Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse/XII

XII

GLORIEUSES VICTIMES


Quatre mois plus tard, Marcel Desnoyers eut une cruelle angoisse : Jules était blessé. Mais la lettre qui en avisait le père avait subi un retard considérable, de sorte que la mauvaise nouvelle fut aussitôt adoucie par une information heureuse. Non seulement Jules était presque guéri, mais il ne tarderait pas à venir dans sa famille avec une permission de quinze jours de convalescence, et il y apporterait les galons de sous-lieutenant, prix d’une belle citation à l’ordre du jour.

— Votre fils est un héros, déclara le sénateur, qui avait obtenu ces renseignements au ministère de la Guerre. On m’a fait lire le rapport de ses chefs, et j’en suis encore ému. Avec son seul peloton, il a attaqué toute une compagnie allemande, et c’est lui qui, de sa propre main, a tué le capitaine. En récompense de ces prouesses, on lui a donné la croix de guerre et on l’a nommé officier.

Lorsque Jules débarqua à l’avenue Victor-Hugo, il y fut accueilli par des cris de joie et de délirantes embrassades. La pauvre Luisa, pendue à son cou, sanglotait de tendresse ; Chichi le dévorait des yeux, tout en pensant à un autre combattant ; Marcel admirait le petit bout de galon d’or sur la manche de la capote bleu horizon et le casque d’acier à bords plats que les Français portaient maintenant dans les tranchées : car le képi traditionnel avait été remplacé par une sorte de cabasset qui rappelait celui des arquebusiers du xvie siècle.

Les quinze jours de la permission furent pour les Desnoyers des jours de bonheur et de gloire. Ils ne recevaient pas une visite sans que Marcel, dès les premiers mots, dît à son fils :

— Raconte-nous comment tu as été blessé. Explique-nous comment tu as tué le capitaine.

Mais Jules, ennuyé de répéter pour la dixième fois sa propre histoire, s’excusait de faire ce récit ; et alors c’était Marcel qui se chargeait de la narration.

L’ordre était de s’emparer des ruines d’une raffinerie de sucre située en face de la tranchée. Les Boches en avaient été chassés par l’artillerie ; mais il fallait qu’une reconnaissance, conduite par un homme sûr, allât vérifier si l’évacuation était complète, et les chefs avaient désigné pour cette mission périlleuse le sergent Desnoyers. La reconnaissance, partie à l’aube, s’était avancée sans obstacle jusqu’aux ruines ; mais, au détour d’un mur à demi écroulé, elle s’était heurtée à une demi-compagnie ennemie qui avait aussitôt ouvert le feu. Plusieurs Français étaient tombés, ce qui n’avait pas empêché le sergent de bondir sur le capitaine et de lui planter sa baïonnette dans la poitrine. Alors les Allemands s’étaient retirés en désordre vers leurs lignes ; mais ensuite la compagnie tout entière avait essayé de reprendre pied dans la fabrique. Jules, avec ce qui lui restait de soldats valides, avait soutenu cette attaque assez longtemps pour permettre aux renforts d’arriver. Pendant ce dur combat, il avait reçu une balle dans l’épaule ; mais le terrain était resté définitivement à nos « poilus », qui avaient même ramené une vingtaine de prisonniers.

Ce que Marcel ne racontait point, parce que son fils s’était abstenu de le lui dire, c’est que le capitaine allemand était pour Jules une vieille connaissance. Lorsque le jeune homme s’était trouvé face à face avec cet adversaire, il avait eu la soudaine impression d’être en présence d’une figure déjà vue ; mais, comme ce n’était pas le moment de faire appel à de lointains souvenirs, il s’était hâté de tuer, pour n’être pas tué lui-même. Plus tard, après avoir fait panser son épaule, dont la blessure était légère, il avait eu la curiosité d’aller revoir le cadavre du capitaine, et il avait eu la surprise de reconnaître cet Erckmann avec lequel il était revenu de Buenos-Aires sur le paquebot de Hambourg. Aussitôt son imagination avait revu la mer, le fumoir, la Frau Rath, le corpulent personnage qui, dans ses discours belliqueux, imitait le style et les gestes de son empereur, et il avait murmuré en guise d’oraison funèbre :

— Ce n’était pas ici, mon pauvre Kommerzîenrath, que tu m’avais donné rendez-vous. Repose à jamais sur cette terre de France où tu m’annonçais si fièrement ta prochaine visite.

Marcel, très fier de son fils, ne manquait aucune occasion de sortir avec lui pour se montrer dans la rue aux côtés du sous-lieutenant. Chaque fois qu’il voyait Jules prendre son casque, il se hâtait de prendre lui-même sa canne et son chapeau.

