont pas pour moi, parce que je ne suis pas disposé de même. Je le répete : ma philosophie ne peut rien sur un tel homme ; il ne me reste qu’à déplorer le malheur de sa condition. Mais y auroit-il quelqu’autre systême propre à y remédier ? Ou, en général, seroit-il possible de rendre tous les hommes vertueux par systême, quelle que fût la perversité de leur naturel ? L’expérience nous démontre le contraire; & je ne craindrai pas d’en trop dire, en assurant que c’est de-là que résulte indirectement le principal avantage de la philosophie, qui nous corrige plutôt par ses influences secretes & insensibles, que par une action immédiate.

Il est certain que la culture sérieuse des sciences & des beaux arts adoucit & apprivoise le tempérament : elle fait éclore & entretient, dans notre ame, ces sentimens purs & délicats, dans lesquels consistent le vrai honneur & la vraie vertu. Il est rare, & même très-rare, qu’un homme qui a du goût & du savoir, quelles que soient d’ailleurs ses foiblesses, ne soit au moins honnête homme : ce pli qu’il a pris pour la spéculation, doit naturellement le rendre, d’un côté, moins ambitieux, & moins intéressé, & de l’autre, plus attentif à ses devoirs, & aux bienséances reçues. Il sentira, avec plus de vivacité, ces différences qui distinguent les caracteres & les mœurs. L’étude, loin d’émousser son goût pour ces choses, lui donne un nouveau degré de sensibilité.

Ces changemens graduels & imperceptibles ne sont peut-être pas les seuls que l’esprit puisse recevoir ; il est très-probable que le travail & l’application ont quelque pouvoir sur lui. Les effets étonnans de l’éducation servent à nous convaincre que notre état originel n’est pas un état entiérement inflexible ; & qu’au contraire il admet de changemens & des modifications. Il y a des caracteres auxquels nous ne saurions refuser notre estime : proposons-nous ces caracteres pour modèles : remarquons soigneusement par où ils different du nôtre : veillons sur nous-mêmes : faisons les derniers efforts pour amollir la dureté de nos cœurs. Ce ne sera pas une peine perdue ; nous en ressentirons, avec le tems, les salutaires fruits dans notre tempérament & dans notre constitution.

L’habitude est un moyen puissant pour nous corriger, en nous remplissant de bonnes dispositions, & d’inclinations vertueuses. Accoutumez-vous à une vie sobre & réglée ; vous détesterez la débauche & le libertinage : adonnez-vous à d’honnêtes occupations & aux études ; l’oisiveté vous paroîtra le plus rude des châtimens : faites-vous une loi d’être bon, affable, & poli ; l’orgueil, les brusqueries, les violences vous feront horreur. Si une fois vous êtes convaincu des prérogatives de la vertu, vous ne devez désespérer de rien il ne vous manque plus que la résolution de vous contraindre pour quelle Mais le mal est que, pour arriver à la conviction & à de semblables résolutions, il faudroit déjà être à demi-vertueux.

Voici donc le triomphe de l’art & de la philosophie : c’est de rectifier le tempérament par degrés, en ne perdant jamais de vue les qualités que nous devons acquérir par des efforts continuels sur nous-mêmes, & par un long usage. Mais aussi ne vois-je pas que d’ailleurs la philosophie puisse rendre de grands services ; & j’avouerai que toutes les exhortations & les consolations que les spéculatifs font tant valoir, me paroissent extrêmement suspectes.

Je crois avoir prouvé qu’en eux-mêmes les objets externes ne sont dignes, ni d’amour ni de haine, ni d’estime ni de mépris ; & qu’à cet égard tout dépend du caractere & de la situation de l’esprit qui les contemple. On ne sauroit donc se servir de raisons directes, pour augmenter ni diminuer notre affection envers quoi que ce soit. Si vous êtes un Domitien, vous n’irez, ni poursuivre les bêtes des forêts, comme notre Guillaume le Roux, ni conquérir des empires, comme Alexandre ; vous aimerez mieux tuer des mouches : & vous ferez bien, parce que cela vous amusera d’avantage.

