Les Prussiens d’aujourd’hui/T-2-15

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 260-275).

XV

RICHESSE PRIME HONNEUR

Une fois encore, à cette même heure du crépuscule pendant laquelle les hommes et les choses perdent la netteté de leurs formes et apparaissent à l’état vague dans le gris du jour, Plant entra dans le petit salon aux meubles bruns damassés où la générale Mardefeld se tenait si volontiers. Il venait prendre les ordres d’Hanna.

Ils se trouvèrent bientôt assis l’un en face de l’autre et dans le plus grand sans-gêne.

La générale était à demi couchée sur les coussins du sopha, croisant une jambe sur l’autre, de telle sorte que sa petite pantoufle de velours se balançait presque sous le nez de Plant et le jetait dans un certain trouble d’esprit. Il avait approché un fauteuil du sopha et il y était assis, les mains jointes sur les genoux, le haut du corps incliné, comme si le bout de cette pantoufle lui eût inspiré des idées philosophiques d’une grande profondeur ou des calculs très-hardis.

— Vos dernières prévisions de Bourse se sont réalisées d’une étonnante façon, jeta la générale dans le courant de la conversation et en apparence sans intention.

— Ce qui est arrivé a surpris tout le monde excepté moi, répondit Plant, prenant feu aussitôt. J’ai fait une excellente affaire. Quel dommage que je n’aie pas eu plus de capitaux à ma disposition ! La victoire en théorie ne me suffit pas et avec les moyens dont je dispose, il ne m’est pas possible de jouer un grand rôle, de devenir tout-puissant à la Bourse.

— Vous vous sentiriez donc à la hauteur d’une telle position ? demanda Hanna tournant la tête vers lui.

— Certainement.

— Il y a d’autres personnes qui pensent de même.

— Puis-je savoir lesquelles ?

— Moi, par exemple.

— Très-flatteur. Et quelle est l’opinion du véritable propriétaire de l’Incorruptible que vous représentez ?

— La même que la mienne.

— Je suis très-heureux de voir mes capacités ainsi appréciées ; mais ce n’est là qu’un plaisir idéal.

— Il ne tient qu’à vous qu’il ait son côté pratique.

— Je demande une explication.

— Peut-on avoir confiance en vous, monsieur Plant ?

Hanna tourna tout à coup vers lui sa figure calme, rusée et eut l’air de l’étudier.

— La confiance ne se gagne pas, répondit-il avec un regard expressif. Elle se donne ou se refuse comme l’amour et toujours sans motif.

— Eh bien ! nous avons confiance en vous et nous sommes prêtes à remettre entre vos mains l’argent qui vous est indispensable pour tenter vos grandes spéculations, pour réaliser vos belles idées financières ; mais quelles sécurités nous offrez-vous ?

— Toutes celles que je puis offrir. Vous savez quelle somme j’ai reçue pour l’Incorruptible ?

— Non, non ; il faut que ce soit votre personne qui serve de garantie, fit Hanna vivement.

Il y eut alors chez la jolie jeune femme quelque chose qui charma Plant. Jamais encore elle ne lui avait plu comme en ce moment où elle se montrait dans toute sa ruse, sa confiance en elle-même, son esprit de prévoyance.

— De quelle manière souhaitez-vous que cela se fasse ? demanda Plant mordant sa lèvre supérieure.

— Jouons cartes sur table, répliqua la générale. Nous sommes tous deux trop rusés pour espérer pouvoir nous tromper ou tirer avantage l’un de l’autre. Cela n’a jamais été dans mon idée de…

— Ni dans la mienne non plus, se hâta de dire Plant.

— Vous avez de l’ambition, vous voulez conquérir une position, de l’influence, de la fortune, continua Hanna ; je n’ai pas à vous rappeler les considérations importantes aux yeux de la personne que je remplace en cette circonstance, mais vous ne me contredirez pas non plus si j’affirme que c’est vous qui aurez tout à gagner dans l’affaire.

— Je le reconnais.

— La personne qui met le capital à votre disposition peut gagner beaucoup d’argent ou en perdre beaucoup ; mais la plus grosse perte ne saurait ni ruiner ses ressources ni menacer sa position.

— Je le reconnais encore.

— Dans un jeu où vous avez toutes les chances pour vous, c’est donc bien le moins que vous engagiez votre personne.

— Je comprends.

— Votre affaire sera de réussir : l’insuccès comptera comme une faute. Nous sommes trop de notre époque pour ne pas trouver aussi punissable une perte provenant de votre maladresse que celle qui proviendrait d’un manque d’honnêteté. Nous voulons avoir entre les mains un écrit par lequel vous vous livrez à nous, aussi bien en cas d’imprudence et de malheur qu’en cas de faute réelle de votre part. Il faut que vous nous vendiez votre âme, monsieur Plant.

