Les Prussiens d’aujourd’hui/T-2-08

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 138-154).

VIII

PARISIENS DE TOUTE SORTE

Le calme avec lequel Andor supportait la perte de sa mère avait, aux yeux d’un observateur ordinaire, quelque chose d’étrange. Pour ceux, au contraire, qui ne jugent pas sur les apparences, ce même calme était plein d’angoisse, de mystère.

Pendant quelque temps, Wiepert se domina pour ne pas combattre cette manière Spartiate de montrer sa douleur ; mais à la longue, son affection pour son jeune ami l’emporta sur la réflexion, la délicatesse.

— Expliquons-nous une bonne fois, lui dit-il. Le mal le plus terrible est celui qui se tait ; souffrir sans rien dire, c’est à peu près vouloir sa mort. Vous me paraissez malade, Andor, et de corps aussi bien que d’esprit. Cela ne saurait durer ainsi. Il vous faut quelque chose, quelque chose de violent pour vous sauver.

— Si vous voulez me guérir, répondit Andor, il faudra avant tout me changer. Tel que je suis, il s’écoulera du temps avant que je surmonte la douleur qui m’étreint comme avec des griffes de vautour. Ne me croyez pas sentimental ou faible de caractère. Je n’ai jamais envisagé avec plus de tranquillité que maintenant la fausseté, le côté maladif de ces sentiments qui ont amené au dégoût du monde les esprits les plus remarquables, les hommes qui, comme Heine, par suite d’un amour de jeunesse non payé de retour, ou comme Musset, à cause de l’infidélité d’une femme adorée, déprécient leur caractère, empoisonnent la source de leur vie, assombrissent leur esprit, n’ont enduré que des souffrances imaginaires auxquelles ils ont attribué la faute que leur a fait commettre la faiblesse, la maladie, la décadence native de tout leur être.

» Comme mari de son Ottilie et au berceau des enfants qu’elle lui aurait donnés, Heine eût été ce même homme que nous avons connu, avec sa blessure au cœur toujours saignante, son bonnet de fou aux grelots tintants ; et George Sand serait restée fidèle à Musset, qu’il eût tout de même vu le monde de son œil trouble, indécis.

» C’était jadis la mode d’être malheureux ; ainsi s’explique la manie des lions et lionnes de Paris, de Berlin, de Saint-Pétersbourg, d’avoir tout à coup une blessure au cœur, et d’étaler pour ainsi dire comme un ornement cette blessure sur leur gilet ou à leur taille afin que tout le monde vit le sang qui en dégouttait. Ainsi s’explique que tout à coup les poëtes aient souffert « du mal du monde », parce que deux jolis yeux ne voulaient plus les regarder amicalement. Heine en Allemagne, Musset en France, rivalisent avec Pouschkine et Lermontow en Russie. Ils pleurent en beaux vers, et le sang de leur cœur se convertit en louis d’or, en frédérics, en roubles dorés.

» Et tout cela c’est du mensonge, de l’hypocrisie, de l’invention, du faire ! Quel est l’homme qui, à moins d’être malade de corps et fou d’esprit, ne se détournera pas d’une folle jeune fille qui ne sait pas l’apprécier ou d’une femme que la soif du plaisir éloigne de ses bras dévoués pour la jeter dans les bras d’un autre ?

» Mais perdre une mère, c’est autre chose, tout autre chose ! Cela ne s’exprime pas ; cela se sent, et à celui qui ne le sent pas il serait impossible de l’expliquer. Cependant je surmonterai cette douleur elle-même. Je commence déjà à penser avec une douce joie à celle qui était tout pour moi. Oui, je triompherai de mon mal. Alors ma mère sera dans mon souvenir comme une sainte lueur éclairant pour moi le présent et l’avenir. Mais, en attendant, je saurai souffrir. À celui qui perd la femme aimée on peut dire avec raison : Il ne manque pas de femmes dans le monde ; mais que dire à celui qui vient d’ensevelir sa mère ? Pour tout homme, il n’y a jamais qu’une mère.

