Les Quarante de la Comédie française

Le Figaro, supplément littéraire, année 9, n° 26, 30 juin 1883 (extrait) (p. 1-11).

LES QUARANTE DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE


Avant-hier, soir de la première de Mademoiselle du Vigean, Mlle Simone Arnaud a été le quarantième auteur femme représenté sur la scène de la Comédie-Française depuis 1680, date officielle de sa fondation.

Quarante noms ! c’est peu pour deux siècles, et c’est aussi beaucoup si l’on songe que la moitié seule est connue, le quart célèbre, et que le musée de la Comédie lui-même n’a fait qu’à deux illustres les honneurs du marbre.

Voulez-vous que nous complétions la galerie ? Les expositions sont fort à la mode, et une revue rapide intéressera peut-être quelques curieux : nous n’en demandons pas davantage.

D’abord, au fronton de notre petite exhibition spéciale, nous graverons en lettres d’or cette parole menteuse de Sophocle :

Le Silence est l’ornement des Femmes

et nous placerons sous le péristyle les portraits de Madeleine Béjart, de madame de Villedieu et de Mme Deshoulières, toutes trois antérieures à notre cycle biséculaire.

Madeleine BÉJART, la grande amie de Molière, se mêlait déjà de poésie avant de prendre le parti du théâtre : témoins les vers signés d’elle qu’on lit en tête de l’Hercule mourant de Rotrou. Comédienne de la troupe de Monsieur, tantôt reine et tantôt soubrette, « elle raccommode » une vieille pièce de Guérin du Bouscal : Sancho Pança, qui fournit à son illustre camarade et associé Jean-Baptiste Poquelin l’occasion de se montrer au parterre du Palais-Royal, monté sur un âne.

Mme de Villedieu, de l’Académie des Ricovrati de Padoue, qui fut aussi l’amie de Molière et de La Fontaine, ne s’appelait encore que Mlle Hortense des Jardins quand elle fit représenter, sur le même théâtre, deux tragédies : Manlius Torquatus et Nitètis, et une tragi-comédie : le Favori ou la Coquette, sur laquelle elle se fit avancer trente pistoles pour aller rejoindre en poste son futur mari, M. de Villedieu, de passage à Avignon pour l’entreprise de Gigery. Fut-elle, après cette équipée, une épouse modèle ? Tallemant des Réaux paraît affirmer le contraire.

Encore un membre de l’Académie de Padoue et — de plus — de celle d’Arles : la célèbre Mme Deshoulières, la « dixième muse », la « Calliope française », élève du poète Hesnaut, gassendiste comme Molière, amie des deux Corneille, du duc de Montausier, du maréchal de Vivonne. Ce fut sur le trépas du chien de ce dernier qu’elle et sa fille, Antoinette-Thérèse Deshoulières, composèrent la tragédie burlesque intitulée : la Mort de Cochon. Mme Deshoulieres avait pris parti pour Pradon contre Racine dans la querelle des deux Phèdre. Cela ne porta pas bonheur à son Genséric roi des Vandales, la dernière tragédie tombée sur l’hôtel de Bourgogne avant sa suppression. Genséric est oublié, mais l’idylle des Moutons : « Dans ces prés fleuris qu’arrose la Seine » (qui peut-être n’est pas de Mme Deshoulières) fera vivre son nom dans les anthologies. « Retournez à vos moutons ! » avait dit, en sortant de l’Hôtel, un spectateur mécontent. Et, de fait, la pastorale était bien le lot de Mme Deshoulières, qui s’appela successivement Amaryllis et Célimène dans le pays du Tendre. Elle a sa place au Parnasse français et au Temple du Goût.

Nous entrons maintenant dans la galerie proprement dite avec Mlle de Longchamp, souffleuse de la Comédie-Française, parente des Beauval et des Raisin, qui fit représenter une comédie intitulée Titapapouf ou le Voleur à la salle de la rue Guénégaud. Que pouvait bien être Titapapouf ? Mystère à jamais insondable, la pièce n’ayant pas été imprimée, et le manuscrit en étant perdu. Espérons que la souffleuse, le soir de sa « première, » fit « tenir la pièce » — comme on disait alors — par un souffleur et s’épargna ainsi l’indicible émotion d’un auteur se soufflant lui-même.