Cependant, quoique les passions fassent tout le prix des choses, il est à remarquer qu’en opinant pour ou contre un objet, leur décision embrasse toutes les circonstances dont cet objet est accompagné. Cet homme, à qui la possession d’une pierre précieuse cause des transports si vifs, ne borne pas sa vue au brillant éclat de cette pierre ; c’est plutôt de l’idée de sa rareté que vient l’émotion qu’il ressent. Ici donc s’ouvre une carrière pour le philosophe ; c’est à lui de faire naître de semblables points de vue, qui pourroient nous échapper sans sa direction ; c’est encore à lui d’en tirer les moyens propres, soit pour fortifier, soit pour amortir nos passions.

Mais la philosophie a-t-elle ce pouvoir en effet ? S’il seroit peu raisonnable de le lui refuser absolument, ce n’est pourtant pas qu’il n’y ait de fortes présomptions du contraire. Si les points de vue, dira t-on, que la philosophie propose, se présentent naturellement, & sont à la portée de tout le monde ; on pouvoit se passer de son secours : & si ce sont des réflexions peu naturelles & difficiles à saisir, comptez quelles ne feront d’aucun usage. L’art & l’industrie n’ont point de prise sur nos affections. Une pensée que nous enfantons à force de nous tourmenter l’esprit, & que nous ne retenons qu’avec beaucoup de peine, ne produira jamais rien de semblable à ces mouvemens que la nature fait sortir du fond de nos ames. Vit-on jamais naître ou se rallentir une passion par les raisonnemens artificieux de Sénèque ou d’Épictete ? J’aimerais autant qu’un amant tentât de se guérir, en contemplant sa maîtresse à travers le microscope. Il y verroit, à la vérité, une peau raboteuse, & des traits monstrueux ; mais le souvenir de sa figure naturelle demeureroit toujours le plus fort. Les méditations philosophiques sont trop recherchées, & trop alambiquées, pour influer sur nos mœurs, & pour déraciner nos penchans. La philosophie qui opere ces grands effets a placé son siége au-dessus de la région des vapeurs ; la respiration nous manque dans un air aussi subtil. C’est encore un grand defaut de ces maximes rafinées des philosophes, qu’elles ne sauroient jamais affoiblir, ni extirper nos passions vicieuses, sans produire, en même-tems, les mêmes effets sur nos dispositions à la vertu, & sans plonger nos ames dans une léthargique indifférence. Cela vient de la trop grande généralité de ces maximes : elles s’étendent à tout : elles embrassent toutes nos affections : en vain voudroit-on les diriger d’un seul côté ; lorsqu’à force d’étude & de contention d’esprit on croit les tenir, & les avoir fixées à un sujet unique, les voilà qui, pour ainsi dire, s’éparpillent de toutes parts, & nous laissent dans une insensibilité universelle. Détruisez vos nerfs ; vous cesserez d’être sensible à la douleur : mais serez-vous sensible au plaisir ?

Pour nous convaincre de cette vérité ; nous n’avons qu’à jeter un coup-d’œil sur les Apophtegmes les plus célebres de la philosophie ancienne & moderne. Que jamais, me dit un sage,[3] les injustices, & les procédés violens des hommes ne troublent le calme de votre esprit, au point de le porter à la colere ou au ressentiment. Si le singe est malicieux, si le tigre est cruel ; y a-t-il là de quoi vous fâcher ? Cette pensée n’est bonne qu’à me donner mauvaise opinion de tout le genre humain, & à éteindre en moi tout amour pour la société ; sans compter que j’aurois bientôt étouffé les remords, si je pouvois croire que le vice m’est aussi naturel que le sont les instincts aux animaux brutes.

