Les Prussiens d’aujourd’hui/T-2-06

Calmann Lévy (1 et 2 sur 2p. 109-122).

VI

UN MARIAGE À LA MODE

Le baron Keith et sa jeune et jolie femme n’étaient ni plus ni moins heureux en ménage que la plupart des couples.

Que l’on se marie par amour, par convenances, ou tout autre motif, cela revient, en somme, exactement au même. L’homme et la femme sont deux moitiés d’un même corps ; mais il n’arrive presque jamais que les deux moitiés assorties se rencontrent. Pendant un certain temps, après le mariage, il semble que le grand problème ait été résolu, et chacun croit alors représenter une exception à la règle générale.

Parfois ce temps dure des mois qu’on appelle les mois de lune de miel ; d’autres fois quelques semaines seulement ; mais d’habitude, dès le lendemain de la première nuit de noces, le mari étire ses jambes comme si depuis la veille elles s’étaient allongées de beaucoup, enfonce d’un air très-sérieux ses mains dans ses poches, et la charmante petite femme croise derrière la nuque ses mains blanches et bâille à pleine bouche.

Cependant, un couple aussi joli, bien élevé, fashionable que le baron Keith et sa femme ne se laisse pas dominer par la prose de la vie avec la même facilité qu’un pauvre maître d’école ou un petit boutiquier et leurs épouses respectives. Du reste, il n’y avait pas beaucoup de temps pour l’ennui ou la réflexion dans la propriété de Silberburg. De même que toutes les personnes n’ayant rien à faire, le baron Keith et sa femme étaient toujours en mouvement, en l’air. Ils recevaient et rendaient des centaines de visites. Selon la saison de l’année, selon le temps, ils allaient en voiture, à cheval ; ils patinaient, chassaient, couraient le lièvre, dansaient, jouaient, médisaient, caquetaient, et, ainsi que cela arrive, de préférence dans les maisons dont le chef s’inquiète fort peu de dépenser, la propriété de Silberburg perdait de plus en plus de sa valeur.

À une année pleine d’éclat succéda une seconde année pleine d’embarras financiers.

D’abord vinrent des notes qui restèrent impayées, puis des sommations, et enfin manqua cet argent qui est indispensable pour l’entretien d’une maison. Il se trouva de bons amis pour prêter, ainsi que des nobles juifs de la ville qui, attendris par le cent pour cent, ouvrirent leur caisse à « M. le baron », et le petit bateau à banderole bariolée sur lequel le beau couple insouciant descendait, avec la gaieté de la jeunesse, le courant de la vie, fut remis à flot pour quelques mois. Mais lorsqu’il échoua de nouveau sur un banc de sable, il fallut porter l’argenterie, les bijoux chez le prêteur et ensuite engager les reconnaissances.

Il y eut d’autres fêtes, d’autres soirées, d’autres bals, d’autres concerts. Le baron Keith se rendit même en voiture à la ville et se montra dans une loge avec sa femme, ce qui apaisa un certain temps ses créanciers. Ces braves gens sont toujours contents pourvu qu’ils voient qu’on jette leur argent par les fenêtres ; mais si leur débiteur veut se servir de ce qu’ils lui ont prêté pour une affaire sérieuse, ils n’ont plus une minute de tranquillité.

Un matin où M. le baron montait un cheval de manége et où madame la baronne essayait une nouvelle robe de chambre de madame Victorine, faite d’après la dernière mode de Paris, entrèrent dans le château deux hommes, dont le manque d’éducation fut aussitôt révélé, parce qu’ils ne voulurent pas attendre que la maîtresse de la maison eût grandi en dignité par la pose de son chignon, et qu’ils pénétrèrent jusque dans son boudoir où les parures les intéressèrent fortement et longuement.

Ces hommes se mirent à tout inscrire, quoique la baronne leur eût majestueusement montré la porte. Ils ne se préoccupèrent pas plus du baron, lorsqu’il survint en grandes bottes à l’écuyère et battit l’air de sa cravache avec toutes les apparences de la mauvaise humeur.

— Que font donc ces gens-là dans notre maison ? s’écria la charmante Julie d’un ton irrité.

— Ils nous saisissent, répondit sèchement Keith, haussant les épaules d’un air de mépris.

— Mon Dieu ! Est-ce possible ? murmura la baronne.