Catherine Bernard (de Rouen), qui vient ensuite, est l’auteur de trois tragédies qu’on a attribuées soit à Thomas Corneille, soit à Fontenelle, dont elle était la parente : Laodamie reine d’Épire, la dernière nouveauté représentée à l’hôtel de Guénégaud quelques mois avant le transfert de la troupe à la salle de la rue des Fossés-Saint-Germain, Brutus et Bradamante. Mlle Bernard était membre de l’Académie des Ricovrati, et lauréat de l’Académie française et des Jeux floraux.

Mlle Ulrich, amie de La Fontaine, dont elle édita les œuvres posthumes, était l’auteur de la Folle enchère, comédie qu’on trouve imprimée dans le Théâtre de Dancourt. Le comédien ne fit que retoucher sa pièce, comme tant d’autres qui ont paru sous son nom et mérité le nom de « dancourades ». Ce ne fut pas d’ailleurs la seule collaboration qui réunit Dancourt et Mlle Ulrich, « belle, faite au tour, et spirituelle, » assure un auteur du temps.

Elle était fille d’un des 24 colons de la musique du Roi. Son père étant mort pauvre, comme il sied à un virtuose, et laissant une nombreuse famille, elle fut placée à quatorze ans comme servante chez un barbier. Un Suédois, Ulrich, maître d’hôtel du comte d’Auvergne, eut compassion de son état, s’éprit d’elle, et la fit entrer dans un couvent où il paya sa pension jusqu’à ce qu’elle fût en âge de devenir sa femme. Il la voyait assidûment à la grille du parloir ; mais par quelques pensionnaires elle fit la connaissance de Dancourt, jeune, beau, aimable, spirituel et bien fait, qu’elle ne put s’empêcher de comparer à son lourdaud de Suédois. L’auteur du Vert-Galant lui conta des douceurs, l’aima, fut aimé d’elle, et publia partout sa bonne fortune en homme qui n’en est pas à la première. Ulrich, informé de la conduite de sa future, prit le parti de la faire sortir du couvent et de l’épouser aussitôt. Mais… la Folle enchère était déjà parachevée.

Cette collaboration ne suffit plus bientôt à Mme Ulrich, qui devint l’une des femmes galantes les plus connues de Paris. Gens de robe, gens d’épée ou de finance, tout lui était bon, mais particulièrement les jeunes étrangers qu’elle prenait plaisir à déniaiser, pour peu qu’ils eûssent l’escarcelle bien garnie. Le scandale fut tel que sa fille demanda qu’on la retirât d’auprès de sa mère et obtint même une lettre de cachet pour la faire enfermer l’Hôpital général jusqu’à la fin de ses jours.

Mlle Barbier de Vaux,

Mlle Barbier de Vaux, plus vertueuse — on le croira sans peine — n’a pas donné au Théâtre-Français moins de quatre tragédies : Arrie et Pètus, Cornélie mère des Gracques, Tomyrys reine des Scythes et la Mort de César, antérieure à celle de Voltaire. Toutes furent généralement attribuées à l’abbé Pellegrin, qui dînait « de l’autel et soupait du théâtre », et qui passe aussi pour être l’auteur de la petite comédie du Faucon, représentée et imprimée sous le nom de Mlle Barbier.

Pourquoi les femmes ne feraient-elles pas de tragédies ? On en a trois de Madame de Gomez, plus connue — il est vrai — par ses romans. Petite-fille, fille, sœur et nièce de comédiens, amie de la Desmares, Madeleine-Angélique Poisson ne pouvait manquer de travailler pour le théâtre : elle donna coup sur coup Habis, Sémiramis et Cléarque, tyran d’Héraclée. Elle était l’une des quatre filles du fameux Crispin, Paul Poisson, et mourut, âgée de quatre-vingt-sept ans, à Saint-Germain-en-Laye, où sa mère, Angélique Du Croisy, qui avait connu Molière, était morte nonagénaire.

C’est encore une tragédie qui donne place dans notre galerie à Mme Fiquet Du Boccage, une rouennaise, femme d’un receveur des tailles de Dieppe, qui jouissait de 40 000 livres de rente : ce qui lui permit, quand on représenta ses Amazones au Théâtre-Français, de faire présent de sa pièce aux comédiens et de magnifiques costumes aux deux principales interprètes. Lorsque Voltaire la reçut à Ferney, il lui mit sur la tête une couronne de laurier, seul ornement — disait-il — qui manquât à sa coiffure. Mme Du Boccage est morte à quatre-vingt-douze ans, membre des académies de Rome, Bologne, Padoue, Lyon et Rouen, ayant recueilli — pour ainsi dire — les hommages de deux siècles.