Hanna avait souri en terminant.

— Avez-vous le document à signer ? demanda Plant résolu à ne pas laisser échapper la fortune qui venait à lui sous une forme aussi attrayante.

— Demain, je vous enverrai le modèle, répondit la générale. Je ne supposais pas qu’une idée qui m’était venue par hasard prendrait corps si subitement. Et maintenant, mon cher Plant, retirez-vous. Mon mari peut revenir du casino à tout moment.

Le lendemain, Plant reçut le modèle. Il le transcrivit de sa main, le signa et l’apporta à Hanna. Il sentait qu’il jouait tout sur une seule carte ; mais il n’avait pas peur des conséquences d’une faute, car il était sûr du résultat. Il avait foi en son talent, en son sang-froid, et certes avec raison.

Il se créa alors une espèce de société secrète féminine pour les spéculations de Bourse. La reine en fit partie, apportant une grosse somme. Hanna, sa mère la conseillère, la comtesse Bärnburg et Micheline s’associèrent aussi, selon la mesure de leurs moyens.

Avec l’indifférence d’une vraie grande dame, Hanna remit à Plant beaucoup d’argent ; mais elle pouvait sans danger être indifférente avec lui, elle le tenait complétement dans sa main. Elle tenait sinon sa vie, du moins son honneur, son crédit, son existence. La tête tournait à Plant, tandis qu’il mettait tant d’argent dans son portefeuille ; ce moment de faiblesse fut de courte durée. Une minute après il avait reconquis tout son calme et, les jours suivants, il donnait déjà des preuves éclatantes de son habileté à la moderne.

À l’heure où la Bourse était encombrée, un domestique de l’établissement apporta au syndic une lettre à lui adressée par la Banque de Crédit, laquelle lettre il s’empressa de communiquer aux personnes présentes. La lettre, annonçant que la Banque de Crédit avait résolu d’élever à dix millions le chiffre de ses actions, produisit un effet foudroyant. Les actions de cette Banque, qui le matin valaient 85 tombèrent aussitôt à 70.

De tous les cafés, de tous les débits de vin dans le voisinage de la Bourse, les boursiers accoururent aussitôt pour vendre ; mais il ne se trouvait personne pour acheter. Enfin, Plant surgit comme un héros d’Homère au milieu du champ de bataille et se déclara preneur.

Les boursiers l’entourèrent aussitôt comme des loups affamés. Il se vit en danger sérieux d’être écharpé par eux ; mais rien ne l’effrayait, il écouta tranquillement le concert des offres, supporta froidement les poussées, se laissa même marcher sur les pieds et acheta sans relâche.

— Vous vous ruinez, lui murmura Rosenzweig à l’oreille. Que voulez-vous sauver ? il n’y a rien à sauver.

— La Banque de Crédit rachète ses actions pour se tirer d’affaire, disait-on, et Plant est son mandataire.

Mais il arriva autre chose que ce que l’on supposait.

La nouvelle de la déconfiture de la Banque de Crédit arriva promptement à la direction de cet établissement, et le président accourut en personne à la Bourse pour démentir les bruits dangereux. On lui tendit la lettre de la Banque de Crédit et il reconnut avec stupeur le papier à entête de sa société : on avait même contrefait habilement sa signature. La lettre fut aussitôt déclarée fausse.

Les actions de la Banque de Crédit remontèrent immédiatement de 10 p. 100. Plant qui, dans l’intervalle, avait suffisamment acheté se retira vainqueur.

Le lendemain, les actions étant revenues au même cours qu’avant, il revendit alors et gagna 15 p. 100.

Une enquête fut ouverte. Elle dut cesser promptement : pas le moindre indice, pas le moindre point de départ pour la continuer.

Tout le monde à la Bourse considérait Plant comme l’auteur de cette filouterie à l’américaine ; mais les preuves manquaient pour asseoir les soupçons et il put triompher.

Ce qu’il y eut de plus remarquable en tout ceci, ce fut qu’il monta après ce coup dans le respect de tous les gens de Bourse grands et petits. On le regardait avec crainte, mais aussi avec admiration ; et ceux-là mêmes qui l’avaient fort peu estimé jusqu’alors commencèrent à lui témoigner des attentions avec une délicatesse flatteuse.

