Les Quatre Incarnations du Christ (Recueil)/La Paix universelle

Les Quatre Incarnations du Christ (Recueil)
Les Quatre Incarnations du Christ (p. 133-174).


CHANT QUATRIÈME.

LA PAIX UNIVERSELLE


Ultima Cumæi venit jam carminis ætas : xxx
Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo.

Virgil., Eglog. IV, 4 seqq.xxxx


veritas.

Ô sage, qui toujours, abeille diligente,
As cherché dans la nuit ton aube intelligente
Et dans les douces fleurs de l’étude as surpris
L’arôme du savoir, ce miel pur des esprits ;
Mineur silencieux qui sondes et qui creuses
Le sol de la pensée aux veines ténébreuses,

Ton pic, qui va fouillant sans cesse l’inconnu,
Au bout de son filon n’est-il point parvenu ?

le savant.

Vérité, pur rayon du vrai jour, étincelle
Que Dieu dans le trésor de ses splendeurs recèle,
Étoile qui deviens, à ton moment donné,
Soleil pour éblouir l’œil de l’homme étonné
Et jeter ta lumière à toute chose obscure,
J’ai feuilleté le livre entier de la nature.
Je sais tout, hors le sens de ces lettres de feu
Que dans l’azur du ciel écrit la main de Dieu.
L’éclair des visions a rempli ma paupière.
Du puits sacré mes mains ont soulevé la pierre.
Des antres sibyllins je connais les secrets.
Les chênes m’ont parlé dans les saintes forêts.
Des sphinx, peuple muet des déserts solitaires,
Les énigmes m’ont vu sonder tous leurs mystères,
Et je vois jusqu’au fond du plus obscur des mots
Que nous balbutia le rêveur de Pathmos.
Tu m’as vu déchirer le voile épais des mythes,
Du champ de l’inconnu reculer les limites,
Et, chercheur obstiné, démêler d’un œil sûr
Les chiffres anguleux taillés au roc d’Assur,
Comme ceux que l’Égypte a gravés sur ses stèles

Et l’Iran sur ses monts, archives immortelles
Dont les lettres de pierre et les versets profonds
Ont usé vainement les ongles des griffons.
Men-saôs qui, peuplant les cercles druidiques,
Dressez dans les cromlechs vos spectres granitiques,
Dagobas de Ceylan et topas de Tanjour,
Pagodes que Wishnou se choisit pour séjour,
Tâs dont la Chine entend sonner au vent les cloches,
Antres qu’Éléphantine a creusés dans ses roches,
Je sais tous les secrets que, depuis vingt mille ans,
Vous gardez enfouis dans l’ombre de vos flancs.
Bruits étranges qu’Apis soufflait par ses narines,
Arcanes que Siddim aux villes sous-marines
Conserve dans ses flots lourds et bitumineux,
J’ai trouvé dès longtemps votre sens lumineux.
Bétyles syriens et runes Scandinaves,
Mystères qu’Ellora dérobait dans ses caves
Et Palenque, là-bas, dans sa morne cité
Faite avec un lambeau pris à l’immensité,
Védas obscurs scellés dans les pierres écrites
Que l’Inde accumulait dans ses villes sanscrites,
Et textes par Mossoul dans l’ombre ensevelis,
Ce que les temps à peine épelaient, — je le lis.
Symboles d’Orient, germes des prophéties,
J’ai rempli de clartés vos ombres éclaircies

Prométhée à mon roc cloué par les enfers,
J’ai senti de mon bras se détacher mes fers.
Je contemple du haut des sciences humaines
Toute l’œuvre divine avec ses phénomènes.
Au fond de toute nuit, que j’explore à l’œil nu
À travers l’infini je saisis l’inconnu.
Des hommes et des dieux j’ai remonté les traces
Vers le berceau premier des peuples et des races.
Oh ! que de fois Amoun, dans sa morne oasis,
M’a vu mettre en lambeaux tous les voiles d’Isis !
Dans ces plaines sans fin, naguère infranchissables,
Où le désert écrit ses annales de sables,
J’ai secoué souvent les grands sphinx accroupis,
Symboliques gardiens de ses dieux décrépits.
Des empires détruits j’ai fouillé l’ossuaire,
Et je sais ce qu’il reste en votre obscur suaire,
Ô cadavres d’États, ô nuits sans orient,
De vanité, d’orgueil, de cendre et de néant.
Je sais le but où va tout ce qui monte ou tombe.
J’interpelle souvent les siècles dans leur tombe,
Et, de leur lourd sommeil réveillés à la fois,
Ces échos du passé répondent à ma voix.
Profondeurs de la mer, abîmes de l’espace,
Vous où Léviathan, vous où la foudre passe,
Oiseleur de lumière ou pécheur de clartés,

Je sonde tour à tour vos gouffres redoutés.
L’intelligence humaine a cependant ses bornes.
Au livre du Seigneur il est des pages mornes
Dont l’œil d’aucun mortel, avant les temps venus,
Ne saura déchiffrer les signes inconnus.
Car le conseil de Dieu se tient à portes closes,
Et l’aube par degrés se fera pour les choses.
Et l’homme, en son orgueil adresserait en vain
Le Pourquoi du néant au Parce que divin.

pax.

Poëte, que vois-tu par l’œil de ta pensée ?
Enfin, la terre au ciel est-elle fiancée ?
Poëte, que vois-tu ? Chantre à l’œil clairvoyant,
L’homme va-t-il sortir des langes du néant ?
Ô disciple rêveur des hêtres et des chênes,
Sur l’enclume de Dieu va-t-il briser ses chaînes ?
Dans le vase où sa bouche a puisé tant de fiel,
Enfin l’amour vient-il verser un peu de miel ?

le poëte.

Ils sont passés les jours de haine et de colère.
Devant l’humanité s’ouvre une nouvelle ère.
Le glaive a pour jamais émoussé son tranchant.
Les lèvres des clairons ont oublié leur chant.

Les Pharaons muets dorment dans leur suaire,
Et les champs de bataille ont clos leur ossuaire.
Napoléon, Cyrus, Alexandre, César,
Le monde, qui tremblait quand passait votre char,
Ne connaît plus vos noms ni votre gloire éteinte.
Votre pourpre, — ce sang des peuples, — est déteinte.
Le temps a balayé la trace de vos pas
Et dispersé l’écho du bruit de vos combats.
L’histoire, qui vous garde en ses mornes royaumes,
Seule encor dans sa nuit voit errer vos fantômes.
Ses mains ont pour toujours, fléaux des nations,
Rompu l’échelle d’or de vos ambitions.
Conquérants, dont la mort déboucla les cuirasses,
Le souffle du sépulcre a passé sur vos races.
De vos trônes, maudits des hommes et de Dieu,
Le dernier mendiant a fait son dernier feu ;
Et l’on ne verra plus, Seigneur, comme naguère,
Les vautours tressaillir aux appels de la guerre ;
Et l’on n’entendra plus, Seigneur, comme autrefois,
Des canons vers les cieux monter la grande voix,
Ni le glas des tocsins propager dans les villes
L’émeute fratricide et les luttes civiles,
Ni les mères en deuil crier à tous les vents :
« Savez-vous, savez-vous où dorment nos enfants ? »
Car voici que ton verbe enfin se réalise.