Madame de Graffigny, de Nancy, fille d’une petite nièce de Callot, est surtout connue par les Lettres d’une Péruvienne. Sa comédie de Cénie, donnée au Théâtre-Français en 1750, fut attribuée au concours de neuf auteurs, dont un abbé (Pellegrin était mort). Elle eut 25 représentations, chiffre fort honorable pour le temps. Moins heureuse fut, huit ans plus tard, sa Fille d’Aristide, autre comédie en cinq actes, en prose, dont la chute — dit-on — causa la mort de l’auteur.

Est-ce à cette circonstance funeste qu’il faut attribuer l’absence d’auteurs-femmes au Théâtre-Français pendant treize années ? Encore se mirent-elles deux à l’œuvre pour donner, le 7 mars 1771, sur le théâtre des Tuileries, la petite comédie de l’Heureuse rencontre, qui n’eut que cinq représentations : c’étaient Madame Rozet et Madame Chaumont.

De la première nous ne savons rien, que son nom. De madame Chaumont-Falconet seule, la Comédie représenta deux ans plus tard l’Amour à Tempé, pastorale « érotique » (sic) en deux actes, en prose, avec un divertissement : la pièce, à la fois niaise et indécente, ne pût aller au-delà du premier acte, le public demanda immédiatement le ballet.

Entre deux, la marquise de Saint-Chamond (Marie-Claire-Mazarelly), avait fait jouer les Amans sans le savoir, comédie en trois actes en prose, qui ne vécut que quatre soirs.

Le 23 novembre 1776, la Rupture ou le Mal-entendu, comédie en un acte, en vers, de Mesdames Delhorme, fut représentée pour la première et la dernière fois, à la même salle des Tuileries. Pas commodes, les dames Delhorme, si j’en crois leur correspondance, scellée d’un cachet représentant un Amour, avec cette devise « Fidèle et secret. » Leur dossier ne renferme pas moins de vingt-deux lettres, toutes relatives à leur petite pièce, qui tomba sous les huées et les sifflets : beaucoup de bruit pour rien !

Six ans d’intervalle, et nous nous arrêtons devant le buste de Mlle Raucourt. Celle-là est de la maison, et déjà placée au foyer des comédiens célèbres. Fille d’un acteur de province, elle avait débuté avec éclat en 1772. Bientôt reçue sociétaire, les bravos prodigués à l’artiste ne lui suffisent plus : elle veut connaître aussi les joies ou les soucis de l’auteur. Le 1er mars 1782, elle donne Henriette, drame en trois actes, en prose, inspiré d’un ballet allemand ; elle crée le principal rôle, admirablement secondée par l’élite de la Comédie, et reste, comme devant, une tragédienne émérite. Le scandale de ses obsèques, en 1815, lui donna, comme on sait, un regain de célébrité.

L’année suivante 1783, Madame de Montanclos, d’Aix-en-Provence, fait jouer à la Nouvelle-Salle, qui est aujourd’hui l’Odéon, le Déjeuner interrompu, comédie en deux actes, en prose, qui, avec l’opéra-comique Robert le Bossu, compose tout son bagage dramatique.

Plus féconde est Madame la comtesse de Montesson, dont le Théâtre (une rareté bibliographique !) ne compte pas moins de seize comédies, tragédies ou drames. Le Théâtre-Français ne représenta que sa Comtesse de Chazelle, comédie en cinq actes, en vers, tirée de Clarisse Harlowe et des Liaisons dangereuses ; mais Madame de Montesson avait son théâtre particulier de la Chaussée-d’Antin, sur lequel sa Comtesse de Bar et son Agnès de Méranie furent jouées par des comédiens du Théâtre-Français. Elle-même était une excellente actrice de société, tenant avec succès l’emploi de Mademoiselle Doligny, la délicieuse Rosine du Barbier ; cantatrice, elle marchait sur les traces de Mademoiselle Arnould et de Madame Laruette ; dans sa petite troupe d’amateurs elle eut pour partenaire le duc d’Orléans qui — comme on sait — l’épousa secrètement, le 23 avril 1773. À la fois artiste et savante, Madame de Montesson peignait agréablement les fleurs et étudia la physique et la chimie avec Berthollet et Laplace. Elle mourut en 1806, laissant une réputation universelle de bienfaisance, et fut inhumée à Seine-Port.