— Tu permets, disait-il, que je t’accompagne ? Cela ne te dérange pas ?

Il le disait avec tant d’humble supplication que Jules n’osait pas répondre par un refus ; et le vieux père, un peu soufflant, mais épanoui de joie, trottait sur les boulevards à côté de l’élégant et robuste officier dont la capote d’un bleu terni était ornée de la croix de guerre. Il acceptait comme un hommage rendu à son fils et à lui-même les regards sympathiques dont les passants saluaient cette décoration, assez rare encore, et sa première idée était de considérer comme des embusqués tous les militaires qu’il croisait dans la rue, même lorsque ces militaires avaient une rangée de croix sur la poitrine et une multitude de galons sur les manches. Quant aux blessés qu’il voyait descendre de voiture en s’appuyant sur des cannes ou sur des béquilles, il éprouvait à leur égard une pitié un peu dédaigneuse : ces malheureux n’étaient pas aussi chanceux que son fils. Ah ! son fils, à lui, était né sous une bonne étoile ! Il se tirait heureusement des plus grands dangers, et si, par hasard, il recevait quelque blessure, ni sa force ni sa beauté n’avaient à en souffrir. Chose étrange : cette blessure légère qui n’avait eu pour Jules d’autre conséquence que l’honneur d’une décoration, inspirait à Marcel une aveugle confiance. Puisque le jeune homme n’avait pas succombé dans une aventure si terrible, c’était que, protégé par le sort, il devait sortir indemne de tous les périls et qu’une prédestination mystérieuse lui assurait le salut.

Quelquefois pourtant, Jules réussit à sortir seul en se sauvant par l’escalier de service comme un collégien. S’il était heureux de se trouver dans sa famille, il n’était pas fâché non plus de revivre un peu sa vie de garçon en compagnie d’Argensola. Mais d’ailleurs il semblait que la guerre lui eût rendu quelque chose d’une ingénuité depuis longtemps perdue. Le don Juan qui avait eu tant d’amoureux triomphes dans les salons du Paris cosmopolite, se disait à présent un innocent plaisir d’aller avec son « secrétaire » passer la soirée au music-hall ou au cinématographe ; et, pour ce qui était des aventures galantes, il se contentait de refaire un brin de cour à une ou deux « honnestes dames » auxquelles il avait jadis donné des leçons de tango.

Un après-midi, comme les deux amis remontaient les Champs-Elysées, ils firent une rencontre particulièrement intéressante. Ce fut Argensola qui aperçut le premier, à quelque distance, monsieur et madame Laurier venant en sens inverse sur le même trottoir. L’ingénieur, rétabli de ses blessures, n’avait perdu qu’un œil, et il avait été renvoyé du front à son usine, réquisitionnée par le gouvernement pour la fabrication des obus. Il portait les galons de capitaine et avait sur la poitrine la croix de la Légion d’honneur. Argensola, qui n’avait rien ignoré des amours de Jules, craignit pour celui-ci l’émotion de cette rencontre inattendue, et il essaya de détourner l’attention de son compagnon, de l’écarter du chemin que suivait le couple. Mais Jules, qui venait de reconnaître les Laurier, comprit l’intention d’Argensola et lui dit avec un sourire devenu tout à coup sérieux et même un peu triste :

— Tu ne veux pas que je la voie ? Rassure-toi : nous sommes l’un et l’autre en état de nous rencontrer sans danger et sans honte.

Lorsque lee Laurier passèrent à côté de lui, Jules leur fit le salut militaire. Laurier répondit correctement par le salut militaire, tandis que madame Laurier inclinait légèrement la tête, sans cesser de regarder droit devant elle. Puis, après quelques minutes de silence, Jules reprit d’une voix un peu rauque, mais ferme :

— J’ai beaucoup aimé cette femme et je l’aime encore. Je fais plus que de l’aimer : je l’admire. Son mari est un héros, et elle a raison de le préférer à moi. Je ne me pardonnerais pas d’avoir volé à cette noble victime de la guerre celle qu’il adorait et dont il méritait d’être adoré.


Peu après que Jules fut reparti pour le front, Luisa reçut de sa sœur Héléna une lettre arrivée clandestinement de Berlin par l’intermédiaire d’un consulat sud-américain établi en Suisse.