La concorde et la paix ont bâti ton église.
Le monde, rajeuni comme le vieil Éson,
A repris la beauté de sa verte saison.
L’Éden des premiers jours refleurit sur la terre,
Et rend sa sève au tronc de l’arbre humanitaire.
Tous les cœurs dans l’esprit du Christ sont absorbés,
Et de l’arbre du mal tous les fruits sont tombés.
En nous versant l’amour comme un second baptême,
Tu nous as relevés, Seigneur, de l’anathème ;
Et, rejeté par toi dans l’abîme vaincu,
Satan t’a vu briser son glaive et son écu.

concordia.

Ô penseur ! que vois-tu dans ton esprit qui songe ?
Ton rêve n’est-il donc toujours qu’un vain mensonge ?
À ce morne horizon qu’on nomme l’avenir,
Est-ce l’aube où la nuit que ton œil voit venir ?
Toi, qui, montant, le soir, sur les hautes collines,
Feuillettes dans ton cœur les pages sibyllines,
Ô penseur ! que lis-tu sur l’obscur parchemin ?
L’avenir est-il loin ? Ou viendra-t-il demain ?

le penseur.

De l’océan de Dieu j’ai côtoyé la grève.
Toutes les vérités germent dans l’œuf d’un rêve.

Tout rêve quelque jour devient réalité,
Et le mensonge est las de sa stérilité.
Le soleil s’est levé pour les races maudites,
Et l’accomplissement sort des choses prédites.
Le vieux passé n’est plus, et le siècle nouveau
Du triangle chrétien a refait son niveau.
Le laboureur divin de la Bonne Nouvelle
A sur le globe entier secoué sa javelle.
De ses enseignements la graine sainte a pris
Racine au fond des cœurs comme au fond des esprits ;
Et voilà que, selon les versets du prophète,
Le champ du Christ est mûr et la moisson est faite.
Un jour plus beau va luire aux générations ;
Et, pour laver le flot souillé des nations,
Une source nouvelle a jailli dans le fleuve.
La terre a dénoué sa ceinture de veuve,
Et les peuples, longtemps par l’erreur abrutis,
Lazares sociaux, de la mort sont sortis.
Or, quand la vérité, sainte magicienne,
Va de l’esprit nouveau remplir la lettre ancienne,
Et briser de ses mains le boisseau qui cachait
La lumière de vie où notre espoir marchait,
Sur les eaux du déluge, — où l’arche sainte flotte,
Ayant pour lest le monde et la foi pour pilote,
Berceau que l’avenir s’est fait de son tombeau, —

Laisse, ô Noé ! s’enfuir les ailes du corbeau.
Mais attends ! La colombe, au vent des cieux lâchée,
Cherche du mont Arar la cime encor cachée.
Tout à l’heure elle va reparaître, portant
Son rameau d’olivier, sur l’horizon flottant.
Ce rameau, gage saint de paix et de concorde
Dieu l’a fait croître au champ de sa miséricorde ;
Car le règne si long des haines va finir.
Les vieux siècles sont morts. Les nouveaux vont venir.


HYMNE DES VIEUX SIÈCLES.

Notre règne s’éteint. Nous tombons en ruines,
Arbres déracinés que rongent les bruines
Des races Et la pluie et les vents.
Et cependant, Seigneur, à votre créature
Nos bras ont huit mille ans tendu sa nourriture
Des races Sous nos dômes mouvants.

Ô monde, prête Et la mort

Notre feuillage a vu s’abriter à son ombre
Des races dont vous seul, Seigneur, savez le nombre
Des races Et le nom effacé.
Les aigles ont bâti leurs nids dans nos ramures,
Et l’homme referait, rien qu’avec nos murmures,
Des races L’histoire du passé.

Ô monde, prête Et la mort


Oh ! qui dira combien nos branches fécondées
Ont au soleil de Dieu fait éclore d’idées,
Fleurs d’où sortaient toujours les fruits du lendemain,
Lois et religions, symboles et croyances,
Sagesse et doute obscur, systèmes et sciences,
Énigmes que les sphinx posaient au genre humain ?

Ô monde, prête Et la mort

Brahmes illuminés, prêtres, mages, sibylles
Qui faisaient comparaître à leurs yeux immobiles
Des races Toute l’éternité,
Sages qui voulaient voir tout effet dans sa cause,
Tous à nos rameaux verts ont cueilli quelque chose,
Des races Erreur ou vérité.

Ô monde, prête Et la mort

Et voici que le ciel nous reprend notre force.
Les ongles des enfants déchirent notre écorce
Des races Qui rompt sous leurs genoux ;
Et, sans nous regarder, la caravane humaine,
Que votre main, Seigneur, dans d’autres routes mène,
Des races Passe à côté de nous.

Ô monde, prête Et la mort

Donc nous avons fini, selon votre pensée,
Notre tâche depuis vingt mille ans commencée.
Installé dans nos flancs, le ver rongeur nous mord.
Nous redressons en vain notre cime flétrie.

Dans nos troncs décharnés toute sève est tarie,
Notre règne est passé. Le passé, c’est la mort.

Ô monde, prête Et la mort


HYMNE DES SIÈCLES NOUVEAUX.

Notre règne est venu. L’avenir, c’est la vie.
De son chemin d’hier votre vaisseau dévie,
Des races Ô peuples désolés.
Pour guider vers le port vos rames et vos voiles,
Il faut un autre phare, il faut d’autres étoiles
Des races À vos cieux dépeuplés.

Ô monde, prête Et la mort

Ces étoiles, c’est nous ! Ce phare, nous le sommes !
Nous venons apporter notre lumière aux hommes.
Nous sortons de la nuit pour leur rendre le jour.
Car toute obscurité doit enfin disparaître.
Le juge dans la loi, dans le temple le prêtre
Ne verront plus régner que le seul Dieu d’amour.

Ô monde, prête Et la mort

Nos flambeaux inconnus à tous les Zoroastres
Montent sur l’horizon comme de nouveaux astres,
Des races Et déjà nous voyons
La terre prodiguer ses trésors moins avares
Et les fronts ulcérés des Jobs et des Lazares
Des races Se couvrir de rayons.

