Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse/III

III

LE COUSIN DE BERLIN


Pendant le voyage fait par Jules en Argentine, Argensola, investi des fonctions de gardien de l’atelier, avait vécu bien tranquille : il n’avait plus auprès de lui le « peintre d’âmes » pour le déranger au milieu de ses lectures, et il pouvait absorber en paix une quantité d’ouvrages écrits sur les sujets les plus disparates. Il lui resta même assez de temps pour lier connaissance avec un voisin bizarre, logé dans un petit appartement de deux pièces, au même étage que l’atelier, mais où l’on n’accédait que par un escalier de service, et qui prenait jour sur une cour intérieure.

Ce voisin, nommé Tchernoff, était un Russe qu’Argensola avait vu souvent rentrer avec des paquets de vieux livres, et qui passait de longues heures à écrire près de la fenêtre de sa chambre. L’Espagnol, dont l’imagination était romanesque, avait d’abord pris Tchernoff pour un homme mystérieux et extraordinaire : avec cette barbe en désordre, avec cette crinière huileuse, avec ces lunettes chevauchant sur de vastes narines qui semblaient déformées par un coup de poing, le Russe l’impressionnait. Ensuite, lorsque le hasard d’une rencontre les eut mis en rapport, Argensola, en entrant pour la première fois chez Tchernoff, sentit croître sa sympathie : ami des livres, il voyait des livres partout, d’innombrables livres, les uns alignés sur des rayons, d’autres empilés dans les coins, d’autres éparpillés sur le plancher, d’autres amoncelés sur des chaises boiteuses, sur de vieilles tables et même sur un lit que l’on ne refaisait pas tous les jours. Mais il éprouva une sorte de désillusion, lorsqu’il apprit qu’en somme il n’y avait rien d’étrange et d’occulte dans l’existence de son nouvel ami. Ce que Tchernoff écrivait près de la fenêtre, c’était tout simplement des traductions exécutées, soit sur commande et moyennant finances, soit gratuitement pour des journaux socialistes. La seule chose étonnante, c’était le nombre des langues que Tchernoff possédait. Comme les hommes de sa race, il avait une merveilleuse facilité à s’approprier les vivantes et les mortes, et cela expliquait l’incroyable diversité des idiomes dans lesquels étaient écrits les volumes qui encombraient son appartement. La plupart étaient des ouvrages d’occasion, qu’il avait achetés à bas prix sur les quais, dans les caisses des bouquinistes ; et il semblait qu’une atmosphère de mysticisme, d’initiations surhumaines, d’arcanes clandestinement transmis à travers les siècles, émanât de ces bouquins poudreux dont quelques-uns étaient à demi rongés par les rats. Mais, confondus avec ces vieux livres, il y en avait beaucoup de nouveaux, qui attiraient l’œil par leurs couvertures d’un rouge flamboyant ; et il y avait aussi des libelles de propagande socialiste, des brochures rédigées dans toutes les langues de l’Europe, des journaux, une infinité de journaux dont tous les titres évoquaient l’idée de révolution.

D’abord Tchernoff avait témoigné à l’Espagnol peu de goût pour les visites et pour la causerie. Il souriait énigmatiquement dans sa barbe d’ogre et se montrait avare de paroles, comme s’il voulait abréger la conversation. Mais Argensola trouva le moyen d’apprivoiser ce sauvage : il l’amena dans l’atelier de Jules, où les bons vins et les fines liqueurs eurent vite fait de rendre le Russe plus communicatif. Argensola apprit alors que Tchernoff avait fait en Sibérie une longue quoique peu agréable villégiature, et que, réfugié depuis quelques années à Paris, il y avait trouvé un accueil bienveillant dans la rédaction des journaux avancés.

Le lendemain du jour où Jules était rentré à Paris, Argensola, qui causait avec Tchernoff sur le palier de l’escalier de service, entendit qu’on sonnait à la porte de l’atelier. Le secrétaire-écuyer, qui ne s’offensait pas de joindre encore à ces fonctions celles de valet de chambre, accourut pour introduire le visiteur chez le « peintre d’âmes ». Ce visiteur parlait correctement le français, mais avec un fort accent allemand ; et, par le fait, c’était l’aîné des cousins de Berlin, le docteur Julius von Hartrott, qui, après un court séjour à Paris et au moment de retourner en Allemagne, venait prendre congé de Jules.

Les deux cousins se regardèrent avec une curiosité où il y avait un peu de méfiance. Ils avaient beau être liés par une étroite parenté, ils ne se connaissaient guère, mais assez cependant pour sentir qu’il existait entre eux une complète divergence d’opinions et de goûts.

Jules, pour éviter que son cousin se trompât sur la condition sociale de l’introducteur, présenta celui-ci en ces termes :

— Mon ami l’artiste espagnol Argensola, non moins remarquable par ses vastes lectures que par son magistral talent de peintre.

— J’ai maintes fois entendu parler de lui, répondit imperturbablement le docteur, avec la suffisance d’un homme qui se pique de tout savoir.

