Traduction par P.-J. Stahl.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie (p. 1-16).

CHAPITRE I

OÙ LE LECTEUR FAIT CONNAISSANCE AVEC LA FAMILLE AMÉRICAINE


« Noël ne sera pas Noël si l’on ne nous fait pas de cadeaux, grommela miss Jo en se couchant sur le tapis.

— C’est cependant terrible de n’être plus riche, soupira Meg en regardant sa vieille robe.

— Ce n’est peut-être pas juste non plus que certaines petites filles aient beaucoup de jolies choses et d’autres rien du tout, » ajouta la petite Amy en se mouchant d’un air offensé.

Alors, Beth, du coin où elle était assise, leur dit gaiement :

« Si nous ne sommes plus riches, nous avons encore un bon père et une chère maman et nous sommes quatre sœurs bien unies. »

La figure des trois sœurs s’éclaircit à ces paroles. Elle s’assombrit de nouveau quand Jo ajouta tristement :

« Mais papa n’est pas près de nous et n’y sera pas de longtemps. »

Elle n’avait pas dit : « Nous ne le reverrons peut-être jamais ; » mais toutes l’avaient pensé et s’étaient représenté leur père bien loin, au milieu des terribles combats qui mettaient alors aux prises le Nord et le Sud de l’Amérique.

Après quelques moments de silence, Meg reprit d’une voix altérée :

« Vous savez bien que maman a pensé que nous ferions mieux de donner l’argent de nos étrennes aux pauvres soldats qui vont tant souffrir du froid. Nous ne pouvons pas faire beaucoup, c’est vrai, mais nos petits sacrifices doivent être faits de bon cœur. Je crains pourtant de ne pas pouvoir m’y résigner, ajouta-t-elle en songeant avec regret à toutes les jolies choses qu’elle désirait.

— Mais nous n’avons chacune qu’un dollar, dit Jo ; quel bien cela ferait-il à l’armée d’avoir nos quatre dollars ? Je veux bien ne rien recevoir ni de maman ni de vous, mais je voudrais acheter les dernières œuvres de Jules Verne, qu’on vient de traduire ; il y a longtemps que je le désire. Le capitaine Grant est, lui aussi, séparé de ses enfants, — mais ses enfants le cherchent, — tandis que nous… nous restons là. »

Jo aimait passionnément les aventures.

« Je désirais tant de la musique nouvelle ! murmura Beth avec un soupir si discret que la pelle et les pincettes seules l’entendirent.

— Moi, j’achèterai une jolie boîte de couleurs, dit Amy d’un ton décidé.

— Maman n’a pas parlé de notre argent et elle ne peut pas vouloir que nous n’ayons rien du tout. Achetons chacune ce que nous désirons et amusons-nous un peu ; nous avons assez travaillé toute l’année pour qu’on nous le permette ! s’écria Jo en examinant les talons de ses bottines d’une manière tout à fait masculine.

— Oh ! oui, moi je l’ai bien mérité en m’occupant tous les jours de l’éducation de ces méchants enfants, quand j’aurais tant aimé rester à la maison, dit Meg qui avait repris son ton plaintif.

— Vous n’avez pas eu la moitié autant de peine que moi, reprit Jo. Comment feriez-vous s’il vous fallait rester, ainsi que moi, enfermée des heures entières avec une vieille personne capricieuse et grognon, qui n’a pas plus l’air de se rappeler que je suis sa nièce, que si je lui arrivais tous les jours de la lune ; qui vous fait trotter toute la journée, qui n’est jamais contente de rien, qui enfin vous ennuie à tel point qu’on est toujours tenté de s’en aller, de peur de la battre ?

— C’est mal de se plaindre ; cependant je pense que la chose la plus désagréable qui se puisse faire ici, c’est de laver la vaisselle et de faire les chambres, comme je le fais tous les jours. Je sais bien qu’il faut que cela se fasse, mais cela me rend les mains si dures que je ne peux plus étudier mon piano, » dit Beth avec un soupir que cette fois tout le monde entendit.