Tous les maux viennent de cet ordre des choses qui fait la perfection du tout. Voudriez-vous que ce divin ordre se dérangeât pour vos intérêts particuliers ? Mais je vous dis que les maux que j’endure, viennent de la méchanceté & de le persécution des hommes. Fort bien ; mais je réponds que les vices & les imperfections humaines font partie de cet ordre tout parfait :

Si l’ordre est affermi par d’affreuses tempêtes ;
Pourquoi donc croirez-vous que de coupables têtes,
Qu’un Néron, qu’un Cromwell puissent le renverser[4]?


Soit. Mes vices & mon mécontentement feront partie de même ordre.

Quelqu’un disoit que, pour être heureux, il falloit se mettre au-dessus des opinions : le bonheur n’est donc fait, répondit un Spartiate, que pour les fripons & les brigands[5].

L’homme est né pour la misere ; & il est surpris qu’il lui arrive des malheurs ! Chaque désastre lui arrache des plaintes & des lamentations. Ajoutez qu’il a grande raison de se plaindre d’être né pour la misere. Ne voilà-t-il pas une admirable consolation ? Vous voulez me guérir d’un mal, vous me donnez mille maux. Ayez toujours présent à votre esprit tout ce qui peut arriver aux hommes de plus sinistre, la mort, la maladie, la pauvreté, la privation de la vue, l’exil, la calomnie & les opprobres. Vous en supporterez les maux d’autant mieux que vous vous y serez attendu. Je réponds que, si je me borne à des réflexions générales, qui me présentent les objets dans l’éloignement ; ces réflexions ne sauroient me servir de préparatif : que si au contraire je m’y livre, de façon à en être intimément pénétré, elles empoisonneront tous mes plaisirs : l’attente du mal à venir est un mal présent.

Vos chagrins sont superflus ; ils ne changeront point les arrêts de la destinée. Hélas oui ! cela n’est que trop vrai, & c’est précisément ce qui me chagrine.

Cicéron nous offre, dans ses Tusculanes, une plaisante méthode de se consoler de la surdité. Combien, dit-il, y a-t-il de langues que vous n’entendez pas ? Vous n’entendez ni le punique, ni l’espagnol, ni le gaulois, ni l’égyptien, &c. ; vous êtes autant que sourd par rapport à toutes ces langues ; & vous ne vous en inquiétez pas. Où est donc le grand mal d’être sourd par rapport à une langue de plus[6] ?

J’aime mieux la repartie d’Antipater de Cyrene : quelques femmes se plaignoient d’être aveugles ; comment, dit-il, ne savez-vous pas qu’on peut goûter des plaisirs dans les ténebres[7] ?

Le vrai systême d’astronomie, selon M. de Fontenelle, est tout ce qu’il y a de plus propre à guérir de l’ambition, & du desir de faire des conquêtes. Qu’est-ce que toute la terre, en comparaison de la vaste étendue de l’univers ? Cette réflexion vient manifestement de trop loin, pour pouvoir être d’usage ; & si elle pouvoit en être, elle ne rendroit pas moins à détruire le patriotisme qu’à étouffer l’ambition. C’est avec plus de raison que ce charmant auteur ajoute : que les beaux yeux valent toujours leur prix en dépit de tous les mondes, qu’ils se sauvent de tout, & qu’il n’y a point de systême qui puisse leur faire du mal[8]. Il s’ensuivroit de-là que nous devons y borner notre affection. Mais est-ce là le conseil d’un philosophe ?

L’exil n’est pas un mal, dit Plutarque à un proscrit de ses amis. Les géometres nous apprennent que la terre entière, comparée aux cieux, n’est qu’un point : changer de contrée, est donc à-peu-près la même chose que passer d’une rue dans l’autre. L’homme n’est pas, comme les plantes, attaché à une motte de terre ; il peut vivre en tout fol, & en tout climat[9]. Ces lieux communs sont d’une utilité admirable pour des exilés ; mais que seroit-ce, s’ils étoient goûtés d’un homme placé à la tête de l’état ? Je craindrois qu’ils n’étouffassent en lui tout amour de la patrie. Ou bien seroit-ce là de ces drogues de charlatan, également bonnes contre la dysurie, & contre le diabetes ?

