V

PERPLEXITÉS ET DÉSARROI


Lorsque Marcel Desnoyers dut se convaincre que la guerre était inévitable, son premier mouvement fut de stupeur. L’humanité était donc devenue folle ? Comment une guerre était-elle possible avec tant de chemins de fer, tant de bateaux marchands, tant de machines industrielles, tant d’activité déployée à la surface et dans les entrailles de la terre ? Les nations allaient se ruiner pour toujours. Le capital était le maître du monde, et la guerre le tuerait ; mais elle-même ne tarderait pas à mourir, faute d’argent. L’âme de cet homme d’affaires s’indignait à penser qu’une absurde aventure dissiperait des centaines de milliards en fumée et en massacres.

D’ailleurs la guerre ne signifiait pour lui qu’un désastre à brève échéance. Il n’avait pas foi en son pays d’origine : la France avait fait son temps. Ceux qui triomphaient aujourd’hui, c’étaient les peuples du Nord, surtout cette Allemagne qu’il avait vue de près et dont il avait admiré la discipline et la rude organisation. Que pouvait faire une république corrompue et désorganisée contre l’empire le plus solide et le plus fort de la terre ? « Nous allons à la mort, pensait-il. Ce sera pis qu’en 1870. »

L’ordre et l’entrain avec lequel les Français accouraient aux armes et se convertissaient en soldats, l’étonnèrent prodigieusement et diminuèrent un peu son pessimisme. La masse de la population était bonne encore ; le peuple avait conservé sa valeur d’autrefois ; quarante-quatre ans de soucis et d’alarmes avaient fait refleurir les anciennes vertus. Mais les chefs ? Où étaient les chefs qui conduiraient les soldats à la victoire ?

Cette question, tout le monde se la posait. L’anonymat du régime démocratique et l’inaction de la paix avaient tenu le pays dans une complète ignorance des généraux qui commanderaient les armées. On voyait bien ces armées se former d’heure en heure, mais on ne savait à peu près rien du commandement. Puis un nom commença à courir de bouche en bouche : « Joffre… Joffre… » Mais ce nom nouveau ne représentait rien pour ceux qui le prononçaient. Les premiers portraits du généralissime qui parurent aux vitrines des boutiques, attirèrent une foule curieuse. Marcel contempla longuement un de ces portraits et finit par se dire à lui-même : « Il à l’air d’un brave homme. »

Cependant les événements se précipitaient et, peu à peu, Marcel subit la contagion de l’enthousiasme populaire. Il vécut, lui aussi, dans la rue, attiré par le spectacle de la foule des civils saluant la foule des militaires qui se rendaient à leur poste.

Le soir, sur les boulevards, il assistait au passage des manifestations. Le drapeau tricolore ondulait à la lumière des lampes électriques ; sur la chaussée, la masse des gens s’ouvrait devant lui, en applaudissant et en poussant des vivats. Toute l’Europe, à l’exception des deux empires centraux, défilait à travers Paris ; toute l’Europe saluait spontanément de ses acclamations la France en péril. Les drapeaux des diverses nations déployaient dans l’air toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, suivis par des Russes aux yeux clairs et mystiques, par des Anglais qui, tête découverte, entonnaient des chants d’une religieuse gravité, par des Grecs et des Roumains au profil aquilin, par des Scandinaves blancs et roses, par des Àméricains du Nord enflammés d’un enthousiasme un peu puéril, par des Juifs sans patrie, amis du pays des révolutions égalitaires, par des Italiens fiers comme un chœur de ténors héroïques, par des Espagnols et des Sud-Américains infatigables à crier bravo. Ces manifestants étrangers étaient, soit des étudiants et des ouvriers venus en France pour s’instruire dans les écoles et dans les fabriques, soit des fugitifs à qui Paris donnait l’hospitalité après qu’une guerre ou une révolution les avait chassés de chez eux. Les cris qu’ils poussaient n’avaient aucune signification officielle ; chacun de ces hommes agissait par élan personnel, par désir de témoigner son amour à la République. À ce spectacle le vieux Marcel éprouvait une irrésistible émotion et se disait que la France était donc encore quelque chose dans le monde, puisqu’elle continuait à exercer sur les autres peuples une influence morale et que ses joies ou ses douleurs intéressaient l’humanité tout entière.

Dans la journée, Marcel allait à la gare de l’Est. La foule des curieux se pressait contre les grilles, débordait et s’allongeait jusque dans les rues adjacentes. Cette gare, en passe d’acquérir l’importance d’un lieu historique, ressemblait un peu à un tunnel trop étroit où un fleuve aurait essayé de s’engouffrer avec de grands heurts et de grands remous. C’était de là qu’une partie de la France armée s’élançait vers les champs de bataille de la frontière. Par les diverses portes entraient des milliers et des milliers de cavaliers à la poitrine bardée de fer et à la tête casquée, rappelant les paladins du moyen âge ; d’énormes caisses qui servaient de cages aux condors de l’aéronautique ; des files de canons longs et minces, peints en gris, protégés par des plaques d’acier plus semblables à des instruments astronomiques qu’à des outils de mort ; des multitudes et des multitudes de képis rouges, qui se mouvaient au rythme de la marche ; d’interminables rangées de fusils, les uns noirs et donnant l’idée de lugubres cannaies, les autres surmontés de claires baïonnettes et pareils à des champs d’épis radieux. Sur ces moissons d’acier les drapeaux des régiments palpitaient comme des oiseaux au plumage multicolore : le corps blanc, une aile bleue, une aile rouge, et la pique de la hampe pour bec de bronze.

Le matin du quatrième jour de la mobilisation, Marcel eut l’idée d’aller voir son menuisier Robert. C’était un robuste garçon qui, disait-il, « s’était émancipé de la tyrannie patronale » et qui travaillait chez lui. Une pièce en sous-sol lui servait à la fois de logis et d’atelier. Sa compagne, qu’il appelait « son associée », s’occupait du ménage et élevait un bambin sans cesse pendu à ses jupes. Marcel avait pris en amitié cet ouvrier habile, qui était venu souvent mettre en place, dans l’appartement de l’avenue Victor-Hugo, les nouvelles acquisitions faites à l’Hôtel des Ventes, et qui, pour l’arrangement des meubles, se prêtait de bonne grâce aux goûts changeants et aux caprices parfois un peu bizarres du millionnaire.

Dans le petit atelier, Marcel trouva son menuisier vêtu d’un veston et de larges pantalons de panne, chaussé de souliers à clous, et portant plusieurs petits drapeaux et cocardes piqués aux revers de son veston. Robert avait la casquette sur l’oreille et semblait prêt à partir.

— Vous venez trop tard, patron, dit l’ouvrier au visiteur. On va fermer la boutique. Le maître de ces lieux a été mobilisé, et dans quelques heures il sera incorporé à son régiment.

Ce disant, il montrait du doigt un papier manuscrit collé sur la porte, à l’instar des affiches imprimées mises aux devantures de nombreux établissements parisiens, pour annoncer que le patron et les employés avaient obéi à l’ordre de mobilisation.

Jamais il n’était venu à l’esprit de Marcel que son menuisier pût se transformer en soldat. Cet homme était rebelle à toute autorité ; il haïssait les flics, c’est-à-dire les policiers de Paris, et, dans toutes les émeutes, il avait échangé avec eux des coups de poing et des coups de canne. Le militarisme était sa bête noire ; dans les meetings tenus pour protester contre la servitude de la caserne, il avait figuré parmi les manifestants les plus tapageurs. Et c’était ce révolutionnaire qui partait pour la guerre avec la meilleure volonté du monde, sans qu’il lui en coûtât le moindre effort !