Ce fut alors le tour d’Amy :

« Je ne pense pas qu’aucune de vous souffre autant que moi ; vous n’avez pas à aller en classe avec d’impertinentes petites filles qui se moquent de vous quand vous ne savez pas vos leçons, critiquent vos vêtements, vous insultent parce que vous avez votre nez et pas le leur et dédaignent votre père parce qu’il a, par trop de bonté, perdu sa fortune subitement !

— La vérité est, répondit Meg, qu’il vaudrait mieux que nous eussions encore la fortune que papa a perdue il y a plusieurs années. Nous serions, je l’espère, plus heureuses et bien plus sages si nous étions riches comme autrefois.

— Vous disiez l’autre jour que nous étions plus heureuses que des reines.

— Oui, Beth, et je le pense encore, car nous sommes gaies, et, quoique nous soyons obligées de travailler, nous avons souvent du bon temps, comme dit Jo.

— Jo emploie de si vilains mots ! » dit Amy.

Jo se leva tranquillement, sans paraître le moins du monde offensée, et, jetant les mains dans les poches de son tablier, se mit à siffloter gaiement.

« Oh ! ne sifflez pas, Jo ! on dirait un garçon, s’écria Amy, et même un vilain garçon.

— C’est pourtant dans l’espoir d’en devenir un, mais un bon, que j’essaye de siffler, répliqua Jo.

— Je déteste les jeunes personnes mal élevées…, dit Amy.

— Je hais les bambines affectées et prétentieuses…, répliqua Jo.

— Les oiseaux sont d’accord dans leurs petits nids, chanta Beth d’un air si drôle que ses sœurs se mirent à rire et que la paix fut rétablie.

— Vous êtes réellement toutes les deux à blâmer, dit Meg, usant de son droit d’aînesse pour réprimander ses sœurs. Joséphine, vous êtes assez âgée pour abandonner vos jeux de garçon et vous conduire mieux ; cela pouvait passer quand vous étiez petite ; mais maintenant que vous êtes si grande et que vous ne laissez plus tomber vos cheveux sur vos épaules, vous devriez vous souvenir que vous êtes une demoiselle.

— Je n’en suis pas une, et si mes cheveux relevés m’en donnent l’air, je me ferai deux queues jusqu’à ce que j’aie vingt ans, s’écria Jo en arrachant sa résille et secouant ses longs cheveux bruns. Je déteste penser que je deviens grande, que bientôt on m’appellera miss Marsch, qu’il me faudra porter des robes longues et avoir l’air aussi raide qu’une rose trémière ! C’est déjà bien assez désagréable d’être une fille quand j’aime les jeux, le travail et les habitudes des garçons. Je ne me résignerai jamais à n’être pas un homme. Maintenant c’est pire que jamais, car je meurs d’envie d’aller à la guerre pour vaincre ou mourir avec papa, et je ne puis que rester au coin du feu à tricoter comme une vieille femme ! »

Et Jo secoua tellement fort le chausson de laine bleue qu’elle était en train de tricoter, que les aiguilles firent entendre comme un cliquetis d’épées, et que sa pelote roula jusqu’au milieu de la chambre.

« Pauvre Jo ! c’est vraiment bien désagréable ; mais, comme cela ne peut pas être autrement, vous devez tâcher de vous contenter d’avoir rendu votre nom masculin et d’être pour nous comme un frère, » dit Beth en caressant la tête de sa sœur Joséphine d’une main que tous les lavages de vaisselle du monde n’avaient pu empêcher d’être blanche et douce.

« Quant à vous, Amy, dit Meg continuant sa réprimande, vous êtes à la fois prétentieuse et raide ; c’est quelquefois drôle, mais, si vous n’y faites pas attention, vous deviendrez une petite créature remplie d’affectations. Vous êtes gentille quand vous êtes naturelle ; mais vos grands mots, que vous écorchez et que vous ne comprenez pas toujours, sont aussi mauvais dans leur genre que les mots trop familiers que vous reprochez à Jo.