Supposons une intelligence supérieure ; enfermée dans un corps tel que le nôtre, & placée ici bas ; la vie humaine lui paroîtra assurément une chose bien petite & bien puérile : à peine pourra-t-elle se résoudre à regarder autour d’elle : & sans doute il seroit bien plus difficile de l’engager à jouer le rôle de Philippe avec attention, que de porter ce même Philippe, après cinquante ans de regne & de conquêtes, à s’acquitter, de bonne grâce, des nobles occupations de savetier, dont Lucien le charge dans les enfers. Or, tout le dédain pour la vie que nous pouvons supposer à cet être imaginaire, se réalise souvent dans le philosophe ; mais cet état est trop peu naturel, pour qu’il en résulte une assiette fixe dans son esprit ; & après tout il n’a pas fait l’expérience d’une meilleure vie. Il voit donc la frivolité des choses humaines ; mais il ne la sent pas : il est sage, & ses spéculations sont sublimes ; dans toutes les occasions où il n’en est pas besoin, je veux dire, aussi long-tems qu’il n’a point de passions à combattre. Tant qu’il se contente de voir jouer les autres, il s’étonne de leur hardiesse & de leur ardeur ; mais il n’a pas plutôt mis son enjeu, qu’on lui voit les mêmes transports & les mêmes convulsions qu’il venoit de condamner comme spectateur.

Les livres des philosophes nous présentent deux sortes de réflexions, qui sembleroient devoir produire de grands effets, d’autant plus qu’elles sont tirées de la vie commune, & qu’il n’y a personne qui ne soit à portée de les faire. Et d’abord, si nous pensons à la briéveté & à l’incertitude de nos jours ; est-ce bien la peine de se tant tracasser pour parvenir au bonheur ? Je veux que nous embrassions de plus vastes plans, & que nous formions de généreux projets pour la postérité ; ces plans & ces projets ne sont-ils pas encore des choses bien frivoles, si nous réfléchissons sur ces révolutions qui changent perpétuellement la face de la terre ? Les loix, les sciences, les livres, & les empires, tout est sujet au tems : entraîné par ce courant rapide, tout s’abîme dans l’immense océan de la matiere. Pensée bien propre à mortifier nos passions ; & cependant bien contraire aux desseins de la nature, qui se plaît à nous bercer de cette heureuse illusion ; que la vie est une chose importante. Pensée dangereuse encore, par l’abus qu’en pourroient faire les patrons de la vie voluptueuse, pour nous détourner des sentiers de la vertu, pour nous dégoûter du travail, & pour nous égarer dans les labyrinthes fleuris du plaisir & de la molesse.

Nous lisons, dans Thucydide, que du tems de la fameuse peste d’Athenes, lors même que la mort exerçoit ses plus cruels ravages, & menaçoit d’exterminer jusqu’au dernier des habitans, une joie dissolue s’étoit emparée de tous les esprits, & qu’on s’exhortoit mutuellement à jouir de la vie, tant qu’elle pouvoit durer. Bocace raconte la même chose, à l’occasion de la peste de Florence. C’est par un semblable principe que, dans le tems de guerre, le soldat porte la prodigalité & le libertinage aux plus grands excès. Le plaisir présent est toujours d’un grand prix ; ce qui diminue la valeur de toute autre chose, ne fait qu’augmenter la sienne.