À la stupéfaction de Marcel, Robert parla du régiment avec enthousiasme.

— Je crois en mes idées comme auparavant, patron ; mais la guerre est la guerre et elle enseigne beaucoup de choses, entre autres celle-ci : que la liberté a besoin d’ordre et de commandement. Il est indispensable que quelqu’un dirige et que les autres obéissent ; qu’ils obéissent par volonté libre, par consentement réfléchi, mais qu’ils obéissent. Quand la guerre éclate, on voit les choses autrement que lorsqu’on est tranquille chez soi et qu’on vit à sa guise.

La nuit où Jaurès fut assassiné, il avait rugi de colère, déclarant que la matinée du lendemain vengerait cette mort. Il était allé trouver les membres de sa section, pour savoir ce qu’ils projetaient de faire contre les bourgeois. Mais la guerre était imminente et il y avait dans l’air quelque chose qui s’opposait aux luttes civiles, qui reléguait dans l’oubli les griefs particuliers, qui réconciliait toutes les âmes dans une aspiration commune. Aucun mouvement séditieux ne s’était produit.

— La semaine dernière, reprit-il, j’étais antimilitariste. Comme ça me paraît loin ! Certes je continue à aimer la paix, à exécrer la guerre, et tous les camarades pensent comme moi. Mais les Français n’ont provoqué personne, et on les menace, on veut les asservir. Devenons donc des bêtes féroces, puisqu’on nous y oblige, et, pour nous défendre, demeurons tous dans le rang, soumettons-nous tous à la consigne. La discipline n’est pas brouillée avec la Révolution. Souvenez-vous des armées de la première République : tous citoyens, les généraux comme les soldats ; et pourtant Hoche, Kléber et les autres étaient de rudes compères qui savaient commander et imposer l’obéissance. Nous allons faire la guerre à la guerre ; nous allons nous battre pour qu’ensuite on ne se batte plus.

Puis, comme si cette affirmation ne lui paraissait pas assez claire :

— Nous nous battrons pour l’avenir, insista-t-il, nous mourrons pour que nos petits-enfants ne connaissent plus une telle calamité. Si nos ennemis triomphaient, ce qui triompherait avec eux, ce serait le militarisme et l’esprit de conquête. Ils s’empareraient d’abord de l’Europe, puis du reste du monde. Plus tard, ceux qu’ils auraient dépouillés se soulèveraient contre eux, et ce seraient des guerres à n’en plus finir. Nous autres, nous ne songeons point à des conquêtes ; si nous désirons récupérer l’Alsace et la Lorraine, c’est parce qu’elles nous ont appartenu jadis et que leurs habitants veulent redevenir Français. Voilà tout. Nous n’imiterons pas nos ennemis ; nous n’essayerons pas de nous approprier des territoires, nous ne compromettrons pas par nos convoitises la tranquillité du monde. L’expérience que nous avons faite avec Napoléon nous suffit, et nous n’avons aucune envie de recommencer l’aventure. Nous nous battrons pour notre sécurité et pour celle du monde, pour la sauvegarde des peuples faibles. S’il s’agissait d’une guerre d’agression, d’orgueil, de conquête, nous nous souviendrions de notre antimilitarisme ; mais il s’agit de nous défendre, et nos gouvernants sont innocents de ce qui se passe. On nous attaque ; notre devoir à tous est de marcher unis.

Robert, qui était anticlérical, montrait une tolérance, une largeur d’idées qui embrassait l’humanité tout entière. La veille, il avait rencontré à la mairie de son quartier un réserviste qui, incorporé dans le même régiment, allait partir avec lui, et un coup d’œil lui avait suffi pour reconnaître que c’était un curé.

— Moi, lui avait-il dit, je suis menuisier de mon état. Et vous, camarade… vous travaillez dans les églises ?

Il avait employé cet euphémisme pour que le prêtre ne pût attribuer à son interlocuteur quelque intention blessante. Et les deux hommes s’étaient serré la main,

— Je ne suis pas pour la calotte, expliqua Robert à Marcel Desnoyers. Depuis longtemps nous sommes en froid. Dieu et moi. Mais il y a de braves gens partout, et, dans un moment comme celui-ci, les braves gens doivent s’entendre. N’est-ce pas votre avis, patron ?

Ces propos rendirent Marcel pensif. Un homme comme cet ouvrier, qui n’avait aucun bien matériel à défendre et qui était l’adversaire des institutions existantes, allait gaillardement affronter la mort pour un idéal généreux et lointain ; et cet homme, en faisant cela, n’hésitait pas à sacrifier ses idées les plus chères, les convictions que jusqu’alors il avait caressées avec amour ; tandis que lui, le millionnaire, qui était un des privilégiés de la fortune et qui avait à défendre tant de biens précieux, ne savait que s’abandonner au doute et à la critique !…

Dans l’après-midi, Marcel rencontra son menuisier près de l’Arc de Triomphe. Robert faisait partie d’un groupe d’ouvriers qui semblaient être du même métier que lui, et ce groupe partait en compagnie de beaucoup d’autres qui représentaient à peu près toutes les classes de la société : des bourgeois bien vêtus, des jeunes gens fins et anémiques, des plumitifs à la face pâle et aux grosses lunettes, des prêtres jeunes qui souriaient avec une légère malice, comme s’ils se trouvaient compromis dans une escapade. À la tête de ce troupeau humain marchait un sergent ; à l’arrière-garde, plusieurs soldats, le fusil sur l’épaule. Un rugissement musical, une mélopée grave et menaçante s’élevait de cette phalange aux bras ballants, aux jambes qui s’ouvraient et se fermaient comme des compas. En avant les réservistes !

Robert entonnait avec énergie le refrain guerrier. En dépit de son vêtement de panne et de sa musette de toile, il avait le même aspect grandiose que les figures de Rude dans le bas-relief du Départ. Son « associée » et son petit garçon trottaient à côté de lui, pour lui faire la conduite jusqu’à la gare. Le châtelain suivit d’un œil respectueux cet homme qui lui paraissait extraordinairement grandi par le seul fait d’appartenir à ce torrent humain ; mais dans ce respect il y avait aussi quelque malaise, et, en regardant son menuisier, il éprouvait une sorte d’humiliation.