Pauvre Héléna von Hartrott ! La lettre, parvenue à destination avec un mois de retard, ne contenait que des nouvelles funèbres et des paroles de désespérance. Deux de ses fils avaient été tués. L’un, Hermann, tout jeune encore, avait succombé en territoire occupé par les Allemands ; sa mère avait donc au moins la consolation de le savoir enterré au milieu de ses compagnons d’armes, et, après la guerre, elle pourrait le ramener à Berlin et pleurer sur la tombe de cet enfant chéri. Mais l’autre, le capitaine Otto, avait péri sur le territoire tenu par les Français, et personne ne savait où ; il serait donc impossible de retrouver ses restes confondus parmi des milliers de cadavres, et la malheureuse mère ignorerait éternellement l’endroit où se consumerait ce corps sorti de ses entrailles. Un troisième fils avait été grièvement blessé en Pologne. Les deux filles avaient perdu leurs fiancés. Quant à Karl, il continuait à présider des sociétés pangermanistes et à faire des projets d’entreprises colossales pour le temps qui suivrait la prochaine victoire ; mais il avait beaucoup vieilli. Le savant de la famille, Julius, était plus solide que jamais et travaillait fiévreusement à un livre qui le couvrirait de gloire : c’était un traité où il établissait théoriquement et pratiquement le compte des centaines de milliards que l’Allemagne devrait exiger de l’Europe après la victoire décisive, et où il dressait la carte des régions sur lesquelles il serait nécessaire d’étendre la domination ou au moins l’influence germanique dans les cinq parties du monde. La lettre d’Héléna se terminait par ce cri désolé : « Tu comprendras mon désespoir, ma chère sœur. Nous étions si heureux ! Que Dieu châtie ceux qui ont déchaîné sur le monde tant de fléaux ! Notre empereur est innocent de ce crime. Ses ennemis seuls sont coupables de tout. »

De l’avenue Victor-Hugo, la bonne Luisa crut voir les pleurs versés à Berlin par la triste Héléna, et elle associa naïvement ses larmes à celles de sa sœur. D’abord Marcel, un peu choqué d’une compassion si complaisante, ne dit rien : en dépit de la guerre, les deuils sur lesquels s’attendrissait sa femme étaient des deuils de famille, et il admettait que les affections domestiques restassent dans une certaine mesure étrangères aux haines nationales. Mais Luisa qui, faute de finesse, outrait parfois l’expression des plus naturels émois de son âme, finit par agacer si fort les nerfs de son époux qu’il se regimba contre cette excessive sentimentalité.

— Somme toute, dit-il un peu rudement, la guerre est la guerre, et, quoi que prétende ta sœur, ce sont les Allemands qui ont commencé. Quant à moi, je m’intéresse beaucoup plus à Jules et à ses compagnons d’armes qu’aux Hartrott, aux incendiaires de Louvain et aux bombardeurs de Reims. Si les fils d’Héléna ont été tués, tant pis pour eux.

— Comme tu es dur ! Comme tu manques de pitié pour ceux qui succombent à cet abominable carnage !

— Non, j’ai de la pitié plein le cœur ; mais je ne la répands point à l’aveugle sur les innocents et sur les coupables. Le capitaine Otto et ses frères appartenaient à cette caste militaire qui, durant quarante-quatre ans, avec une obstination muette et infatigable, a préparé le plus énorme forfait qui ait jamais ensanglanté l’humanité. Et tu voudrais que je m’apitoyasse sur eux parce qu’ils ont subi le destin qu’ils préméditaient de faire subir aux autres ?

— Mais n’y a-t-il pas dans l’armée allemande, et même parmi les officiers, une multitude de jeunes gens qui ne se destinaient point à la carrière des armes, d’étudiants et de professeurs qui travaillaient en paix dans les bibliothèques et dans les laboratoires, et qu’aujourd’hui la guerre fauche par milliers ! Refuseras-tu à ceux-là aussi toute compassion ?

— Ah ! oui, les universitaires ! s’écria Marcel, se souvenant de quelques conversations qu’il avait eues sur ce sujet avec Tchernoff. Des soldats qui portent des livres dans leur sac et qui, après avoir fusillé un lot de villageois ou saccagé une ferme, lisent des poètes et des philosophes à la lueur des incendies ! Enflés de science comme un crapaud de venin, orgueilleux de leur prétendue intellectualité, ils se croient capables de faire prévaloir les plus exécrables erreurs par une dialectique aussi lourde et aussi tortueuse que celle du moyen âge. Thèse, antithèse et synthèse ! En jonglant avec ces trois mots, ils se font forts de démontrer qu’un fait accompli devient sacré par la seule raison du succès, que la liberté et la justice sont de romantiques illusions, que le vrai bonheur pour les hommes est de vivre enrégimentés à la prussienne, que l’Allemagne a le droit d’être la maîtresse du monde, Deutschland über alles ! et que la Belgique est coupable de sa propre ruine parce qu’elle s’est défendue contre les malandrins qui la violaient. Ces belliqueux sophistes ont contribué plus que n’importe qui à empoisonner l’âme allemande. Le Herr Professor s’est employé par tous les moyens à réveiller dans l’âme teutonne les mauvais instincts assoupis, et peut-être sa responsabilité est-elle plus grave que celle du Herr Lieutenant. Lorsque celui-ci poussait à la guerre, il ne faisait qu’obéir à ses instincts professionnels. L’autre, en vertu même de son éducation, de son instruction et de sa mission, aurait dû se faire l’apôtre de la justice et de l’humanité, et au contraire il n’a prêché que la barbarie. Je lui préfère les Marocains féroces, les farouches Hindoustaniques, les nègres à la mentalité enfantine. Ce n’est point pour le Herr Professor que Jésus a dit : « Pardonnez-leur, mon Dieu : car ils ne savent pas ce qu’ils font. »