La seconde réflexion dont je voulois parler, est prise de la comparaison de notre état avec l’état d’autrui : il ne se passe point de jour que nous ne la fassions ; mais nous la faisons mal : nous aimons mieux nous comparer avec nos supérieurs qu’avec ceux qui sont au-dessous de nous. C’est au philosophe à se garantir de cette foiblesse : en tournant ses regards en bas plutôt qu’en haut, il se trouvera à son aise dans la condition où la fortune l’a placé. Il y a peu de personnes à qui cette source de consolation ne soit ouverte. Avouons pourtant que c’est un triste remede, pour des cœurs sensibles, que le spectacle des miseres humaines ; spectacle bien plus propre à nourrir nos douleurs qu’à les soulager, & qui semble moins fait pour étouffer nos plaintes que pour les renouveller, en nous attendrissant sur le sort de nos semblables. Mais, telle est l’imperfection des meilleurs remedes que la philosophie soit en état de fournir[10]. Je vais finir par une derniere observation. Quoiqu’il soit indubitable que le choix de la vertu est le plus avantageux de tous, telle est cependant la confusion qui regne dans les choses humaines qu’on ne doit jamais attendre ici bas une exacte distribution de biens & de maux. Non seulement les biens de la fortune, & les avantages corporels, qui, les uns & les autres, sont de grand prix, sont inégalement partagés parmi les bons & les méchans ; l’esprit même, par les passions qui l’agitent, est assujetti, jusqu’à un certain point, à ce désordre. Le meilleur caractere n’est pas toujours accompagné du plus grand bonheur.

Toutes les maladies du corps procedent de quelque partie dérangée ; mais la douleur n’est pas toujours proportionnée au dérangement ; elle croît ou diminue, selon le plus ou le moins de sensibilité de la partie sur laquelle les humeurs malignes exercent leur influence. Un mal de dents cause des douleurs plus cuisantes que la phtisie ou l’hydropisie. Il en est de même de la constitution interne de l’homme. Tout vice est pernicieux à l’ame ; mais ce n’est pas constamment sur les degrés du vice que la nature a mesuré le trouble ou la souffrance qu’il cause : souvent cette proportion est violée ; & d’un autre côté, quand même on feroit abstraction des accidens externes, on ne sauroit dire que l’homme le plus vertueux soit toujours l’homme le plus fortuné. Assurément un naturel sombre & mélancolique est un défaut ; cependant il n’est point incompatible avec un vif sentiment d’honneur & avec la plus haute intégrité. Cette disposition suffit pour empoisonner nos jours, & pour nous rendre très malheureux ; mais cela n’empêche pas qu’elle ne puisse résider dans l’homme le plus estimable. D’autre part, ne voyons-nous pas souvent, dans une ame basse, dans un homme lâchement intéressé, un tempérament joyeux, un esprit serein, une certaine gaieté de cœur ? On ne sauroit nier que ce ne soient-là de bonnes qualités ; mais ne sont-elles pas récompensées au-delà de leur mérite ? Et jointes à la prospérité, ne dédommagent-elles pas abondamment des peines & des remords que le vice peut causer ?

Je dis plus. Il arrive très-souvent qu’un homme sujet à certains défauts soit d’autant plus à plaindre qu’il lui reste de bonnes qualités ; & qu’à cet égard il vaudroit mieux pour lui d’être tout-à-fait vicieux. Vous avez un tempérament foible, qui plie sous la moindre affliction : avec cela vous avez une ame généreuse, qui entre vivement dans les intérêts de vos amis : votre malheur en est d’autant plus grand ; vous êtes d’autant plus exposé aux jeux cruels de la fortune. La pudeur est certainement une vertu ; mais ne vous expose-t-elle pas à mille chagrins, à mille regrets, dont l’effronterie vous auroit préservé ? Une complexion excessivement portée à l’amour, dans un cœur incapable d’amitié, est un plus grand bien que cette même complexion dans une belle ame. Ces beaux & nobles sentimens, ces transports de générosité, dans un homme qui aime, ne servent qu’à en faire un esclave rampant sous les ordres de sa maîtresse.

En un mot, la vie humaine est bien plus soumise aux caprices de la fortune qu’aux regles du raisonnement : notre humeur y décide de tout ; les principes généraux n’y sont rien, ou peu de chose ; & l’on doit la regarder plutôt comme une folie, ou comme un passe-tems, que comme une affaire sérieuse. La remplirons-nous de soucis & d’inquiétudes ? Elle n’en vaut pas la peine. La traiteronsnous avec phlegme & indifférence ? Nous perdons tout le plaisir du jeu. Mais pendant que nous en raisonnons ; la voilà qui s’envole : la mort vient, quelque accueil qu’on lui fasse, elle met de niveau le fou & le philosophe. Réduire la vie à des loix & à des méthodes, c’est se charger d’une tâche difficile, & le plus souvent d’une tâche frivole. N’est-ce pas, en un mot, faire trop de cas d’une bagatelle ? Mais ceux qui s’enfoncent dans des spéculations sur cette matiere, & qui se donnent tant de peine pour s’en former de justes idées, ne tombent-ils pas dans le même défaut ? ils diront, pour leur excuse, que l’usage le plus amusant qu’on puisse faire de la vie, c’est d’en faire un objet de spéculation.