Marcel voyait tout son passé se dresser devant lui avec une netteté étrange, comme si une brise soudaine eût dissipé les brouillards qui jusqu’alors l’enveloppaient d’ombre. Cette terre de France, aujourd’hui menacée, était son pays natal. Quinze siècles d’histoire avaient travaillé pour son bien à lui, pour qu’en arrivant au monde il y jouît de commodités et de progrès que n’avaient point connus ses ancêtres. Maintes générations de Desnoyers avaient préparé l’avènement de Marcel Desnoyers à l’existence en bataillant sur cette terre, en la défendant contre les ennemis ; et c’était à cela qu’il devait le bonheur d’être né dans une patrie libre, d’appartenir à un peuple maître de ses destinées, à une famille affranchie de la servitude. Et, quand son tour était venu de continuer cet effort, quand ç’avait été à lui de procurer le même bien aux générations à venir, il s’était dérobé comme un débiteur qui refuse de payer sa dette. Tout homme qui naît a des obligations envers son pays, envers le groupe humain au milieu duquel il est né, et, le cas échéant, il a le devoir précis de s’acquitter de ces obligations avec ses bras et même par le sacrifice de sa personne. Or, en 1870, Marcel, au lieu de remplir son devoir de débiteur, avait pris la fuite, avait trahi sa nation et ses pères. Cela lui avait réussi, puisqu’il avait acquis des millions à l’étranger ; mais n’importe : il y a des fautes que les millions n’effacent pas, et l’inquiétude de sa conscience lui en donnait aujourd’hui la preuve. À la vue de tous ces Français qui se levaient en masse pour défendre leur patrie, il se sentait pris de honte ; devant les vétérans de 1870 qui montraient fièrement à leur boutonnière le ruban vert et noir et qui avaient sans doute participé aux privations du siège de Paris et aux défaites héroïques, il pâlissait. En vain cherchait-il des raisons pour apaiser son tourment intérieur ; en vain se disait-il que les deux époques étaient bien différentes, qu’en 1870 l’Empire était impopulaire, qu’alors la nation était divisée, que tout était perdu. Le souvenir d’un mot célèbre se représentait malgré lui à sa mémoire comme une obsession : « Il restait la France ! »

Un moment, l’idée lui vint de s’engager en qualité de volontaire et de partir comme son menuisier, la musette au flanc, mêlé à un peloton de futurs soldats. Mais quels services pourrait-il rendre ? Il avait beau être robuste encore ; il avait dépassé la soixantaine. et, pour être soldat, il faut être jeune. Tout le monde est capable de tirer un coup de fusil, et le courage ne lui manquait pas pour se battre ; mais le combat n’est qu’un incident de la lutte. Ce qu’il y a de pénible et d’accablant, ce sont les opérations qui précèdent le combat, les marches interminables, les rigueurs de la température, les nuits passées à la belle étoile, le labeur de remuer la terre, d’ouvrir les tranchées, de charger les chariots, de supporter la faim et la soif. Non, il était trop tard pour qu’il pût s’acquitter de sa dette de cette manière-là.

Et il n’avait pas même la douloureuse, mais noble satisfaction qu’ont les autres pères, trop vieux pour offrir leurs services personnels à la patrie, de lui donner leurs fils comme défenseurs. Son fils, à lui, n’était pas Français et n’avait pas à répondre de la dette paternelle. Marcel, ayant eu le tort de fonder sa famille à l’étranger, n’avait pas le droit, dans les présentes circonstances, de demander à Jules de faire ce que lui-même n’avait pas fait jadis. L’une des conséquences les plus pénibles de la faute ancienne était que le père et le fils fussent de nationalités différentes. Cela ne constituait-il pas en quelque sorte une seconde trahison et une récidive d’apostasie ?

Voilà pourquoi, les jours suivants, beaucoup de mobilisés pauvrement vêtus, qui se rendaient seuls aux gares, rencontrèrent un vieux monsieur qui les arrêtait avec timidité, qui leur glissait dans la main un billet de vingt francs et qui s’éloignait aussitôt, tandis qu’ils le regardaient avec des yeux ébahis. Des ouvrières en larmes, qui venaient de dire adieu à leurs hommes, virent le même vieux monsieur sourire aux petits enfants qui marchaient à côté d’elles, caresser les joues des bambins, puis s’en aller très vite en laissant dans la menotte d’un des marmots une pièce de cent sous.

Marcel, qui n’avait jamais fumé, se mit à fréquenter les débits de tabac. Il en sortait les mains et les poches pleines, pour combler de cigarettes et de cigares le premier soldat qu’il rencontrait. Quelquefois le favorisé souriait courtoisement, remerciait par une phrase qui dénotait l’éducation supérieure, et repassait le cadeau à un camarade dont la capote était aussi grossière et aussi mal coupée que la sienne. Le service obligatoire était cause de ces petites erreurs.

Pour se donner l’amère volupté d’aviver son remords, Marcel continuait à venir souvent rôder aux alentours de la gare de l’Est. Comme le gros des troupes opérait maintenant sur la frontière, ce n’étaient plus des bataillons entiers qui s’y embarquaient ; mais pourtant l’animation y était encore grande. Jour et nuit, quantité de soldats affluaient, soit isolément, soit par groupes : réservistes sans uniformes qui rejoignaient leurs régiments, officiers occupés jusqu’alors à l’organisation de l’arrière, compagnies armées qui allaient remplir les vides déjà ouverts par la mort.

Une fois, Marcel suivit longtemps des yeux un sous-lieutenant de réserve qui arrivait accompagné de son père. Les deux hommes s’arrêtèrent au barrage d’agents qui empêchait les civils d’entrer dans la gare. Le père avait à la boutonnière le ruban vert et noir, cette décoration que le millionnaire n’avait pas le droit de porter. C’était un vieillard grand, maigre, qui se tenait très droit et qui affectait la froideur impassible. Il dit seulement à son fils ;

— Adieu, mon enfant. Porte-toi bien.

— Adieu, mon père.

Le jeune homme souriait comme un automate, et le vieillard évitait de le regarder. Après cet échange de mots insignifiants, le père tourna le dos ; puis, chancelant comme un homme ivre, il se réfugia au coin le plus obscur de la terrasse d’un petit café, où il cacha sa face dans ses mains pour dissimuler sa douleur. Et Marcel Desnoyers envia cette douleur.

Une autre fois, il vit une bande d’ouvriers mobilisés qui arrivaient en chantant, en se poussant, en montrant par l’exubérance de leur gaîté qu’ils avaient fait de trop fréquentes stations chez les marchands de vin. L’un d’eux tenait par la main une petite vieille qui marchait à côté de lui, sereine, les yeux secs, avec un visible effort pour paraître gaie. Mais, lorsqu’elle eut embrassé son garçon sans verser une larme, lorsqu’elle l’eut suivi des yeux à travers la vaste cour et vu disparaître avec les autres par les immenses portes vitrées de la gare, soudain sa physionomie changea comme si un masque eût été enlevé de son visage, une sauvage douleur succéda à la gaîté factice, et la malheureuse femme, se tournant du côté où elle croyait qu’était l’Allemagne, s’écria, les poings serrés, avec une fureur homicide :

— Ah ! brigand !… brigand !…

L’imprécation maternelle s’adressait au personnage dont elle avait vu le portrait dans les journaux illustrés : moustaches aux pointes insolentes, bouche à la denture de loup, sourire tel que dut l’avoir l’homme des cavernes préhistoriques. Et Marcel Desnoyers envia cette colère.

Depuis le rendez-vous donné à la Chapelle expiatoire, Jules n’avait pas revu Marguerite. Celle-ci lui avait écrit qu’elle ne pouvait abandonner sa mère un seul instant. La pauvre femme avait eu le cœur déchiré à l’idée du prochain départ de son fils, officier d’artillerie de réserve, qui devait rejoindre sa batterie d’un moment à l’autre. D’abord, lorsque la guerre était encore douteuse, elle avait beaucoup pleuré ; mais, une fois la catastrophe devenue certaine, elle avait séché ses pleurs, avait voulu, malgré le mauvais état de sa santé préparer elle-même la cantine de son fils ; et, au moment de la séparation, elle s’était contentée de lui dire : « Adieu, mon enfant. Sois prudent, mais accomplis ton devoir. » Pas une larme, pas une défaillance. Marguerite avait accompagné son frère à la gare, et, lorsqu’elle était rentrée à la maison, elle avait trouvé la vieille mère assise dans son fauteuil, blême, farouche, évitant de parler de son propre fils, mais s’apitoyant sur ses amies dont les fils étaient partis à l’armée, comme si celles-là seulement connaissaient la torture du départ. Dans un post-scriptum, Marguerite promettait à Jules de lui donner un nouveau rendez-vous la semaine suivante.