Ô monde, prête Et la mort


Le miel mystérieux va couler dans les fleuves.
Car l’homme a traversé le cycle des épreuves.
Dans sa dignité sainte il relève le cou.
Il a rompu le joug de tous les esclavages,
Sans songer à fouetter ses Pharaons sauvages
Avec les nœuds vengeurs de son dernier licou.

Ô monde, prête Et la mort

Vingt mille ans il a bu l’eau des sources amères
Et cherché son chemin à travers les chimères
Des races Du grand désert de feu.
Mais le voici qui va, terminant son exode,
Réaliser ton rêve, Isaïe, ô rapsode
Des races Du poème de Dieu !

Ô monde, prête Et la mort

Étendards d’Hamalec qui dans Riphim habite,
Javelots de Sihon, lances du Moabite,
Sa main vous a brisés, sa main forte aux combats,
Et Josué, porteur du sceptre de Moïse,
Au delà du Jourdain, dans la terre promise,
Du peuple voyageur a fait rentrer les pas.

Ô monde, prête Et la mort

Or la paix du Seigneur est faite sur la terre.
L’aube de vérité va jaillir, — ô mystère ! —
Des races De la nuit du tombeau.

Tous les antres du mal ferment leurs sombres porches,
Et voilà que succède à la lueur des torches
Des races La clarté du flambeau !

Ô monde, prête Et la mort

le poëte.

Un clairon de lumière a vibré dans les nues
Et répand dans les cieux ses splendeurs inconnues,
Rayonnement superbe et semblable à celui
Qui sur ton humble crèche, ô Bethléem, a lui.
Tous les peuples, les uns le cœur plein d’espérance,
Les autres frémissant de quelque horrible transe,
Sont dans l’attente ; et l’on regarde, et l’on se dit :
— « C’est un astre d’espoir. »
— « C’est un astre d’espoir. » — « C’est un astre maudit. »
— « Non, c’est l’aube qui naît. »
— « C’est un astre d’espoir. » — « Non, c’est le soir qui tombe. »
— « L’aurore de la vie. »
— « C’est un astre d’espoir. » — « Ou celle de la tombe. »
— « L’âge nouveau qui s’ouvre, et, promis dès longtemps,
« Au monde rajeuni vient rendre son printemps. »
— « Le sablier s’écoule, et les heures s’arrêtent. » —
Non, c’est l’éclosion des siècles qui s’apprêtent,
Crépuscule du jour qu’attend l’humanité

Pour se constituer dans sa vaste unité,
Et pour voir s’accomplir la parole prédite.
Plus de race opprimée ou de caste maudite.
Les uns avaient le jour, et les autres, la nuit,
Seigneur, et c’est pour tous que votre soleil luit.
De progrès en progrès, de conquête en conquête,
Ainsi voilà qu’enfin l’humanité s’est faite.
Votre règne est venu, votre règne infini.
Que votre nom, Seigneur, à jamais soit béni !
Et vous, enfants d’Adam, héritiers de sa chute,
Voici venir aussi le terme de la lutte,
Jour de victoire après les jours des grands combats,
Que vos vœux appelaient, mais qu’ils n’attendaient pas.
Oh ! l’on pourrait compter, plutôt que vos épreuves,
Les sables des déserts, les gouttes d’eau des fleuves,
Les globes étoilés qui roulent dans la nuit,
Et les flots de la mer, ce gouffre obscur de bruit.
Mais votre cœur reprend sa candeur primitive
Et revêt tout l’éclat de sa blancheur native.
Un idéal plus pur brille à vos yeux sereins,
Les haillons du péché sont tombés de vos reins.
Car le Seigneur a fait rentrer sa créature
Dans la sérénité de la douce nature.
De la glèbe du mal affranchis désormais,
Vous pouvez aspirer à de plus hauts sommets.

N’ayant plus l’âme au joug des haines asservie,
Vous pouvez marcher fiers et libres dans la vie,
Sans vous dire, en pleurant sur vos rêves détruits,
Que les fleurs quelquefois valent mieux que les fruits.
La clarté du vrai jour remplit votre paupière.
Comme le diamant dans sa gaîne de pierre,
Le seul amour du bien habite votre cœur,
D’où le mal disparaît et le doute moqueur.
Votre esprit, rayonnant d’une splendeur auguste,
N’a plus soif que du vrai, n’a plus faim que du juste.
De l’erreur vous savez tous les pièges secrets,
Et déjà votre oreille écoute de plus près
Ces hymnes composés de versets de lumière
Que la terre entendit à son heure première
Et ces cantiques faits de strophes de clartés,
Étoiles de la nuit, que dans l’air vous chantez
Quand l’azur infini vous laisse dans l’espace
Entrevoir le profil de l’Éternel qui passe.

LaLa grande paix est faite, et partout règne enfin
La sainte égalité qui n’aura pas de fin.
Vieux temples des abus, vieilles lois lézardées,
Vous tombez en ruine au souffle des idées.
Plus de princes, bergers qui mangent leurs moutons,
De sceptre ni de crosse, avatars de bâtons,

De code à double sens, qui, toile d’araignée,
Ne saisit que toi seule, ô mouche dédaignée,
De rois, Nemrods toujours armés de leur épieu,
Qui se proclament fils de la grâce de Dieu,
Hélas ! comme si nous, vains néants qu’il tolère,
Ô peuples, nous étions les fils de sa colère.
Du passé disparu rappelant le retour,
Les Césars vainement escaladent leur tour.
Guetteurs désespérés, en vain leurs sentinelles
À sonder l’avenir fatiguent leurs prunelles,
Sans rien voir, par delà cette obscure cloison
Dont les préjugés morts formaient leur horizon,
Que l’accomplissement de ce que l’homme espère,
La vaste ascension des races qui s’opère,
Le vrai jour qui succède aux ombres de la nuit,
Et l’aube qui pour tous enfin s’épanouit.

LaDonc la voici s’ouvrir cette ère magnifique
Où chacun remplira sa tâche pacifique ;
Où, la guerre fermant son sinistre portail,
On ne se défîra qu’aux luttes du travail ;
Où le canon, folie à jamais disparue,
Va céder pour toujours sa roue à la charrue ;
Où les peuples captifs, rentrés dans leur Sion,
Vont s’ouvrir tout le champ de la création.