— Si Jo est un garçon habillé en fille, et Amy une petite sotte, qu’est-ce que je suis donc ? demanda Beth, toute prête à partager la gronderie.

— Vous êtes notre petite chérie et rien d’autre, » répondit chaudement Meg.

Et personne ne la contredit.

Comme les jeunes lecteurs aiment à se représenter, même au physique, les personnes dont on parle, nous allons leur donner un aperçu des quatre jeunes filles, qui, pendant que la neige tourbillonnait au dehors et présageait une nuit glaciale, tricotaient activement à la lueur incertaine du feu. La chambre dans laquelle nous les trouvons, quoique meublée très simplement, avait un aspect agréable. Plusieurs belles gravures garnissaient les murs ; des livres remplissaient tous les recoins ; des chrysanthèmes et des roses de Noël fleurissaient entre les fenêtres ; enfin on sentait partout comme une douce atmosphère de bonheur et de paix.

Marguerite, l’aînée des quatre, allait avoir quinze ans ; elle était belle et fraîche avec de grands yeux bleus, des cheveux châtains, abondants et soyeux, une petite bouche et des mains blanches dont elle avait quelque tendance à s’enorgueillir. La seconde, Jo, qui avait quatorze ans, était grande, mince et brune et semblait ne jamais savoir que faire de ses longs membres. Elle avait une grande bouche et un nez passablement retroussé ; ses grands yeux gris ne laissaient rien passer inaperçu et étaient tour à tour fins, gais ou pensifs. Ses cheveux longs, épais, magnifiques, constituaient pour le moment toute sa beauté ; mais elle les roulait généralement dans sa résille afin de ne pas en être gênée. Elle avait de grands pieds, de grandes mains, des mouvements anguleux ; ses vêtements avaient toujours un air de désordre ; toute sa personne donnait l’idée d’une fille qui va grandir vite, qui va devenir rapidement une demoiselle et qui n’en est pas satisfaite du tout. Élisabeth ou Beth, comme chacun l’appelait, était une petite fille entre douze et treize ans, rose et blonde, avec des yeux brillants, des manières timides, une voix douce et une expression de paix qui était rarement troublée. Son père l’appelait : « miss Paisible. » et ce nom lui convenait parfaitement, car elle semblait vivre dans un heureux monde dont elle ne sortait que pour voir les quelques personnes qu’elle aimait et ne craignait pas. Amy, quoique la plus jeune, était, à son avis du moins, une personne importante : c’était une fillette aux traits réguliers, au teint de neige, avec des yeux bleus et des cheveux blonds bouclés tombant sur ses épaules ; elle était pâle et mince et faisait tous ses efforts pour être une jeune fille distinguée.

Quant aux caractères des quatre sœurs, nous laissons aux lecteurs le soin d’en juger.

La pendule sonna six heures, et Beth, ayant balayé le devant de la cheminée, mit à chauffer devant la flamme une paire de pantoufles.

D’une façon ou d’une autre, la vue des pantoufles eut un bon effet sur les jeunes filles ; leur mère allait rentrer, et chacune d’elles s’apprêta à la bien recevoir. Meg cessa de gronder et alluma la lampe, Amy sortit du fauteuil sans qu’on le lui eût demandé, et Jo oublia combien elle était fatiguée en relayant Beth dans le soin qu’elle prenait de tenir le plus près possible du feu les pantoufles qui attendaient leur mère.

« Elles sont complètement usées, ces pantoufles, il faut que maman en achète une nouvelle paire, dit Jo.

— J’avais pensé que je lui en achèterais une avec mon dollar…, dit Beth.

— Non, ce sera moi, s’écria Amy.

— Je suis l’aînée, » répliqua Meg.