En attendant, Jules fut d’une humeur détestable. À l’ennui de ne pas voir Marguerite s’ajoutait l’ennui de ne pouvoir, à cause du moratorium, toucher le chèque de quatre cent mille francs qu’il avait rapporté de l’Argentine. Possesseur de cette somme considérable, il était presque à court d’argent, puisque les banques refusaient de la lui payer. Quant à Argensola, il ne s’embarrassait guère de cette pénurie et savait trouver tout ce qu’il fallait pour les besoins du ménage. Son centre d’inépuisable ravitaillement était à l’avenue Victor-Hugo. La mère de Jules, — comme beaucoup d’autres maîtresses de maison, qui, en prévision d’un siège possible, dévalisaient les magasins de comestibles afin de se prémunir contre la disette future, — avait accumulé les approvisionnements pour des mois et des mois. C’était chez elle que le bohème allait se fournir de vivres : grandes boîtes de viande de conserve, pyramides de pots débordant de mangeaille, sacs gonflés de légumes secs. À chacune de ses visites, Argensola rapportait d’amples provisions de bouche et ne négligeait pas non plus de faire d’abondants emprunts à la cave de Marcel. Puis, quand il avait étalé sur une table de l’atelier les boîtes de viande, les pyramides de pots, les sacs de légumes qui constituaient la partie solide de son butin :

Ils peuvent venir ! disait-il à Jules en lui faisant passer la revue de ces munitions de guerre. Nous sommes prêts à les recevoir.

Le soin d’augmenter le stock de vivres et la chasse aux nouvelles étaient les deux fonctions qui absorbaient tout le temps de l’aimable parasite. Chaque jour, il achetait dix, douze, quinze journaux : les uns, parce qu’ils étaient réactionnaires et que c’était un plaisir de voir enfin tous les Français unis ; les autres, parce qu’ils étaient radicaux et qu’à ce titre ils devaient être mieux informés des faits parvenus à la connaissance du Gouvernement. Ces feuilles paraissaient le matin, à midi, à trois heures, à cinq heures du soir. Une demi-heure de retard dans la publication inspirait de grandes espérances au public, qui s’imaginait alors trouver en « dernière heure » de stupéfiantes nouvelles. On s’arrachait les suppléments. Il n’était personne qui n’eût les poches bourrées de papiers et qui n’attendît avec impatience l’occasion de les emplir encore davantage. Et pourtant toutes ces feuilles disaient à peu près la même chose.

Argensola eut la sensation d’une âme neuve qui se formait en lui : âme simple, enthousiaste et crédule, capable d’admettre les bruits les plus invraisemblables ; et il devinait l’existence de cette même âme chez tous ceux qui l’entouraient. Par moments, son ancien esprit critique faisait mine de se cabrer ; mais le doute était repoussé aussitôt comme quelque chose de honteux. Il vivait dans un monde nouveau, et il lui semblait naturel qu’il y arrivât des prodiges. Il commentait avec une puérile allégresse les récits fantastiques des journaux : combats d’un peloton de Français ou de Belges contre des régiments entiers qui prenaient la fuite ; miracles accomplis par le canon de 75, un vrai joyau ; charges à la baïonnette, qui faisaient courir les Allemands comme des lièvres dès que les clairons avaient sonné ; inefficacité de l’artillerie ennemie, dont les obus n’éclataient pas. Il trouvait naturel et rationnel que la petite Belgique triomphât de la colossale Allemagne : c’était la répétition de la lutte de David et de Goliath, lutte rappelée par lui avec toutes les images et toutes les métaphores qui, depuis trente siècles, ont servi à décrire cette rencontre inégale. Il avait la mentalité d’un lecteur de romans de chevalerie, qui éprouve une déception lorsque le héros du livre ne pourfend pas cent ennemis d’un seul coup d’épée.

L’intervention de l’Angleterre lui fit imaginer un blocus qui réduirait soudain les empires du centre à une famine effroyable. La flotte tenait à peine la mer depuis dix jours, et déjà il se représentait l’Allemagne comme un groupe de naufragés mourant de faim sur un radeau. La France l’enthousiasmait, et cependant il avait plus de confiance encore dans la Russie. « Ah ! les cosaques ! » Il parlait d’eux comme d’amis intimes ; il décrivait le galop vertigineux de ces cavaliers non moins insaisissables que des fantômes, et si terribles que l’ennemi ne pouvait les regarder en face. Chez le concierge de la maison et dans plusieurs boutiques de la rue, on l’écoutait avec tout le respect dû à un étranger qui, en cette qualité, doit connaître mieux qu’un autre les choses étrangères.

— Les cosaques régleront les comptes de ces bandits, déclarait-il avec une imperturbable assurance. Avant un mois ils seront à Berlin.

Et les auditeurs, pour la plupart femmes, mères ou épouses de soldats partis à la guerre, approuvaient modestement, mua par l’irrésistible désir, commun à tous les hommes, de mettre leur espérance en quelque chose de lointain et de mystérieux. Les Français défendraient leur pays, reconquerraient même les territoires perdus ; mais ce seraient les cosaques qui porteraient aux ennemis le coup de grâce, ces cosaques dont tout le monde s’entretenait et que personne n’avait jamais vus.

Quant à Jules, il attendait toujours le rendez-vous promis par Marguerite. Elle le lui donna enfin au jardin du Trocadéro. Ce qui frappa l’amoureux, après les premières paroles échangées, ce fut de voir à Marguerite une sorte de distraction persistante. Elle parlait avec lenteur et s’arrêtait quelquefois au milieu d’une phrase, comme si son esprit était préoccupé d’autre chose que de ce qu’elle disait. Pressée par les questions de Jules, qui s’étonnait et s’irritait même un peu de ces absences passagères, elle se décida enfin à répondre :

— C’est plus fort que moi. Depuis que j’ai reconduit mon frère à la gare, un souvenir me hante. Je m’étais bien promis de ne pas t’ennuyer avec cette histoire ; mais il m’est impossible de la chasser de mon esprit. Plus je m’efforce de n’y point penser, plus j’y pense.

Sur l’invitation de Jules, qui, à vrai dire, aurait mieux aimé causer d’autre chose, mais qui pourtant comprenait et excusait cette obsession, elle lui fit le récit du départ de l’officier d’artillerie. Elle avait accompagné son frère jusqu’à la gare de l’Est, et elle avait été obligée de prendre congé de lui à la porte extérieure, parce que les sentinelles interdisaient au public d’aller plus loin. Là, elle avait eu le cœur serré d’une extraordinaire angoisse, mais aussi d’un noble orgueil. Jamais elle n’aurait cru qu’elle aimât tant son frère.

— Il était si beau dans son uniforme de lieutenant ! ajouta-t-elle. J’étais si fière de l’accompagner, si fière de lui donner le bras. Il me paraissait un héros. Cela dit, elle se tut, de l’air de quelqu’un qui aurait encore quelque chose à dire, mais qui craindrait de parler ; et finalement elle se décida à continuer son récit. Au moment où elle donnait à son frère un dernier baiser, elle avait eu une grande surprise et une grande émotion. Elle avait aperçu son mari Laurier, habillé, lui aussi, en officier d’artillerie, qui arrivait avec un homme de peine portant sa valise.