Amie de la précédente, comme elle bienfaisante et bien douée, la comtesse Fanny de Beauharnais, née Mouchard, fit représenter, le 31 janvier 1787, la Fausse inconstance ou le Triomphe de l’honnêteté, comédie en cinq actes, dont les deux premiers furent à peine écoutés, et qui tomba sous les sifflets de la cabale à la fin du troisième. L’œuvre mort-née fut attribuée au chevalier de Cubières, l’un des « teinturiers » ordinaires de la comtesse :

Eglé, belle et poète, a deux petits travers :
Elle fait son visage, et ne fait pas ses vers !

disait une épigramme de Lebrun. Dorat surtout passait pour être l’auteur des ouvrages de Mme de Beauharnais ; aussi dit-on qu’elle fut affligée de la mort de son ami jusqu’à en « perdre l’esprit », quoique La Harpe eût déclaré que ses ouvrages étaient si mauvais qu’il n’y avait vraiment pas de raison pour les lui disputer.

Quoi qu’il en soit du mérite et de l’authenticité de ses œuvres c’était la meilleure femme du monde, élégante sans prétention, simple, douce et charitable : elle eut beaucoup d’amis, parmi lesquels Bailly, Buffon, Mably, Bitaubé, Dussaulx, Mercier, Restif de la Bretonne. Mariée en 1753 au comte de Beauharnais, elle fut la tante de Madame Bonaparte et la marraine d’Hortense.

Madame Du Frénoy, encore une nantaise, connue surtout par ses Élégies légèrement inspirées de Parny, fit représenter, l’année suivante, l’Amour exilé des cieux, comédie en un acte, en vers, qui n’ajoutera rien à sa gloire. Passons.

Aussi bien nous avons à nous arrêter davantage à la farouche Olympe de Gouges, fameuse par ses démêlés avec les Comédiens Français, qui osaient refuser ses extravagantes productions. Il faut lire sa brochure : les Comédiens démasqués ou Mme de Gouges ruinée par la Comédie-Française : « Les femmes qui ont eu le courage de se faire jouer sur votre théâtre, dit-elle, m’offrent un exemple effrayant des dangers que court mon sexe dans la carrière dramatique. On excuse volontiers les chûtes fréquentes qu’y font les hommes ; mais on ne veut pas qu’une femme s’expose à y réussir. » Cependant, les Comédiens français avaient reçu, et ils donnèrent le 28 octobre 1789, son drame intitulé : l’Esclavage des Nègres ou l’heureux naufrage, 3 actes en prose, avec divertissements. La première représentation fut très houleuse, et la pièce, dans laquelle jouait Talma, disparut de l’affiche après la troisième, ce qui fut très-fâcheux… pour la « Caisse Patriotique », qu’Olympe de Gouges avait fondée et au profit de laquelle elle avait consacré sa part d’auteur.

Le 23 janvier 1793, surlendemain de la mort du Roi, le théâtre de la République représentait une autre pièce de Mme de Gouges : l’Entrée du général Dumouriez à Bruxelles, ou les Vivandières, quatre actes en prose, avec marches, combats, évolutions militaires, etc. (il y avait même un éloge du fils du duc d’Orléans !) La pièce fut vertement sifflée. À la fin de la représentation, l’une des interprètes, Mlle Candeille (que nous retrouverons un peu plus loin, car elle est l’une de nos quarante) s’avançait pour nommer l’auteur, lorsqu’une femme, plus laide que vieille, parut aux premières loges, et s’écria « Citoyens, vous demandez l’auteur ? le voici : c’est moi, Olympe de Gouges ; si vous n’avez pas trouvé la pièce bonne, c’est que les acteurs l’ont horriblement massacrée ! » — À ces mots, les éclats de rire et les huées partent de tous côtés. Mlle Candeille, interdite, assure que ses camarades ont fait tous leurs efforts pour soutenir la pièce : « Vous avez bien joué, criait le public, indigné : c’est l’ouvrage qui est détestable ! » — Olympe de Gouges tenait tête à l’orage ; mais les spectateurs se répandirent dans les couloirs, l’accablèrent d’injures, et la suivirent jusque dans la rue en lui redemandant leur argent. Funestes effets de la vivacité méridionale : (Mme de Gouges était de Montauban). « Je suis née, a-t-elle confessé quelque part, avec un caractère emporté, avec un cœur trop sensible, qui m’ont entraîné souvent trop loin, et qui m’ont été bien nuisibles. Je me suis vue, avec de rares qualités, la victime des envieux, la proie des méchants. Mes vertus m’ont été plus funestes que des vices ! » Elle disait vrai, la pauvre agitée, qui — ne l’oublions pas — prit courageusement la défense de Louis XVI ; arrêtée quelques mois après la mort du Roi, elle fut traduite au tribunal révolutionnaire, condamnée à mort le 4 novembre, et exécutée le même jour.