Fin de second volume.
  1. Ce mélange de style philosophique avec le style fleuri ne plaira point à des lecteurs qui se piquent d’une certaine délicatesse. On pourroit l’excuser par un grand exemple, par celui de Platon ; mais le bon goût exige l’unité du langage comme celle du sujet ; ces différens tons tranchent trop, lorsqu’ils paroissent dans le même ouvrage, & souvent dans la même période. Si notre auteur a voulu philosopher sérieusement, il devoit moins donner à l’imagination. S’il a voulu débiter une philosophie agréable, il devoit écarter tout ce qui sent le didactique, ou du moins en user sobrement, comme il a fait dans les discours qui précedent. Disons cependant que le défaut où il tombe, est moins le sien propre que celui de sa nation ; qu’il y tombe plus rarement que la plupart des écrivains anglois : & qu’enfin il le rachete par de grandes beautés. Je n’ai pas eu le courage de refondre ce discours ; je me suis contenté d’adoucir quelques expressions. Note du Trad.
  2. Si je ne craignois de paroître trop profond ; je rappellerais ici cette fameuse doctrine que la philosophie moderne a prouvée à la conviction de tout le monde ; c’est que les goûts, les couleurs, & toutes les qualités sensibles, n’existent point dans les corps, mais uniquement dans les sens. Il en est de même de la beauté & de la laideur, du vice & de la vertu. Comme sous ce point de vue ces dernières qualités ne deviennent pas moins réelles que les premieres : ni les critiques, ni les moralistes, n’en doivent prendre aucun ombrage. Quoique les couleurs n’existent que dans les yeux ; cela n’ôte rien au mérite des peintres & des teinturiers : il suffit qu’il y ait assez d’uniformité dans les sensations des hommes pour que ces qualités puissent produire les arts, devenir des objets de discussion, influer sur notre vie & sur nos mœurs. Et si la découverte physique, par rapport aux qualités sensibles, ne change rien dans notre conduite ; pourquoi une découverte semblable en morale y mettroit-elle du changement ? Note de l’Auteur.
  3. Plut. de irâ cohibendâ.
  4. Foible traduction que l’Abbé de Resnel a faite de ces
    beaux vers de Pope :

    Il plagues and earthquakes break not heav’n’s, design ;

    Why then a Borgia or a Catiline ?

    Note de l’Éditeur.
  5. Plut. Lacon. Apophteg,
  6. Ce passage est plutôt paraphrasé que traduit ; voici le texte original : Epicurei nostri Græcè fari nesciunt, nec Cræci Latinè : ergò hi in illorum, & illi in horum sermone surdi : omnesque id nos in iis linguis, quas non intelligimus, surdi profecto sumus. Tusc. Quæst. liv. V. Note du Traducteur.
  7. Nam illud Antipatri Cyrenaici est quidem paulò obscœnius, sed non absurda sententia est ; cujus cœcitatem cum mulierculæ lamentarentur, quid agitis, inquit, an vobis nulla videtur voluptas esse nocturna ? Note du Traducteur.
  8. Ces deux passages de Fontenelle ne sont pas plus littéralement cités que celui de Cicéron. Voyez les Entretiens sur la Pluralité des Mondes. Cinquieme Soir. Note du Traducteur.
  9. De Exilio.
  10. Il se pourroit que le sceptique eût tort de borner les remedes philosophiques à ces deux réflexions. Il y en a d’autres, très-efficaces pour nous tranquilliser, & pour calmer nos passions : la philosophie les saisit, les étudie, les pese, les rappelle dans l’occasion, & nous les rend familiers ; ces réflexions peuvent être d’un grand usage aux esprits pensifs, bien faits, & modérés. Mais, direz-vous, leur force se réduit à rien, si elles exigent un naturel disposé d’avance pour les qualités qu’elles devroient nous inspirer. Soit ; elles serviront au moins à fortifier en nous ces dispositions, en nous offrant de nouvelles vues, tendantes au même but. En voici quelques échantillons.