Puis, comme Argensola faisait mine de se retirer :

— Vous ne serez pas de trop dans notre entretien, monsieur, lui dit-il sur le ton ambigu d’un supérieur qui veut montrer de la condescendance à un inférieur et d’un conférencier qui, infatué de lui-même, n’est pas fâché d’avoir un auditeur de plus pour les belles choses qu’il va dire.

Argensola s’assit donc avec les deux autres, mais un peu à l’écart, de sorte qu’il pouvait considérer à son aise l’accoutrement d’Hartrott. L’Allemand avait l’aspect d’un officier habillé en civil. Toute sa personne exprimait manifestement le désir de ressembler aux hommes d’épée, lorsqu’il leur arrive de quitter l’uniforme. Son pantalon était collant comme s’il était destiné à entrer dans des bottes à l’écuyère. Sa jaquette, garnie de deux rangées de boutons sur le devant et serrée à la taille, avait de longues et larges basques et des revers très montants, ce qui lui donnait une vague ressemblance avec une tunique militaire. Ses moustaches roussâtres, plantées sur une forte mâchoire, et ses cheveux coupés en brosse complétaient la martiale similitude. Mais ses yeux, — des yeux d’homme d’étude, grands, myopes et un peu troubles, — s’abritaient derrière des lunettes aux verres épais et donnaient malgré tout à leur propriétaire l’apparence d’un homme pacifique. Cet Hartrott, après avoir conquis le diplôme de docteur en philosophie, venait d’être nommé professeur auxiliaire dans une université, sans doute parce qu’il avait déjà publié trois ou quatre volumes gros et lourds comme des pavés ; et, au surplus, il était membre d’un « séminaire historique », c’est-à-dire d’une société savante qui se consacrait à la recherche des documents inédits et qui avait pour président un historien fameux. Le jeune professeur portait à la boutonnière la rosette d’un ordre étranger.

Le respect de Jules pour le savant de la famille n’allait pas sans quelque mélange de dédain : c’était sa façon de se venger de ce pédant qu’on lui proposait sans cesse pour modèle. Selon lui, un homme qui ne connaissait la vie que par les livres et qui passait son existence à vérifier ce qu’avaient fait les hommes d’autrefois, n’avait aucun droit au titre de sage, alors surtout que de telles études ne tendaient qu’à confirmer les Allemands dans leurs préjugés et dans leur outrecuidance. En somme, que fallait-il pour écrire sur un minime fait historique un livre énorme et illisible ? La patience de végéter dans les bibliothèques, de classer des milliers de fiches et de les recopier plus ou moins confusément. Dans l’opinion du peintre, son cousin Julius n’était qu’une manière de « rond-de-cuir », c’est-à-dire un de ces individus que désigne plus pittoresquement encore le terme populaire d’outre-Rhin : Sitzfleisch haben. La première qualité de ces savants-là, c’est d’être assez bien rembourrés pour qu’il leur soit possible de passer des journées entières le derrière sur une chaise.

Le docteur expliqua l’objet de sa visite. Venu à Paris pour une mission importante dont les autorités universitaires allemandes l’avaient chargé, il avait beaucoup regretté l’absence de Jules et il aurait été très fâché de repartir sans l’avoir vu. Mais, hier soir, sa mère Helena lui avait appris que le peintre était de retour, et il s’était empressé d’accourir à l’atelier. Il devait quitter Paris le soir même : car les circonstances étaient graves.

— Tu crois donc à la guerre ? lui demanda Jules.

— Oui. La guerre sera déclarée demain ou après-demain. Elle est inévitable. C’est une crise nécessaire pour le salut de l’humanité.

Jules et Argensola, ébahis, regardèrent celui qui venait d’énoncer gravement cette belliqueuse et paradoxale proposition, et ils comprirent aussitôt qu’Hartrott était venu tout exprès pour leur parler de ce sujet.

— Toi, continua Hartrott, tu n’es pas Français, puisque tu es né en Argentine. On peut donc te dire la vérité tout entière.

— Mais toi, répliqua Jules en riant, où donc es-tu né ?

Hartrott eut un geste instinctif de protestation, comme si son cousin lui avait adressé une injure, et il repartit d’un ton sec :

— Moi, je suis Allemand. En quelque endroit que naisse un Allemand, il est toujours fils de l’Allemagne. Puis, se tournant vers Argensola :

— Vous aussi, monsieur, vous êtes un étranger. et, puisque vous avez beaucoup lu, vous n’ignorez pas que l’Espagne, votre patrie, doit aux Germains ses qualités les meilleures. C’est de nous que lui sont venus le culte de l’honneur et l’esprit chevaleresque, par l’intermédiaire des Goths, des Visigoths et des Vandales, qui l’ont conquise.

Argensola se contenta de sourire imperceptiblement, et Hartrott, flatté d’un silence qui lui parut approbatif, poursuivit son discours.

— Nous allons assister, soyez-en certains, à de grands événements, et nous devons nous estimer heureux d’être nés à l’époque présente, la plus intéressante de toute l’histoire. En ce moment l’axe de l’humanité se déplace et la véritable civilisation va commencer.

