Les Provinces du Caucase sous la domination russe



LES
PROVINCES DU CAUCASE
SOUS LA DOMINATION RUSSE.

La Géorgie, le Daghestan, le littoral de la mer Caspienne et les rives du Kouban.

Depuis quarante ans, les Russes sont maîtres de la Géorgie ; aucune institution durable et civilisatrice n’a marqué encore leur présence en Asie. Des guerres heureuses avec la Perse et la Turquie, ces deux puissances musulmanes qu’un amour mal entendu de réformes plutôt extérieures que réelles conduit à grands pas vers une complète décadence, ont réuni plusieurs provinces sous la domination du czar. Aujourd’hui, le gouvernement du Caucase est borné au nord par le Terek et le Kouban, à l’est par la mer Caspienne, au sud par l’Araxe, l’Arpatchaï et le Lazistan, à l’ouest par la mer Noire. Sur une largeur de huit degrés, entre la Caspienne et la mer Noire, et une étendue de cinq degrés, depuis la frontière de Perse jusqu’à l’embouchure du Terek, ce gouvernement embrasse des populations aussi différentes par la religion que par les mœurs, et on remarque dans les produits du sol, presque toujours fertile, la même diversité que dans le caractère des habitans. Une partie de ces provinces n’est, il est vrai, possédée que nominativement ; le Daghestan et la Circassie sont dans un état d’indépendance presque complète. Ce n’est que par d’immenses sacrifices d’argent et par le maintien d’armées nombreuses que la Russie conserve dans l’intérieur du Daghestan quelques points fortifiés. L’occupation de la Circassie se borne à quelques forts sur le littoral ; ces forts, cernés de toutes parts, n’ont aucune communication avec les habitans, et, tenus dans un état de siége continuel, ils coûtent un grand nombre d’hommes. Le scorbut et d’autres maladies, résultats nécessaires de la mauvaise nourriture et d’un service fatigant, emportent des garnisons presque entières qu’il faut renouveler chaque année.

Une excursion en Circassie offre de telles difficultés, que, malgré mon vif désir d’être témoin de la lutte glorieuse des tribus du Caucase, je dus renoncer au projet de visiter cette contrée, placée entre la Russie et l’Orient comme une barrière insurmontable, et qui, à ce titre, doit attirer l’attention des hommes politiques. Loin de diminuer en effet, les obstacles opposés aux armées du czar dans le Caucase acquièrent chaque jour d’autant plus de gravité, que les guerres de Circassie excitent le mécontentement général des troupes engagées dans des combats d’où elles sortent rarement victorieuses. Le blocus de la côte par les vaisseaux russes est un des moindres dangers qu’ait à courir le voyageur qui veut se rendre de Constantinople en Circassie : il faut se procurer un hôte influent qui vous assure une réception amicale ; il faut acheter des marchandises car l’argent n’est d’aucun usage en Circassie, et c’est avec quelques pièces d’étoffe que l’on paie l’hospitalité des habitans. Tout voyageur en Circassie est d’ailleurs considéré comme envoyé de son gouvernement ; il doit prendre part à des conférences, émettre son opinion sur les affaires du pays, entrer enfin dans toutes les questions qui se rattachent au rôle qu’il est forcé d’accepter. Son départ est retardé par mille formalités ; pour passer d’une tribu à une autre, il faut presque une autorisation générale des membres de cette tribu. Un long séjour peut seul mettre à même de connaître des populations que leur état de lutte rend méfiantes, car tout étranger est pour elles un espion qu’il faut surveiller. Je me serais sans hésitation exposé à toutes les chances du voyage ; mais des considérations qu’il est facile d’apprécier me détournèrent d’entrer dans un pays ou j’aurais été retenu plusieurs mois sans qu’il m’eût été possible de recevoir aucunes nouvelles de France. Je me décidai donc à me rendre de Constantinople par Trébizonde et Erzeroum en Géorgie, pour m’assurer de la position des Russes dans le Caucase, et juger les changemens qui s’étaient opérés depuis mon passage à Tiflis en 1835. La signature du traité du 15 juillet ajoutait un nouvel intérêt à ce voyage, car j’allais peut-être me trouver au milieu des troupes que les Russes destinaient à entrer dans l’Asie mineure, si Ibrahim-Pacha, franchissant le Taurus, s’avançait sur Constantinople.

Je m’étais rendu d’Erzeroum à Kars, à travers un pays de montagnes, par une route aussi pittoresque que difficile, où s’élevaient çà et là quelques monumens d’architecture arménienne, des couvens ou des églises. Le style lourd et dénué d’ornemens de ces édifices ne mérite qu’une médiocre attention. Kars, entourée de montagnes qui en dérobent la vue de tous côtés, est commandée par une citadelle que les Turcs jugeaient imprenable. Cette forteresse a perdu tout son prestige depuis la dernière guerre, où elle succomba au premier assaut. J’avais accepté l’hospitalité de Bakri-Pacha. Nous eûmes ensemble une conversation sur la politique de l’Europe : parlant de l’armée russe, je dis à mon hôte que nous regardions les officiers comme aussi ignorans qu’incapables, et que les soldats, masses inintelligentes, ne savaient qu’obéir sans jamais agir par élan. — Je ne doute pas, me répondit Bakri-Pacha, que l’armée russe ne soit inférieure à la vôtre, Napoléon l’a prouvé ; mais nous, toujours battus par elle, nous ne pouvons la déprécier.

Kars n’est qu’à dix heures de distance de la frontière de Géorgie. Je partis au lever du soleil, accompagné d’une nombreuse escorte ; souvent les Kurdes et les Lazes viennent dans le voisinage de Kars piller les voyageurs et rançonner les villages. Il y avait à peine un mois que Keur-Hussein-Bey, chef indépendant des Lazes, ayant sous ses ordres deux à trois mille hommes, avait été blessé dans un engagement contre les pachas d’Erzeroum et de Kars. Fait prisonnier, ce chef avait été envoyé à Constantinople pour y subir la peine de ses déprédations. Au lieu d’une rencontre avec des Kurdes, nous eûmes à subir l’affligeant spectacle de trente malheureuses familles conduisant avec elles quelques chétifs bestiaux qui portaient leur bagage et les enfans hors d’état de résister aux fatigues de la route. Un vieillard à barbe blanche, monté sur un âne, ouvrait la marche, suivi de femmes et d’enfans, les uns à pied, les autres portés sur le dos de leurs mères. Les hommes s’étaient soustraits aux poursuites du pacha, et sans doute ils avaient franchi la frontière de Russie, aimant mieux fuir qu’assister à la lente agonie de leurs femmes et de leurs enfans. Nous apprîmes qu’environ trois cents familles arméniennes s’étaient exilées du pachalick de Mousch, dans une année où le manque complet des récoltes les exposait à une mort certaine ; elles étaient venues s’établir sur la frontière, où, grace à la richesse des pâturages et à l’aisance des habitans, elles avaient trouvé quelques ressources. Depuis deux ans, ces familles vivaient tranquilles ; un ordre du pacha de Mousch vint tout à coup les rappeler dans leurs anciens villages, et un employé turc les forçait de se traîner devant lui. Les lambeaux dont ces malheureux étaient couverts, le petit nombre de bestiaux qu’ils emmenaient, indiquaient toute l’étendue de leur misère. Nous vîmes une femme, jeune encore, entourée de quatre petits enfans et marchant accablée sous le poids de deux autres à la mamelle : les larmes de bonheur qu’elle répandit en recevant une aumône, bien faible soulagement à tant de souffrances, ajoutèrent encore à la triste impression que nous causa ce spectacle. — Incapables de veiller au bien-être de leurs sujets, les pachas sont d’un despotisme sans bornes. Le gouvernement a fait adopter des changemens de costumes par ses employés, mais il n’a pu modifier leurs habitudes, et les belles constitutions proclamées à grand bruit étendent à peine leur influence dans un rayon de quelques lieues autour de la capitale.