Mais Jo l’interrompit d’un air décidé.

« Maintenant que papa est parti, je suis l’homme de la famille et je donnerai les pantoufles, car papa m’a dit de prendre généralement soin de maman pendant son absence.

— Savez-vous ce qu’il faut faire ? dit Beth ; chacune de nous achètera quelque chose pour maman, au lieu de penser à elle-même.

— C’est bien là une de vos bonnes idées, chérie. Qu’achèterons-nous ? » s’écria Jo.

Elles réfléchirent pendant une minute ; puis Meg dit, comme si l’idée lui était suggérée par ses jolies mains :

« Je lui donnerai une belle paire de gants.

— Moi, les plus chaudes pantoufles que je pourrai trouver, s’écria Jo.

— Et moi des mouchoirs de poche tout ourlés, dit Beth.

— J’achèterai une petite bouteille d’eau de Cologne ; elle l’aime bien, et cela ne coûte pas très cher. Ainsi il me restera un peu d’argent pour moi, ajouta Amy.

— Comment donnerons-nous tout cela ? demanda Meg.

— Nous disposerons nos présents sur la table ; puis nous prierons maman de venir et nous la regarderons ouvrir l’un après l’autre les paquets, répondit Jo. Vous rappelez-vous comment nous faisions le jour de notre fête ?

— J’avais toujours si peur quand c’était mon tour de m’asseoir dans le grand fauteuil avec une couronne sur la tête et de vous voir venir me donner vos cadeaux avec un baiser ! J’aimais bien les présents et les baisers ; mais c’était terrible de vous voir me regarder pendant que je défaisais les paquets, dit Beth, qui, pour le moment, rôtissait, sa figure en même temps que le pain destiné au thé.

— Il faut laisser maman croire que nous achetons quelque chose pour nous, afin de la bien surprendre. Nous nous occuperons de nos achats demain après-midi, en allant faire nos emplettes pour notre comédie du soir de Noël, dit Jo à Meg, en se promenant de long en large les mains derrière le dos et le nez en l’air.

— C’est la dernière fois que je jouerai ; je deviens trop vieille, fit observer Meg, qui était aussi enfant que ses sœurs sous ce rapport-là.

— Vous continuerez de jouer la comédie aussi longtemps que vous mettrez avec plaisir une robe blanche à queue et des bijoux de papier doré. Vous êtes notre meilleure actrice, Meg, et tout sera fini si vous nous abandonnez, dit Jo. Nous devrions répéter ce soir quelques passages de notre pièce. Allons, Amy, venez reprendre la scène de l’évanouissement ; vous ferez bien de l’étudier, car vous êtes raide comme un piquet.

— Je ne peux pas faire autrement ; je n’ai jamais vu personne s’évanouir. Je ne suis pas venue au monde pour jouer des rôles pathétiques dans les grands drames qui amusent tant Mlle  Jo, et je n’ai pas envie de me faire des noirs en tombant tout de mon long par terre, comme vous le voulez. Si je peux facilement me laisser glisser, je le ferai ; mais si je ne peux pas, je tomberai gracieusement sur une chaise. Cela m’est égal que le tyran vienne me menacer avec son pistolet, répliqua Amy, qui n’était pas douée de talents dramatiques, mais qui avait dû être choisie pour remplir ce rôle, parce qu’elle était assez petite pour être emportée tout en pleurs hors de la pièce.

— Allons, je vais vous montrer. Joignez les mains comme cela et parcourez la chambre en criant avec désespoir : « Oh ! sauvez-moi ! sauvez-moi ! »

Et Jo lui donna l’exemple en poussant un cri perçant qui était vraiment tragique.

Amy essaya de l’imiter ; mais elle leva les mains avec raideur et se secoua comme une marionnette. Quant à son oh ! au lieu d’être l’expression de l’angoisse et de la crainte, il faisait plutôt penser qu’elle venait de se piquer le doigt en cueillant une rose. Jo gémit, d’un air découragé, et Meg se mit à rire, tandis que Beth s’apercevait que, dans sa préoccupation de regarder les acteurs, elle avait laissé brûler une rôtie.