À son avis, la guerre prochaine serait extraordinairement courte. L’Allemagne avait tout préparé pour que cet événement pût s’accomplir sans que la vie économique du monde souffrît d’une trop profonde perturbation. Un mois lui suffirait pour écraser la France, le plus redoutable de ses adversaires. Ensuite elle se retournerait contre la Russie qui, lente dans ses mouvements, ne serait pas capable d’opposer à cette offensive une défense immédiate. Enfin elle attaquerait l’orgueilleuse Angleterre, l’isolerait dans son archipel, lui interdirait de faire dorénavant obstacle à la prépondérance allemande. Ces coups rapides et ces victoires décisives n’exigeraient que le cours d’un été, et, à l’automne, la chute des feuilles saluerait le triomphe définitif de l’Allemagne.

Ensuite, avec l’assurance d’un professeur qui, parlant du haut de la chaire, n’a pas à craindre d’être réfuté par ceux qui l’écoutent, il expliqua la supériorité de la race germanique. Les hommes se divisaient en deux groupes, les dolichocéphales et les brachycéphales. Les dolichocéphales représentaient la pureté de la race et la mentalité supérieure, tandis que les brachycéphales n’étaient que des métis, avec tous les stigmates de la dégénérescence. Les Germains, dolichocéphales par excellence, étaient les uniques héritiers des Aryens primitifs, et les autres peuples, spécialement les Latins du Sud de l’Europe, n’étaient que des Celtes brachycéphales, représentants abâtardis d’une race inférieure. Les Celtes, incorrigibles individualistes, n’avaient jamais été que d’ingouvernables révolutionnaires, épris d’un égalitarisme et d’un humanitarisme qui avaient beaucoup retardé la marche de la civilisation. Au contraire les Germains, dont l’âme est autoritaire, mettaient au-dessus de tout l’ordre et la force. Élus par la nature pour commander aux autres peuples, ils possédaient toutes les vertus qui distinguent les chefs-nés. La Révolution française n’avait été qu’un conflit entre les Celtes et les Germains. La noblesse française descendait des guerriers germains installés dans les Gaules après l’invasion dite des Barbares, tandis que la bourgeoisie et le tiers-état représentaient l’élément gallo-celtique. La race inférieure, en l’emportant sur la supérieure, avait désorganisé le pays et perturbé le monde. Ce que le celtisme avait inventé, c’était la démocratie, le socialisme, l’anarchisme. Mais l’heure de la revanche germanique avait sonné enfin, et la race du Nord allait se charger de rétablir l’ordre, puisque Dieu lui avait fait la faveur de lui conserver son indiscutable supériorité.

— Un peuple, conclut-il, ne peut aspirer à de grands destins que s’il est foncièrement germanique. Nous sommes l’aristocratie de l’humanité, « le sel de la terre », comme a dit notre empereur.

Et, tandis que Jules, stupéfait de cette insolente philosophie de l’histoire, gardait le silence, et qu’Argensola continuait de sourire imperceptiblement, Hartrott entama le second point de sa dissertation.

— Jusqu’à présent, expliqua-t-il, on n’a fait la guerre qu’avec des soldats ; mais celle-ci, on la fera avec des savants et avec des professeurs. L’Université n’a pas eu moins de part à sa préparation que l’État-Major. La science germanique, la première de toutes, est unie pour jamais à ce que les révolutionnaires latins appellent dédaigneusement le militarisme. La force, reine du monde, est ce qui crée le droit, et c’est elle qui imposera partout notre civilisation. Nos armées représentent notre culture, et quelques semaines leur suffiront pour délivrer de la décadence celtique les peuples qui, grâce à elles, recouvreront bientôt une seconde jeunesse.

Le prodigieux avenir de sa race lui inspirait un enthousiasme lyrique. Guillaume Ier, Bismarck, tous les héros des victoires antérieures lui paraissaient vénérables ; mais il parlait d’eux comme de dieux moribonds, dont l’heure était passée. Ces glorieux ancêtres n’avaient fait qu’élargir les frontières et réaliser l’unité de l’empire ; mais ensuite, avec une prudence de vieillards valétudinaires, ils s’étaient opposés à toutes les hardiesses de la génération nouvelle, et leurs ambitions n’allaient pas plus loin que l’établissement d’une hégémonie continentale. Aujourd’hui c’était le tour de Guillaume II, le grand homme complexe dont la patrie avait besoin. Ainsi que l’avait dit Lamprecht, maître de Julius von Hartrott, l’empereur représentait à la fois la tradition et l’avenir, la méthode et l’audace ; comme son aïeul, il était convaincu qu’il régnait par la grâce de Dieu ; mais son intelligence vive et brillante n’en reconnaissait et n’en acceptait pas moins les nouveautés modernes ; s’il était romantique et féodal, s’il soutenait les conservateurs agrariens, il était en même temps un homme du jour, cherchait les solutions pratiques, faisait preuve d’un esprit utilitaire à l’américaine. En lui s’équilibraient l’instinct et la raison. C’était grâce à lui que l’Allemagne avait su grouper ses forces et reconnaître sa véritable voie. Les universités l’acclamaient avec autant d’enthousiasme que les armées : car la germanisation mondiale dont Guillaume serait l’auteur, allait procurer à tous les peuples d’immenses bienfaits.