Après avoir traversé l’Arpatchaï, l’Arpasus des anciens, je vins descendre à la quarantaine de Goumri. Nous dûmes quitter nos vêtemens et prendre ceux du lazareth ; nos effets, étalés dans une chambre, furent soumis au parfum, et ce ne fut qu’après vingt-quatre heures qu’on nous les rendit. Mon compagnon de voyage, colonel au service de Russie, était dispensé de toute quarantaine d’après l’ordre donné par le général Golavine. Partis ensemble d’Erzeroum, nous avions partagé les mêmes dangers de peste ; après vingt-quatre heures, il était considéré comme ne devant plus la transmettre, tandis qu’il me fallait vingt-huit jours pour être purifié. Avec un système de quarantaine soumis à de telles infractions, il est tout naturel que la peste pénètre en Géorgie tantôt sur un point, tantôt sur un autre. À peine arrivé à Tiflis, j’appris qu’elle s’était déclarée à Goumri. L’année précédente, elle avait exercé de grands ravages à Akhalsikh, tant parmi les troupes que parmi les habitans.

On me donna une petite maison pour subir ma quarantaine. Grace a l’obligeance du directeur, j’obtins un lit, une table et quelques chaises, un gardien fut mis à ma disposition, et je pus aller à la chasse sur les bords de l’Arpatchaï ou visiter les remparts extérieurs de la forteresse que l’on construit. Après huit jours d’observation, je reçus un courrier de Tiflis : il m’apportait un ordre du général Golavine, qu’on exécuta en me mettant en liberté.

Les Russes ont donné à la forteresse de Goumri le nom d’Alexandropol. Construite sur un immense développement, elle est destinée à contenir douze mille hommes de troupes et de vastes magasins de dépôt. En cas de marche de l’armée russe contre la Turquie, Goumri servirait d’hôpital et d’arsenal. Si Ibrahim-Pacha se fût avancé sur Constantinople, Goumri devenait le centre de l’armée d’opération. La citadelle est à une verste de distance de la ville. Habitée presque exclusivement par des Arméniens, Goumri ne peut communiquer que difficilement avec la Turquie à cause des longues quarantaines, et le peu de sécurité des routes concourt encore à rendre la situation de cette ville peu avantageuse au commerce. Les bazars nouvellement construits ne contiennent que des marchandises russes, en petite quantité. Les officiers et les soldats faisant partie de la garnison seront tous logés dans la forteresse lorsqu’elle sera terminée ; les travaux de terrassement et l’intérieur des casernes sont encore inachevés. Les officiers se plaignent du vent des montagnes, qui, soulevant des flots de poussière, rend la position de la forteresse à peine tenable pendant l’été, déjà si court. Ce n’est qu’au mois de mai qu’on peut commencer les travaux de terrassement, qu’il faut suspendre au mois d’octobre. Durant le reste de l’année, l’hiver règne, et le séjour de Goumri est aussi triste que monotone. L’Allaghez, dont la cime est couverte de neiges perpétuelles, s’élève à peu de distance de la ville. La nudité des bords marécageux de l’Arpatchaï ajoute à l’action du voisinage des montagnes. Aussi la ville de Goumri est-elle une des positions les plus froides de la Géorgie.

La distance de Goumri à Tiflis est de deux cent cinquante kilomètres. Je montai dans un chariot de poste et traversai au galop un pays coupé par des bois et des torrens. Je ne remarquai que la misère et la saleté des relais, où l’on ne peut trouver un abri pendant le temps perdu à changer de chevaux et à placer les bagages d’un chariot dans un autre. Je vis des paysans mis en réquisition par les autorités russes pour la réparation des routes. Ces hommes ne sont pas payés, et la durée de leur travail dépend du bon vouloir des officiers qui les dirigent. Je m’indignai de la facilité avec laquelle on sacrifie les plus beaux arbres, que l’on coupe à une hauteur de trois à quatre pieds. Je trouvais à chaque pas des troncs immenses, qu’on laisse pourrir en terre sans chercher à les utiliser.

J’avais parcouru une centaine de verstes, et, malgré la fatigue que l’on éprouve dans des chariots nullement suspendus et sur une route inégale, je demandai des chevaux pour me rendre à Tiflis. Malheureusement l’écrivain du relais venait d’apprendre que le général Golavine passerait dans quinze jours ; il refusa de nous donner des chevaux, prétendant qu’il devait les laisser reposer jusqu’à l’arrivée du général. En vain je fis observer que quinze jours n’étaient pas nécessaires ; je ne pus rien obtenir, bien que j’eusse pris à Goumri un padarogna (feuille de route) pour six chevaux. Un padarogna coûte trois centimes environ par verste et par cheval ; ce droit est payé à la couronne, qui alloue aux maîtres de poste, par attelage de trois chevaux, une somme de 100 à 400 francs. Les officiers voyageant pour affaires de service sont dispensés de ce droit, qui pèse sur tous les étrangers et sur les Russes qui ne sont pas employés par le gouvernement. Il faut toujours se munir d’un padarogna, si l’on veut obtenir des chevaux de poste en Russie ; mais cette précaution ne suffit pas pour éviter les difficultés sans nombre que les écrivains suscitent aux étrangers et à tous ceux qu’ils croient pouvoir contraindre à leur payer la liberté de poursuivre leur route[1].