Retournons au théâtre-Français du faubourg St-Germain avec Pauline, comédie en 2 actes, en vers, de madame la présidente Fleurieu, qui n’eut qu’une seule représentation, mais fut reprise l’année suivante au théâtre de la République, réduite en un acte, sous le titre de la Fille naturelle.

C’est encore au théâtre de la rive gauche que madame de Genlis donne Jean-Jacques Rousseau dans l’île de St-Pierre, drame en 5 actes et un prologue, en prose, attribué à de Sivry et représenté sous le pseudonyme de Boisjoslin le 15 décembre 1791. Nièce de madame de Montesson, qu’elle n’aimait pas, et, qui le lui rendait bien, la pédante Stéphanie-Félicité Ducrest de St-Aubin était née institutrice et gouvernante. Elle fut même gouverneur — du futur Louis-Philippe. Cette femme universelle qui, au total, n’a laissé que quelques ouvrages d’éducation, très-surfaits, dit-on, s’habillait en homme, montait à cheval, jouait la comédie, chantait avec le fameux Jélyotte, prenait des leçons de harpe de Gaiffre, d’accompagnement de Philidor, de danse de Deshayes (le maître des ballets des Comédies française et italienne). Nageuse intrépide, de première force sur la guitare et la mandoline, elle toucha à tout : poésie, médecine, anatomie, botanique ; s’introduisit chez Grimod de la Reynière ; fut l’amie de Sauyigny, de Gluck et de Buffon, l’ennemie des philosophes, des encyclopédistes et de M. de Voltaire, la protégée du fermier-général de La Popelinière. Elle s’aima beaucoup elle-même, prenait des bains de lait nuancé de feuilles de roses et, gourmande de louanges, elle eût dit volontiers, comme les enfants : « Donnez-m’en trop ! » Aussi vécut-elle 84 ans.

Encore une universelle : Julie-Amélie Candeille, que nous avons entrevue à l’affaire des Vivandières. Fille d’un chanteur de l’Opéra, ce fut d’abord à ce théâtre qu’elle fut engagée, dès l’âge de quinze ans. Puis, élève de Molé, elle débuta à la Comédie-Française en 1785, fut reçue sociétaire à quart de part l’année suivante, passa aux Variétés du Palais-Royal et de là au théâtre de la République. Ce fut sur cette derniére scène qu’elle fit représenter, sous le voile de l’anonyme, le 27 octobre 1792, Catherine ou la Belle fermière, comédie en 3 actes, en prose, mêlée de chants, tirée d’un conte de Marmontel, et dont elle créa le principal rôle. Ce fut un grand succès : 144 représentations consécutives ! On attribua la paternité de l’ouvrage au conventionnel Vergniaud, son ami intime, comme au vicomte de Ségur son Commissionnaire de St-Lazare, pièce de circonstance qu’elle fit représenter en 1794 sur le théâtre de l’Égalité, rouvert par les comédiens sortis de prison à la chûte de Robespierre. Catherine est longtemps restée au répertoire, et, quand Madame Adam inaugurera son théâtre de Gif, la Belle Fermière devra nécessairement faire partie du programme. Avant de quitter le théâtre de la République, Mlle Candeille y fit encore représenter deux ouvrages, qui ne retrouvèrent pas le succès du premier : Bathilde ou le Duo, comédie en un acte, en prose, où l’auteur et Baptiste aîné exécutaient un duo de piano et violon, n’eut que 5 représentations, et la Bayadère ou le Français à Surate, sujet oriental, en 5 actes, en vers, dont elle créa le rôle principal, fut outrageusement sifflé ! Cette chûte fut la cause probable de sa retraite. Elle venait d’ailleurs d’épouser un jeune médecin, d’avec lequel elle divorça deux ans après. Remariée à un carrossier de Bruxelles, M. Simons, dans les circonstances que nous dirons plus loin, elle ne vécut pas quatre ans avec lui. La séparation volontaire dura près de 20 années, et, devenue veuve, Julie Candeille devint, en troisièmes noces, madame Périé. Auparavant, elle avait donné son dernier ouvrage scénique : Louise ou la Réconciliation, comédie en cinq actes, en prose, qui tomba sous une cabale montée — dit-on — par les élèves de l’École polytechnique. Dès lors, elle renonça au théâtre, et se jeta dans le roman. On lui doit même un Dictionnaire du Bonheur, qu’elle ne paraît pas avoir rencontré dans son existence agitée.