Gott mit uns ! s’écria-t-il en matière de péroraison. Oui, Dieu est avec nous ! Il existe, n’en doutez pas, un Dieu chrétien germanique qui est notre Grand Allié et qui se manifeste à nos ennemis comme une divinité puissante et jalouse.

Cette fois, le sourire d’Argensola devint un petit rire ouvertement sarcastique. Mais le docteur était trop enivré de ses propres paroles pour y prendre garde.

— Ce qu’il nous faut, ajouta-t-il, c’est que l’Allemagne entre enfin en possession de toutes les contrées où il y a du sang germain et qui ont été civilisées par nos aïeux.

Et il énuméra ces contrées. La Hollande et la Belgique étaient allemandes. La France l’était par les Francs, à qui elle devait un tiers de son sang. L’Italie presque entière avait bénéficié de l’invasion des Lombards. L’Espagne et le Portugal avaient été dominés et peuplés par des conquérants de race teutonne. Mais le docteur ne s’en tenait point là. Comme la plupart des nations de l’Amérique étaient d’origine espagnole ou portugaise, le docteur les comprenait dans ses revendications. Quant à l’Amérique du Nord, sa puissance et sa richesse étaient l’œuvre des millions d’Allemands qui y avaient émigré. D’ailleurs Hartrott reconnaissait que le moment n’était pas encore venu de penser à tout cela et que, pour aujourd’hui, il ne s’agissait que du continent européen.

— Ne nous faisons pas d’illusions, poursuivit-il sur un ton de tristesse hautaine. À cette heure, le monde n’est ni assez clairvoyant ni assez sincère pour comprendre et apprécier nos bienfaits. J’avoue que nous avons peu d’amis. Comme nous sommes les plus intelligents, les plus actifs, les plus capables d’imposer aux autres notre culture, tous les peuples nous considèrent avec une hostilité envieuse. Mais nous n’avons pas le droit de faillir à nos destins, et c’est pourquoi nous imposerons à coups de canon cette culture que l’humanité, si elle était plus sage, devrait recevoir de nous comme un don céleste.

Jusqu’ici Jules, impressionné par l’autorité doctorale avec laquelle Hartrott formulait ses affirmations, n’avait presque rien dit. D’ailleurs, l’ex-professeur de tango était mal préparé à soutenir une discussion sur de tels sujets avec le savant professeur tudesque. Mais, agacé de l’assurance avec laquelle son cousin raisonnait sur cette guerre encore problématique, il ne put s’empêcher de dire :

— En somme, pourquoi parler de la guerre comme si elle était déjà déclarée ? En ce moment, des négociations diplomatiques sont en cours et peut-être tout finirait-il par s’arranger.

Le docteur eut un geste d’impatience méprisante.

— C’est la guerre, te dis-je ! Lorsque j’ai quitté l’Allemagne, il y a huit jours, je savais que la guerre était certaine.

— Mais alors, demanda Jules, pourquoi ces négociations ? Et pourquoi le gouvernement allemand fait-il semblant de s’entremettre dans le conflit qui a éclaté entre l’Autriche et la Serbie ? Ne serait-il pas plus simple de déclarer la guerre tout de suite ?

— Notre gouvernement, reprit Hartrott avec franchise, préfère que ce soient les autres qui la déclarent. Le rôle d’attaqué obtient toujours plus de sympathie que celui d’agresseur, et il justifie les résolutions finales, quelque dures qu’elles puissent être. Au surplus, nous avons chez nous beaucoup de gens qui vivent à leur aise et qui ne désirent pas la guerre ; il convient donc de leur faire croire que ce sont nos ennemis qui nous l’imposent, pour que ces gens sentent la nécessité de se défendre. Il n’est donné qu’aux esprits supérieurs de comprendre que le seul moyen de réaliser les grands progrès, c’est l’épée, et que, selon le mot de notre illustre Treitschke, la guerre est la forme la plus haute du progrès.

Selon Hartrott, la morale avait sa raison d’être dans les rapports des individus entre eux, parce qu’elle sert à rendre les individus plus soumis et plus disciplinés ; mais elle ne fait qu’embarrasser les gouvernements, pour qui elle est une gêne sans profit. Un État ne doit s’inquiéter ni de vérité ni de mensonge ; la seule chose qui lui importe, c’est la convenance et l’utilité des mesures prises. Le glorieux Bismarck, afin d’obtenir la guerre qu’il voulait contre la France, n’avait pas hésité à altérer un télégramme, et Hans Delbruck avait eu raison d’écrire à ce sujet : « Bénie soit la main qui a falsifié la dépêche d’Ems ! » En ce qui concernait la guerre prochaine, il était urgent qu’elle se fît sans retard : aucun des ennemis de l’Allemagne n’était prêt, de sorte que les Allemands qui, eux, se préparaient depuis quarante ans, étaient sûrs de la victoire. Qu’était-il besoin de se préoccuper du droit et des traités ? L’Allemagne avait la force, et la force crée des lois nouvelles. L’histoire ne demande pas de comptes aux vainqueurs, et les prêtres de tous les cultes finissent toujours par bénir dans leurs hymnes les auteurs des guerres heureuses. Ceux qui triomphent sont les amis de Dieu.