Je parvins à me procurer des chevaux de paysan, et me mis en route par le chemin le plus pittoresque de toute la Géorgie. Nous étions au milieu d’une forêt de hêtres, de chênes et de charmes. À nos pieds, un torrent roulait avec bruit au milieu d’immenses rochers qui interceptaient son cours ; des arbres, minés par les eaux, étaient tombés en travers et formaient des ponts naturels ; au-dessus de nos têtes s’élevaient de hautes montagnes toutes couvertes de bois. La route que nous suivions était parfois rétrécie par le lit du torrent ; parfois nous traversions ses eaux ou celles qui, descendant de la montagne, venaient s’y réunir. Malgré la lenteur de nos chevaux, la distance me parut courte. La lune projetait ses clartés sur le paysage qui nous environnait. Arrivé à Karavansérail, mauvais village arménien, je campai en plein air, ne voulant pas entrer dans ces maisons infectes qui regorgent de vermine. Le lendemain, nous dûmes encore continuer notre route à cheval. Nous traversâmes une belle plaine, et bientôt nous nous retrouvâmes dans un pays entrecoupé de ravins ou de collines peu élevées. Nous rencontrâmes quelques villages peu considérables ; mais nous ne vîmes pas d’habitans. Après de nouvelles difficultés avec les écrivains des postes, je finis par obtenir des chevaux.

Je pus observer, dans les villages où je passai, la méfiance des habitans à l’égard des Russes, leur mauvais vouloir et leurs craintes ; le dernier soldat, se croyant une autorité, traite les indigènes avec une barbarie sans égale. Loin de réprimer la brutalité des hommes placés sous leurs ordres, les officiers les encouragent. C’est sans doute par une semblable conduite qu’ils se croient appelés à civiliser l’Orient.

Je traversai quelques camps de peuplades nomades qui promènent leurs troupeaux dans les différentes parties du Caucase ; ces tribus ensemencent un petit espace de terrain qu’elles abandonnent jusqu’à la récolte, suivant toujours leurs troupeaux. Elles descendent en hiver dans les plaines, et durant l’été élèvent leurs tentes sur les plus hautes montagnes. Dispensés de toutes les corvées auxquelles sont soumis les villageois, elles ne paient d’autres impôts qu’une dîme sur leurs bestiaux. L’intérêt d’un gouvernement bien organisé serait de fixer ces tribus, qui nuisent à l’agriculture et compromettent la sûreté des routes. Quelques exécutions faites à la suite de pillages commis par ces peuples nomades les entretiennent dans une crainte salutaire ; mais les voyageurs isolés doivent toujours redouter leur rencontre. Ces tribus nomades sont toutes musulmanes, et comptent de quatre à cinq mille familles.

Nous côtoyâmes les rives du Kour, l’ancien Cyrus. Des roues à godets, mises en mouvement par le fleuve, élèvent les eaux jusqu’aux jardins qui bordent son cours. Des kiosques et quelques maisons de campagne se détachaient au milieu de ces vergers tout brillans de verdure. Bientôt j’entrai à Tiflis, dont la vue est entièrement cachée par les montagnes qui l’environnent, et je m’avançai au milieu des bazars. Les marchandises que je voyais étalées me prouvèrent que cette ville commence à se remettre du coup fatal qui lui fut porté par l’incorporation de la Géorgie au système général des douanes de l’empire. Cette incorporation avait pour but d’offrir un écoulement aux marchandises russes, qui, inférieures en qualité, ne pouvaient soutenir la concurrence avec les produits étrangers ; je sais jusqu’à quel point les négocians russes ont profité des avantages qu’on leur assurait. Toujours est-il qu’une contrebande aussi facile qu’active fournit aux habitans des frontières tous les produits étrangers qu’ils désirent. Tiflis devenait un point important pour le commerce d’Asie : la loi de douanes a ralenti son activité, et ce n’est plus aujourd’hui qu’un dépôt de marchandises russes aussi chères que mauvaises. Quelques Russes distingués m’ont dit avec quel regret ils avaient vu adopter cette mesure. Ils la regardent comme contraire à la prospérité générale de la Géorgie, qui s’est vue sacrifiée en cette occasion à l’intérêt de quelques négocians ; ils appuient leur opinion sur la diminution du revenu des douanes et sur l’accroissement de l’importance de Trébizonde, devenue le centre de toutes les opérations commerciales avec la Perse. Tous s’accordent à reconnaître la mauvaise qualité et la cherté des marchandises qu’on envoie en Géorgie. Les objets de première nécessité sont hors de prix, et souvent encore on a peine à se les procurer.

L’aspect général de Tiflis n’offre rien de remarquable. Les montagnes qui entourent la ville sont tout-à-fait arides ; dans les belles journées seulement, on aperçoit la cime neigeuse du Kazbek. Tiflis a perdu tout caractère oriental sans devenir tout-à-fait russe. Quel singulier contraste avec les maisons presque souterraines des Géorgiens. On est frappé du mauvais goût des Russes, qui placent sur la façade de leurs maisons quelques colonnes en bois peint aussi disgracieuses qu’inutiles. Les rues sont tellement inégales et si mal pavées, qu’après quelques heures de pluie il est impossible de les traverser. Le Kour roule ses eaux bourbeuses au milieu de la ville. Souvent des crues rapides interrompent toute communication, et il arrive assez fréquemment que les ponts, d’une construction vicieuse, sont emportés par la violence des eaux. Les sources chaudes qui ont fait choisir la position qu’occupe Tiflis pour l’emplacement d’une ville, ont une température de vingt à trente degrés ; la qualité de ces eaux est sulfureuse ; elles sont bonnes surtout contre les maladies de peau. Les habitans en font un très fréquent usage. Les chaleurs de l’été sont lourdes et malsaines à Tiflis ; l’hiver, le froid y est rigoureux.

Prise et reprise plusieurs fois dans les guerres qui désolèrent la Géorgie à toutes les époques, Tiflis n’a aucun monument ancien. Il reste seulement quelques traces d’un mur d’enceinte qui couronnait la montagne au sud de la ville. Une petite église et un couvent sont, je crois, les seuls souvenirs qui se rattachent aux rois de Géorgie.

Le consul de France, M. de La Chapelle, ouvre sa maison à tous les voyageurs, qui trouvent près de lui une hospitalité pleine de charmes. Sa conversation, vive et animée sur toutes les questions qui se rattachent à la politique de la France, rendit mon séjour à Tiflis aussi agréable qu’instructif. Je fus présenté au général Golavine, qui me parut affable et bienveillant. Gouverneur de toutes les provinces du Caucase, le général Golavine voudrait contribuer au bien-être des populations qui lui sont confiées ; malgré son bon vouloir, il est rare que ses intentions soient exécutées. Beaucoup d’améliorations se font sur le papier seulement, ou se commencent et ne se terminent pas. Le général Kotzebue, chef de l’état-major du Caucase, auquel j’exprimai le désir de me rendre à Derbent et à Bakou en traversant le Daghestan, voulut bien me promettre toutes facilités pour mon voyage.