— Laurier soldat ? interrompit Jules d’une voix sarcastique. Le pauvre diable ! Quel aspect ridicule il devait avoir !

Cette ironie avait quelque chose de lâche, dont il sentit lui-même l’inconvenance à l’égard d’un homme qui accomplissait son devoir de citoyen ; mais il était irrité de ce que Marguerite parlait de son mari sans aigreur. Elle hésita une seconde à répondre ; puis l’instinct de sincérité fut le plus fort, et elle dit :

— Non, il n’avait pas mauvaise apparence… Il n’était plus le même, et d’abord je ne le reconnaissais point… il fit quelques pas vers mon frère pour le saluer ; mais, quand il me vit, il continua son chemin en détournant les yeux… Il est parti seul, sans qu’une main amie ait serré la sienne… Je ne puis m’empêcher d’avoir pitié de lui…

Son instinct féminin l’avertit sans doute qu’elle avait trop parlé, et elle changea brusquement de conversation.

— Quel bonheur, ajouta-t-elle, que tu sois étranger ! Toi, tu n’es pas obligé d’aller à la guerre. La seule idée de te perdre me donne le frisson…

Elle avait dit cela sincèrement, sans prendre garde que, tout à l’heure, elle exprimait une tendre admiration pour son frère devenu soldat. Jules fut blessé de cette contradiction et accueillit avec mauvaise humeur ce témoignage d’amour. Elle le considérait donc comme un être délicat et fragile, qui n’était bon qu’à être adoré par les femmes ? Il sentit qu’entre Marguerite et lui s’était interposé quelque chose qui les séparait l’un de l’autre et qui deviendrait vite un obstacle insurmontable. Tous deux éprouvèrent une gêne, et spontanément, sans protestation et sans regret, ils abrégèrent l’entrevue.

À un autre rendez-vous, elle lui fit part d’une nouvelle assez étrange. Désormais, ils ne pourraient plus se voir que le dimanche, parce qu’en semaine elle serait obligée d’assister à ses cours.

— À tes cours ? lui demanda Jules, étonné. Quelles savantes études as-tu donc entreprises ?

Ce ton moqueur agaça la jeune femme qui répondit vivement :

— J’étudie pour être infirmière. J’ai commencé lundi dernier. On a organisé un enseignement pour les dames et les jeunes filles. Je souffrais d’être inutile ; j’ai voulu devenir bonne à quelque chose… Permets-tu que je te dise toute ma pensée ? Eh bien, jusqu’à présent, j’ai mené une vie qui ne servait à rien, ni aux autres ni à moi-même. La guerre a changé mes sentiments. Il me semble que c’est un devoir pour chacun de se rendre utile à ses semblables et que, surtout dans des circonstances comme celles-ci, on n’a plus le droit de songer à ses propres jouissances.

Jules regarda Marguerite avec stupeur. Quel travail mystérieux avait bien pu s’accomplir dans cette petite tête qui jusqu’alors ne s’était occupée que d’élégances et de plaisirs ? D’ailleurs, la gravité de la situation n’avait pas détruit l’aimable coquetterie chez la jeune femme, qui ajouta en riant :

— Et puis, tu sais, le costume des infirmières est délicieux : la robe toute blanche, le bonnet qui laisse voir les boucles de la chevelure, la cape bleue qui contraste gentiment avec la blancheur de la robe. Un costume qui tient à la fois de la religieuse et de la grande dame. Tu verras comme je serai jolie !

Mais, après ce bref retour de frivolité mondaine, elle exprima de nouveau les idées généreuses qui avaient fleuri dans son âme légère et charmante. Elle éprouvait un besoin de sacrifice ; elle avait hâte de connaître de près les souffrances des humbles, de prendre sa part de toutes les misères de la chair malade. La seule chose dont elle avait peur, c’était que le sang-froid vînt à lui manquer, lorsqu’elle aurait à mettre en pratique ses connaissances d’infirmière. La vue du sang, la mauvaise odeur des blessures, le pus des plaies ouvertes ne lui soulèveraient-ils pas le cœur ? Mais non ! Le temps était passé d’avoir des répugnances de femmelette ; aujourd’hui le courage s’imposait à tout le monde. Elle serait un soldat en jupons ; elle oserait regarder la douleur en face ; elle mettrait son bonheur et son honneur à défendre contre la mort les pauvres victimes de la guerre. S’il le fallait, elle irait jusque sur les champs de bataille, et elle aurait la force d’y charger un blessé sur ses épaules pour le rapporter à l’ambulance.

Jules ne la reconnaissait plus. Était-ce vraiment Marguerite qui parlait ainsi ? Cette femme qui jusqu’alors avait eu en horreur d’accomplir le moindre effort physique, se préparait maintenant avec une frémissante ardeur aux besognes les plus rudes, se croyait assez forte pour vaincre tous les dégoûts qu’inspirent inévitablement les pestilences des hôpitaux, ne s’effrayait pas à l’idée d’aller aux premières lignes avec les combattants et d’y affronter la mort.

À un troisième rendez-vous, elle lut à Jules une lettre que son frère lui avait envoyée des Vosges. Il y parlait de Laurier plus que de lui-même. Les deux officiers appartenaient à des batteries différentes ; mais ces batteries étaient de la même division, et ils avaient pris part ensemble à plusieurs combats, Le frère de Marguerite ne cachait pas l’admiration qu’il ressentait pour son beau-frère. Cet ingénieur tranquille et taciturne avait vraiment l’étoffe d’un héros ; tous les officiers qui avaient vu Laurier à l’œuvre avaient de lui la même opinion. Cet homme affrontait la mort avec autant de calme que s’il eut été à diriger encore sa fabrique des environs de Paris ; il réclamait toujours le poste le plus dangereux, celui d’observateur, et il se glissait le plus près possible des positions ennemies, afin de surveiller et de rectifier l’exactitude du tir. Jeudi dernier, un obus allemand avait démoli la maison sous le toit de laquelle il se cachait ; sorti indemne d’entre les décombres, il avait aussitôt rajusté son téléphone et s’était installé tranquillement dans les branches d’un arbre, pour continuer son service. Sa batterie, découverte par les aéroplanes ennemis au cours d’un combat défavorable, avait reçu les feux concentrés de l’artillerie adverse, et un quart d’heure avait suffi pour que la plus grande partie du personnel fût mise hors de combat : le capitaine et plusieurs servants tués, les autres officiers et presque tous les hommes blessés. Alors Laurier, prenant le commandement sous une pluie de mitraille, avait continué le feu avec quelques artilleurs encore valides et avait réussi à couvrir la retraite d’un bataillon. Deux fois déjà il avait été cité à l’ordre du jour, et il obtiendrait bientôt la croix de la légion d’honneur.

Ce chaleureux éloge de Laurier ne fût pas du goût de Jules, qui pourtant, cette fois, eut le bon goût de s’abstenir de toute protestation, mais qui fit involontairement la grimace. Marguerite surprit cette expression fugitive de mécontentement et crut devoir réparer son imprudence.