— Nous autres, continua-t-il, nous ne sommes pas des sentimentaux ; nous ne faisons la guerre ni pour châtier les Serbes régicides, ni pour délivrer les Polonais opprimés par la Russie. Nous la faisons parce que nous sommes le premier peuple du monde et que nous voulons étendre notre activité sur toute la planète. La vieille Rome, mortellement malade, appela barbares les Germains qui ouvrirent sa fosse. Le monde d’aujourd’hui a, lui aussi, une odeur de mort, et il ne manquera pas non plus de nous appeler barbares. Soit ! Lorsque Tanger et Toulon, Anvers et Calais seront allemands, nous aurons le loisir de disserter sur la barbarie germanique ; mais, pour l’instant, nous possédons la force et nous ne sommes pas d’humeur à discuter. La force est la meilleure des raisons.

— Êtes-vous donc si certains de vaincre ? objecta Jules. Le destin ménage parfois aux hommes de terribles surprises. Il suscite des forces occultes avec lesquelles on n’a pas compté et qui peuvent réduire à néant les plans les mieux établis.

Hartrott haussa les épaules. Qu’est-ce que l’Allemagne aurait devant elle ? Le plus à craindre de ses ennemis, ce serait la France ; mais la France n’était pas capable de résister aux influences morales énervantes, aux labeurs, aux privations et aux souffrances de la guerre : un peuple affaibli physiquement, infecté de l’esprit révolutionnaire, désaccoutumé de l’usage des armes par l’amour excessif du bien-être. Ensuite il y avait la Russie ; mais les masses amorphes de son immense population étaient longues à réunir, difficiles à mouvoir, travaillées par l’anarchisme et par les grèves. L’état-major de Berlin avait disposé toutes choses de telle façon qu’il était certain d’écraser la France en un mois ; cela fait, il transporterait les irrésistibles forces germaniques contre l’empire russe avant même que celui-ci ait eu le temps d’entrer en action.

— Quant aux Anglais, poursuivit Hartrott, il est douteux que, malgré l’entente cordiale, ils prennent part à la lutte. C’est un peuple de rentiers et de sportsmen dont l’égoïsme est sans limites. Admettons toutefois qu’ils veuillent défendre contre nous l’hégémonie continentale qui leur a été octroyée par le Congrès de Vienne, après la chute de Napoléon. Que vaut l’effort qu’ils tenteront de faire ? Leur petite armée n’est composée que du rebut de la nation, et elle est totalement dépourvue d’esprit guerrier. Lorsqu’ils réclameront l’assistance de leurs colonies, celles-ci, qui ont tant à se plaindre d’eux, se feront une joie de les lâcher. L’Inde profitera de l’occasion pour se soulever contre ses exploiteurs, et l’Egypte s’affranchira du despotisme de ses tyrans…

Il y eut un silence, et Hartrott parut s’absorber dans ses réflexions, dont il traduisit le résultat par cette nouvelle tirade :

— Par le fait, il y a beau temps que notre victoire a commencé. Nos ennemis nous abhorrent, et néanmoins ils nous imitent. Tout ce qui porte la marque allemande est recherché dans le monde entier. Les pays mêmes qui ont la prétention de résister à nos armées, copient nos méthodes dans leurs écoles et admirent nos théories, y compris celles qui n’ont obtenu en Allemagne qu’un médiocre succès. Souvent nous rions entre nous, comme les augures romains, à constater le servilisme avec lequel les peuples étrangers se soumettent à notre influence. Et ce sont ces gens-là qui ensuite refusent de reconnaître notre supériorité !

Pour la première fois Argensola fit un geste approbatif, que ne suivit d’ailleurs aucun commentaire. Hartrott, qui avait surpris ce geste, lui attribua la valeur d’un assentiment complet, et cela l’induisit à reprendre :

— Mais notre supériorité est évidente, et, pour en avoir la preuve, nous n’avons qu’à écouter ce que disent nos ennemis. Les Latins eux-mêmes n’ont-ils pas proclamé maintes fois que les sociétés latines sont à l’agonie, qu’il n’y a pas de place pour elles dans l’organisation future, et que l’Allemagne seule conserve latentes les forces civilisatrices ? Les Français, en particulier, ne répètent-ils pas à qui veut les entendre que la France est en pleine décomposition et qu’elle marche d’un pas rapide à une catastrophe ? Eh bien, des peuples qui se jugent ainsi ont assurément la mort dans les entrailles. En outre, les faits confirment chaque jour l’opinion qu’ils ont de leur propre décadence. Il est impossible de douter qu’une révolution éclate à Paris aussitôt après la déclaration de guerre. Tu n’étais pas ici, toi, pour voir l’agitation des boulevards à l’occasion du procès Caillaux. Mais, moi, j’ai constaté de mes yeux comment réactionnaires et révolutionnaires se menaçaient, se frappaient en pleine rue. Ils s’y sont insultés jusqu’à ces derniers jours. Lorsque nos troupes franchiront la frontière, la division des opinions s’accentuera encore ; militaristes et antimilitaristes se disputeront furieusement, et en moins d’une semaine ce sera la guerre civile. Ce pays a été gâté jusqu’au cœur par la démocratie et par l’aveugle amour de toutes les libertés. L’unique nation de la terre qui soit vraiment libre, c’est la nation allemande, parce qu’elle sait obéir.