— Je me garderais de vous contredire, répondit Wiepert après un temps d’arrêt, pendant lequel il s’était efforcé aussi vaillamment qu’inutilement de refouler ses larmes. J’ai… j’ai aussi perdu ma mère. Assez sur ce sujet ; parlons d’autre chose. Lorsqu’un poids terrible pèse sur nous, mon jeune ami, il ne suffit pas de résister, de ne pas se laisser courber, il vaut mieux se débarrasser de ce poids par une forte secousse. Il faut que vous fassiez quelque chose pour délivrer votre âme. Essayez s’il vous sera possible d’entreprendre une tâche quelconque. Plus elle sera grande, plus le but que vous vous proposerez sera difficile, mieux vous vous en trouverez, même en n’atteignant pas ce but.

— J’y avais déjà pensé, murmura Andor avec un sourire profondément douloureux ; je voulais écrire une tragédie.

— Y pensez-vous ? Un drame qui ne sera jamais joué est un enfant mort-né, et ce qu’on donne aujourd’hui dans les théâtres peut s’appeler des pièces, non des œuvres. Un talent véritable ne doit se tourner que vers le roman.

— Je ne me sens pas porté vers le roman. En ce moment, je ne suis pas en état de réussir ces fines peintures qu’il permet ; je ne saurais travailler qu’à grands traits.

— Peinture décorative ! fit Wiepert d’un geste plein de mépris. Croyez-vous que les décorations passent à la postérité ? Je m’imagine qu’on les met dans la chambre de débarras quand elles ont fait leur temps ; il en est de même des pièces. Pourquoi coupe-t-on des passages entiers de Shakespeare, de Gœthe, de Schiller, lorsqu’on veut les jouer aujourd’hui ? Parce que notre public de théâtre ne supporte plus toute une œuvre dramatique dans ce style, dans un pareil sujet. Si vous promenez trop la hache dans un joli bois vert au goût de Versailles, ce n’est plus un bois ; de même notre Shakespeare arrangé n’est plus Shakespeare.

Je vous en prie, n’écrivez pas de pièce ; laissez cela aux peintres décorateurs dans le genre de Laube, qui montrent tant d’adresse à découper des drames en pièces. Toute l’habileté au théâtre est aujourd’hui une habileté de tailleur en vieux ; cela plaît au public : les tailleurs en vieux ont donc raison.

Les hommes au coup d’œil élevé comme l’empereur d’Autriche, qui permet à ses fils d’aller voir jouer le Jules César de Shakespeare, sont très-rares. On ne joue pas toujours pour un parterre de rois. N’imitez donc pas les tailleurs en vieux. Écrivez quelque chose de bien, d’entier et surtout de vrai.

— J’essayerai, mais je ne puis tenter cet essai que sous la forme dramatique.

— Bien, bien, fit Wiepert d’un air enjoué. Il est des gens qui ne commencent à s’apercevoir qu’un mur existe que lorsqu’ils ont donné de la tête contre lui. Écrivez donc votre pièce.

Quelques jours après, Andor annonça à son ami qu’il avait déjà fait le plan.

— Dites-moi plutôt quel sujet vous voulez traiter.

— Messaline.

— Hum ! une tragédie, et par-dessus le marché un sujet ancien ! On reconnaît là l’Allemand toujours prêt à remonter à l’antiquité pour y trouver une femme à chanter, comme si, de nos jours, il n’y avait pas dans notre morale Allemagne des Messalines à la douzaine.

Mais Andor était féru de son sujet, et il ne lui restait plus qu’à le traiter. Cela faisant, il obtint le résultat qu’avait voulu son ami, c’est-à-dire qu’il lutta contre sa douleur et la vainquit promptement.

Deux mois s’écoulèrent. Wiepert, était déjà très-préoccupé. Enfin Andor lui dit que sa tragédie était finie.

— En vers, naturellement ?

— Sans doute.

— Des iambes ?

Andor fit signe que oui de la tête.

Vint la soirée où Andor un peu honteux prit place à la table supportant une grande lampe et fit la lecture de sa « Messaline » d’une voix d’abord faible, comprimée, puis de plus en plus forte, animée. En outre de Wiepert, de sa femme et de Riva, il y avait le capitaine Gerling, qui frisait sa moustache nonchalamment.

Lorsque Andor eut fini, le comte Riva se leva précipitamment et le serra dans ses bras en lui disant :

— Je ne suis pas un critique ; je devrais me taire ; mais ce que j’éprouve m’entraîne et me fait vous dire que vous êtes un écrivain. Il ne m’est pas possible de décider si les règles sont observées, si les vers sont bons ; mais ce sont là des accessoires ; il y a en vous l’étincelle divine qui éclaire, qui échauffe.