Après quelques jours consacrés aux préparatifs du départ et à la recherche de renseignemens sur les diverses provinces que je devais traverser, je quittai Tiflis, me dirigeant vers Signakh. Je trouvai sur ma route quelques colonies allemandes, dont les habitans, grace aux avantages que le gouvernement leur a assurés, jouissent d’une grande aisance. Ces colonies sont loin pourtant d’avoir pris le développement dont elles seraient susceptibles. Les Allemands se bornent à cultiver les terres qui leur ont été abandonnées sans chercher à mettre en valeur les terrains fertiles qui les environnent. Le nombre des colons est de mille environ. Je remarquai quelques villages géorgiens d’un aspect tout pittoresque. Les maisons, entourées d’une petite enceinte en treillage, étaient isolées les unes des autres. De beaux noyers, des sycomores et d’immenses ceps de vigne formaient autour de chaque demeure un rempart de verdure. Ces villages, peu considérables par le nombre des maisons, occupent un vaste espace. Il y avait dans l’aspect de ces habitations agrestes, si heureusement situées, un charme que rehaussaient encore la solitude et la richesse de la végétation.

Signakh, où nous arrivâmes bientôt est une ville peu considérable. Une filature de coton a été établie dans les environs ; mais cette fabrique ne donne que des produits grossiers. La mauvaise direction, l’ignorance et l’avidité des employés ont amené la ruine successive de tous les établissemens que le gouvernement a fondés pour la filature de la soie. Des sommes assez fortes n’ont servi qu’à enrichir les directeurs, sans donner le moindre élan à l’industrie. Pourtant le produit et la fabrication de la soie pourraient devenir une branche importante de revenu ; mais quel négociant oserait exposer ses capitaux dans un pays où la prospérité et la ruine d’une fabrique dépendent du bon vouloir des employés du gouvernement ? La direction des établissemens créés par la Russie est confiée à quelques protégés, qui n’y voient qu’un moyen de réparer le désordre de leur fortune. Leur but principal est de préparer quelques produits apparens, qui, flattant la vanité des autorités, sont envoyés à Pétersbourg et motivent de nouvelles allocations. Plus tard l’établissement tombe, les directeurs se sont enrichis, et le gouvernement renonce à maintenir des fabriques qui ne réunissent pas, déclare-t-il, les élémens d’une prospérité stable.

Un bataillon garde la forteresse qui commande Signakh. Au pied de la ville, située sur une élévation, commence la Kakhétie, vallée la plus riche et la plus fertile de toute la Géorgie. On évalue à trois millions de seaux la quantité de vin qui se recueille dans cette vallée. Ce vin, renommé dans tout le gouvernement du Caucase, est comparé par les Russes à notre vin de Bourgogne ; je le trouve plus léger et moins capiteux ; il est rare qu’il n’ait pas un goût de résine provenant des outres dans lesquelles on le transporte. Des hauteurs de Signakh, l’horizon est borné par la chaîne du Caucase, couronnée de forêts, et la cime du Schah-Dagh, couverte de neiges perpétuelles. De nombreux villages que l’on reconnaît à l’épaisse verdure qui les enveloppe, des vignes, des champs cultivés, et l’Alazan, qui arrose la vallée de la Kakhétie, forment un panorama aussi riche qu’étendu, car la vue se prolonge sur un espace de plus de dix lieues.

La route de poste se termine à Signakh ; au-delà de cette ville, on ne trouve plus que des chevaux de Cosaque, et il faut pour les obtenir un ordre du gouvernement. Je montai à cheval, et après quelques heures de marche, pendant lesquelles je rencontrai quelques paysans occupés à labourer leurs champs avec des charrues sans roue auxquelles étaient attelées six et sept paires de bœufs, j’entrai dans le campement de Tcharkoie Kalodney (fontaine des rois). Le régiment d’infanterie dit de Tiflis y était établi. Ce régiment qui devrait être au complet de cinq mille hommes, n’est fort que de trois mille. Un régiment de dragons, établi pendant l’hiver à Karagatch, position que les chaleurs de l’été rendent inhabitable, se trouvait également à Tcharboie Kalodney. Ce régiment, qui devait être de douze cents hommes, en comptait huit cents. Une batterie d’artillerie de douze petites pièces et deux cents artilleurs complètent le camperment. Des officiers, nous reconnaissant pour étrangers, vinrent à notre rencontre, et nous prièrent d’accepter leur hospitalité avec une insistance si aimable, que nous ne pûmes refuser. Nos hôtes allaient se rendre à une chasse au lévrier ; ils nous proposèrent d’y prendre part : j’acceptai, et, remontant à cheval, nous galopâmes au lieu du rendez-vous. La femme d’un colonel russe nous étonna par sa grace et son adresse. On me dit qu’elle était Circasienne ; à l’âge de dix ans, elle fut faite prisonnière par le colonel, qui depuis l’avait épousée. Elle avait conservé de ses habitudes d’enfance l’audace et le goût des exercices violens. Elle ne parlait que le russe, il m’eût fallu un interprète pour causer avec elle ; aussi n’ai-je pu juger de son esprit que par la vivacité de son regard. Son mari, vieux guerrier, avait servi sous Souvarow ; deux fois fait soldat pour insubordination, il était redevenu officier par sa bravoure.

Toutes les maisons de Tcharkoie Kalodney sont construites sur un plan régulier par les soldats eux-mêmes ; un petit jardin entoure ces maisons, celles des officiers ne se distinguent que par des dimensions plus grandes et par l’enduit de chaux qui recouvre les murailles ; elles sont comme les autres bâties en bois et recouvertes soit en foin, soit en feuillage. Les meubles des officiers sont également fabriqués par les soldats. J’ai vu chez des colonels quelques petits meubles travaillés avec beaucoup de goût. L’ameublement des officiers ne consiste qu’en une table, un bois de lit, quelques chaises, et un divan recouvert d’une mauvaise cotonnade. Le colonel d’un régiment cantonné jouit d’un revenu considérable. Employant ses soldats soit à chercher le bois qui lui est nécessaire, soit à cultiver des jardins qui leur donnent des légumes en abondance, il peut s’approprier presque tout l’argent que le gouvernement lui paie pour l’entretien des troupes. Les régimens de cavalerie, trouvant sur les lieux même tous les fourrages pour leurs chevaux, procurent ainsi à leurs colonels jusqu’à cent mille roubles par année.