Rosenzweig lui rendit visite dès le lendemain, l’attira dans l’embrasure d’une fenêtre et lui dit :

— Vous nous avez tous tondus hier, tous sans exception, comme un troupeau de moutons. Moi aussi j’ai été pris ; mais je ne vous en garde pas rancune ; au contraire, je vous estime ; vous avez du génie ; je vous comparerais volontiers à Christophe Colomb. D’un seul coup vous êtes devenu l’homme le plus populaire à la Bourse. Ce serait le moment d’entreprendre quelque chose, quelque chose de grand ; vous me comprenez ? Vous… vous avez très-bien joué ce tour de la Banque de Crédit, très-bien.

Le banquier se mit à rire et cligna de l’œil à Plant, comme pourrait le faire un vieux filou à un jeune par lequel il se verrait surpassé.

Aussitôt qu’il fut hors de doute que l’enquête ne découvrirait rien contre Plant, d’autres admirateurs de son audace et de son talent se présentèrent également chez lui. Vint d’abord le baron Oldershausen, puis le comte Bärnburg et, enfin, le général Mardefeld. Chacun d’eux voulait que Plant se mit à la tête d’une entreprise quelconque.

Ils étaient tous atteints de la maladie du temps, tous à la poursuite de l’idéal de notre époque ; mais une certaine honte les empêchait de plonger eux-mêmes leurs mains dans les poches d’autrui. Ils voulaient qu’un autre se chargeât de cette vilaine besogne, et Plant leur paraissait l’homme qu’il fallait pour cela.

Plant commença à bâtir des projets. Dans sa tête une idée chassait l’autre. Comme l’âne de Buridan, il finit par hésiter entre une banque et une entreprise de chemin de fer ; mais son hésitation ne dura guère.

« Nous exécuterons les deux projets, se dit-il à lui-même, l’un après l’autre. Avec l’aide de la reine, tout doit me réussir, même le projet le plus hasardé. Si je pouvais seulement m’entretenir avec elle ! »

Le destin, sous les traits aimables d’Hanna, s’empressa de réaliser ce désir. La soubrette de la générale lui apporta un billet délicieusement parfumé au réséda et dont le contenu fit naître en lui les espérances les plus hardies, les plus agréables. Le billet disait :

« Cher Plant,

» Je vous attends ce soir à neuf heures, en voiture, dans le voisinage de la maison d’octroi de Weissendorf.

» Hanna. »

Weissendorf est un faubourg de la ville allemande.

Plant pensa, avec raison, qu’il s’agissait d’une aventure galante. Vêtu avec le plus grand soin, frisé, parfumé, il arriva au rendez-vous, un quart d’heure plus tôt, en véritable homme du monde ; Hanna fut ponctuelle. Elle vint dans sa voiture, fit arrêter et d’un signe invita Plant à monter.

— Je ne sais trop, générale, dit Plant après que la voiture eut recommencé à rouler, comment je pourrai mériter une telle confiance.

— Vous m’avez déjà déclaré vous-même que la confiance nous vient comme l’amour.

— Laissez-moi vous avouer en toute sincérité combien vous me rendez heureux.

Il avait pris la main de sa compagne, déboutonné, rabattu son gant et il la couvrait de baisers.

— Hé, monsieur Plant ! cela ne doit pas être ! s’écria la générale riant gaiement ; je ne suis pas plus amoureuse de vous que vous ne l’êtes de moi.

— Pour ma part, je…

— Vous avez le génie de la spéculation, interrompit Hanna, et cela me va bien mieux que si vous étiez mon adorateur passionné. Très-probablement, l’adorateur me semblerait ennuyeux, tandis que vous me plaisez avec votre nature audacieuse, entreprenante. Mais venons au motif de notre rencontre. En ce moment même, je vous enlève. Vous n’aurez pas peur, je suppose, de savoir que votre précieuse personne, que vous m’avez déjà livrée par écrit, va être réellement en ma puissance. En ce qui me concerne, la chose sera extra-romanesque ; mais, cette fois, le romanesque aura son côté pratique. On redoute un peu votre indiscrétion.

— Je ne comprends pas.

— Vous allez comprendre.

La générale prit son mouchoir fortement parfumé au réséda comme un billet doux et banda les yeux de Plant.

— Dans quel roman chevaleresque avez-vous pris cette idée ?

— Ce n’est pas tout encore, répliqua Hanna, donnez-moi vos mains.

Elle fit voir un joli cordon de soie très-solide et, avant que Plant se fût bien rendu compte de son utilité, elle lui avait lié les mains.

— Oh ! cela devient de plus en plus romanesque, murmura-t-il.