Elle se laissa tomber sur un sofa et se prit à pleurer. Qui n’aura pas compassion d’elle ? N’est-ce pas déplorable d’avoir grandi dans la croyance qu’on a du sang bleu dans les veines, qu’on ne ressemble pas du tout aux autres créatures humaines, qu’on est bien plus complète, plus parfaite qu’elles, et puis se voir saisir comme un tailleur en vieux ou une blanchisseuse ?

— Mais nous pouvons trouver de l’argent sur notre propriété ? dit-elle bientôt.

— Ce n’est pas possible, répliqua le baron d’une voix contenue.

— Pourquoi ?

— Parce que Silberburg ne nous appartient pas, parce que je l’ai affermé et que le bail finit dans deux mois.

— Qu’as-tu donc fait de mon argent ? demanda Julie stupéfaite.

— Je n’ai pas eu le courage de t’avouer mes dettes avant notre mariage. Il a fallu les payer, et puis n’avons-nous pas vécu gaiement ?

L’homme au point d’honneur avait tout simplement trompé sa femme.

Elle ne semblait pas comprendre ; elle était peut-être si bien faite à la nouvelle morale de notre temps, qu’elle considérait comme permis le procédé de son mari. Elle se contenta de dire :

— Et l’ameublement ?

— Loué ! répondit le baron avec un noble geste.

— Ainsi, nous ne possédons plus rien ?

— Plus rien.

— Alors, que viennent saisir ces gens-là ?

— Je ne sais pas.

À travers les larmes de Julie brilla un sourire. La pensée qu’elle n’était pas seule trompée, que les créanciers l’étaient aussi, semblait la consoler, l’égayer. Elle se leva précipitamment et courut vers le salon, où l’expert disait en ce moment : Une glace à cadre doré, dix florins !

— Vous vous donnez de la peine bien inutilement, messieurs, fit-elle avec moquerie. Le château, le bien, les meubles ne nous appartiennent pas.

La figure des gens de loi s’allongea, et, dans sa surprise, celui qui estimait s’introduisit une prise dans la bouche, au lieu de la mettre dans son nez, d’un beau ton cuivré, parsemé de verrues, comme les chardons rouges.

— Mais vos robes et votre linge sont à vous, madame la baronne, siffla son compagnon, l’œil pétillant à travers les lunettes.

— Certainement.

Julie eut alors tout lieu de pleurer amèrement. On lui prit toutes ses belles robes de velours, ses jupes de soie, ses mantelets, son linge marqué de la couronne à sept pointes, tout ce qu’elle avait. On ne lui laissa que ce qu’elle portait sur elle.

— Oh ! c’est pire que si nous avions été incendiés, s’écria-t-elle plaintivement. Qu’allons-nous devenir ?

— J’ai encore deux cents florins.

— C’est peu ; mais nous travaillerons ; nous gagnerons ce dont nous avons besoin.

— Bah ! songerais-tu à coudre des chemises pour des étudiants ? Tu veux travailler ; nous ne sommes pas nés pour cela ; nous n’avons pas appris du reste. Tu pourrais donner des leçons de piano et moi des leçons d’équitation ; mais je ne consentirai pas à ce que tu fasses quelque chose pour gagner de l’argent. Nous nous tirerons bientôt d’affaire.

Et ils se tirèrent effectivement d’affaire. Ils louèrent une voiture et se rendirent à la ville tels qu’ils étaient, lui en habit de cheval, elle en robe de chambre, sans chignon, et ils descendirent dans un petit hôtel. Un tailleur offrit aussitôt à M. le baron deux nouveaux costumes, et madame Victorine eut soin que la baronne ne restât pas en robe de chambre ; elle lui envoya deux toilettes de ville complètes, aussi jolies l’une que l’autre, ainsi qu’un paletot de velours, un manteau de théâtre princier et un châle de cachemire. Dans la poche du paletot il y avait une note de plus de seize cents florins à laquelle le couple à la mode ne fit nullement attention.

Le baron et la baronne Keith louèrent les jours suivants le premier étage d’une élégante petite maison de la rue des Princesses, six chambres, douze fenêtres de façade avec un beau balcon, et commencèrent à vivre comme vit une partie de notre « bonne compagnie », c’est-à-dire en ne payant pas les notes, en faisant des dettes.

« On vit très-bien ainsi », assure le comte Swistaski, en caressant sa jolie barbe noire, et la belle comtesse Kronenberg ajoute en regardant avec plaisir ses blanches épaules : « Mais il y a d’autres sources de revenu qui sont bien plus réelles ».