« C’est inutile ! faites le mieux possible quand le moment sera arrivé, dit Jo à Amy ; mais, si l’on vous siffle, ne m’en accusez pas. Allons, à vous, Meg. »

Le drame, intitulé par Jo, son auteur : la Caverne de la Sorcière, continua d’une manière splendide. Le tyran, don Pedro, défia le monde dans un monologue de deux pages sans une seule interruption ; Hagar, la sorcière, penchée sur une chaudière où des crapauds et des serpents étaient supposés en train de cuire, chanta une invocation terrible.

« C’est certainement la meilleure pièce que nous ayons jamais eu à jouer, dit Meg très satisfaite.

— Je ne comprends pas comment vous pouvez composer et jouer des choses aussi étonnantes, Jo ; vous êtes un vrai Shakespeare ! s’écria Beth, qui croyait fermement, que ses sœurs étaient douées d’un génie étonnant pour toutes choses.

— Pas encore, répondit modestement Jo. Je pense que la Caverne de la Sorcière est assez réussie ; mais il n’y a pas assez de meurtres : j’adore en commettre avec des couteaux de bois. Est-ce un poignard que je vois devant moi ? murmura Jo en roulant les yeux et attrapant quelque chose d’invisible, comme elle l’avait vu faire à un célèbre tragédien.

— Non, Jo ! Jo, rendez-moi ma fourchette, ce n’est pas un poignard, et ne piquez pas la pantoufle de maman à la place d’une rôtie, » s’écria Beth.

La répétition finit par un éclat de rire général.

« Je suis bien aise de vous trouver si gaies, mes enfants, » dit une admirable voix sur le seuil de la porte.

Et les acteurs et l’auditoire se retournèrent pour accueillir avec bonheur une dame dont l’air était extrêmement sympathique.

Elle n’était plus ce qu’on peut appeler belle, car, sans être vieille, elle n’était plus jeune, et son aimable et doux visage portait l’empreinte de plus d’une souffrance. Mais les quatre jeunes filles pensaient que le châle gris et le chapeau passé de leur chère maman recouvrait la plus charmante personne du monde.

« Eh bien, mes chéries, qu’avez-vous fait toute la journée ? J’ai eu tant de courses à faire aujourd’hui, que je n’ai pu revenir pour l’heure du dîner. Y a-t-il eu des visites, Beth ? Comment va votre rhume, Meg ? Jo, vous avez l’air horriblement fatigué. Venez m’embrasser, Amy. »

Pendant que Mme Marsch faisait ces questions maternelles, elle se débarrassait de ses vêtements mouillés, mettait ses pantoufles chaudes, et, s’asseyant dans son fauteuil avec Amy sur ses genoux, se préparait à jouir du meilleur moment de sa journée. Ses enfants essayaient, chacune à sa manière, de rendre chaque chose confortable : Meg disposa les tasses à thé, Jo apporta du bois et mit les chaises autour de la table, en renversant et frappant l’une contre l’autre les choses qu’elle tenait ; Beth, tranquillement active, allait et venait de la cuisine au parloir, tandis qu’Amy, pelotonnée dans les bras de sa mère, donnait ses avis à tout le monde.

Comme elles se mettaient à table, Mme Marsch dit avec un sourire qui trahissait une grande joie intérieure :

« Mes enfants, je vous garde, pour après le souper, quelque chose qui vous rendra très heureuses. »

Aussitôt une vive curiosité illumina toutes les figures ; un rayon de soleil n’eût pas mieux éclairé tous les yeux, Beth frappa ses mains l’une contre l’autre sans faire attention au pain brûlant qu’elle tenait, et Jo, jetant sa serviette en l’air, s’écria :

« Je devine : une lettre de papa ! Trois hourrahs pour papa !