Beaucoup de soldats sont mariés ; ils habitent, avec leurs femmes et leurs enfans, les petites maisons qui leur sont assignées. Le gouvernement, voulant remédier à l’inexpérience des troupes cantonnées actuellement dans le Caucase, a résolu d’y envoyer les soldats ayant dix ans de service ; les officiers attendent ces nouvelles recrues pour compléter les régimens. L’artillerie fait l’exercice une fois par semaine ; en général, tous les soldats placés dans ces campemens sont occupés à des travaux manuels, et, à part les heures de faction, ils n’ont aucun service militaire à remplir. Les officiers me parurent peu instruits ; ils ne lisent point et ne connaissent que la routine de leur métier, dont ils ignorent la théorie. Beaucoup, parmi eux, ont été dégradés et c’est pour les punir qu’on les a envoyés au Caucase.

Quelques officiers nous accompagnèrent jusqu’à une forteresse assez curieuse dont l’origine remonte à la reine Thamara. Cette forteresse est située sur un rocher à pic d’une hauteur de quatre à cinq cents pieds. Les murailles, l’ancienne enceinte du château, subsistent encore ; jadis il servait de refuge aux Géorgiens contre les incursions des montagnards lezghes. Près de la forteresse, on remarque de beaux bois et une fontaine d’eau limpide à laquelle les habitans attribuent de grandes vertus. De la cime du rocher, nous découvrîmes toute la vallée de la Kakhétie. Sur un autre point de la montagne s’élève la chapelle d’Élie, lieu de vénération pour les Géorgiens. Les chapelles dont l’origine remonte aux temps anciens sont toutes placées dans des sites d’un accès difficile ; elles rappellent ces époques de persécution pendant lesquelles les malheureux Géorgiens ne pouvaient suivre sans danger les pratiques d’une religion que les musulmans s’acharnaient à détruire.

Descendant graduellement, nous arrivâmes près des rives de l’Alazan. De beaux arbres, des touffes de vigne sauvage et de clématite nous dérobaient la vue des eaux. Parvenus au poste de Cosaques où nous devions changer de chevaux, il nous fallut traverser l’Alazan dans un mauvais bac. Un chemin tracé au milieu d’une forêt remarquable par la vigueur et l’élévation des arbres de tout genre qu’on y voit réunis, nous amena à Zakataly, forteresse située au pied du Caucase, à l’entrée d’une gorge qui donne accès dans la montagne. C’est par cette gorge que les Lezghes descendent pour se livrer au pillage des malheureux villages de la Kakhétie. Il y a deux ans à peine que Chamyl, chef et prophète du Daghestan, fit une tentative infructueuse pour s’emparer de Zakataly. Les Russes ont commencé à détruire une partie de la forêt de Zakataly, prétendant qu’elle sert de refuge aux Lezghes. Les montagnards avaient pour un chêne gigantesque de cette forêt une sorte de vénération superstitieuse. Le général Andrep, qui commandait le district de Zakataly, me raconta la joie qu’il avait éprouvée un jour que le tonnerre était venu frapper cet arbre, regardé par les habitans comme un symbole de force et de liberté.

Zakataly est l’ancienne résidence des Djars, tribu puissante parmi les Lezghes. Cette tribu tire son origine de familles nobles de la race des Lazes. Les envahissemens successifs des Russes ont amené la soumission des Djars ; pourtant leurs brigandages sont encore fréquens. Les Djars ne respectent les autorités que lorsqu’ils s’y voient forcés.

La forteresse de Zakataly a deux bataillons de garnison ; un bataillon était employé à bloquer une tribu lezghe qui refusait de rendre quatre-vingts prisonniers enlevés à la tribu des Ingiloks, alliés de la Russie. Les Lezghes, réfugiés dans les parties inaccessibles de la montagne, savent toujours rompre le blocus, malgré le nombre de troupes que l’on y emploie. Les Russes, espérant les soumettre par la famine, avaient interdit toute communication avec eux. Pourtant, depuis six mois, les Lezghes résistaient à toutes les propositions qui leur étaient faites ; ils n’avaient plus, disaient-ils, les Ingiloks en leur pouvoir ; c’était chez les Tchetchens qu’il fallait les réclamer.

On a formé à Zakataly un corps composé de cent quatre-vingts montagnards à cheval, armés, comme tous les habitans, d’un fusil, d’un sabre et d’un large poignard. Cette milice est payée, elle sert aux escortes et à porter les ordres que les généraux veulent transmettre dans la montagne ; les chefs seuls ont un costume particulier et un rang dans l’armée russe. Les habitans paient douze francs par feu ; moitié de cette somme est consacrée à l’entretien de la milice, moitié revient à la couronne. Le général Andrep m’assura que les habitans, jadis astreints au service militaire à la moindre réquisition, étaient satisfaits du régime actuel. Je vis le plan d’une colonie que l’on se propose de former en Kakhétie ; cette colonie serait habitée par des Lezghes auxquels le gouvernement fournirait tous les matériaux nécessaires pour s’établir ; on leur bâtirait même leurs maisons ; il recevraient des terres à mettre en culture, et seraient libres de tout impôt pendant dix ans. Chaque année, au retour de l’été, ils pourraient quitter la vallée et retourner dans leurs montagnes. Cette colonie formerait une longue rue commandée par un petit fortin avec des soldats russes pour garnison. Je doute que ce plan séduise les Lezghes, qui préfèreront leur vie nomade à la protection des canons russes. Le bataillon en garnison à Zakataly, au lieu de mille hommes, n’en comptait que quatre cents ; le nombre des malades est d’un dixième.

Le général Andrep me raconta une excursion qu’il venait de faire dans la montagne avec une suite de trente Djars dévoués. Les villages qu’il avait traversés étaient hostiles aux Russes sans être pourtant avec eux en guerre ouverte. Il avait séduit les anciens par de belles promesses, l’assurance de ses intentions pacifiques, et la promesse de ne pas chercher à introduire des troupes dans leurs montagnes. Une fois, il avait failli devenir victime de sa confiance ; un montagnard, s’étant approché de lui lorsqu’il reposait sur un divan, lui avait tiré un coup de pistolet presque à bout portant ; la balle, traversant ses vêtemens, était venue s’amortir sur une ceinture de cuir. Les montagnards, voyant le coup manqué, s’étaient empressés de saisir l’assassin, qui, jugé suivant leurs lois, fut condamné à une amende, car il n’y avait que tentative de meurtre sans blessure. Le général lui fit grace ; le montagnard qui avait tenté ce coup hardi était un émissaire de Chamyl. Si le général Andrep eût été tué, la peuplade chez laquelle il se trouvait eût été forcée de prendre les armes, car les Russes auraient certainement cherché à tirer vengeance de sa mort. La tentative d’assassinat ayant avorté, grace à la mauvaise qualité de la poudre dont le pistolet était chargé, le général fut entouré de respects, et ne trouva plus que des visages amis dans la suite de son excursion parmi les montagnards.