L’aimable petite baronne ne pensa point à ces sources de revenu plus réelles ; elle essaya même d’empêcher son mari de faire des tentatives hardies contre la bourse des autres.

Il n’y a rien au monde que le baron Keith ne prit pas à crédit, depuis des habits, de la viande, son blanchissage, jusqu’à des souliers, des fiacres, des articles de toilette, des légumes, des montres, des loges, des meubles, des pâtés, des tableaux, des vins, du bois, des dentelles et même des journaux, des commissionnaires, des chiens. Un jour où il s’était fait livrer un jeune bouledogue sans le payer, il dit au vendeur : « Dans ma propriété de Silberburg, j’ai deux terre-neuve ; ceux-là il vous faudrait les voir. »

Lorsque le couple fashionable se trouva en tête-à-tête, Julie dit à son mari :

— Comment peux-tu parler de ta propriété ? C’est tromper les gens que de toujours parler de ce que tu n’as pas !

— Ah ! tu n’y comprends rien ; le monde le veut ainsi, répondit Keith piqué dans ses sentiments d’honneur, qu’il avait très-vifs comme on le sait.

Aussitôt que le couple à la mode eut pris possession de son logement, il recommença à vivre avec éclat. Un cercle choisi de lions se réunit autour de la petite baronne, et les dames rivalisèrent de grâce sur les bruns fauteuils bas de son salon. De nouveau on invita, on fut en fête, on prodigua, jusqu’à ce qu’un autre huissier reparut suivi d’autres recors et d’un autre expert. Cette fois, l’homme de loi était un petit homme à larges épaules, à longs pieds, à grosse voix. Il s’efforça d’être grossier, ce qui n’était pas nécessaire, la nature ne s’étant pas, à cet égard, montrée avare envers lui. De ses mains rouges faisant crier comme une brosse la soie du corsage de la baronne, il lui enleva la broche en diamants qu’elle portail. Il soulagea aussi le baron de sa montre. Rien ne lui semblait difficile à faire ; il décrocha le lustre doré du plafond et retira le bouledogue de sa niche.

En cette occurrence, Keith perdit son calme ; il prit sa femme sous le bras et l’emmena. Au rez-de-chaussée, les larmes lui vinrent aux yeux et Julie se jeta à son cou en sanglotant.

— Viens, avant qu’on nous rattrape, fit-il en se dominant.

Il rabattit le voile épais sur la petite figure en pleurs de la baronne, enfonça son chapeau jusqu’aux sourcils, et ils s’éloignèrent ainsi dans un droschke qui les conduisit dans un faubourg éloigné.

Là, loin, bien loin de la zone du monde élégant, ils louèrent, à dix florins par mois, une modeste chambre pauvrement meublée, mais pourvue de lits propres, d’un poêle pour la cuisine, et tinrent conseil sur ce qu’ils avaient à faire à l’avenir.

— Nous ne manquerons pas d’argent tout de suite, dit Keith. Depuis un mois, je sentais venir cette catastrophe, et, à tout hasard, j’avais caché un billet de cent florins dans la semelle de mon soulier.

Il retira le billet de l’endroit indiqué et ajouta :

— J’avais prélevé cela sur l’argent que Rosenzweig m’a donné en retour de ma dernière lettre de change.

— Alors, nous allons commencer par déjeuner, dit la baronne. Je me sens en grand appétit ; mais mène-moi dans un restaurant où vont les pauvres gens. Nous sommes pauvres, nous aussi, Eugène, il faut penser à cela et à travailler. Je crois que tu pourrais aller faire des écritures chez un avocat, et moi… moi, je cuisinerai, je laverai et je broderai, je coudrai pour un magasin.

— Je ne veux pas, je ne veux pas ! s’écria Keith.

— Sois gentil, mon petit mari ; il vaut mieux être gêné un peu que de descendre de plus en plus.

— Tu crois ? Fais comme tu voudras.

Julie parvint effectivement à faire comme elle voulait. Le baron la laissa commander, prendre en main les rênes du gouvernement. C’eût été certainement un bonheur pour tous deux, si elle avait eu assez de courage pour le dominer complétement dans cette circonstance critique, assez d’énergie pour affirmer sa domination ; malheureusement, elle manquait de ces deux qualités. Par sa patience, sa bonté, son désir de se sacrifier à lui, elle réussissait à l’émouvoir ; mais elle était incapable de lui imposer sa volonté, et la tentative commencée ne fut en somme qu’une tentative, un dernier vacillement de la fierté, de l’honnêteté.