— Mais, chez les Allemands comme chez nous, il y a aussi de pauvres gens qui ne demandaient qu’à vivre en paix, à cultiver leur champ, à travailler dans leur atelier, à élever honnêtement leur famille.

— Je ne le nie pas et j’accorde volontiers ma commisération à ces soldats obscurs, à ces simples d’esprit et de cœur. Mais ne t’imagine pas que, même dans la classe des paysans, des ouvriers de fabrique et des commis de magasin tous les Boches méritent l’indulgence. Cette race gloutonne, aux intestîns démesurément longs, fut toujours encline à voir dans la guerre un moyen de satisfaire ses appétits et à l’exercer comme une industrie plus profitable que les autres. L’histoire des Germains n’est qu’une série d’incursions dans les pays du Sud, incursions qui n’avaient pas d’autre objet que de voler les biens des populations établies sur les rives tempérées de la Méditerranée. Le peuple germanique n’a que trop bien conservé ces traditions de brigandage, et les Boches d’aujourd’hui ne sont ni moins cruels, ni moins avides, ni moins pillards que les Boches d’autrefois. Si le kronprinz, les princes et les généraux dévalisent les musées, les collections, les salons artistiques, l’homme du peuple, lui, fracture les armoires des fermes, y agrippe l’argent et le linge de corps pour les envoyer à sa femme et à ses mioches. Quand j’étais à Villeblanche, on m’a lu des lettres trouvées dans les poches de prisonniers et de morts allemands : c’était un hideux mélange de cruauté sauvage et de brutale convoitise. « N’aie pas de pitié pour les pantalons rouges, écrivaient les Gretchen à leurs Wilhelm. Tue tout, même les petits enfants… Nous te remercions pour les souliers ; mais notre fillette ne peut pas les mettre : ils sont trop étroits… Tâche d’attraper une bonne montre ; cela me dispensera d’en acheter une à notre aîné… Notre voisin le capitaine a donné comme souvenir de la guerre à son épouse un collier de perles ; mais toi, tu ne nous envoies que des choses insignifiantes. »

Et la bonne Luisa, ahurie par ce débordement soudain d’éloquence et de textes justificatifs, se contenta de répondre à son mari par une nouvelle crise de larmes.

Au commencement de l’automne, l’inquiétude fut grande chez Lacour et chez les Desnoyers : pendant quinze jours, ni le père ni la fiancée ne reçurent de René le moindre bout de lettre. Le sénateur errait d’un bureau à l’autre dans les couloirs du ministère de la Guerre, pour tâcher d’obtenir des renseignements. Lorsque enfin il put en avoir, l’inquiétude se changea en consternation. Le sous-lieutenant d’artillerie avait été grièvement blessé en Champagne ; un projectile, éclatant sur sa batterie, avait tué plusieurs hommes et mutilé l’officier qui les commandait.

Le malheureux père, cessant de poser pour le grand homme et de radoter sur ses glorieux ancêtres, versa sans vergogne des larmes sincères. Quant à Chichi, blême, tremblante, affolée, elle répétait avec une douloureuse obstination qu’elle voulait partir tout de suite, tout de suite, pour aller voir son « petit soldat », et Marcel eut beaucoup de peine à lui faire comprendre que cette visite était absolument impossible, puisqu’on ne savait pas encore à quelle ambulance était le blessé.

Les actives démarches du sénateur firent que, quelques jours plus tard, René fut ramené dans un hôpital de Paris. Quel triste spectacle pour ceux qui l’aimaient ! Le sous-lieutenant était dans un état lamentable ; enveloppé de bandages comme une momie égyptienne, il avait des blessures à la tête, au buste, aux jambes, et l’une de ses mains avait été emportée par un éclat d’obus. Cela ne l’empêcha pas de sourire à sa mère, à son père, à Chichi, à Desnoyers, et de leur dire, d’une voix faible, qu’aucune de ces blessures ne paraissait mortelle et qu’il était content d’avoir bien servi sa patrie.