— Oui, une bonne et longue lettre. Votre père se porte bien et pense qu’il passera l’hiver mieux que nous ne le supposions. Il vous envoie toutes sortes d’affectueux souhaits de Noël ; et il y a dans sa lettre un passage spécial pour ses enfants, dit Mme  Marsch, frappant plus respectueusement sa poche que si elle eût contenu un trésor.

— Dépêchons-nous de finir de manger. Amy, ne perdez pas votre temps à mettre vos doigts en ailes de pigeon et à choisir vos morceaux, » s’écria Jo, qui, dans sa précipitation, se brûlait en buvant son thé trop chaud et laissait rouler son pain beurré sur le tapis.

Beth ne finit pas de souper, mais s’en alla dans un coin habituel rêver au bonheur qu’elle aurait quand ses sœurs auraient fini.

« Comme c’est beau à papa d’être parti pour l’armée comme médecin, puisqu’il a passé l’âge et qu’il n’aurait plus la force d’être soldat ! dit Meg avec enthousiasme.

— Quel dommage que je ne puisse pas aller tout au moins comme vivan… vivandi… ah ! vivandière ! où même comme infirmière à l’armée, pour l’aider ! s’écria Jo.

— Cela doit être très désagréable de dormir sous une tente, de manger toutes sortes de mauvaises choses et de boire dans un gobelet d’étain, dit Amy.

— Quand reviendra-t-il, maman ? demanda Beth, dont la voix tremblait un peu.

— Pas avant plusieurs mois. À moins qu’il ne soit malade, votre père remplira fidèlement sa part de devoir, et nous ne devons pas lui demander de revenir une minute plus tôt qu’il ne le doit. Maintenant, je vais vous lire sa lettre. »

Elles se groupèrent toutes autour du feu. Meg et Amy se placèrent sur les bras du grand fauteuil de leur mère, Beth à ses pieds, et Jo s’appuya sur le dos du fauteuil, afin que, si la lettre était émouvante, personne ne pût la voir pleurer.

Dans ces temps de guerre, toutes les lettres étaient touchantes, et surtout celles des pères à leurs enfants. Celle-ci était non pas gaie, mais pleine d’espoir ; elle contenait des descriptions animées de la vie des camps et quelques nouvelles militaires. Il pensait que cette guerre plus funeste qu’aucune autre, puisqu’elle avait le malheur d’être une guerre civile, prendrait fin plus tôt qu’on n’avait osé l’espérer. À la dernière page seulement, le cœur de l’écrivain se desserrait tout à fait, et le désir de revoir sa femme et ses petites filles y débordait.

« Donnez-leur à toutes de bons baisers, dites-leur que je pense à elles tous les jours et que chaque soir je prie pour elles. De tout temps, leur affection a été ma plus grande joie, et un an de séparation c’est bien cruel ; mais rappelez-leur que nous devons tous travailler et faire profit même de ces jours de tristesse. J’espère qu’elles se souviennent de tout ce que je leur ai dit. Elles sont de bonnes filles pour vous ; elles remplissent fidèlement leurs devoirs ; elles n’oublient pas de combattre leurs ennemis intérieurs, et auront remporté de telles victoires sur elles-mêmes, que, quand je reviendrai, je serai plus fier encore de « mes petites femmes » et que je leur devrai de les aimer encore plus si c’est possible. »

Elles se mouchaient toutes pour cacher leurs larmes lorsque leur mère lut ce passage. Jo ne fut pas honteuse de la grosse larme qui avait élu domicile au bout de son nez, et Amy ne craignit pas de défriser ses cheveux lorsque, tout en pleurs, elle se cacha sur l’épaule de sa mère, en s’écriant :

« Je suis très égoïste ; mais je tâcherai réellement d’être meilleure, pour que notre père ne soit pas désappointé en me revoyant.