Comédienne passable, tragédienne médiocre, pianiste, harpiste et compositeur, auteur dramatique et romancière, Mlle Candeille fut l’amie de Champcenetz, de Girodet et de Méhul. On a prétendu qu’elle figurait en déesse Liberté aux fêtes de novembre 1793, à côté de Mlle Maillard, de l’Opéra, en déesse Raison. À la fois rêveuse, sentimentale et distraite, Mlle Candeille fut l’héroïne d’un quiproquo qui vaut la peine d’être conté : Un jour qu’elle dînait chez Mlle Contat, en nombreuse compagnie, elle était tombée dans une profonde rêverie et oubliait de manger. Sa camarade, en bonne maîtresse de maison, la pressa vivement d’accepter un morceau de gigot : « Tenez, lui dit-elle, il est bien tendre. » — « Ah ! répondit avec sentiment Mlle Candeille qui, toujours « sortie », n’avait entendu que le dernier mot de la phrase, — il n’en est que plus malheureux ! »

L’aventure de son second mariage est plus extraordinaire encore. Pendant un séjour à Bruxelles, Mlle Candeille avait fait connaissance d’un M. Jean Simons, fabricant de voitures et veuf. Deux ans plus tard, le fils de ce dernier, Michel Simons, dans un voyage à Paris, devint amoureux fou de la belle Mlle L’Ange, camarade et amie de Mlle Candeille. Le père, apprenant que son fils est sur le point d’épouser une actrice, arrive de Bruxelles, furieux, pour s’opposer au mariage. Il s’adresse naturellement à Mlle Candeille, à laquelle il avait été présenté, et la supplie de vouloir bien l’aider et s’entremettre en cette affaire. Mais il s’éprend de son avocat en jupons, l’épouse, et ne peut s’opposer dès lors au mariage de son fils avec Mlle L’Ange, qui devint ainsi la bru de son amie. N’y a-t-il pas là un joli sujet de comédie, capable de tenter un de nos jeunes auteurs, même après la Comédienne, d’Andrieux ? J’offre le titre : Coup double !

La citoyenne Villeneuve, auteur des Crimes de la Noblesse, qu’il ne faut pas confondre avec Mme de Villeneuve, la grande amie de Crébillon, morte en 1755, vient ensuite avec sa comédie en 3 actes, en prose : Les véritables honnêtes gens, représentée le 20 octobre 1797 sur le Théâtre de la République.

Puis c’est encore une comédienne, Julie Molé, qui fut plus tard comtesse de Vallivon, auteur, avec Bursey, du drame imité de Kotzebue : Misanthropie et Repentir, lequel fit courir tout Paris à l’Odéon du 28 décembre 1798 jusqu’à l’incendie de ce théâtre. Grand succès de larmes, et, plus tard, l’un des triomphes de Talma. Julie Molé a laissé des Mémoires qui mériteraient d’être publiés.

Mme la Princesse de Salm-Dyck, une nantaise, n’était encore que Mme Pipelet, femme bel-esprit et membre de l’Athénée au Lycée des arts, lorsqu’elle fit représenter au Théâtre-Français, le 28 février 1800, Camille ou Amitié et Imprudence, drame en cinq actes, en vers, qu’on attribua — selon l’usage — à un auteur mâle, Laignelot. À dix-huit ans, elle avait composé la délicieuse romance devenue populaire : Bouton de Rose. Son Éloge de Sedaine appartient à l’histoire du théâtre, et aussi son Épitre aux femmes, en réponse à Écouchard Lebrun, qui voulait interdire au « troisième sexe » (le mot est de Louis Veuillot) de s’occuper de poésie et de littérature. L’impertinent ! qui nous eût privés de dix auteurs charmants, à commencer par :