    1°. Chaque condition a ses maux cachés. Ne portez donc envie à personne

    2°. Chaque condition a aussi des mots connus ; & tout est assez bien compensé à cet égard. Contentez-vous donc de la vôtre.

    3°. L’habitude émousse les sentimens agréables, aussi bien que les sentimens désagréables : elle rend tout égal.

    4°. La santé & la bonne humeur sont les seuls vrais biens. Faites-en provision ; & méprisez le reste.

    5°. Je jouis de tant de biens. Pourquoi m’affliger d’un mal ? 6°. Combien n’y en a-t il pas qui se trouveroient heureux dans ma situation, & qui me l’envient ?

    7°. Nous achetons tous nos bien, l’opulence par le travail, la faveur par la flatterie. Et je prétendrois parvenir sans sacrifier mes aises !

    8°. Ne vous attendez-pas à un trop grand bonheur dans cette vie ; la nature humaine n’en est pas susceptible.

    9°. N’aspirez pas à un bonheur trop compliqué. Mais cela dépend-il de moi ? Oui, le premier choix est en votre pouvoir. Vivre c’est jouer : chacun peut choisir son genre de jeu : le gain ou la perte viennent par degrés.

    10°. Anticipez par l’espérance & par l’imagination, ces soulagemens que le tems doit, tôt ou tard, apporter à vos maux.

    11°. Je desire d’être riche ; pourquoi ? Pour me procurer plusieurs belles choses, des maisons, des jardins, un équipage, &c. Mais la nature m’offre par-tout, & sans qu’il m’en coûte rien, des choses infiniment plus belles. Si je sais jouir, elles me suffiront. Si je ne le sais pas, je ne jouirai pas même des richesses.

    12°. Je veux me faire un nom. Si je me conduis bien, je serai estimé de tous ceux qui me connoissent. Et que m’importent tous les autres ? Ces réflexions sont si naturelles qu’il est étonnant qu’elles ne se présentent pas à tout le monde, si solides qu’elles sembleroient devoir produire une persuasion générale. Mais, peut-être qu’en effet les hommes en sont touchés & persuadés, lorsqu’il ne considerent la vie humaine qu’en gros, & d’un coup d’œil tranquille. C’est tout autre chose, lorsque quelque accident vient interrompre ce calme. Les passions s’enflamment, l’imagination travaille : nous sommes attirés par des exemples, ou animés par des conseils : dans ce cas-là, le philosophe s’évanouit ; l’homme reste : alors nous cherchons en vain cette persuasion qui nous paroissoit si ferme & si inébranlable. Quelle ressource y a-t-il contre cet inconvénient ? Munissez-vous de la lecture des plus excellens livres de morale : recourez à l’érudition de Plutarque, à l’esprit de Lucien, à l’éloquence de Cicéron, à la bonne humeur de Montagne, à l’enthousiasme de Shaftsbury. La morale de leurs écrits pénetre au fond des coeurs, & dissipe l’enchantement des passions. Cependant ne vous fiez pas uniquement à ces secours. Faites-vous, par habitude & par réflexion, ce tempérament philosophique qui fortifie nos pensées, & qui, rendant une grande partie de notre bonheur indépendante des choses du dehors, émousse la pointe des penchans déréglés, & répand la tranquillité dans nos ames. Je dis que vous ne devez mépriser aucun secours ; mais je dis aussi que vous n’en devez embrasser aucun avec trop de confiance ; à moins que la nature propice ne vous ait doué d’un heureux tempérament. Note de l’Aut.