Au bout de six semaines, René entra en convalescence. Mais, lorsque Marcel et Chichi le virent pour la première fois debout et débarrassé de ses bandages, ils éprouvèrent moins de joie que de compassion. Marcel avait peine à reconnaître en lui le garçon d’une beauté délicate et même un peu féminine auquel il avait promis sa fille ; ce qu’il voyait, c’était un visage sillonné d’une demi-douzaine de cicatrices violacées, une manche où l’avant-bras manquait, une jambe encore raide qui tardait à recouvrer sa flexibilité et qui ne permettait au convalescent de marcher qu’avec l’aide d’une béquille. Mais Chichi, après un sursaut de surprise qu’elle n’avait point réussi à réprimer, eut assez de force sur elle-même pour ne montrer que de l’allégresse. Avec la générosité de sa nature primesautière, elle avait pris soudain le bon parti, c’est-à-dire le parti de l’amour fidèle et du noble dévouement. Si son « petit soldat » avait été maltraité par la guerre, c’était une raison de plus pour qu’elle l’entourât d’une tendresse consolatrice et protectrice.

Dès que René fut autorisé à sortir de l’hôpital, Chichi voulut l’accompagner avec sa mère à la promenade. Si, quand ils traversaient une rue, un chauffeur ou un cocher ne retenaient pas leur voiture pour laisser passer l’infirme, elle leur jetait un regard furibond et les traitait mentalement « d’embusqués ». Elle palpitait de satisfaction et d’orgueil lorsqu’elle échangeait un salut avec des amies, et ses yeux leur disaient : « Oui, c’est mon fiancé, un héros ! » Elle ne pouvait s’empêcher de jeter de temps à autre un coup d’œil oblique sur la croix de guerre et sur l’uniforme de son compagnon. Elle tenait essentiellement à ce que cet uniforme, défraîchi et taché par le service du front, ne fût remplacé par un autre que le plus tard possible : car le vieil uniforme était un certificat de valeur guerrière, tandis que l’uniforme neuf aurait pu suggérer aux passants l’idée d’un emploi dans les bureaux. Non, non ; cette croix-là, son « petit soldat » ne l’avait pas gagnée au ministère de la Guerre !

— Appuie-toi sur moi ! répétait-elle à tout moment.

René se servait encore d’une canne, mais il commençait à marcher sans difficulté. Elle n’en exigeait pas moins qu’il lui donnât le bras. Elle avait un perpétuel besoin de le soigner, de l’aider comme un enfant, et elle était presque fâchée de le voir se rétablir si vite.

Lorsqu’il n’eut plus besoin de canne pour marcher. Desnoyers et le sénateur jugèrent que le moment était venu de donner à ce gracieux roman le dénouement naturel. Pourquoi retarder plus longtemps les noces ? La guerre n’était pas un obstacle, et il semblait même qu’elle rendît les mariages plus nombreux.

Eu égard aux circonstances, les cérémonies nuptiales s’accomplirent dans l’intimité, en présence d’une douzaine de parents et d’amis. Ce n’était pas précisément ce que Marcel avait rêvé pour sa fille ; il aurait préféré des noces magnifiques, dont les journaux auraient longuement parlé ; mais, en somme, il n’avait pas lieu de se plaindre. Chichi était heureuse ; elle avait pour mari un homme de cœur et pour beau-père un personnage influent qui saurait assurer l’avenir de ses enfants et de ses petits-enfants. Au surplus, les affaires allaient à merveille et jamais les produits argentins ne s’étaient vendus à un prix aussi élevé que depuis la guerre. Il n’y avait donc aucune raison pour se plaindre, et le millionnaire avait retrouvé presque tout son optimisme.

Marcel venait de passer l’après-midi à l’atelier, où il avait eu le plaisir de causer avec Argensola des bonnes nouvelles que les journaux publiaient depuis plusieurs jours. Les Français avaient commencé en Champagne une offensive qui leur avait valu une forte avance et beaucoup de prisonniers. Sans doute ces succès avaient dû coûter de lourdes pertes en hommes ; mais cela ne donnait aucun souci à Marcel, parce qu’il était persuadé que Jules ne se trouvait pas sur cette partie du front. La veille, il avait reçu de son fils une lettre rassurante écrite huit ou dix jours auparavant ; car presque toutes les lettres arrivaient alors avec un long retard. Le sous-lieutenant s’y montrait de bonne et vaillante humeur ; il était déjà proposé pour les deux galons d’or, et son nom figurait au tableau de la Légion d’honneur.

— Je vous l’avais bien dit ! répétait Argensola. Vous serez le père d’un général de vingt-cinq ans, comme au temps de la Révolution.