Car vous, produits, et vous, forces de la nature
Que la bonté de Dieu livre à la créature,
Gaz qui vous élevez, pesanteur qui descends,
Fleuves qui vous tordez dans vos lits frémissants,
Torrents qui sillonnez les flancs de la colline,
Animaux que le joug ou le frein discipline,
Souffles puissants du vent qui dans l’air bruissez,
Plantes qui vêtez l’homme ou qui le nourrissez,
Météores, saisons, astres, chaleur, lumière,
Soleil toujours brillant de ta beauté première,
Océans où l’œil voit, comme dans un miroir,
Éclore chaque étoile aux approches du soir,
Gazons verts émaillés des diamants de l’aube,
Houille et métaux cachés dans les veines du globe,
Moissons dont les épis hérissent les guérets,
Arbres, piliers vivants du temple des forêts,
Vous êtes le milieu, vous êtes le domaine
Que le Créateur fit pour la famille humaine,
L’atelier qui pour nous travaille jour et nuit
Et que l’esprit d’en haut seul dirige et conduit.

Mais le ciel fit à l’homme un but plus haut encore.
Dans notre esprit aussi l’aube devait éclore.
De notre nuit voici le jour réel sortir,
Que Dieu, depuis Adam, nous a fait pressentir,

La foi, cette unité finale des croyances,
Dont tout sage, à travers les brumes des sciences,
Crut voir le crépuscule à l’horizon des cieux,
Et qui vient éclairer à la fin tous les yeux ;
Car il faut bien, quand l’ombre autour de nous s’efface,
Que la lumière aussi dans les âmes se fasse.

Depuis Homère, issu d’Orphée et de Linus,
Cycliques moissonneurs de mythes inconnus,
En vain Platon médite, en vain Socrate songe
Mêlant la poésie aux rêves du mensonge ;
En vain, l’un affirmant, et l’autre disant : « Non, »
Pythagore ébloui ferme l’œil de Zénon ;
Sur les monts de Chaldée en vain les Zoroastres
Discutent dans la nuit le langage des astres
Et cherchent, feuilletant le livre ouvert du ciel,
Le problème du monde et celui du réel ;
En vain Lucrèce, armé du flambeau d’Épicure,
Sonde les profondeurs de sa pensée obscure ;
En vain Spinosa, plein du doute qui l’absout,
Sans trouver Dieu dans rien, croit l’entrevoir dans tout
Et, songeur égaré, s’aveugle dans ses rêves,
Plus mobiles qu’au vent les sables sur les grèves.
Le monde trop longtemps a vu l’humanité
Avec des blocs d’erreurs bâtir sa vérité,

Architecte insensé dont la main indécise
Replâtrait constamment cette tour mal assise,
Hélas ! dont Dieu n’avait pas pétri le ciment
Ni sur le dur granit posé le fondement.
Et les hommes disaient : « C’est la tour solennelle,
« Le fanal d’où jaillit la lumière éternelle,
« Le phare de clartés où tourne incessamment
« Tout œil, comme le fer, ô pôle, à ton aimant. »
Et, quand chacun de ceux qui cheminaient dans l’ombre
De cette autre Babel montait l’escalier sombre,
Et que son pied touchait le faîte aérien,
Il croyait voir très-loin, — mais il ne voyait rien !
Seuls, interrogateurs des choses éternelles,
Les prophètes, voyants aux ardentes prunelles,
Savent tout ce qu’a dit le passé ténébreux
Et tout ce que parfois se révèlent entre eux
Les siècles qui s’en vont et les siècles qui viennent.
Leurs yeux ayant tout vu, de tout ils se souviennent,
Et l’avenir profond, sondé par leur esprit,
Leur a montré partout le grand Exode écrit,
Le règne de Saturne annoncé par Virgile,
La promesse changée en fait par l’Évangile,
Où le Christ, rachetant la race des maudits,
Fit du noir Golgotha le seuil du Paradis.

Ô monde, prête Et la mort


Or, les temps sont venus de bâtir d’autres pierres
Vérité, qui dois luire à toutes les paupières,
Ton palais éternel où tout le genre humain,
Constructeur unanime, a déjà mis la main.
Regarde chaque race, architecte ou manœuvre,
Apporter son travail et concourir à l’œuvre ;
Chaque peuple, sculpteur que le Seigneur bénit,
Tailler son bloc de marbre ou son bloc de granit ;
Et, pour mieux achever la tâche commencée,
L’un prodiguer son bras, et l’autre sa pensée.
Ainsi, ce temple, avec l’esprit de Dieu construit,
Sera de ceux que rien dans les temps ne détruit ;
Car toi, douce Espérance, et toi, Charité sainte,
Ô sœurs, vous en aurez tracé l’auguste enceinte,
Et votre double nom sur sa façade écrit,
Vous l’avez couronné du nom de Jésus-Christ !

Ô monde, prête Et la mort


LES DIEUX DU PASSÉ.
les brahmes.

Nous, fils de l’Orient, du haut des pics antiques,
Où l’Himalaya chante aux siècles ses cantiques,
Nous avons les premiers, aux plaines du Thibet,
Des langages humains composé l’alphabet,
Et sur le Gange saint, fleuve aux sources occultes,

Vu descendre Brahma, père des anciens cultes,
Le Lokapurwayas et le Dhatra géant
Qui fit sortir le monde et l’homme du néant.
Puis, des dix avatars de Wishnou sur la terre,
Nous avons recueilli partout le verbe austère.
Krishna, Bouddha, Kalki, nous ont vus tour à tour
De leurs dogmes nouveaux faire, en priant, le tour.
Mais voici que pour nous le vrai jour vient de naître.
Le Christ toujours vivant à nous s’est fait connaître,
Et, l’ombre de sa croix illuminant nos yeux,
Nous savons quel chemin nous doit mener aux cieux.

les guèbres.

Adorateurs du feu, nous, fils de Zoroastre,
Nous avions enfermé l’Éternel dans un astre.
Aveugles, nous avions fait notre Dieu vermeil
D’Ormuz enveloppé du manteau du soleil.
Mais nos cœurs obscurcis étaient pleins de ténèbres.
L’aurore du Seigneur brille enfin pour les Guèbres
Et notre esprit, trouvant enfin son vrai milieu,
A vu que le soleil n’est que l’ombre de Dieu.

les égyptiens.