Mme de Bawr, fille du marquis de Champgrand et d’une actrice de l’Opéra, compositeur de musique, auteur dramatique, romancière, cantatrice, élève de Grétry et de Boëldieu, de Garat et d’Elleviou. Veuve à vingt ans, elle se remaria au comte de Saint-Simon, dont elle ne tarda pas à se séparer. Remariée à M. de Bawr, officier russe qu’elle perdit subitement en 1810 écrasé par une voiture, ce fut après sa mort qu’elle donna aux boulevards quelques mélodrames sous le pseudonyme de M. François, puis au Théâtre-Français la Suite d’un bal masqué, charmante comédie en un acte, restée au répertoire (9 avril 1813) et, à une grande distance, Charlotte Brown, drame en un acte (7 avril 1835). Ces deux ouvrages furent créés par Mlle Mars, dont l’auteur était l’amie. Sa Méprise, présentée au comité, ne fut pas jouée, mais sa nouvelle : Michel Perrin, transportée au théâtre, a été, — comme on sait — l’un des plus grands succès de Bouffé. Mme de Bawr est morte le 31 décembre 1860, à l’âge de 87 ans ; elle a laissé d’intéressants Souvenirs.

Mme Talma, qui l’a précédée de quelques mois dans la tombe, était fille du sociétaire Vanhove, excellent dans l’emploi des rois et pères nobles, à côté duquel elle avait débuté, à treize ans et demi, dans Iphigénie. Divorcée d’avec le danseur Petit, elle épousa son camarade Talma et donna au Théâtre-Français, qu’elle avait quitté en 1811, deux ouvrages : Laquelle des trois ? comédie en trois actes, en prose, représentée une seule fois, à son bénéfice (20 juillet 1816) et, sous le nom de Mlle Vanheve, les Deux Méricour, comédie en un acte, en vers, qui eut trois représentations (1er décembre 1819). Moins de deux ans après la mort de l’illustre tragédien, elle se remaria au comte de Chalot, ancien colonel. La comtesse de Chalot a écrit d’utiles Études sur l’art théâtral, parsemées d’anecdotes sur son second mari.

Le nom de Talma nous servira de transition pour parler de Mme Sophie Gay, qui jouait très bien la comédie et eut l’honneur de donner la réplique à celui que ses contemporains appelaient le « Roscius moderne » et le « Garrick français ». C’était une maîtresse femme, qui osa tenir tête à Napoléon Ier, sans plus s’émouvoir que quand elle accompagnait Garat sur la harpe. Les pièces qu’elle a données à la Comédie française sont : le Marquis de Pomènars, comédie en un acte, en prose (18 décembre 1819) ; une Aventure du chevalier de Grammont, comédie en trois actes, en vers, (4 mars 1822) et un drame en trois actes : Marie ou la pauvre fille (9 novembre 1824) ; mais son meilleur ouvrage fut certainement cette charmante Delphine que nous trouverons plus loin sous le nom de Mme de Girardin.

Mme Virginie Ancelot, dont le Théâtre ne comprend pas moins de vingt pièces, a donné en trois ans trois comédies au Théâtre-Français : Marie ou les trois Époques, trois actes, son chef-d’œuvre, traduit dans plusieurs langues, et le Château de ma nièce, un acte, interprétées toutes deux par Mlle Mars (1836-1837), et Isabelle ou deux jours d’expérience, 3 actes (14 mars 1838). C’est au Vaudeville qu’elle fit représenter l’Hôtel de Rambouillet, comédie en trois actes, en prose, qu’il est à propos de rappeler à l’occasion de Mademoiselle du Vigean.

À la même époque, Marie Sénan (Mme Lessard) donnait, en collaboration avec M. Jules de Wailly, un drame en un acte, en vers, l’Attente (6 avril 1838) dans lequel le père de l’excellent comique Saint-Germain reconnut une pièce de lui, en prose, précédemment confiée à Bayard.

George Sand ! Que dire de cette femme de génie, sinon qu’elle ne fut pas heureuse avec les œuvres spécialement écrites en vue du Théâtre-Français : Cosima ne réussit guère, malgré le talent de Mme Dorval (1840) ; le Roi attend (1848) n’est qu’un prologue de circonstance qui passa presque inaperçu dans les représentations dites « nationales gratuites » ; son imitation de Shakspeare : Comme il vous plaira n’eut qu’un petit nombre de représentations (1856). C’est à M. Émile Perrin que revient l’honneur d’avoir fait rentrer dignement George Sand dans la maison de Molière, en réclamant aux répertoires du Gymnase et de l’Odéon deux de ses meilleures œuvres de théâtre : le Mariage de Victorine et le Marquis de Villemer.