Lorsqu’il rentra chez lui, un domestique lui dît que, en l’absence de Luisa, M. Lacour et M. René l’attendaient seuls au salon. Dès le premier coup d’œil, l’attitude solennelle et la mine lugubre des visiteurs l’avertirent qu’ils étaient venus pour une communication pénible.

— Eh bien ? leur demanda-t-il d’une voix subitement altérée par l’angoisse.

— Mon pauvre ami…

Ce mot suffit pour que le père devinât le cruel message qu’ils lui apportaient.

— Ô mon fils !… balbutia-t-il en s’affaissant dans un fauteuil.

Le sénateur venait d’apprendre la funeste nouvelle au ministère de la Guerre. Jules avait été tué dès le début de l’offensive, près d’un village dont le rapport officiel donnait le nom ; et ce rapport spécifiait que le sous-lieutenant avait été enterré par ses camarades dans un de ces cimetières improvisés qui se forment sur les champs de bataille.

La mort de Jules fut un coup terrible pour les Desnoyers. Le sénateur usa de tout son crédit pour leur procurer au moins la triste consolation de rechercher la tombe de leur fils et de pleurer sur la terre qui recouvrait la chère dépouille. Avant d’obtenir du grand état-major l’autorisation nécessaire, il dut multiplier les démarches, forcer de nombreux obstacles ; mais il insista avec tant d’opiniâtreté et mit en mouvement de si puissantes influences qu’il finit par atteindre son but. Le ministre donna ordre de mettre à la disposition de la famille Desnoyers une automobile militaire et de la faire accompagner par un sous-officier qui, ayant appartenu à la compagnie de Jules et ayant assisté au combat où celui-ci avait été tué, réussirait probablement à retrouver la tombe. Lacour, retenu à Paris par ses devoirs d’homme politique, — il ne pouvait se dispenser d’assister à une importante séance où l’on craignait que le ministère fût mis en minorité, — eut le regret de ne pas accompagner ses amis dans leur triste pèlerinage.

L’automobile avançait lentement, sous le ciel livide d’une matinée d’hiver. De tous côtés, dans le lointain de la campagne grise, on apercevait des palpitations de choses blanches réunies par grands ou par petits groupes, et qui auraient évoqué l’idée d’énormes papillons voletant par bandes sur la campagne, si la rigueur de la saison n’avait rendu cette hypothèse impossible. À mesure que l’on approchait, ces palpitations blanches semblaient se colorer de teintes nouvelles, se tacher de rouge et de bleu. C’étaient de petits drapeaux qui, par centaines, par milliers, frémissaient au souffle du vent glacial. La pluie en avait délavé les couleurs ; l’humidité en avait rongé les bords ; de quelques-uns il ne restait que la hampe, à laquelle pendillait un lambeau d’étoffe. Chaque drapeau abritait une petite croix de bois, tantôt peinte en noir, tantôt brute, tantôt formée simplement de deux bâtons.

— Que de morts ! soupira Marcel en promenant ses regards sur la sinistre nécropole.

Marcel, Luisa et Chichi étaient en grand deuil. René, qui accompagnait sa femme, portait encore l’uniforme de l’armée active ; malgré ses blessures, il n’avait pas voulu quitter le service, et il avait été attaché à une fabrique de munitions jusqu’à la fin de la guerre.

René avait sur ses genoux la carte du champ de bataille et posait des questions au sous-officier. Celui-ci ne reconnaissait pas bien les lieux où s’était livré le combat : il avait vu ce terrain bouleversé par des rafales d’obus et couvert d’hommes ; la solitude et le silence le désorientaient.

L’automobile avança entre les groupes épars des sépultures, d’abord par le grand chemin uni et jaunâtre, puis par des chemins transversaux qui n’étaient que de tortueuses fondrières, des bourbiers aux ornières profondes, où la voiture sautait rudement sur ses ressorts.

— Que de morts ! répéta Chichi en considérant la multitude des croix qui défilaient à droite et à gauche.

Luisa, les yeux baissés, égrenait son chapelet et murmurait machinalement :

— Ayez pitié d’eux, Seigneur ! Ayez pitié d’eux, Seigneur !

Ils étaient arrivés à l’endroit où avait eu lieu le plus terrible de la bataille, la lutte à la mode antique, le corps à corps hors des tranchées, la mêlée farouche où l’on se bat avec la baïonnette, avec la crosse du fusil, avec le couteau, avec les poings, avec les dents. Le guide commençait à se reconnaître, indiquât différents points de l’horizon. Là-bas étaient les tirailleurs africains ; un peu plus loin, les chasseurs ; l’infanterie de ligne avait chargé des deux côtés du chemin, et toutes ces fosses étaient les siennes, L’automobile fit halte, et René descendit pour lire les inscriptions des croix.