Ce paradoxe bizarre amusa Jules qui dit en riant :

— Vrai, tu crois que l’Allemagne est le seul pays libre ?

— J’en suis sûr ! déclara le professeur avec une énergie croissante. Nous avons les libertés qui conviennent à un grand peuple : la liberté économique et la liberté intellectuelle.

— Mais la liberté politique ?

— Seuls les peuples décadents et ingouvernables, les races inférieures entichées d’égalité et de démocratie, s’inquiètent de la liberté politique. Les Allemands n’en éprouvent pas le besoin. Nés pour être les maîtres, ils reconnaissent la nécessité des hiérarchies et consentent à être gouvernés par une classe dirigeante qui doit ce privilège à l’aristocratie du sang ou du talent. Nous avons, nous, le génie de l’organisation.

Et les deux amis entendirent avec un étonnement effaré la description du monde futur, tel que le façonnerait le génie germanique. Chaque peuple serait organisé de telle sorte que l’homme y donnât à la société le maximum de rendement ; tous les individus seraient enrégimentés pour toutes les fonctions sociales, obéiraient comme des machines à une direction supérieure, fourniraient la plus grande quantité possible de travail sous la surveillance des chefs ; et cela, ce serait l’État parfait.

Sur ce, Hartrott regarda sa montre et changea brusquement de sujet de conversation.

— Excuse-moi, dit-il, il faut que je te quitte. Les Allemands résidant à Paris sont déjà partis en grand nombre, et je serais parti moi-même, si l’affection familiale que je te porte ne m’avait fait un devoir de te donner un bon conseil. Puisque tu es étranger et que rien ne t’oblige à rester en France, viens chez nous à Berlin. La guerre sera dure, très dure, et, si Paris essaie de se défendre, il se passera des choses terribles. Nos moyens offensifs sont beaucoup plus redoutables qu’ils ne l’étaient en 1870.

Jules fit un geste d’indifférence. Il ne croyait pas à un danger prochain, et d’ailleurs il n’était pas si poltron que son cousin paraissait le croire.

— Tu es comme ton père, s’écria le professeur. Depuis deux jours, j’essaie inutilement de le convaincre qu’il devrait passer en Allemagne avec les siens ; mais il ne veut rien entendre. Il admet volontiers que, si la guerre éclate, les Allemands seront victorieux ; mais il s’obstine à croire que la guerre n’éclatera pas. Ce qui est encore plus incompréhensible, c’est que ma mère elle-même hésitait à repartir avec moi pour Berlin. Grâce à Dieu, j’ai fini par la convaincre et peut-être, à cette heure, est-elle déjà en route. Il a été convenu entre elle et moi que, si elle était prête à temps, elle prendrait le train de l’après-midi, pour voyager en compagnie d’une de ses amies, femme d’un conseiller de notre ambassade, et que, si elle manquait ce train, elle me rejoindrait à celui du soir. Mais j’ai eu toutes les peines du monde à la décider ; elle s’entêtait à me répéter que la guerre ne lui faisait pas peur, que les Allemands étaient de très braves gens, et que, quand ils entreraient à Paris, ils ne feraient de mal à personne.

Cette opinion favorable semblait contrarier beaucoup le docteur.

— Ni ma mère ni ton père, expliqua-t-il, ne se rendent compte de ce qu’est la guerre moderne. Que les Allemands soient de braves gens, je suis le premier à le reconnaître ; mais ils sont obligés d’appliquer à la guerre les méthodes scientifiques. Or, de l’avis des généraux les plus compétents, la terreur est l’unique moyen de réussir vite, parce qu’elle trouble l’intelligence de l’ennemi, paralyse son action, brise sa résistance. Plus la guerre sera dure, plus elle sera courte. L’Allemagne va donc être cruelle, très cruelle pour empêcher que la lutte se prolonge. Et il ne faudra pas en conclure que l’Allemagne soit devenue méchante : tout au contraire, sa prétendue cruauté sera de la bonté : l’ennemi terrorisé se rendra plus vite, et le monde souffrira moins. Voilà ce que ton père ne veut pas comprendre ; mais tu seras plus raisonnable que lui. Te décides-tu à partir avec moi ?

— Non, répondit Jules. Si je partais, j’aurais honte de moi-même. Fuir devant un danger qui n’est peut-être qu’imaginaire !

— Comme il te plaira, riposta l’autre d’un ton cassant. L’heure me presse : je dois aller encore à notre ambassade, où l’on me remettra des documents confidentiels destinés aux autorités allemandes. Je suis obligé de te quitter.