Le choix des juges est d’une difficulté extrême dans les provinces du Caucase ; presque tous les habitans appartiennent à des associations ou tchoukoums ; le juge qui fait partie d’une de ces associations donne toujours raison aux membres de son tchoukoum contre ceux d’une autre association. Cet état de choses perpétue les haines et les rivalités ; les assassinats ne sont pas rares, et les enlèvemens sont un des crimes les plus communs : je vis à Zakataly cinq ou six montagnards mis en jugement pour avoir enlevé des femmes ou des jeunes filles.

Le général Andrep se plaignait vivement de l’administration civile que le baron de Hahn, sénateur de l’empire, est venu établir dans le gouvernement du Caucase. Jadis le gouverneur-général réunissait toute l’autorité militaire et civile ; depuis l’adoption du projet du baron de Hahn, il doit y avoir deux administrations distinctes et indépendantes. Les affaires civiles seront soumises à des juges et tribunaux créés dans les villes de district. Si elles excèdent une valeur de cent roubles (quatre cents francs), elles devront être soumises au tribunal de Tiflis, qui décidera en dernier ressort. Le général Andrep prévoyait que les lenteurs inséparables de ce mode d’aministration exciteraient le mécontentement des montagnards. Autrefois ceux-ci venaient se présenter devant les commandans militaires, demandant la solution de leur procès ; les deux parties exposaient leur différend, et quelle que fût la décision, elles l’acceptaient sans murmure. Les montagnards tiennent surtout à ce qu’un jugement soit rendu avec promptitude ; ils ont une répugnance très marquée pour les écrivains, et souvent ils se retirent plutôt que de se soumettre à un procès qui exigerait des écritures. Tout en convenant que l’administration militaire a été la source de grands abus dans le gouvernement du Caucase, je ne pouvais qu’approuver les craintes du général Andrep. Les employés de la Russie sont si corrompus et si intéressés, que multiplier leur nombre c’est augmenter le désordre. Les montagnards n’auront aucune justice à attendre des tribunaux auxquels ils seront soumis. Un juge répondait à Jean-le-Terrible, qui l’accusait de se laisser corrompre : Sire, j’ajoute plus de foi à un riche qu’à un pauvre. Dans l’état actuel de la Russie, nul n’oserait faire cette réponse, et pourtant il y a peu d’employés qui n’agissent d’après ce principe. Habitués au régime du sabre, à un système de lois aussi simple en principe que dans l’application (car il ne consiste, pour ainsi dire, qu’en une appréciation en argent du dommage causé), les habitans du Caucase auront à se soumettre à des enquêtes minutieuses, à des procédures sans fin, les employés civils les retiendront en prison pour instruire leurs affaires, prendront de l’argent de tous, et ne feront grace à aucun.

Cette nouvelle administration, en soulevant des haines qui ne sont qu’assoupies, doit nuire à la tranquillité du pays. Les Géorgiens et les Arméniens, peuples aussi paisibles qu’indolens, ont vu avec effroi l’introduction du système civil de la Russie. Ils craignent avec raison que la pensée du gouvernement ne soit de les astreindre au service militaire, dont ils sont dispensés jusqu’à présent. Je n’ai pas besoin d’ajouter que toutes les autorités militaires voient avec regret un nouveau pouvoir s’élever à côté d’elles. Sans oser attaquer ouvertement un changement approuvé par l’empereur, elles combattront par des menées sourdes les employés civils, et le conflit fréquent qui s’élèvera entre les deux pouvoirs, en augmentant les abus, excitera des désordres funestes à la puissance de la Russie. Tout Russe de bonne foi reconnaît que l’administration de la justice donne lieu à des abus crians. Avant de faire adopter son système de juridiction par les peuples chrétiens ou musulmans du Caucase, la Russie devrait donc s’efforcer de détruire ces abus par tous les moyens possibles. Lorsque l’interprétation des lois ne dépendra plus de l’avidité d’un employé, il sera temps pour elle d’imposer sa législation aux provinces du Caucase ; mais, avant que cette réforme soit accomplie, leurs lois auront toujours sur celles de la Russie l’avantage de la justice et de la simplicité.

En quittant Zakataly, je suivis la chaîne du Caucase, et, traversant des villages cachés par les vergers et les vignes qui les entouraient, je m’avançai jusqu’au défilé qui conduit à Yelissou. Notre escorte se composait de dix montagnards de la milice et de deux Cosaques. Je passai plusieurs cours d’eau qui vont se perdre dans l’Alazan ; ces cours d’eau arrosent des rizières. Les habitans des villages qui se trouvaient sur notre route vinrent à ma rencontre, m’offrant des raisins délicieux, des pêches et des poires, et refusèrent, à ma grande surprise, d’accepter l’argent que je leur fis offrir.

Les montagnes, se resserrant, encadrent la rivière d’Yelissou, qui se précipite au milieu des rochers. La température, très chaude dans la plaine, change tout-à-fait dans la montagne. Les arbres cessent d’embellir le paysage, et l’on n’est plus entouré que de rochers arides et de montagnes à pic. J’entrai à Yelissou et vins m’établir chez le sultan de ce district et de celui de Routoul. Ce sultan, vassal de la Russie, est jeune et d’une figure agréable, quoique cité pour sa cruauté. Il vint me souhaiter la bien-venue. On nous servit un dîner moitié russe, moitié oriental. Le sultan se crut obligé de manger avec une fourchette, mais son peu d’habitude de s’en servir lui causait un véritable embarras.

Le sultan d’Yelissou a le grade de colonel dans l’armée russe ; j’obtins de lui quelques détails intéressans sur les divisions qui règnent parmi les différentes tribus du Daghestan. Il m’assura que c’était à ces divisions seulement que les Russes devaient les progrès de leurs armes ; isolant les diverses peuplades, il les soumettent ou les détruisent, profitant de l’inaction et de l’indifférence des tribus voisines. Nous parlâmes long-temps de Méhémet-Ali ; je remarquai l’intérêt que prennent les montagnards à ses succès, et les vœux qu’ils font pour sa cause, qu’ils regardent comme le triomphe de l’islamisme. Le sultan d’Yelissou recourut aux protestations les plus vives pour m’exprimer son dévouement à la Russie ; je ne voulus pas refroidir son zèle en lui disant que le général Andrep avait été au moment de donner l’ordre de l’arrêter à la suite de quelques réclamations faites avec insistance et qui déplaisaient au général.

Le sultan d’Yelissou possède, sous la suzeraineté de la Russie, quarante-sept villages dépendant d’Yelissou et de Routoul, en tout quatre mille maisons ou vingt mille habitans. Les communications sont interrompues pendant sept mois de l’année, à cause de la quantité de neiges qui couvre les montagnes. Les arbres manquent entièrement ; la vallée de Routoul, arrosée par le Samour, produit du millet en grande abondance. Les habitans des villages dans la montagne ne peuvent entretenir qu’un petit nombre de bestiaux à cause de la rareté des pâturages. Ils ont presque tous des chevaux. La culture est excessivement limitée dans la montagne ; c’est à peine si les habitans recueillent dans les bonnes années la quantité de grains nécessaire à leur nourriture.