La plupart des sépultures contenaient plusieurs morts, dont les képis ou les casques étaient accrochés aux bras de la croix, et ces effets militaires commençaient à se pourrir ou à se rouiller. Sur quelques-unes des sépultures, des couronnes, mises là par piété, noircissaient et se défaisaient. Presque partout le nombre des corps inhumés avait été indiqué par un chiffre sur le bois de la croix, et tantôt ce chiffre apparaissait nettement, tantôt il était déjà peu lisible, quelquefois il était tout à fait effacé. De tous ces hommes disparus en pleine jeunesse rien ne survivrait, pas même un nom sur un tombeau. La seule chose qui resterait d’eux, ce serait le souvenir qui, le soir, ferait soupirer quelque vieille paysanne conduisant sa vache sur un chemin de France, ou celui d’une pauvre veuve qui, à l’heure où ses petits enfants reviendraient de l’école, vêtus de blouses noires, n’aurait à leur donner qu’un morceau de pain sec et penserait au père dont ils auraient peut-être oublié déjà le visage.

— Ayez pitié d’eux. Seigneur ! continuait à murmurer Luisa. Ayez pitié de leurs mères, de leurs femmes veuves, de leurs enfants orphelins !

Il y avait aussi, reléguées un peu à l’écart, de longues, très longues fosses sans drapeaux et sans couronnes, avec une simple croix qui portait un écriteau. Elles étaient entourées d’une clôture de piquets, et la terre du monticule était blanchie par la chaux qui s’y était mélangée. On lisait sur l’écriteau des chiffres d’un effrayant laconisme : 200… 300… 400… Ces chiffres déconcertaient l’imagination qui répugnait à se représenter les files superposées des cadavres couchés par centaines dans l’énorme trou, avec leurs vêtements en lambeaux, leurs courroies rompues, leurs casques bosselés, leurs bottes terreuses : horrible masse de chairs liquéfiées par la décomposition cadavérique, et où les yeux vitreux, les bouches grimaçantes, les cœurs éteints se fondaient dans une même lange. Et pourtant, à cette idée, Marcel ne put s’empêcher d’éprouver une sorte de joie féroce : son fils était mort, mais il avait été bien vengé !

Sur les indications du guide, l’automobile avança encore un peu et prit à travers champs pour gagner un certain groupe de tombes. Sans aucun doute, c’était là que le régiment de Jules s’était battu. Les pneumatiques s’enfonçaient dans la glèbe et aplatissaient les sillons ouverts par la charrue ; car le travail de l’homme avait recommencé sur ces charniers où les labours s’étendaient à côté des fosses et où la végétation naissante annonçait le printemps prochain. Déjà les herbes et les broussailles se couvraient de boutons gonflés de sève, et, sous les premières caresses du soleil, les pointes vertes des blés annonçaient qu’en dépit des haines et des massacres la nature nourricière continuait à élaborer pour les hommes les inépuisables ressources de la vie.

— Nous y sommes, dit le guide.

Alors Marcel, Luisa et Chichi mirent aussi pied à terre, et la promenade funèbre commença entre les tombes. René et le sous-officier allaient devant, déchiffraient les inscriptions, s’arrêtaient un moment devant celles qui étaient difficiles à lire, puis continuaient leurs recherches. Chichi marchait à quelques pas derrière eux, taciturne et sombre. Marcel et Luisa les suivaient de loin, péniblement, les pieds lourds de terre molle, les jambes flageolantes, le cœur serré. Une demi-heure s’écoula sans que l’on trouvât rien. Toujours des noms inconnus, des croix anonymes, des inscriptions qui indiquaient les chiffres d’autres régiments. Les deux vieillards ne tenaient plus debout et commençaient à désespérer de retrouver la tombe de leur fils. Ce fut Chichi qui tout à coup poussa un cri :

— La voilà !

Ils se réunirent devant un monceau de terre qui avait vaguement la forme d’un cercueil et qui commençait à se couvrir d’herbe. Il y avait au chevet une croix sur laquelle un compagnon d’armes avait gravé avec la pointe de son couteau le nom de « Desnoyers », puis, en abrégé, le grade, le régiment et la compagnie.