— C’est tout simplement pour vous empêcher d’écarter le bandeau, avant qu’on vous le permette, dit la générale. On a peur de vous. Vous êtes un homme dangereux. Maintenant que vos mains ne peuvent plus se mettre de la partie, parlez-moi de votre amour. Je me berce de l’espoir que vous m’aimez sérieusement.

Plant se mordit les lèvres et garda le silence.

Lorsque, après une longue course, la voiture s’arrêta, Plant en sortit avec l’aide de deux bras qu’il jugea des bras d’homme et fut conduit le long d’un escalier. Il traversa ensuite une enfilade de pièces et une main de femme saisit la sienne pour le mener plus loin.

— Nous voici au terme de notre course, chevalier errant, lui dit tout à coup la générale d’une voix moqueuse en lui enlevant le bandeau.

Plant était dans une grande salle richement meublée, avec de magnifiques tableaux, et à peine suffisamment éclairée par les cinq bougies d’un candélabre en or.

Sur une ottomane recouverte d’une peau de tigre était à demi couchée une dame dont une espèce de domino plissé en soie rose et garni de dentelles blanches cachait la personne et dont la figure était masquée par un loup en velours noir.

La dame fixa longtemps sur Plant ses grands yeux impérieux, qui semblaient encore plus expressifs, plus menaçants à travers le loup, et lui fit ensuite signe de s’asseoir.

Il se laissa tomber sur un fauteuil d’avance mis là pour lui. La générale prit place sur un tabouret aux pieds de la dame masquée.

— Vous avez joué, monsieur, un jeu très-hardi, commença la dame au loup ; mais la fortune vous semble favorable, ou bien votre esprit supérieur lui a forcé la main. Par vous nous avons gagné et au delà de toute espérance en aussi peu de temps. Le succès enhardit et engage à oser plus encore. N’auriez-vous pas un projet qui pourrait… se réaliser avec notre appui ? Un homme comme vous doit toujours avoir en tête des plans, des idées qui l’assiégent, le tourmentent. L’occasion vous est offerte de donner corps à vos pensées les plus hardies. Nous avons confiance en vous ; montrez-vous digne de cette confiance. Qu’avez-vous à me dire ?

— Je ne saurais parler en ayant les mains liées, dit Plant d’un ton démesuré.

— Hanna, délivrez-le, commanda la dame au loup.

— Ce serait dangereux ; il veut tout savoir, tout connaître.

— Je sais déjà tout ce qu’il y a à savoir dans la circonstance, fit Plant.

— Comment cela ? interrogea la dame masquée.

— Je sais que la plus belle femme du monde se cache sous votre domino, votre loup.

— Et cette femme, c’est… ?

— Ma souveraine !

Plant se jeta à genoux et resta dans cette attitude devant la dame masquée qui s’était vivement relevée.

— Qui vous a dit ?…

— Mon cœur, Majesté, répondit Plant d’un ton moitié Mortimer, moitié Posa, parfaitement imité de Schiller ; il n’y a qu’une femme sur terre qui puisse produire en moi cet effet tout-puissant et me courber le front dans la poussière.

La dame au masque resta muette quelque temps. Évidemment, elle n’avait pas prévu que l’entrevue prendrait cette tournure. Indécise, elle regardait tantôt Hanna, tantôt Plant.

— Je pense qu’on peut compter sur votre silence, dit-elle enfin à ce dernier.

— Le temps de la domination absolue, des hommages-liges est passé, répliqua Plant ; il n’y a plus aujourd’hui que votre cœur qui puisse nous entraîner à renoncer à notre liberté. Voyez en moi votre vassal, Majesté, le plus dévoué de vos sujets, votre esclave même et ordonnez de moi comme de quelque chose qui vous appartient, qui se fera l’instrument aveugle de vos projets.

À part lui, l’instrument aveugle songeait : maintenant, victoire ! la reine est entre mes mains et deviendra la plus jolie marionnette de mon théâtre de poupées !

Sur un signe de la dame masquée, Hanna défit les liens de Plant. Pendant qu’il se relevait, la reine ôtait son loup et montrait à son interlocuteur sa belle figure qu’il n’avait jamais vue d’aussi près. Le cœur de Plant battit fortement.

— Déroulez-moi le plan que vous comptez mettre prochainement à exécution, commença la reine.

Maintenant qu’il l’avait reconnue, qu’elle se sentait entourée de l’auréole « du droit divin », elle le laissait debout devant elle en suppliant, en sujet, en esclave.

À sa manière claire, péremptoire, Plant exposa son hardi projet.

Retenant leur respiration, les deux dames prêtèrent au philosophe pratique beaucoup plus d’attention qu’elles n’en eussent accordé, il y a cent ans, à un bel esprit et il y a cinquante ans aux Minnesänger.