— Moi, murmura l’oncle, j’ai eu froid et puis chaud. Il y a longtemps que pareille chose ne m’était arrivée.

— Le rôle de Messaline conviendra admirablement à la Belmont, dit madame Wiepert.

Wiepert seul se taisait.

— Vous ne me dites rien ? lui demanda Andor un peu contrarié.

— Hum ! fit le journaliste, votre tragédie vaut tout autant qu’une centaine d’autres ; mais elle n’est pas bonne comme je voudrais. Il y a cent ans, vous auriez peut-être conquis avec votre « Messaline » une place parmi les classiques ; notre époque demande tout autre chose et avec raison. Il est passé le temps de la tragédie dans l’ancien style.

» Tout change avec le temps, la religion, la philosophie, le goût, les mœurs, la morale ; la nature seule ne change pas.

» Aussi n’y a-t-il d’écrivain réellement immortel, c’est-à-dire toujours jeune, nouveau et pouvant être goûté par les générations à venir que celui qui peint fort peu son temps et qui, au lieu de rendre le goût, la manière de penser, la forme de sentiment, la morale d’une certaine époque, ne reproduit que la nature éternelle et surtout la nature humaine.

» Les hommes de Shakespeare sont exactement les mêmes que ceux déjà dépeints avant lui par Homère et Cervantès, et après par Molière, Gœthe, Gogol. En tout temps, le travail de Prométhée a été un travail de Prométhée, et pourtant aucun écrivain n’a peint les Anglais comme Shakespeare, les Espagnols comme Cervantes, les Français comme Molière ; jamais la vie allemande n’a été rendue sous des couleurs aussi vraies que celles de Gœthe, et Achille est un Grec pris sur le vif comme les personnages du Réviseur de Gogol sont essentiellement russes.

» Vous remarquerez par contre que tous les écrivains qui ne sont pas naturels et par conséquent pas véritablement grands sont toujours affublés extérieurement d’une draperie prétendue humaine, bien qu’elle ne soit ni française, ni anglaise, ni allemande ou russe, et qu’au fond elle ne dépasse pas l’horizon de leur époque en hauteur de vue, en force de sentiment.

» Leur forme est ce que j’appelle la forme académique, et leurs personnages sont des personnages de convention, ou, comme disent bien des gens, imaginaires.

» Ces écrivains qui améliorent la nature sont assez souvent respectés par la postérité ; mais, en y regardant de près, ils ne laissent que des noms que l’on connaît, que l’on honore ; leurs œuvres ne vivent pas et seraient bien vite oubliées si on ne les conservait pas comme des momies littéraires dans les bibliothèques et les recueils de littérature.

Or ces momies ont du moins vécu autrefois, mais que diriez-vous de tous ceux qui les ressuscitent ?

— Vous me refusez donc toute espèce de talent créateur ? demanda le jeune homme écrasé par le raisonnement de Wiepert.

— Non et oui, cher ami. Votre « Messaline » n’est pas plus mal faite que la « Clytemnestre » de Tempeltei, les « Fabiens » de Gustave Freytag, le « Brutus » et le « Collatinus » de Linder, le « Gracchus » de Willbrandt. Si on la joue, elle fera peut-être autant de bruit, mais elle sera certainement aussi promptement oubliée ; mais le plus fâcheux est qu’elle ne verra pas les planches.

— Pourquoi pas ?

— Parce que, dans notre théâtre tel qu’il est, une pièce n’est représentée qu’autant que l’auteur est protégé ou qu’elle promet de faire de l’argent. Pour les théâtres de la cour, il y a toujours cent bonnes raisons politiques, religieuses, sociales et personnelles qui, au détriment de notre scène et de la littérature allemande, rendent impossible la représentation d’une pièce vraiment originale et hardie. Le Burg-Théâtre de Vienne a bien donné Marie Madeleine d’Hebbel, mais c’est là une exception sur laquelle on ne saurait établir une règle.