Luisa et Chichi s’étaient agenouillées sur le sol humide et sanglotaient. Le père regardait fixement, avec une sorte de stupeur, la croix et le monceau de terre. René et le sous-officier se taisaient, la tête basse, ils avaient tous l’esprit hanté de questions sinistres, en songeant à ce cadavre que la glèbe recouvrait de son mystère. Jules était-il tombé foudroyé ? Avait-il rendu l’âme dans la sérénité de l’inconscience ? Avait-il au contraire enduré la torture du blessé qui meurt lentement de soif, de faim et de froid, et qui, dans une agonie lucide, sent la mort gagner peu à peu sa tête et son cœur ? Le coup fatal avait-il respecté la beauté de ce jeune corps, et la balle meurtrière n’y avait-elle fait qu’un trou presque imperceptible, au front, à la poitrine ? Ou le projectile avait-il horriblement ravagé ces chairs saines et mis en lambeaux cet organisme vigoureux ? Questions qui resteraient éternellement sans réponse. Jamais ceux qui l’avaient aimé n’auraient la douloureuse consolation de connaître les circonstances de sa mort.

Chichi se releva, s’en alla sans rien dire vers l’automobile, revint avec une couronne et une gerbe de fleurs. Elle suspendit la couronne à la croix, mit un bouquet au chevet de la tombe, sema à la surface du tertre les pétales des roses qu’elle effeuillait gravement, solennellement, comme si elle accomplissait un rite religieux.

Cela fait, Marcel et Luisa, précédés par le sous-officier, s’en retournèrent silencieusement vers l’automobile, tandis que Chichi et René s’attardaient encore quelques minutes près de la tombe.

Les vieux époux, accablés, marchaient au flanc l’un de l’autre ; mais leurs pensées muettes suivaient des voies différentes.

Luisa, mue par la bonté naturelle de son cœur et par les mystiques enseignements de la charité chrétienne, se détachait peu à peu de la contemplation de sa propre douleur pour compatir à la douleur d’autrui. Elle s’imaginait voir par delà les lignes ennemies sa sœur Héléna cheminant aussi parmi des tombes, déchiffrant sur l’une d’elles le nom d’un fils chéri, et sanglotant plus désespérément encore à l’idée d’un autre fils dont elle ne connaîtrait jamais la sépulture. Partout, hélas ! les douleurs humaines étaient les mêmes, et la cruelle égalité dans la souffrance donnait à tous un droit égal au pardon.

Marcel, au contraire, en homme d’action à qui la vie a enseigné que chacun porte ici-bas la responsabilité de ses fautes, songeait à l’inévitable châtiment des criminels qui avaient ramené dans le monde la Bête apocalyptique et ouvert la carrière aux horribles cavaliers par lesquels Tchernoff se plaisait à symboliser les fléaux de la guerre. Ce châtiment, Marcel était trop âgé peut-être pour avoir la profonde satisfaction d’en être témoin ; la mort de son fils avait brusquement fait de lui un vieillard, et il pressentait qu’il n’avait plus que quelques mois à vivre ; mais il n’en était pas moins convaincu que tôt ou tard justice serait faite, et faite sans miséricorde. L’indulgence à l’égard de ceux qui ont voulu délibérément le mal est une complicité. Celui qui pardonne à l’assassin trahit la victime. Il est bon que la guerre dévore ses enfants, et, quand on a tiré l’épée, on doit périr par l’épée. En arrière, pendant que René attachait à la croix le bouquet et la couronne, Chichi était montée sur un tas de terre qui renfermait peut-être des cadavres, et, debout, les sourcils froncés, en comprimant de ses deux mains l’envolée de ses jupes agitées par la bise, elle contemplait la vaste nécropole. Le souvenir de son frère Jules avait passé au second plan dans sa mémoire, et l’aspect de ce champ de mort la faisait surtout penser aux vivants. Ses yeux se fixèrent sur René. Peut-être songeait-elle que son mari n’avait pas été exposé à un moindre péril que son frère, et que c’était pour elle un bonheur quasi miraculeux de l’avoir encore sauf et robuste malgré les cicatrices et les mutilations.

— Et dire, mon pauvre petit, prononça-t-elle enfin à haute voix, qu’en ce moment tu pourrais être sous terre, comme tant d’autres malheureux !

René la regarda, sourit mélancoliquement. Oui ce qu’elle venait de dire était vrai ; mais la destinée s’était montrée clémente pour lui, puisqu’elle l’avait conservé à la tendresse d’une jeune femme généreuse qui était fière du mari mutilé et qui le trouvait plus beau avec ses cicatrices.

— Viens ! ajouta Chichi impérieusement. J’ai quelque chose à te dire.

Il monta près d’elle sur le tas de terre. Et alors, comme si, au milieu de ce champ funèbre, elle sentait mieux la joie triomphante de la vie, elle lui jeta les bras autour du cou, l’étreignit contre son sein qui exhalait un chaud parfum d’amour, lui imprima sur la bouche un baiser qui mordait. Et ses jupes, libres au vent, moulèrent la courbe superbe de sa taille où se dessinaient déjà les rondeurs de la maternité.


FIN