Un des neveux du sultan se joignit à quelques autres montagnards pour me servir d’escorte. Descendant d’Yelissou, qui s’élève sur les bords de la rivière et la domine, je m’engageai dans les montagnes, en remontant le cours du torrent. Après trois heures de marche dans un pays qui n’était remarquable que par son aspect sauvage, nous arrivâmes au pied d’une haute montagne qu’il nous fallut gravir. La route était tracée en spirale ; à plus de mille pieds au-dessus de nous, j’apercevais des montagnards qui contemplaient notre ascension. Il leur eût été facile, en faisant rouler quelques pierres, de nous anéantir tous. La stupidité des habitans explique seule comment les Russes ont pu pénétrer avec des canons dans un pays si bien défendu par la nature. On a construit depuis peu cette route que les neiges et les torrens détruisent chaque année au retour de l’hiver, et qu’il faut par conséquent sans cesse rétablir ; les montagnards que j’apercevais étaient occupés à la réparer ; ils nous regardèrent passer avec curiosité, sans témoigner de malveillance. Descendus des sommets élevés sur lesquels nous étions parvenus, nous entrâmes dans le lit d’un autre torrent ; des neiges abritées par la montagne avaient résisté aux chaleurs du mois d’août ; tout le sol qui nous environnait était aride. Les rochers, d’une teinte grisâtre, n’ont pas le caractère grandiose de la chaîne du Taurus ; quelques beaux points de vue seulement nous étaient offerts par des cascades qui, tombant d’une grande hauteur, venaient se réunir avec bruit au torrent qui coulait sous nos pieds.

Je vis quelques malheureux villages ; j’admirai la constance des habitans qui s’attachent à de semblables demeures. Ce n’est qu’avec peine qu’ils peuvent récolter les grains nécessaires à leur nourriture. Mes guides me dirent que beaucoup de villageois souffraient de la famine dans les années où des froids continus interrompaient toute communication avec la plaine de Routoul.

Je m’étais élevé en huit heures de marche jusqu’au village de Zakhur, où je changeai de chevaux. Descendant progressivement, je suivis le cours du Samour et passai la nuit à Soubach. Aussitôt notre arrivée, on fit tuer un mouton qui, mêlé avec du riz, forma notre dîner et celui de mon escorte, qui, conformément aux usages orientaux, vint s’asseoir à côté de moi. Le voisinage de la vallée du Samour répand la richesse et l’aisance dans les villages qui peuvent utiliser les eaux de cette rivière pour la culture du millet. Je remarquai la beauté des tapis fabriqués par les femmes ; les couleurs en sont aussi brillantes que solides. Quittant Soubach, je côtoyai le Samour. La vallée s’élargissait, et de nombreux villages égayaient la plaine. Des habitans parcouraient les champs portant sur leur poing des faucons ou des tiercelets ; ils chassaient des perdrix ou des cailles. Je fus surpris de la quantité de gibier qui se trouvait sur notre route ; des perdrix couraient devant nous sans vouloir s’envoler ; il fallait les poursuivre au galop de nos chevaux pour les forcer à s’élever. Les hommes de notre escorte étaient étonnés de nous voir tirer des perdrix au vol sans descendre de cheval ; ils ne tirent jamais qu’arrêté. La veille, nous avions pu juger de leur adresse : plaçant une pièce d’argent à cent pas de distance, je l’avais promise pour récompense à celui qui l’enlèverait avec une balle ; tous atteignirent le but à quelques lignes près, mais ils avaient soin de placer pour appui sous leur fusil deux bâtons en croix, des pierres ou leur sabre. Ils me dirent qu’autrement ils ne seraient pas sûrs de la justesse de leur coup.

Je passai le Samour à plusieurs reprises et pus remarquer la légèreté des ponts et la simplicité de ces constructions. On commence par établir sur chaque rive une pile, soit en bois, soit en pierre. Deux poutres dépassent cette pile de deux pieds environ ; deux autres poutres superposées dépassent les deux premières dans la même proportion. L’extrémité de la sixième poutre se trouve ainsi à douze pieds de la rive du fleuve. La largeur du Samour variant de quarante à cinquante pieds, une poutre d’une moyenne longueur suffit pour réunir les deux rives. Ces ponts sont aussi légers que solides ; élevés au-dessus du lit du fleuve, ils résistent aux crues subites qui suivent la fonte des neiges. Si les piles qui servent d’appui à ce système si simple offrent un contre-poids suffisant à la portée des poutres, ces ponts peuvent durer de longues années.

Je traversai Routoul, village aussi peu important qu’Yelissou. Les habitans étaient tous occupés à la récolte du millet ; des enfans conduisaient en cercle des bœufs ou des chevaux attelés à une herse massive garnie soit de clous en fer, soit de bois pointus, et destinée à séparer le grain de la paille. La route était sillonnée de nombreux canaux qui servent à l’irrigation des champs en culture. Je remarquai le bon entretien de ces canaux et le soin avec lequel les pentes sont ménagées. Je descendis le Samour jusqu’à Akhti et vins demander l’hospitalité au colonel Karganoff, qui commande ce district. Les Russes ont élevé depuis un an une forteresse à Akhti ; elle est située au confluent de l’Akhtisou avec le Samour, et domine la vallée qui borde cette rivière. Cette forteresse doit quelque importance à sa situation au centre des montagnes. Ce n’est qu’à la suite de l’expédition faite il y a deux ans par le général Golavine que les Russes ont pu créer cet établissement militaire.

La ville d’Akhti est construite presque au pied du Schah-Dagh, couvert de neiges perpétuelles à une hauteur de près de deux mille pieds. On m’assura que le sommet de la montagne recèle des glaciers immenses. Akhti commande les défilés qui conduisent à Routoul et à Yelissou, ainsi que ceux qui communiquent d’un côté à Derbent, de l’autre à Noukha. De nombreux jardins et des champs en culture entourent la ville, qui se compose de quatre cents maisons. La forteresse, n’ayant qu’une simple muraille avec des fossés, suffit pour résister aux montagnards, qui n’ont pas d’artillerie ; car autrement, dominée comme elle l’est par les montagnes environnantes, il serait impossible de la défendre.

Le colonel Karganoff m’exprima sur l’administration civile les mêmes idées que le général Andrep. J’appris par lui que le baron de Hahn avait renoncé à introduire les tribunaux civils dans le district d’Akhti ; les montagnards, nouvellement incorporés à la Russie, n’auraient pas su apprécier la faveur qu’on voulait leur faire en les soumettant aux lentes formalités de la justice russe.