Nos prêtres nous disaient : « Avant l’aube des âges,
« Il était un esprit sans nom parmi les sages,

« Éternel, immuable, infini, tout-puissant.
« Des ténèbres d’Athor, nuit du monde naissant,
« Il tira Kneph, le jour, la lumière féconde ;
« Et, s’accouplant au Verbe, il jeta dans le monde
« Phta, le principe ardent de la vie et du feu,
« Et cette trinité compose notre Dieu.
« Phta créa Potiris le ciel et Tho la terre ;
« Puis, ayant façonné le groupe planétaire,
« Du soleil Osiris fit l’œil du jour qui luit
« Et de la lune Isis l’œil pâle de la nuit.
« Typhon tient dans le mal son formidable empire.
« Chaque zone du ciel a pour garde un Cabire.
« Dans la nuit des esprits Toth allume le jour,
« Et Mendès, l’ægipan, remplit les cœurs d’amour. »
À combien d’autres dieux encor notre âme inculte
Adressait son encens et prodiguait son culte !
Dans les lotus du Nil ils naissaient par milliers ;
Même nous adorions jusqu’aux chats familiers.
Loup, chacal, crocodile, obtenaient nos hommages.
Le taureau prophétique Apis avait ses mages.
Anubis aboyait, et son frère vermeil
Memnon chantait quand l’aube annonçait le soleil.
Mais, depuis que, du haut de son Calvaire sombre,
La croix du Christ répand la clarté de son ombre,
Le colosse thébain fait silence, laissant

Le désert regarder ce jour éblouissant,
Et ne sait pas pourquoi sa bouche reste close,
Ni quel deuil rend muets ses sphinx de granit rose,
Ni dans quel ouragan sinistre du simoun
S’est brisé le trépied des oracles d’Amoun.

les babyloniens.

Sous nos dômes bâtis de marbre et de porphyre,
Tout un monde de dieux ne pouvait nous suffire.
Bâl, le géant du feu, père des immortels,
Aurait passé dix ans à compter ses autels,
Et son frère Moloch, formidable et difforme,
Assis sur quelque fût de jaspe, socle énorme,
De la création rêve étrange et nouveau,
Nous montrait son corps d’homme à tête de taureau.
Cent monstrueux serpents gros comme des troncs d’arbre,
Cent dragons accroupis sur leurs bases de marbre,
Et cent griffons à l’œil terrible et flamboyant
Leur faisaient jour et nuit un cortège effrayant.
Que de siècles ont vu ces nations serviles
Dont le Tigre et l’Euphrate allaient baignant les villes,
À nos mythes impurs apporter leur encens !
Mais les voilà tombés de leurs cieux impuissants.
Des débris de Moloch ramassés par l’Afrique,
Dans ses sables muets Carthage en vain fabrique

Un autre homme-taureau pour ses autels déserts.
En vain Tyr admet Bâl parmi ses dieux divers
Et, voulant célébrer un jour sa bienvenue,
Lui donne pour épouse Astarté la Cornue.
Car Babylone est morte, et Tyr est effacé,
Et Carthage n’est plus qu’un nom dans le passé.

les scythes.

Nous, de qui les aïeux, du Tanaïs au Gange,
De leurs chars voyageurs promenaient la phalange,
Et poussaient quelquefois leur roulante cité
À travers les rochers du Caucase irrité ;
Nous qui, ne respirant que luttes et batailles,
Récoltions, en chantant, nos sanglantes semailles,
Et dont les noirs chevaux, formidable escadron,
Mêlaient leurs cris de joie aux hymnes du clairon ;
Nous n’avions point de temple, et l’on n’y songeait guère ;
Car il n’était pour nous qu’un dieu, c’était la guerre,
Le seul dieu que jamais nos pères aient connu.
Son symbole visible était un glaive nu.
Mais du Christ désormais le monde entier relève,
Et la croix de la paix a remplacé le glaive.

les grecs.

Tous nos temples obscurs étaient peuplés de dieux,

Et leur chef était Zeus, le mythe radieux,
Le fils puissant de Rhée, engendré par Saturne.
Au fond d’une caverne obscure et taciturne,
Surpris qu’un dieu pût naître en un pareil séjour,
L’Ida, mont créateur, le vit venir au jour.
Il trouva dans la chèvre Amalthée une mère.
Des colombes, ainsi que dit le vieil Homère,
Versèrent l’ambroisie à ses lèvres d’enfant.
Les Grâces entouraient son berceau triomphant
Et les rayons vermeils dont l’aube se colore.
Puis on vit Jupiter du faible enfant éclore
Superbe, comme il sied au maître des humains,
Portant les lourds carreaux de la foudre en ses mains.
Maître de l’univers, formidable, terrible,
Il passait, chaque nuit, les astres dans son crible,
Il rivait Prométhée au flanc d’un rocher nu,
Et plongeait les Titans au Tartare inconnu.
Fronçait-il le sourcil parfois dans sa colère,
Le globe tressaillait sur son axe polaire,
L’Océan frémissait, et Neptune, en grondant,
En vain sur ses coursiers fatiguait son trident.
Pourtant il s’amusait beaucoup. Par intervalles
À Junon, son épouse, il donnait pour rivales
Latone, Io, Léda, courtisanes du ciel,
Et Ganymède était son page officiel.

Il buvait le nectar et mangeait l’ambroisie,
Apollon lui disant quelque chanson choisie
Et Vénus complétant le luth aux doux accords
Par le rhythme vivant des poses de son corps.
Son trône s’élevait au sommet de l’Olympe,
Rocher depuis longtemps désert et morne, où grimpe,
Lorsque avril en verdit les flancs âpres et nus,
Le pâtre seul avec ses compagnons cornus.
Et nous rougissons tous, ô Dieu juste et sévère !
À comparer au Christ cloué sur son Calvaire
Notre Zeus d’autrefois, mythe du vice impur,
Sur son mont couronné de rayons et d’azur.

les scandinaves.

Notre dieu n’était pas d’une race plus pure.
Il s’appelait Odin, fils de Bor, fils de Bure.
Il avait, disait-on, fait du corps d’un géant
Le monde, et suscité les hommes du néant.
Des sommets de l’Asgard il dominait la terre
Et l’éclairait des feux de son œil solitaire.
Son nom, multiplié par cent quinze surnoms,
Remplissait tous les lieux dont nous nous souvenons.
Le loup le connaissait, et l’aigle dans son aire.
Il tenait dans sa main le marteau du tonnerre,
Et, souverain du monde, il faisait ses trépieds

Des volcans que l’Islande allumait à ses pieds.
Flambeau de ses festins, l’aurore boréale
L’illuminait, la nuit, de sa torche idéale.
Il avait la puissance, il avait la splendeur.
Les douze Ases faisaient cortège à sa grandeur.
Pour gardes il avait les douze Valkyries,
Les vierges des combats, à la lutte aguerries,
Qu’on voyait, au plus fort des batailles, fauchant
Leur moisson de guerriers, fils du glaive tranchant.
Les deux corbeaux Hugin et Munin, à chaque aube,
Espions coassants, faisaient le tour du globe,
Et venaient, chaque soir, au maître tour à tour
Raconter les vertus ou les crimes du jour.
L’atelier de la mort avait ses trois vestales ;
Les Nornes, du destin ouvrières fatales,
Assises jour et nuit sous le frêne Ygdrasil,
Du sort humain nouaient et dénouaient le fil.
Puis au delà des mers obscures et sans phare,
Dans les flancs ténébreux du vaisseau Naglefare,
Les âmes s’en allaient au séjour du remords
Ou vers le Valhalla, palais vivant des morts.
Mais dès longtemps Odin, le dieu des bords du Phase,
A vu crouler l’Asgard comme un rocher sans base,
Et, dégageant enfin du mythe le réel,
Du Valhalla sanglant le Christ a fait le ciel.

les slaves.