Et il se leva, prit sa canne et son chapeau. Puis, sur le seuil, en disant adieu à son cousin :

— Je te répète une dernière fois ce que je t’ai déjà dit, insista-t-il. Si les Parisiens, comprenant l’inutilité de la résistance, ont la sagesse de nous ouvrir leurs portes, il est possible que tout se passe en douceur ; mais, dans le cas contraire… Bref, sois sûr que, de toute façon, nous nous reverrons bientôt. Il ne me déplaira pas de revenir à Paris, lorsque le drapeau allemand flottera sur la Tour Eiffel. Cinq ou six semaines suffiront pour cela. Donc, au revoir jusqu’en septembre. Et crois bien qu’après le triomphe germanique Paris n’en sera pas moins agréable. Si la France disparaît en tant que grande puissance, les Français, eux, resteront, et ils auront même plus de loisirs qu’auparavant pour cultiver ce qu’il y a d’aimable dans leur caractère. Ils continueront à inventer des modes, s’organiseront sous notre direction pour rendre la vie plaisante aux étrangers, formeront quantité de jolies actrices, écriront des romans amusants et des comédies piquantes. N’est-ce point assez pour eux ?

Quand la porte fut refermée, Argensola éclata de rire et dit à Jules :

— Il nous la baille bonne, ton dolichocéphale de cousin ! Mais pourquoi n’as-tu rien répondu à sa docte conférence ?

— C’est ta faute plus que la mienne, repartit Jules en plaisantant. La métaphysique de l’anthropologie et de la sociologie n’est pas précisément mon affaire. Si tu m’avais analysé un plus grand nombre de bouquins ennuyeux sur la philosophie de l’histoire, peut-être aurais-je eu des arguments topiques à lui opposer.

— Mais il n’est pas nécessaire d’avoir lu des bibliothèques pour s’apercevoir que ces théories sont des billevesées de lunatiques. Les races ! Les brachycéphales et les dolichocéphales ! La pureté du sang ! Y a-t-il encore aujourd’hui un homme d’instruction moyenne qui croie à ces antiquailles ? Comment existerait-il un peuple de race pure, puisqu’il n’est point d’homme au monde dont le sang n’ait subi une infinité de mélanges dans le cours des siècles ? Si les Germains se sont mis de telles sottises dans la tête, c’est qu’ils sont aveuglés par l’orgueil. Les systèmes scientifiques qu’ils inventent ne visent qu’à justifier leur absurde prétention de devenir les maîtres du monde. Ils sont atteints de la folie de l’impérialisme.

— Mais, interrompit Jules, tous les peuples forts n’ont-ils pas eu leurs ambitions impérialistes ?

— J’en conviens, reprit Argensola, et j’ajoute que cet orgueil a toujours été pour eux un mauvais conseiller ; mais encore est-il équitable de reconnaître que la qualité de l’impérialisme varie beaucoup d’un peuple à l’autre et que, chez les nations généreuses, cette fièvre n’exclut pas les nobles desseins. Les Grecs ont aspiré à l’hégémonie, parce qu’ils croyaient être les plus aptes à donner aux autres hommes la science et les arts. Les Romains, lorsqu’ils étendaient leur domination sur tout le monde connu, apportaient aux régions conquises le droit et les formes de la justice. Les Français de la Révolution et de l’Empire justifiaient leur ardeur conquérante par le désir de procurer la liberté à leurs semblables et de semer dans l’univers les idées nouvelles. Il n’est pas jusqu’aux Espagnols du xvie siècle qui, en bataillant contre la moitié de l’Europe pour exterminer l’hérésie et pour créer l’unité religieuse, n’aient travaillé à réaliser un idéal qui peut-être était nébuleux et faux, mais qui n’en était pas moins désintéressé. Tous ces peuples ont agi dans l’histoire en vue d’un but qui n’était pas uniquement l’accroissement brutal de leur propre puissance, et, en dernière analyse, ce à quoi ils visaient, c’était le bien de l’humanité. Seule l’Allemagne de ton Hartrott prétend s’imposer au monde en vertu de je ne sais quel droit divin qu’elle tiendrait de la supériorité de sa race, supériorité que d’ailleurs personne ne lui reconnaît et qu’elle s’attribue gratuitement à elle-même.

— Ici je t’arrête, dit Jules. N’as-tu pas approuvé tout à l’heure mon cousin Otto, lorsqu’il disait que les ennemis mêmes de l’Allemagne l’admirent et se soumettent à son influence ?

— Ce que j’ai approuvé, c’est la qualification de servilisme qu’il appliquait lui-même à cette stupide manie d’admirer et d’imiter l’Allemagne. Il est trop vrai que, depuis bientôt un demi-siècle, les autres peuples ont eu la niaiserie de tomber dans le panneau. Par couardise intellectuelle, par crainte de la force, par insouciante paresse, ils ont prôné sans le moindre discernement tout ce qui venait d’outre-Rhin, le bon et le mauvais, l’or et le talc ; et la vanité germanique a été confirmée dans ses prétentions absurdes par la superstitieuse complaisance avec laquelle ses rivaux lui donnaient raison. Voilà pourquoi un pays qui a compté tant de philosophes et de penseurs, tant de génies contemplatifs et de théoriciens profonds, un pays qui peut s’enorgueillir légitimement de Kant le pacifique, de Goethe l’olympien, du divin Beethoven, est devenu un pays où l’on ne croit plus qu’aux résultats matériels de l’activité sociale, où l’on rêve de faire de l’homme une machine productive, où l’on ne voit dans la science qu’un auxiliaire de l’industrie.