Sous un autre nom que le sien, Keith entra comme clerc chez un notaire, et Julie commença à broder des mouchoirs, à coudre des gants. Elle faisait les lits, la chambre ; elle allait aux provisions avec un panier et cuisinait. Lorsqu’elle voulut préparer le premier déjeuner, elle s’agenouilla devant le poêle, en disant : « Je vais faire du feu », puis elle ajouta en riant : « Comment fait-on le feu ? Moi je ne sais pas. »

Keith rit comme elle, se mit à fendre un morceau de bois et montra à sa femme l’art de préparer un feu qu’il avait appris pendant qu’il était lieutenant. Le café que Julie prépara était très-bon ; mais à midi, lorsque son mari revint d’assez mauvaise humeur, après s’être, pour la première fois de sa vie, occupé sérieusement pendant quatre heures, et qu’elle lui servit d’un air de triomphe le repas préparé pour lui, il s’écria avec colère : « Tu veux que je mange cela ? Ce n’est pas de la soupe, c’est de la lavasse ! Et ces tiges de bottes, tu appelles cela de la viande ! Tout votre talent, à vous les femmes bien élevées, c’est de rester allongées sur une chaise longue à lire des romans, de coqueter dans une loge, de pianoter ; mais, s’il s’agit seulement de préparer un dîner pour l’homme qui travaille pour vous, la chose est au-dessus de votre dignité. »

La pauvre petite femme se mit à pleurer. Le feu lui avait rougi les joues ; elle s’était brûlé les doigts en cuisinant, et tout cela inutilement. Keith avait raison certainement ; elle trouvait elle-même mauvais ce qu’elle avait préparé, et il était resté quatre heures à travailler pour elle !

Quatorze jours encore elle le vit, lui le baron Keith, l’Adonis, continuer à se rendre chez le notaire ; puis, il se fit mal à un doigt en fendant une bûche, et il dut renoncer à écrire, malgré tous ses regrets. Dans l’intervalle, elle, la pauvre âme, avait eu les doigts tout piqués à force de coudre des gants. Il lui fallut renoncer aussi à son travail, et ils se montraient leurs mains blessées, admirant tous deux le courage héroïque dont ils avaient fait preuve.

— Qu’entreprendre maintenant ? demanda Julie timidement lorsque l’argent fut presque épuisé.

Keith jugea inutile de quitter des yeux le livre qu’il lisait, les Enfants de l’Enfer d’Amérique.

— Qu’allons-nous devenir, Eugène ? reprit sa femme. Ne peux-tu trouver une place digne de toi ? Tu n’as donc rien appris ; tu n’es en état de rien faire ?

Le baron garda un silence obstiné.

La nature n’est pas aussi injuste que bien des gens le croient : elle ne donne pas tout ce qu’elle peut donner au même individu.

Keith était beau, incroyablement beau, mais il avait peu d’esprit et ses capacités étaient si restreintes qu’il aurait fallu les développer à leur maximum pour les mettre à la hauteur d’une modeste carrière. N’ayant rien appris, au contraire, ni en fait de science ni en fait d’art, il n’était bon qu’à jouer et à corriger la veine.

Il se souvint alors de ce talent qu’il possédait, découvrit un tailleur qui le transforma à nouveau en homme à la mode, et se remit à la recherche de ses anciennes connaissances.

Il revint vers Rosenzweig, Bärnburg, Oldershausen, et par leur intermédiaire refit tout d’un coup partie de la coterie aristocratique. On n’ignorait pas sa conduite, dans ce monde, mais il n’avait rien fait d’incompatible avec sa noblesse ; on n’y regardait pas donc de trop près. Si l’on avait su qu’il avait travaillé quinze jours chez un notaire, c’eût été bien différent. On ne lui aurait pas pardonné cet oubli de son rang.

Keith commença par le billard et finit par la roulette. La queue qu’il maniait bien, lui rapporta tellement en peu de jours, qu’il put s’installer élégamment une fois encore et embellir sa petite femme de ces colifichets par lesquels le monde se laisse si facilement tromper.

Il fit de sa nouvelle demeure une véritable maison de jeu. Sa femme coqueta avec les cavaliers qui se réunirent chez lui, et lui, pluma ces mêmes cavaliers.

Ce fut ainsi que le couple à la mode reconquit sa situation dans le monde et retrouva le bonheur. Pour combien de temps ?