Nous aussi nous avions nos temples pleins d’idoles,
Spectres dont notre erreur se faisait des symboles.
Il en est deux surtout qu’on nommait en tremblant :
Swentibor le dieu noir, Swentewit le dieu blanc.
L’un était roi du jour, l’autre était roi de l’ombre.
L’un faisait la lumière, et l’autre, la nuit sombre.
Swentibor habitait le monde souterrain.
Swentewit pour séjour avait le ciel serein,
La haute région de l’azur et des astres.
Son palais, qu’étayaient d’invisibles pilastres,
Élevait au zénith ses larges dômes d’or
Où n’atteignaient jamais l’aigle ni le condor,
Ni la foudre elle-même, alors que dans la nue
Elle remonte et cherche une route inconnue.
Son royaume embrassait le vaste empire bleu.
Lui, comme le soleil, en tenait le milieu,
Et ses trois cents chevaux, groupe ardent et sonore,
Hennissaient à ses pieds pour saluer l’aurore
Et buvaient la rosée aux urnes du matin.
Plus beau qu’Apollon, fils du ciel grec et latin,
Les peuples le nommaient l’archer de la lumière.
Sitôt qu’à l’horizon montait l’aube première,
On le voyait, son arc frémissant à la main,

Se frayer à travers les brumes un chemin,
De son carquois de feu multiplier les floches,
Dans les nuages gris ouvrir de larges brèches,
Puis, les ayant chassés dans l’espace, s’asseoir
Sur son trône entouré de rayons, jusqu’au soir.
Verser avec l’amour la vie à toutes choses,
Épanouir les lis et parfumer les roses,
Au fond des nids joyeux réveiller à la fois
Les strophes des buissons et les hymnes des bois,
Rendre aux brises du ciel leurs fécondes haleines
Et dorer les moissons dans les sillons des plaines.
Mais, quand il faisait tout sur la terre fleurir,
Il laissait la moisson de nos cœurs se flétrir.

l’afrique.

Je n’avais point d’autel pour mes races obscures,
Ni symboles savants, ni mythes, ni figures ;
Point de temple où l’on vît mes peuples ténébreux
Épancher leur prière ou prosterner leurs vœux.
Chacun se construisait son autel en lui-même
Pour y placer son dieu, toujours farouche emblème,
Formé d’une épouvante ou fait d’une terreur,
Et du vrai Dieu d’amour barbare avant-coureur.
Mais le doux Christ aussi pour les miens a fait luire

L’étoile d’or qui doit au salut les conduire,
Et, plaçant devant eux son phare de clarté,
Leur montra le chemin de son éternité.

l’amérique.

Sur mes rochers déserts, dans mes forêts profondes,
J’adorais Manitou, le grand esprit des mondes.
De mon triangle saint Tangatanga formait
La base radieuse et l’éclatant sommet.
J’avais encor Téotl, le dieu par excellence,
Et Vitslibochtli, roi du glaive et de la lance,
Punchao le soleil, et la lune Quila
Que la nuit à son char de lumière attela.
Du monde surhumain puissances redoutées,
Terribles quelquefois et toujours irritées,
Elles étaient l’effroi de mes peuples, laissant
Parfois sortir du fond de leurs antres de sang,
Légion de fléaux, la famine, la peste,
Enfin la guerre, hélas ! pire encor que le reste.
Et moi, pour apaiser la colère des dieux,
J’aiguisais le tranchant de mes couteaux pieux,
Je dressais mes bûchers où le feu se promène,
Et j’y faisais brûler une hécatombe humaine.
Mais la voix du Sauveur a parlé dans ma nuit
L’aube de Bethléem pour moi s’épanouit,

Et mes peuples, enfin sortis de leur démence,
Ne reconnaissent plus que toi, Dieu de clémence,
Toi qui vivais hier, toi qui vivras demain,
Ô Père universel de tout le genre humain !

Ô monde, prête Et la mort


LE CREDO DE L’HUMANITÉ.

Oui, le Seigneur est grand ! Éternel dans l’immense,
Pour lui rien ne finit, pour lui rien ne commence.
Auprès de sa splendeur toute splendeur pâlit.
Les foudres dans les cieux se taisent quand il passe,
Les astres éblouis tressaillent dans l’espace
Et l’Océan profond frissonne dans son lit.

Ô monde, prête Et la mort

Oui, le Seigneur est fort ! Sa parole féconde
Du ventre du chaos a fait sortir le monde,
Et son doigt aux soleils a tracé leurs chemins.
Sur son axe invisible il fait tourner la terre,
Et du torrent des jours, dont il sait le mystère,
Et du torrentIl tient l’urne en ses mains.

Ô monde, prête Et la mort

Oui, le Seigneur est bon ! Pour toute créature
Il fait incessamment travailler la nature,
La source des rochers et l’arbre des forêts.

Les saisons et les jours font chacun leur ouvrage ;
Le soleil et le vent, même jusqu’à l’orage
Qui féconde le germe au sillon des guérets.

Ô monde, prête Et la mort

Aussi, que toute voix, Seigneur, te glorifie,
Toi maître de la mort et maître de la vie,
Toi que nous adorons, toi dans qui nous croyons
Et qui, dans nos sentiers d’angoisse et de souffrance,
Fais resplendir enfin cet astre d’espérance
Et du torrentDont voici les rayons !

Ô monde, prête Et la mort

Que ce phare toujours, ô Seigneur, nous dirige,
Flambeau divin par qui notre nuit se corrige !
Vers le bien et le vrai guide notre raison.
Régie, jetant l’oubli sur nos fautes passées,
Toutes nos actions et toutes nos pensées,
Et sois notre seul but, notre seul horizon.

Ô monde, prête Et la mort

Sois toujours l’eau vivante où notre âme s’abreuve,
Que nos cœurs sans murmure acceptent toute épreuve.
Que notre pied demeure au sentier de ta loi :
Laisse régner toujours la concorde où nous sommes,
Et donne-nous d’aimer, ô Seigneur, tous les hommes,
Et du torrentTous nos frères en toi.