— Tu n’es pas fâché que je t’aie lu cette lettre ? demanda-t-elle. Si je te l’ai lue, c’est parce que je ne veux rien te cacher. Je ne comprends pas ta mine jalouse. Tu sais bien que je n’aime pas, que je n’ai jamais aimé mon mari. Est-ce une raison pour ne point lui rendre justice ? Je me réjouis de ses prouesses comme si c’étaient celles d’un ami de ma famille, d’un monsieur que j’aurais connu dans le monde. Tu te fais tort à toi-même, si tu supposes qu’une femme peut hésiter entre lui et toi. Toi, tu es ma vie, mon bonheur, et je rends grâces à Dieu de n’avoir pas à craindre de te perdre. Quelle joie de penser que la guerre ne t’enlèvera pas à mon amour !

Elle lui avait déjà dit cela à un rendez-vous précédent, et, chaque fois qu’elle le lui disait, il en ressentait une secrète atteinte. Puisqu’elle admirait ouvertement le courage de son frère et de son mari, puisqu’elle-même était résolue à prendre en femme vaillante sa part des fatigues et des dangers de la guerre, n’y avait-il pas une nuance de mépris inconscient dans cet amour qui se félicitait de l’oisive sécurité de l’aimé ?

Le lendemain, il dit à Argensola, qui n’ignorait rien de sa liaison avec Marguerite :

— Il me semble que nous sommes dans une situation fausse, sans que je discerne clairement la raison de notre mésintelligence. A-t-elle recommencé à aimer son mari sans le savoir elle-même ? Peut-être. Mais ce qui est certain, c’est qu’elle ne m’aime plus comme auparavant.

Cependant la guerre avait allongé ses tentacules jusqu’à l’avenue Victor-Hugo.

— J’ai l’Allemagne à la maison ! grommelait Marcel Desnoyers, d’un air morose.

L’Allemagne, c’était sa belle-sœur Héléna von Hartrott. Pourquoi n’était-elle pas retournée à Berlin avec son fils, le pédant professeur Julius ? À présent les frontières étaient fermées, et il n’y avait plus moyen de se débarrasser d’elle.

L’une des raisons qui rendaient pénible à Marcel la présence d’Héléna, c’était la nationalité de cette femme. Sans doute elle était argentine de naissance ; mais elle était devenue allemande par son mariage. Or le patriotisme français, surexcité par les événements, faisait la chasse aux espions avec une ardeur infatigable ; et, quoique la dolente et crédule « romantique » ne pût en aucune façon être soupçonnée d’espionnage, Marcel craignait beaucoup de la voir enfermée par l’autorité militaire dans un camp de concentration et d’être accusé lui-même de donner asile à des sujets ennemis.

Héléna semblait ne pas comprendre très bien la fausseté de sa situation et les sentiments de son beau-frère. Dans les premiers jours, alors que Marcel était encore pessimiste, elle avait pu faire ouvertement devant lui l’éloge de l’Allemagne sans qu’il s’en offusquât, puisqu’il était à peu près du même avis qu’elle. Mais, lorsque la contagion de l’enthousiasme public eut réveillé en lui l’amour de la France et le remords de la faute ancienne, l’attitude d’Héléna lui devint insupportable.

Au déjeuner ou au dîner, après avoir décrit avec une éloquence lyrique le départ des troupes et les scènes émouvantes dont il avait été le témoin, il s’écriait en agitant sa serviette :

— Ce n’est plus comme en 1870 ! Les troupes françaises sont déjà entrées victorieusement en Alsace. L’heure approche où les hordes teutonnes seront rejetées sur l’autre rive du Rhin.

Alors Héléna prenait une mine boudeuse, pinçait les lèvres et levait les yeux au plafond, pour protester silencieusement contre de si grossières erreurs. Puis, sans mot dire, elle se retirait dans sa chambre où la bonne Luisa la suivait, pour la consoler de l’ennui qu’elle venait d’avoir. Mais Héléna ne se croyait pas tenue d’observer avec sa sœur la même réserve qu’avec Marcel, et elle se dédommageait du mutisme qu’elle s’était imposé à table en pérorant sur les forces colossales de l’Allemagne, sur les millions d’hommes et les milliers de canons que les Empires centraux emploieraient contre l’Entente, sur les mortiers gros comme des tours, qui auraient vite fait de réduire en poussière les fortifications de Paris.

— Les Français, concluait-elle, ignorent ce qu’ils ont devant eux. Il suffira aux Allemands de quelques semaines pour les anéantir.

Lorsque les armées allemandes eurent envahi la Belgique, ce crime arracha au vieux Desnoyers des cris d’indignation. Selon lui, c’était la trahison la plus inouïe qui eût été enregistrée par l’histoire. Quand il se souvenait que, dans les premiers jours, il avait rejeté sur les patriotes exaltés de son propre pays la responsabilité de la guerre, il avait honte de son injuste erreur. Ah ! quelle perfidie méthodiquement préparée pendant des années ! Les récits de pillages, d’incendies, de massacrés le faisaient frémir et grincer des dents. Toutes ces horreurs d’une guerre d’épouvante appelaient vengeance, et il affirmait avec force que la vengeance ne manquerait pas. L’atrocité même des événements lui inspirait un étrange optimisme, fondé sur la foi instinctive en la justice. Il n’était pas possible que de telles horreurs demeurassent impunies.

— L’invasion de la Belgique est une abominable félonie, disait-il, et toujours une félonie a disqualifié son auteur.

Il dirait cela avec conviction, comme si la guerre était un duel où le traître, mis au ban des honnêtes gens, se voit dans l’impossibilité de continuer ses forfaits.

L’héroïque résistance des Belges le confirma dans ses chimères et lui inspira de vaines espérances, Les Belges lui parurent des hommes surnaturels, destinés aux plus merveilleuses prouesses. Pendant quelques jours, Liège fut pour lui une ville sainte contre les remparts de laquelle se briserait toute la puissance germanique. Puis, quand Liège eut succombé, sa foi inébranlable s’accrocha à une autre illusion : il y avait dans l’intérieur du pays beaucoup de Lièges ; les Allemands pouvaient avancer ; la difficulté serait pour eux de sortir. La reddition de Bruxelles ne lui donna aucune inquiétude : c’était une ville ouverte dont l’abandon était prévu, et les Belges n’en défendraient que mieux Anvers. L’avance des Allemands vers la frontière française ne l’alarma pas davantage : l’envahisseur trouverait bientôt à qui parler. Les armées françaises étaient dans l’Est, c’est-à-dire à l’endroit où elles devaient être, sur la véritable frontière, à la porte de la maison. Mais cet ennemi lâche et perfide, au lieu d’attaquer de face, avait attaqué par derrière en escaladant les murs comme un voleur. Infâme traîtrise qui ne lui servirait à rien : car Joffre saurait lui barrer le passage. Déjà quelques troupes avaient été envoyées au secours de la Belgique, et elles auraient vite fait de régler le compte des Allemands. On les écraserait, ces bandits, pour qu’il ne leur fût plus possible de troubler la paix du monde, et leur empereur aux moustaches en pointe, on l’exposerait dans une cage sur la place de la Concorde.