— Nous tâcherons toutes, s’écria Meg ; je ne penserai plus autant à ma toilette, et, si je peux, j’aimerai le travail.

— Et moi j’essayerai d’être ce qu’il aime à m’appeler : une petite femme ; je ne serai pas brusque et impatiente, et je ferai mon devoir ici au lieu de désirer être ailleurs, » dit Jo, qui pensait que ne pas se mettre en colère était bien plus difficile que de combattre une douzaine de rebelles.

Beth ne dit rien ; mais elle essuya ses larmes et se mit à tricoter de toutes ses forces, faisant tout de suite son devoir le plus proche, et prenant, dans sa tranquille petite âme, la résolution d’être, lorsque arriverait le jour tant désiré du retour de son père, tout ce qu’il désirait qu’elle fût.

Mme Marsch rompit la première le silence qui avait suivi les paroles de Jo, en disant de sa voix joyeuse.

« Vous rappelez-vous comment vous jouiez aux « Pèlerins en route pour le paradis », lorsque vous étiez toutes petites ? Rien ne vous faisait tant de plaisir que quand je vous mettais sur le dos des sacs remplis de vos péchés ; que je vous donnais de grands chapeaux, des bâtons et des rouleaux de papier et que je vous permettais de voyager dans la maison, depuis la cave, qui était le séjour des coupables, jusqu’au grenier, où vous aviez mis tout ce que vous aviez pu trouver de plus joli et que vous appeliez la cité céleste.

— J’aimais bien quand nos sacs, pleins de choses lourdes comme nos fautes, tombaient par terre et dégringolaient tout seuls jusqu’au bas des escaliers, dit Meg, on n’avait plus besoin de les porter.

— Si je n’étais pas trop âgée pour jouer encore à tous ces jeux-là, cela m’amuserait de recommencer, dit Amy, qui, à l’âge mûr de onze ans, commençait à parler de renoncer aux choses enfantines.

— On n’est jamais trop âgé pour ce jeu-là, mon enfant, car on y joue toute sa vie, d’une manière ou d’une autre. Nous avons toujours nos fardeaux qu’il faut porter, nos fautes qu’il faut réparer.

— Où sont donc nos fardeaux, maman ? demanda Amy, qui ne saisissait pas facilement les allégories.

— Toutes, vous les avez désignés tout à l’heure, excepté Beth, ce qui me fait croire qu’elle n’en a pas, répondit Mme Marsch.

— Oh ! si, j’en ai ; c’est d’avoir des assiettes à essuyer, de la poussière à ôter, d’être jalouse des petites filles qui ont de beaux pianos, et d’avoir peur de tout le monde. »

Le fardeau de Beth était si drôle qu’elles eurent toutes envie de rire ; mais elles se retinrent, car leur gaieté aurait fait de la peine à leur très timide petite sœur.

« Il faudrait, dit Meg d’un air très réfléchi, être si sage, qu’on n’ait plus rien à porter. Mais comment faire ? Je vois trop que, malgré notre désir, nous oublions toujours nos bonnes résolutions.

— Regardez sous votre oreiller, le jour de Noël, en vous éveillant ; vous y trouverez chacune un livre qui vous aidera à reconnaître votre chemin. »

En ce moment, la vieille servante Hannah annonça qu’elle avait débarrassé la table. Les quatre sœurs prirent alors leurs quatre petits paniers à ouvrage et se mirent à coudre des draps pour la tante Marsch. C’était un ouvrage peu intéressant ; mais, ce soir-là, personne ne murmura, et Jo ayant proposé de partager les longs surjets en quatre parties, qu’elles nommèrent : Europe, Asie, Afrique et Amérique, elles s’amusèrent beaucoup à parler des pays au milieu desquels elles passaient en cousant.

À neuf heures, elles plièrent leur ouvrage, et, comme c’était leur habitude, avant d’aller se coucher, elles chantèrent un cantique. C’était leur prière du soir. La soirée se terminait toujours ainsi.