— Mais cela n’a pas mal réussi aux Allemands, fit observer Jules, puisque avec leur science appliquée ils concurrencent et menacent de supplanter bientôt l’Angleterre sur les marchés de l’ancien et du nouveau monde.

— S’ensuit-il, repartit Argensola, qu’ils possèdent une réelle et durable supériorité sur l’Angleterre et sur les autres pays de haute civilisation ? La science, même poussée loin, n’exclut pas nécessairement la barbarie. La culture véritable, comme l’a dit ce Nietzsche dont je t’ai analysé le Zarathustra, c’est « l’unité de style dans toutes les manifestations de la vie ». Si donc un savant s’est cantonné dans ses études spéciales avec la seule intention d’en tirer des avantages matériels, ce savant peut très bien avoir fait d’importantes découvertes, il n’en reste pas moins un barbare, « Les Français, disait encore Nietzsche, sont le seul peuple d’Europe qui possède une culture authentique et féconde, et il n’est personne en Allemagne qui ne leur ait fait de larges emprunts. » Nietzsche voyait clair ; mais ton cousin est fou, archifou.

— Tes paroles me tranquillisent, répondit Jules. Je t’avoue que l’assurance de ce grandiloquent docteur m’avait un peu déprimé. J’ai beau n’être pas de nationalité française ; en ces heures tragiques, je sens malgré moi que j’aime la France. Je n’ai jamais pris part aux luttes des partis ; mais, d’instinct, je suis républicain. Dans mon for intérieur, je serais humilié du triomphe de l’Allemagne et je gémirais de voir son joug despotique s’appesantir sur les nations libres où le peuple se gouverne lui-même. C’est un danger qui, hélas ! me paraît très menaçant.

— Qui sait ? reprit Argensola pour le réconforter. La France est un pays à surprises. Il faut voir le Français à l’œuvre, quand il travaille à réparer son imprévoyance. Hartrott a beau dire : en ce moment, il y a de l’ordre à Paris, de la résolution, de l’enthousiasme. J’imagine que, dans les jours qui ont précédé Valmy, la situation était pire que celle d’à présent : tout était désorganisé ; on n’avait pour se défendre que des bataillons d’ouvriers et de laboureurs qui n’avaient jamais tenu un fusil ; et cela n’a pas empêché que, pendant vingt ans, les vieilles monarchies de l’Europe n’ont pu venir à bout de ces soldats improvisés.

Cette nuit-là, Jules eut le sommeil agité par des rêves où, avec une brusque incohérence d’images projetées sur l’écran d’un cinématographe, se succédaient des scènes d’amour, de batailles furieuses, d’universités allemandes, de bals parisiens, de paquebots transatlantiques et de déluge universel.

À la même heure, son cousin Otto von Hartrott, confortablement installé dans un sleeping car, roulait seul vers les rives de la Sprée. Il n’avait pas trouvé sa mère à la gare ; mais cela ne lui avait donné aucune inquiétude, et il était convaincu qu’Héléna, partie avec son amie la conseillère d’ambassade, arriverait à Berlin avant lui. En réalité, Héléna était encore chez sa sœur, avenue Victor-Hugo. Voici les contretemps qui l’avaient empêchée de tenir la promesse de départ faite à son fils.

Depuis qu’elle était arrivée à Paris, elle avait, comme de juste, couru les grands magasins et fait une multitude d’emplettes. Or, le jour où elle aurait dû partir, nombre de choses qu’il lui paraissait spécialement nécessaire de rapporter en Allemagne, n’avaient pas été livrées par les fournisseurs. Elle avait donc passé toute la matinée à téléphoner aux quatre coins de Paris ; mais, en raison du désarroi général, plusieurs commandes manquaient encore à l’appel, quand vint l’heure de monter en automobile pour le train de l’après-midi. Elle avait donc décidé de ne partir que par le train du soir, avec son fils. Mais, le soir, elle avait une telle montagne de bagages, — malles, valises, caisses, cartons à chapeaux, sacs de nuit, paquets de toute sorte, — que jamais il n’avait été possible de préparer et de charger tout cela en temps opportun. Lorsqu’il avait été bien constaté que le train du soir n’était pas moins irrémédiablement perdu que celui de l’après-midi, elle s’était résignée sans trop de peine à rester. En somme, elle n’était pas fâchée des fatalités imprévues qui l’excusaient d’avoir manqué à sa parole. Qui sait même si elle n’avait pas mis un peu de complaisance à aider le veto du destin ? D’une part, malgré les emphatiques discours de son fils, elle n’était pas du tout persuadée qu’il fût urgent de quitter Paris. Et d’autre part, — les cervelles féminines ne répugnent point à admettre des arguments contraires, — la tendre, inconséquente et un peu sotte « romantique » pensait sans doute que, le jour où les armées allemandes entreraient à Paris, la présence d’Héléna von Hartrott serait utile aux Desnoyers pour les protéger contre les taquineries des vainqueurs.