Ô monde, prête Et la mort


Tous nos frères en toi, garde-les dans ton ombre.
Verse-leur le trésor de tes grâces sans nombre.
Fais régner le bonheur sous leurs toits triomphants,
Et bénis à la fois leurs champs toujours prospères,
Le seuil de leurs maisons, les tombes de leurs pères
Et les berceaux joyeux où dorment leurs enfants.

Ô monde, prête Et la mort

Dispense de tes mains, ô Seigneur, toujours pleines
Les toisons à leurs prés, les moissons à leurs plaines,
À leur cœur la lumière, à leur esprit le jour.
Pour toujours mets entre eux la paix douce et sereine.
Ôte aux grands le mépris, ôte aux petits la haine,
Et du torrentEt donne à tous l’amour !

Ô monde, prête Et la mort


DERNIÈRE VISION DU POËTE.

Oh ! comme la nature est belle et magnifique !
Ô Seigneur, c’est ainsi que ta main pacifique
À l’homme la livra lorsque, dans ta bonté,
Tu l’eus fait pour la vie et pour l’éternité.
On dirait le jardin céleste, ton domaine,
Où le souffle éternel du printemps se promène,
Où rien ne doit mourir, rien, excepté la mort,
Ô Seigneur, et le mal, père obscur du remord.
Comme au jour où ta voix souveraine et féconde

Du gouffre du néant eut évoqué le monde,
La terre au ciel sourit, couverte de splendeur.
De son enfance elle a la grâce et la candeur.
Un avril, qui n’aura point de fin, dans ses plaines
Épanche le trésor de ses corbeilles pleines,
Et l’arbre des saisons prodigue en même temps
Les présents de l’automne et les fleurs du printemps.
Montagnes, dont l’autour fait dans l’air ses étapes ;
Collines, que les ceps émaillent de leurs grappes ;
Sources, dont les rochers, mamelles de granit,
Font jaillir les flots purs et que rien ne ternit ;
Plantes, qu’on voit mêler, par la brise bercées,
Les gemmes de vos fleurs aux perles des rosées ;
Lacs, dont l’azur profond, miroir toujours changeant,
Regarde au ciel passer les nuages d’argent ;
Ruisseaux, qui gazouillez dans l’herbe vos murmures ;
Champs moitié verts, moitié dorés de moissons mûres ;
Forêts, où près du loup le cerf habite en paix
Et qui prêtez le toit de vos rameaux épais
À l’oiseau qui converse avec la fleur candide ;
Image de l’Éden perdu, terre splendide,
Poëme étincelant de fleurs et de rayons,
Mille rhythmes joyeux sortant de tes sillons,
Mille strophes d’amour sur les arbres écloses,
Font des chansons des nids et du parfum des roses,

De la voix des forêts et des soupirs du vent
L’hymne que la nature adresse au Dieu vivant,
Hosanna qui répond à ce cantique immense
Que l’aube chaque jour dans l’air bleu recommence
Ou dont les astres d’or, dans l’ombre épanouis,
Font le concert sublime et visible des nuits.
Car, puisque l’homme, après tant de siècles de lutte,
S’est senti, grâce à Dieu, relever de sa chute,
La terre aussi devait, fière de sa beauté,
Revêtir le manteau de sa virginité.

EtOr, de ce cadre plein d’une lumière sainte
Comme je contemplais la radieuse enceinte,
Je vis, sous les rameaux de deux larges palmiers
Qu’égayaient de leur vol colombes et ramiers,
Deux beaux groupes assis, qui, dans l’herbe et la mousse,
Respiraient la fraîcheur de l’ombre calme et douce.
Et c’étaient des vieillards et c’étaient des enfants.
Et les enfants jouaient, heureux et triomphants.
On les eût pris, à voir leurs yeux pleins d’étincelles,
Pour des anges du ciel, s’ils avaient eu des ailes,
Et sur leur front candide et vermeil s’annonçait
L’esprit de l’homme juste et fier qui commençait.
Plus calmes, les vieillards, qu’un même cœur rassemble,
Souriaient aux enfants, ou devisaient ensemble,

Parlaient de la bonté de Dieu, leur créateur,
Et, louant tour à tour dans son œuvre l’auteur,
Semblaient, tout transportés d’une extase suprême,
Communier avec la nature elle-même.

EtPlus loin, un laboureur, sans bœufs, sans aiguillon,
Conduisait sa charrue et traçait son sillon.
Le travail n’est-il pas pour l’homme une prière ?
Mais la nature est bonne, et voilà que, derrière
Le soc étincelant qui toujours marche et va,
La future moisson germe et lève déjà.

EtPlus loin encor, plus loin, tout au fond de la plaine,
Où chaque brise aux fleurs parfume son haleine,
Je vis s’épanouir un splendide jardin,
Et rien qu’à sa beauté, je devinai l’Éden.
Mais, depuis vingt mille ans, sa porte condamnée
Fermait aux fils d’Adam son entrée obstinée,
Et, debout sur le seuil du Paradis de Dieu,
Veillait un ange armé d’une lame de feu.
Il était là depuis les premiers jours du globe.
De la création on voyait encor l’aube
Étinceler au fond de ses yeux éclatants.
Il avait, sans vieillir, vu s’écouler les temps.
Ses bras semblaient taillés dans la neige des pôles ;
Ses cheveux déroulés flottaient sur ses épaules,

Et son front rayonnait de la double beauté
De l’être et de l’esprit, fils de l’éternité.

EtEn ce moment un homme, un vieillard pâle, austère,
Comme ne tenant plus aux choses de la terre,
Traversa la largeur de la plaine. On voyait
L’extase illuminer son œil qui flamboyait.
Sur ses cheveux blanchis, sur son front morne et sombre,
Que de siècles avaient accumulé leur ombre !
Que de remords cachés et de deuils avaient mis
Des rides à son cœur et sur ses traits blémis !
D’où vient ce pèlerin ? Où va ce patriarche ?
Malgré les ans, son pied est ferme, il marche, il marche
D’un pas de plus en plus rapide et diligent.
Le signe des chrétiens, une humble croix d’argent
Pend au chapelet noir qui lui sert de ceinture.
Le soleil couvre d’or sa tunique de bure
Et semble, devinant l’homme des visions,
Vouloir le revêtir d’un manteau de rayons.
Les oiseaux dans les cieux, les arbres sur la terre
Ont l’air d’interroger ce spectre de mystère,
Et moi-même je crus, en voyant ce vieillard,
Un fantôme sorti de la nuit d’un brouillard.
Aidé de son bâton, rameau noueux d’un chêne,
Il monte lentement une rampe prochaine

Et par degrés s’élève au sommet d’un rocher
Si haut que le chamois peut seul en approcher.
Là, debout comme l’aigle, enfant des hautes cimes,
Éclairé du grand jour qui luit aux lieux sublimes,
Il ouvre les deux bras et les tend vers le ciel,
Comme sur le Nébo, le guide d’Israël,
Lorsqu’il eut entrevu, toutes larges ouvertes,
La terre de promesse et ses campagnes vertes
Et ses vallons souvent dans un rêve apparus.