» Pour les théâtres de la ville, ce sont les considérations de caisse qui l’emportent ; mais il ne manque pas de régisseurs et d’autres personnes influentes qui n’ouvrent les portes de leur temple des Muses qu’aux auteurs qui se transforment en pluie d’or. Je connais un théâtre de la ville dont le régisseur a un chiffre déterminé, un autre théâtre où les écrivains les plus estimés doivent céder un tant pour cent à une personnalité qui domine complétement le directeur âgé, afin que leurs pièces ne disparaissent pas immédiatement du répertoire.

» Mais, supposons que vous surmontiez toutes les difficultés, que vous corrompiez un régisseur, ou que vous soyez protégé par la maîtresse d’un prince, d’un directeur, et que votre Messaline soit jouée, qu’en résultera-t-il pour vous, en mettant les choses au mieux ?

» Un succès d’estime.

» La tragédie académique a fait son temps. Pour le drame social, les Français ont, comme toujours, donné le ton. Je ne dis pas que leurs créations soient modèles ; mais la voie que Sardou, Dumas, Augier ont ouverte est la seule bonne. Nos poëtes allemands ont beau chercher, inventer, ils n’ont aucun succès auprès de ce même public qui encombre les théâtres quand on donne Fernande ou la Femme de Claude, et se soucie fort peu des hypocrites pharisiens littéraires tonnant contre les comédies françaises. En suivant la route tracée par les Français avec leurs drames sociaux, nous pouvons ramener les spectateurs au théâtre et parvenir à faire des œuvres tout à fait dramatiques répondant à notre goût ainsi qu’à notre genre de vie actuel.

» Le public d’aujourd’hui veut voir de véritables hommes sur la scène, des hommes qu’il comprenne, avec lesquels il puisse sentir, souffrir, se réjouir, rire et pleurer. C’est à cause de cela que tout récemment chez nous, en Allemagne, un de ces écrivains populaires que les poëtes académiques déprécient volontiers, a obtenu des succès comme ces mêmes poëtes n’en avaient jamais rêvé. Je ne crois pas me tromper en affirmant que le Curé de Kirchfeld, d’Anzengrüber, les tragédies de Gutzkow, celles de Lindner et le Prodigue de Raimund survivront aussi longtemps que les pièces de Zacharias Werner, Mülner, Schenk et tant d’autres. »

Andor et son oncle le capitaine revinrent chez eux passablement absorbés après la lecture de la Messaline. Pourtant, le lendemain, le docteur mettait son habit et se rendait chez l’intendant du théâtre de la cour auquel il tendait sa pièce.

Le grand homme se montra plus affable qu’on ne s’y serait attendu. Les intendants sont généralement aimables ; le manque d’amabilité, ils le laissent à leurs inférieurs qui s’attirent ainsi la haine des acteurs et des auteurs. Cette fois, cependant, il se produisit quelque chose d’extraordinaire : l’amabilité de l’intendant ne fut pas qu’en paroles. Un hasard était favorable à Andor.

L’intendant, qui se faisait un cas de conscience de toujours jeter les yeux sur le titre de la pièce, lut le nom de Messaline, et ses souvenirs de collége se réveillèrent.

— C’était une impératrice romaine, se dit-il à lui-même, une femme des plus piquantes.

Les vieux messieurs aiment à se procurer par la lecture des émotions que la jeunesse obtient par des moyens bien plus simples. L’intendant emporta donc la pièce d’Andor chez lui et la lut le soir sur une chaise longue où il s’était commodément étendu. La pensée de Valéria jouant le rôle de Messaline vint échauffer son imagination, et de là à se dire : « Valéria jouera Messaline », il n’y avait pas beaucoup de chemin.

Après avoir fini le manuscrit, il prit le crayon rouge et écrivit au-dessus du titre : « Sera représentée », puis, à côté du nom de Messaline, il ajouta avec plaisir : « Mademoiselle Belmont ».

Deux jours plus tard, Andor recevait un pli avec le grand cachet de l’intendance, le pli lui annonçait que sa pièce était reçue.

La nouvelle le surexcita à un tel point qu’il prit son chapeau et sortit de la ville pour respirer plus librement.

Il n’y avait cependant pas lieu de se montrer si ému. Le docteur, le régisseur, ainsi que deux acteurs renommés du théâtre de la cour lurent la pièce et furent aussi étonnés que satisfaits de sa réception. Ils ne firent pas mystère de leur opinion, et cette opinion, modifiée, transformée, fut bientôt répandue.