Chichi, encouragée par les propos paternels, renchérissait encore sur cet optimisme puéril. Une ardeur belliqueuse s’était emparée d’elle. Ah ! si les femmes pouvaient aller à la guerre ! Elle se voyait dans un régiment de dragons, chargeant l’ennemi en compagnie d’autres amazones aussi hardies et aussi belles qu’elle-même. Ou encore elle se figurait être un de ces chasseurs alpins qui, la carabine en bandoulière et l’alpenstock au poing, glissaient sur leurs longs skis dans les neiges des Vosges. Mais ensuite elle ne voulait plus être ni dragon, ni chasseur alpin ; elle voulait être une de ces femmes héroïques qui ont tué pour accomplir une œuvre de salut. Elle rêvait qu’elle rencontrait le Kaiser seul à seule, qu’elle lui plantait dans la poitrine une petite dague à poignée d’argent et à fourreau ciselé, cadeau de son grand-père ; et, cela fait, il lui semblait qu’elle entendait l’énorme soupir des millions de femmes délivrées par elle de cet abominable cauchemar. Sa furie vengeresse ne s’arrêtait pas en si beau chemin ; elle poignardait aussi le Kronprinz ; elle poignardait les généraux et les amiraux ; elle aurait volontiers poignardé ses cousins les Hartrott : car ils étaient du côté des agresseurs, et, à ce titre, ils ne méritaient aucune pitié.

— Tais-toi donc ! lui disait sa mère. Tu es folle Comment une jeune fille bien élevée peut-elle dire de pareilles sottises ?

Lorsque le fiancé de Chichi, René Lacour, se présenta pour la première fois devant elle en uniforme, le lendemain du jour où il avait été mobilisé, elle lui fit un accueil enthousiaste, l’appela « son petit soldat de sucre » ; et, les jours suivants, elle fut fière de sortir dans la rue en compagnie de ce guerrier dont l’aspect était pourtant assez peu martial. Grand et blond, doux et souriant, René avait dans toute sa personne une délicatesse quasi féminine, à laquelle l’habit militaire donnait un faux air de travesti. Par le fait, il n’était soldat qu’à moitié : car son illustre père, craignant que la guerre n’éteignît à jamais la dynastie des Lacour, si précieuse pour l’État, l’avait fait verser dans les services auxiliaires. En sa qualité d’élève de l’École centrale, René aurait pu être nommé sous-lieutenant ; mais alors il aurait été obligé d’aller au front. Comme auxiliaire, il ne pouvait prétendre qu’au modeste titre de simple soldat et n’avait à s’acquitter que de vulgaires besognes d’intendance, par exemple de compter des pains ou de mettre en paquet des capotes ; mais il ne sortirait pas de Paris.

Un jour, Marcel Desnoyers put apprécier à Paris même les horreurs de la guerre. Trois mille fugitifs belges étaient logés provisoirement dans un cirque, en attendant qu’on les envoyât dans les départements. Il alla les voir.

Le vestibule était encore tapissé des affiches des dernières représentations données avant la guerre ; mais, dès que Marcel eut franchi la porte, il fut pris aux narines par un miasme de foule malade et misérable : à peu près l’odeur infecte que l’on respire dans un bagne ou dans un hôpital pauvre. Les gens qu’il trouva là semblaient affolés ou hébétés par la souffrance. L’affreux spectacle de l’invasion persistait dans leur mémoire, l’occupait tout entière, n’y laissait aucune place pour les événements qui avaient suivi. Ils croyaient voir encore l’irruption des hommes casqués dans leurs villages paisibles, les maisons flambant tout à coup, la soldatesque tirant sur les fuyards, les enfants aux poignets coupés, les femmes agonisant sous la brutalité des outrages, les nourrissons déchiquetés à coups de sabre dans leurs berceaux, les mères aux entrailles ouvertes, tous les sadismes de la bête humaine excitée par l’alcool et sûre de l’impunité. Quelques octogénaires racontaient, les larmes aux yeux, comment les soldats d’un peuple qui se prétend civilisé coupaient les seins des femmes pour les clouer aux portes, promenaient en guise de trophée un nouveau-né embroché à une baïonnette, fusillaient les vieux dans le fauteuil où leur vieillesse impotente les retenait immobiles, après les avoir torturés par de burlesques supplices.

Ils s’étaient sauvés sans savoir où ils allaient, poursuivis par l’incendie et la mitraille, fous de terreur, de la même manière qu’au moyen âge les populations fuyaient devant les hordes des Huns et des Mongols ; et cet exode lamentable, ils l’avaient accompli au milieu de la nature en fête, dans le mois le plus riant de l’année, alors que la terre était dorée d’épis, alors que le ciel d’août resplendissait de joyeuse lumière et que les oiseaux célébraient par l’allégresse de leurs chants l’opulence des moissons. L’aspect des fugitifs entassés dans ce cirque portait témoignage contre l’atrocité du crime commis. Les bébés gémissaient comme des agneaux qui bêlent ; les hommes regardaient autour d’eux d’un air égaré ; quelques femmes hurlaient comme des démentes. Dans la confusion de la fuite, les familles s’étaient dispersées. Une mère de cinq petits n’en avait plus qu’un. Des pères, demeurés seuls, pensaient avec angoisse à leur femme et à leurs enfants disparus. Les retrouveraient-ils jamais ? Ces malheureux n’étaient-ils pas morts de fatigue et de faim ?

Ce soir-là, Marcel, encore tout ému de ce qu’il venait de voir, ne put s’empêcher de prononcer contre l’empereur Guillaume des paroles véhémentes qui, à la grande surprise de tout le monde, firent sortir Héléna de son mutisme.

— L’Empereur est un homme excellent et chevaleresque, déclara-t-elle. Il n’est coupable de rien, lui. Ce sont ses ennemis qui l’ont provoqué.

Alors Marcel s’emporta, maudit l’hypocrite Kaiser, souhaita l’extermination de tous les bandits qui venaient d’incendier Louvain, de martyriser des vieillards, des femmes et des enfants. Sur quoi, Héléna fondit en larmes.

— Tu oublies donc, gémit-elle d’une voix entrecoupée par les sanglots, tu oublies donc que je suis mère et que mes fils sont du nombre de ceux sur qui tu appelles la mort !

Ces mots firent mesurer soudain à Marcel la largeur de l’abîme qui le séparait de cette femme, et, dans son for intérieur, il pesta contre la destinée qui l’obligeait à la garder sous son toit. Mais comme, au fond, il avait bon cœur et ne trouvait aucun plaisir à molester inutilement les personnes de son entourage :

— C’est bien, répondit-il. Je croyais les victimes plus dignes de pitié que les bourreaux. Mais ne parlons plus de cela. Nous n’arriverons jamais à nous entendre.

Et désormais il se fit une règle de ne rien dire de la guerre en présence de sa belle-sœur.

Cependant la guerre avait réveillé le sentiment religieux chez nombre de personnes qui depuis longtemps n’avaient pas mis les pieds dans une église, et elle exaltait surtout la dévotion des femmes. Luisa ne se contentait plus d’entrer chaque matin, comme d’habitude, à Saint-Honoré d’Eylau, sa paroisse. Avant même de lire dans les journaux les dépêches du front, elle y cherchait un autre renseignement : Où irait aujourd’hui Monseigneur Amette ? Et elle s’en allait jusqu’à la Madeleine, jusqu’à Notre-Dame, jusqu’au lointain Sacré-Cœur, en haut de la butte Montmartre ; puis, sous les voûtes du temple honoré de la visite de l’archevêque, elle unissait sa voix au chœur qui implorait une intervention divine : « Seigneur, sauvez la France ! »

Sur le maître-autel de toutes les églises figuraient, assemblés en faisceaux, les drapeaux de la France et des nations alliées. Les nefs étaient pleines de fidèles, et la foule pieuse ne se composait pas uniquement de femmes : il y avait aussi des hommes d’âge, debout, graves, qui remuaient les lèvres et fixaient sur le tabernacle des yeux humides où se reflétaient, pareilles à des étoiles perdues, les flammes des cierges. C’étaient des pères qui, en pensant à leurs fils envoyés sur le front, se rappelaient les prières de leur enfance. Jusqu’alors la plupart d’entre eux avaient été indifférents en matière religieuse ; mais, dans ces conjonctures tragiques, il leur avait semblé tout à coup que la foi, qu’ils ne possédaient point, était un bien et une force, et ils balbutiaient de vagues oraisons, dont les paroles étaient incohérentes et presque dépourvues de sens, à l’intention des êtres chers qui luttaient pour l’éternelle justice. Les cérémonies religieuses devenaient aussi passionnées que des assemblées populaires ; les prédicateurs étaient des tribuns, et parfois l’enthousiasme patriotique coupait d’applaudissements les sermons. Quand Luisa revenait de l’office, elle était palpitante de foi et espérait du ciel un miracle semblable à celui par lequel sainte Geneviève avait chassé loin de Paris les hordes d’Attila.