Or ce second Moïse était Ahasvérus !

Mais, — pendant qu’il est là qui regarde et contemple
La terre où le Seigneur s’est reconstruit son temple,
Et que, le front baigné dans l’azur du ciel bleu,
Il se sent, chaque instant, plus rapproché de Dieu, —
Pourquoi le laboureur avec sa main fiévreuse
Arrête-t-il son soc dans le sillon qu’il creuse ?
Et pourquoi pousse-t-il ce cri d’étonnement ?
À ses pieds, dans le sol, qui s’ouvre largement,
Il voit étinceler une chose inconnue.
Relique du passé, c’est une lame nue,
Acier à deux tranchants et rouillé par endroits.
Sa poignée est de cuivre et figure une croix,
Et l’arme, s’allongeant de plus en plus étroite,
S’aiguise et se termine en pointe fine et droite.

Car c’est un glaive. L’homme au cœur presque interdit
Le prend et, Rapprochant des vieillards, il leur dit :
« Qui sait à quoi servit autrefois cette lame ?
« À coup sûr, ce n’est pas un soc, je le proclame. »
Les vieillards, regardant le glaive tour à tour,
De leur groupe étonné lui font faire le tour,
Et pas un seul d’entre eux, pas même le plus sage,
De l’acier belliqueux ne devine l’usage.
L’arme jusqu’à trois fois suit le même chemin.
Mais, comme elle voyage ainsi de main en main,
Tantôt la pointe en l’air et tantôt la poignée, —
Voyant la croix, d’un flot de lumière baignée,
Un enfant, inspiré d’une sainte ferveur,
S’écrie : « Oh ! regardez ! C’est la croix du Sauveur ! »
— « En vérité, c’est elle ! » exclament tous ensemble.
Puis un des vieillards prend avec sa main qui tremble
Le vieux glaive, symbole enfin transfiguré,
Et plante dans le sol le signe vénéré.
Parmi l’herbe et les fleurs où le soleil ruisselle,
Couverte de rayons, la croix sainte étincelle,
Et tous, vieillards, enfants, en tombant à genoux,
Disent : « Que le Seigneur soit et reste avec nous ! »

EtProsternez devant Dieu votre cœur et votre âme,
Laissez monter au ciel vos prières de flamme ;

Car voici qu’Adam vient, père du genre humain.
Il s’avance tenant une palme à la main.
Son visage, éclairé d’une sainte lumière
A repris tout l’éclat de sa beauté première,
Et de tout son passé, larmes, deuils et regrets,
Rien n’altère le calme auguste de ses traits.
Tout resplendit en lui. Tout rayonne dans Ève.
Leur Caïn pardonné semble sortir d’un rêve,
En s’appuyant au bras d’Abel qui le conduit.
Et toute la famille humaine qui les suit,
Vaste rameau du tronc des peuples et des races
Dont Dieu seul sur la terre a pu suivre les traces
Et qu’il a vus passer, c’est-à-dire souffrir,
Attend l’heure où l’Éden consente à se rouvrir.

EtÀ mesure qu’Adam, toujours serein et calme,
S’avance, en élevant vers le ciel bleu sa palme,
Ô miracle suprême ! il voit du Paradis
La porte s’ébranler sur ses vieux gonds maudits,
Puis s’ouvrir toute large, — et, vision étrange,
Du seuil longtemps fermé voilà s’écarter l’ange,
Qui dit, posant le pied sur son glaive de feu :
« Soyez les bienvenus dans la maison de Dieu ! »

EtMais, avant de rentrer dans sa sainte patrie,

L’aïeul des nations, de sa lèvre attendrie
Baisant trois fois le seuil du jardin éternel,
Y répand tout son cœur dans ce chant solennel :


Et« Merci, Seigneur, ô toi, le grand, le bon, le juste,
« Souverain, par la force, et par la gloire, auguste !
« Ton pardon quelque jour sur tout crime descend.
« Car tu m’as relevé dans ma race rebelle,
« Et dans ton paradis, où ta voix me rappelle,
« Va rentrer l’exilé tant de siècles absent.

Ô monde, prête Et la mort

« Ta droite m’a frappé. Ta droite me redresse.
« Sur mon arbre de deuil refleurit l’allégresse.
« Dans mon sentier d’erreurs reverdit le réel.
« Mes pieds ont achevé ma route expiatoire,
« Et ton doigt m’a montré mon chemin de victoire.
Et ton doigt« Dans le chemin du ciel.

Ô monde, prête Et la mort

« Mes générations ont vidé goutte à goutte
« Le calice du mal, de l’orgueil et du doute,
« Et tourné vingt mille ans autour des vérités.
« Au creuset des douleurs tour à tour épurées,
« Tu fais luire à leurs yeux ces étoiles sacrées
« Dont la nuit de nos cœurs compose ses clartés.

Ô monde, prête Et la mort


« L’Éden avait fermé sa porte infranchissable.
« Laboureurs du désert, nous semions sur le sable,
« Sans qu’une moisson vînt dans nos sillons maudits.
« Nous avons fait le tour des misères humaines,
« Et voici qu’à la un, Seigneur, tu nous ramènes
Et voici qu’« Dans ton saint Paradis ! »

DuPuis il prend dans sa main la main d’Ève qui tremble.
Au séjour du bonheur tous deux rentrent ensemble,
Et tous leurs descendants les suivent pas à pas
Dans cette paix de Dieu qu’ils ne soupçonnaient pas.

DuPendant ce temps, du haut du rocher qu’il domine,
Ahasvérus regarde, et son front s’illumine,
Et sa bure devient lumière, et par degré
Se couvre de splendeur l’homme transfiguré.
Une larme, longtemps dans son cœur prisonnière,
En ce moment jaillit de ses yeux, la dernière,
Et, tendant vers le ciel ses deux bras décharnés :
« Seigneur, dit-il, voici que vous me pardonnez !
« Votre miséricorde, ô mon Dieu, soit bénie !
« J’ai trouvé le repos, ma route étant finie. »
Il dit, et son bâton qu’il prend par les deux bouts
Il le ploie et le casse en deux sur ses genoux.

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