À peine le sujet de la tragédie était-il connu, discuté dans les salons de la ville, que les pharisiens de toute nuance commencèrent leurs gémissements.

La morale madame Teschenberg courut chez la morale madame Rosenzweig ; le loyal M. Rosenzweig courut chez le loyal ministre Kronstein ; le pieux père Hasfége s’entretint au confessionnal avec Sa Majesté de la pièce d’Andor ; dix-sept écrivains honnêtes et presque deux fois autant de critiques probes firent sonner haut les lois esthétiques et le rôle moralisateur du théâtre.

La fin de tout ceci fut que l’intendant se trouva dans un grand embarras. Il avait reçu la pièce ; sa dignité lui défendait de la rendre. Messaline ne fut pas rendue, mais elle ne fut pas non plus mise à l’étude. Des mois s’écoulèrent, et les belles espérances d’Andor s’évanouissaient peu à peu.

— Eh bien ! quand verrons-nous jouer votre Messaline ? lui demanda un soir Wiepert. Les rôles sont-ils distribués ?

— On m’a donné à entendre qu’il ne fallait pas créer des embarras à l’intendant, répondit Andor découragé. Il a reçu la pièce, mais il n’ose commencer les répétitions.

— Vous voyez que j’avais raison. Je connais nos pharisiens allemands.

— C’est surtout l’influence de la reine qui est cause de cela. Que me conseillez-vous ?

— Ce que je vous conseillais avant que vous eussiez écrit votre pièce : de rester loin du théâtre. De nos jours, le drame n’est plus, comme jadis, le point culminant de la poésie. Nous demandons à l’écrivain de reproduire la vie telle quelle, en entier. Or les dramaturges ne donnent qu’un canevas ; tout le reste de la pièce, la chair et le sang, appartient aux acteurs, à l’habilleur, au décorateur, au machiniste. Les romanciers seuls font leur œuvre en entier. Il n’est rien qui soit hors de la portée du roman, où l’on peut mettre en scène l’idéal et la réalité.

— Je ne vois pas cela dans nos romans allemands.

— Je reconnais avec vous qu’en Allemagne le roman ne remplit pas sa mission comme dans les autres pays. Nous sommes très-fiers de notre littérature. Mais il me semble qu’il n’y a guère de quoi. Dans aucune nation les écrivains ne se tiennent aussi loin de la vie réelle que chez nous ; dans aucune nation ils ne sont aussi peu respectés. Dans quel pays achète-t-on, lit-on autant de livres étrangers qu’en Allemagne ? Et cela se comprend facilement. Nos auteurs écrivent d’après des livres ou tout au moins d’après leur imagination, tandis que les auteurs anglais, français, américains et russes écrivent d’après la vie, d’après nature.

» En ne jugeant l’Allemagne que sur ses romans, ses nouvelles, on pourrait la croire le pays par excellence de l’idéal, un pays où le printemps de la nature et du cœur règne perpétuellement.

» Nous savons cependant bien qu’il n’en est pas ainsi.

» Non, l’Allemagne ne surpasse pas les autres pays en pureté de mœurs, en noblesse de sentiments ; ce qui nous l’a fait croire, c’est que nos romanciers, n’ayant pas le talent nécessaire pour peindre la vie allemande sous son vrai jour, se sont jetés dans la voie de l’idéal.

» Vous comprenez donc bien maintenant que le roman qui, dans les autres nations, est un puissant moyen de culture, ait chez nous si peu d’importance. »

Wiepert se tut, et Andor, les yeux baissés, ne répliquait pas. Lorsqu’il releva enfin la tête, un doux sourire éclairait sa figure.

— Je suis d’accord avec vous en tout, dit-il tranquillement. Mais si vous aviez l’intention de me lancer dans la voie du roman, vous avez fait fausse route. Au lieu de me donner du courage, vous me découragez. Moi aussi je suis Allemand. Interrogez-moi sur Memphis ou Ninive, je serai à même de vous répondre ; mais s’il faut vous dire comment le soleil se lève chez nous ou de quoi nos compatriotes s’entretiennent le dimanche devant l’église, je me sens très-embarrassé. Que sais-je de la vie ?