Dans les grandes circonstances, lorsque Luisa insistait pour emmener sa sœur dans ces dévotes excursions, Héléna courait avec elle aux quatre coins de Paris. Mais, si aucun office extraordinaire n’était annoncé, la « romantique », plus terre-à-terre en cela que l’autre, préférait aller tout simplement à Saint-Honoré d’Eylau. Là, elle rencontrait parmi les habitués beaucoup de personnes originaires des diverses républiques du Nouveau Monde, gens riches qui, après fortune faite, étaient venus manger leurs rentes à Paris et s’étaient installés dans le quartier de l’Étoile, cher aux cosmopolites. Elle avait lié connaissance avec plusieurs de ces personnes, ce qui lui procurait le vif plaisir d’échanger force saluts lorsqu’elle arrivait, et, à la sortie, d’engager sur le parvis de longues conversations où elle recueillait une infinité de nouvelles vraies ou fausses sur la guerre et sur cent autres choses.

Bientôt des jours vinrent où, à en juger d’après les apparences, il ne se passait plus rien d’extraordinaire. On ne trouvait dans les journaux que des anecdotes destinées à entretenir la confiance du public, et aucun renseignement positif n’y était publié. Les communiqués du Gouvernement n’étaient que de la rhétorique vague et sonore.

Ce manque de nouvelles coïncida avec une subite agitation de la belle-sœur. Héléna s’absentait chaque après-midi, quelquefois même dans la matinée, et elle ne manquait jamais de rapporter à la maison des nouvelles alarmantes qu’elle semblait se faire un malin plaisir de communiquer sournoisement à ses hôtes, non comme des vérités certaines, mais comme des bruits répandus. On disait que les Français avaient été défaits simultanément en Lorraine et en Belgique ; on disait qu’un corps de l’armée française s’était débandé ; on disait que les Allemands avaient fait beaucoup de prisonniers et enlevé beaucoup de canons. Quoique Marcel eût entendu lui-même dire quelque chose d’approchant, il affectait de n’en rien croire, protestait qu’à tout le moins il y avait dans ces bruits beaucoup d’exagération.

— C’est possible, répliquait doucement l’agaçante Héléna. Mais je vous répète ce que m’ont dit des personnes que je crois bien informées.

Au fond, Marcel commençait à être très inquiet, et son instinct d’homme pratique lui faisait deviner un péril. « Il y a quelque chose qui ne marche pas, » pensait-il, soucieux.

La chute du ministère et la constitution d’un Gouvernement de défense nationale lui démontra la gravité de la situation. Alors il alla voir le sénateur Lacour. Celui-ci connaissait tous les ministres, et personne n’était mieux renseigné que lui.

— Oui, mon ami, répondit le personnage aux questions anxieuses de Marcel, nous avons subi de gros échecs à Morhange et à Charleroi, c’est-à-dire à l’Est et au Nord. Les Allemands vont envahir le territoire de la France. Mais notre armée est intacte et se retire en bon ordre. La fortune peut changer encore. C’est un grand malheur ; néanmoins tout n’est pas perdu.

On poussait activement — un peu tard ! — les préparatifs de la défense de Paris. Les forts s’armaient de nouveaux canons ; dans la zone de tir, les pioches des démolisseurs faisaient disparaître les maisonnettes élevées durant les années de paix ; les ormes des avenues extérieures tombaient sous la hache, pour élargir l’horizon ; des barricades de sacs de terre et de troncs d’arbres obstruaient les portes des remparts Beaucoup de curieux allaient dans la banlieue admirer les tranchées récemment ouvertes et les barrages de fils de fer barbelés. Le Bois de Boulogne s’emplissait de troupeaux, et, autour des montagnes de fourrage sec, bœufs et brebis se groupaient sur les prairies de fin gazon. Le souci d’avoir des approvisionnements suffisants inquiétait une population qui gardait vif encore le souvenir des misères souffertes en 1870. D’une nuit à l’autre, l’éclairage des rues diminuait : mais, en compensation, le ciel était continuellement rayé par les jets lumineux des réflecteurs. La crainte d’une agression aérienne augmentait encore l’anxiété publique ; les gens peureux parlaient des zeppelins, et, comme on exagère toujours les dangers inconnus, on attribuait à ces engins de guerre une puissance formidable.

Luisa, naturellement timide, était affolée par les entretiens particuliers qu’elle avait avec sa sœur, et elle étourdissait de ses émois son mari qui ne réussissait pas à l’apaiser.

— Tout est perdu ! lui disait-elle en pleurant. Héléna est la seule qui connaît la vérité.

Si Luisa avait une grande confiance dans les affirmations d’Héléna, il y avait pourtant un point sur lequel il lui était impossible de croire sa sœur aveuglément. Les atrocités commises en Belgique sur les femmes et sur les jeunes filles démentaient trop positivement ce qu’Héléna racontait de la haute courtoisie des officiers et de la sévère moralité des soldats allemands.

Ils vont venir, Marcel, ils vont venir. Je ne vis plus… Notre fille… notre fille…

Mais Chichi riait des alarmes de sa mère, et, avec la belle audace de la jeunesse :

— Qu’ils viennent donc, ces coquins ! s’écriait-elle. Je ne serais pas fâchée de les voir en face !

Et elle faisait le geste de frapper, comme si elle avait tenu dans sa main le poignard vengeur.

Marcel finit par se lasser de cette situation et résolut d’envoyer sa femme, sa fille et sa belle-sœur à Biarritz, où beaucoup de Sud-Américains s’étaient déjà rendus. Quant à lui, il avait décidé de rester à Paris, pour une raison dont il n’avait d’ailleurs qu’une conscience un peu confuse. Il s’imaginait n’y être retenu que par la curiosité ; mais, au fond, il avait une honte inavouée de fuir une seconde fois devant l’ennemi. Sa femme essaya bien de l’emmener avec elle : depuis bientôt trente ans de mariage, ils ne s’étaient pas séparés une seule fois ! Mais il déclara sa volonté sur un ton qui n’admettait pas de réplique.

Jules, pour demeurer près de Marguerite, s’obstina aussi à demeurer dans la capitale.

Bref, un beau matin, Luisa, Héléna et Chichi s’embarquèrent dans une grande automobile à destination de la Côte d’Argent : la première, navrée de laisser à Paris son mari et son fils ; la seconde, bien aise, en somme, de n’être pas là quand les troupes de son cher empereur entreraient dans Paris ; la troisième, toute réjouie de voyager dans un pays nouveau pour elle et de visiter une des plages les plus à la mode.