Madame Gabrielle d’Altenheim, fille unique d’Alexandre Soumet, mariée à vingt ans au baron d’Altenheim, donna en collaboration avec son père une tragédie en cinq actes : le Gladiateur ou l’Esclavage, représentée le 24 avril 1841 avec le Chêne du roi, comédie en trois actes en vers, de Soumet.

Un mois plus tard, Mlle Claire Marbouty, sous le pseudonyme de Brune, était nommée, avec Émile Souvestre, comme auteur de la Protectrice, comédie en un acte, en prose.

Madame de Girardin, qui fut Delphine Gay jusqu’à dix-sept ans, la « Corinne française » membre de l’Académie du Tibre et Couronnée au Capitole, donna sa première pièce au Théâtre-Français en 1843 ; c’était une tragédie biblique : Judith. Elle eut le bonheur d’avoir pour principale interprète Rachel, qui créa également sa Cléopâtre quatre ans plus tard. C’est la faute du mari, comédie-proverbe en un acte, en vers, fut bientôt suivie de Lady Tartuffe, où Rachel aborda résolument la comédie moderne. Enfin, le 25 février 1854, première représentation de La joie fait peur, son chef-d’œuvre, petit drame intime dont le succès semble s’accroître en vieillissant. Mme de Girardin ne jouit pas longtemps de son triomphe : cette femme d’esprit charmant et délicate, qui avait signé « vicomte de Launay » les Lettres Parisiennes, cette femme du monde dont le salon réunissait les Balzac, les Lamartine, les Hugo, les Gautier, les Méry, les Frédéric Soulié, mourut le 29 juin 1855, à l’âge de cinquante et un ans.

Madame Louise Colet, née Revoil, n’appartient au Théâtre-Français que par son poème : le Monument de Molière, couronné par l’Académie française au concours de 1843 et lu par Beauvallet, entre Tartuffe et le Malade imaginaire, le soir du 15 janvier 1844, à l’occasion du 222e anniversaire de la naissance de Molière et de l’inauguration de la fontaine de la rue Richelieu.

Madame Achille Comte, veuve de Laya l’auteur de l’Ami des lois, fit représenter une Madame de Lucenne, comédie en trois actes, en prose, le 11 avril 1845.

Madame Casa-Mayor, fort belle personne mariée à un riche espagnol, est l’auteur du Nœud Gordien, drame en cinq actes, en prose, donné avec succès le 5 novembre 1846.

Augustine Brohan naquit rue Saint-Thomas-du-Louvre, précisément sur l’emplacement de cet hôtel de Rambouillet où se déroule l’action de Mlle du Vigean. La fille de Suzanne, la sœur de Madeleine, la spirituelle soubrette élève de Samson, débuta dans Dorine à quatorze ans et demi. Le 1er mai 1849, au bénéfice de Mlle Mante, elle joua, pour cette seule fois, la duchesse de son proverbe : Compter sans son hôte, représenté d’origine à l’hôtel de Forbin-Janson, pour une œuvre de charité. Dix ans plus tard, Qui femme a, guerre a, autre proverbe signé d’elle, fut joué par Bressant et Mlle Fix à la représentation de retraite de Michelot. Les Métamorphoses de l’amour et Quitte ou double, n’ont été joués qu’à l’hôtel de Castellane et chez la baronne de Paraza.

C’est, encore grâce à un simple proverbe : la Diplomatie du ménage (7 janvier 1852) que nous rencontrons ici Mme Caroline Berton, la fille de Samson, mariée en 1842 à Francis Berton et mère du sympathique, jeune premier du Vaudeville.

En 1839, débutait dans l’Agnès de Molière une adorable blonde, élève de Samson, Aimée-Léocadie Doze, qui remporta surtout un succès de beauté. Devenue Mme Roger de Beauvoir, Mlle Doze renonça au théâtre, fit représenter l’Un et l’autre, comédie en un acte (5 avril 1852) et publia les Confidences et les Causeries de Mlle Mars, dont elle avait été l’élève et l’amie.

Nous arrivons enfin, après un silence de trente ans, au terme de cette longue nomenclature, c’est-à-dire au quarantième marbre de notre galerie féminine. Sera-t-il statue, buste ou simple médaillon ? C’est au public qu’il appartient de le décider. Mais qu’il nous soit du moins permis d’augurer favorablement des bravos chaleureux qui ont salué, jeudi soir, le nom nouveau de Mlle Simone Arnaud.

Georges Monval,
Archiviste de la Comédie-Française.