La milice est organisée à Akhti ; les hommes qui composent cette troupe me parurent dévoués au colonel, qui use à leur égard d’une excessive sévérité. Les montagnards de mon escorte m’amusèrent par leurs questions sur la politique générale de l’Europe ; ils voulurent établir une comparaison entre les forces de la France et celles de la Russie. Je me bornai à leur rappeler l’entrée d’une armée française à Moscou. Les montagnards ont retenu le nom de Napoléon ; ils conservent pour lui presque de la vénération, à cause des succès qu’il obtint sur les Russes. Malgré leur soumission au gouvernement, tous convinrent que la division qui régnait entre les différentes tribus était l’unique cause de leur ruine. Je leur citai les Tcherkesses, qui, restant unis contre leur ennemi commun, ont su maintenir leur indépendance. — Chamyl, me dirent-ils, nous a envoyé des émissaires pour nous engager à nous soulever ; mais le moment n’était pas favorable, nous aurions été écrasés. — Le général Andrep m’avait déjà montré des lettres de Chamyl écrites aux différens chefs des tribus ; ces lettres avaient été livrées par ceux même auxquels elles étaient adressées.

Quittant Akhti, je traversai le Samour en face de la forteresse, et j’entrai de nouveau dans la montagne ; je m’élevai graduellement pendant trois heures. Arrivé au point culminant de la route, j’embrassai une vue immense. À mes pieds étaient Akhti et les villages qui s’élèvent sur les rives du Samour. Le Schah-Dagh et les cimes environnantes bornaient notre horizon. Les montagnes que je venais de gravir étaient nues et arides ; quelques sources entretenaient seules un peu de végétation sur les terres qu’elles arrosaient. Je descendis lentement jusqu’au village de Kabir, situé au bord de la petite rivière, que je côtoyai pendant plus d’une heure. Ce versant de la montagne est riche en pâturages. Les habitans coupent le foin qu’ils réunissent en petites meules ; l’hiver, ils viennent le chercher et le transportent dans leurs villages sur des traîneaux légers. Nous suivîmes, après Kabir, les bords de l’Arakh ; des touffes de clématite et de vigne sauvage s’élevaient en berceau au-dessus de nos têtes ; parfois de beaux champs cultivés ou d’immenses pâturages donnaient à notre route, animée déjà par le mouvement des eaux, un charme d’autant plus vif, que nous venions de traverser des montagnes arides et rocailleuses. Je dus m’arrêter au village juif d’Arakhin. D’après l’organisation du service en Russie, les habitans sont tenus de fournir aux voyageurs des moyens de transport d’un village à l’autre. Dans tous les villages musulmans, aucun n’avait fait difficulté de nous amener ses chevaux, tous regardant cette obligation comme un devoir d’hospitalité. Les juifs furent loin de se montrer aussi dociles ; ne voulant pas employer le système russe, et forcer par la crainte les récalcitrans, je leur fis donner de l’argent, au grand mécontentement des musulmans de mon escorte, qui voulaient faire main basse sur les juifs qu’ils détestent. Ce ne fut néanmoins qu’après bien des pourparlers que j’obtins les cordes nécessaires pour attacher mes effets ; les juifs nous avaient amené leurs chevaux tout nus.

À mesure que nous approchions des bords de la mer Caspienne, la chaleur devenait plus lourde et plus malsaine. Je remarquai sur ma route beaucoup de villages juifs qui offraient à peu près le même aspect que les villages géorgiens. La vallée que nous traversions s’incline lentement vers la Caspienne. Malgré la fertilité du sol, le climat de cette vallée est très pernicieux. Laissant derrière moi les riches vergers qui environnent Koulara, je traversai une plaine presque de niveau avec la mer. Je dépassai les vignes et les jardins qui entourent Derbent, dont j’apercevais les hautes murailles et les tours carrées, qui, partant du pied de la montagne de Tabasseran, se prolongent jusqu’à la mer, sur une longueur d’environ trois mille mètres. Je m’avançai au milieu de cimetières musulmans qui, placés à l’entrée de la ville, rappellent par leur étendue l’importance, aujourd’hui si diminuée, de la ville de Derbent. Je montai à la citadelle établie sur un rocher presque à pic, à la hauteur de deux cent soixante mètres au-dessus du niveau de la mer. La distance qui sépare Tiflis de Derbent, par la route de montagnes que j’avais suivie, est de quatre cent seize verstes. La route de poste que les officiers sont obligés de suivre est plus longue que l’autre de trois cents verstes. Les traditions populaires attribuent à Alexandre la fondation de Derbent, que les Turcs appellent Demir-Kapou (portes de fer) ; on me montra dans la citadelle la place qu’avait occupée Pierre-le-Grand, qui, le premier, enleva Derbent aux Persans, en 1722 ; depuis, cette ville revint à la Perse. En 1766, le khan de Kouba la rangea sous sa domination ; ce ne fut qu’en 1806 qu’elle fut incorporée dans le gouvernement du Caucase. Les habitans n’ont pourtant pas cessé de prendre part aux diverses guerres qui ont agité ces pays. Je vis une centaine de maisons dont les maîtres avaient été pendus ou exilés par suite de leur participation aux troubles de la montagne.

La ville est administrée par un divan composé des notables, et placé sous la présidence du commandant, qui seul exerce vraiment le pouvoir. Les habitans paient une capitation de six roubles argent ou 24 francs. L’intérieur de la ville, ses bazars, les costumes des habitans, sont empreints du caractère persan. On y remarque une place immense, construite par les Russes. Quelques nouveaux bazars, une caserne, et le quartier-général, occupent les divers côtés de cette place, où l’on est en proie à un soleil ardent. Les Russes ne savent pas adapter leur architecture aux besoins du pays, ils construisent toujours comme pour leurs climats froids ; les casernes, mal aérées, sont presque toutes malsaines ; la saleté des soldats et leur mauvaise nourriture aggravent encore les effets de la disposition vicieuse des logemens. Les soldats russes restent exposés à un soleil de plus de 30° Réaumur, n’ayant pour garantir leur tête qu’une simple casquette de toile. Quelques instans suffisent pour produire des fièvres chaudes presque toujours mortelles. L’abus des liqueurs fortes, des fruits et des végétaux amène des dysenteries et des fièvres lentes. Ceux qui sont assez heureux pour résister à l’action du climat vont tomber sous le fer des montagnards. Aussi peut-on assurer qu’il n’est pas de condition plus malheureuse que celle du soldat russe dans les provinces du Caucase.

Le commandant d’un bataillon m’assura que, malgré la fatigue d’une route de plusieurs mois, il n’avait eu, durant le voyage de Moscou à Derbent, aucun malade. À peine entré à Derbent, il compta de trente à quarante soldats alités par jour. La fièvre faisait de tels progrès dans ce bataillon, qu’il fallut recourir à un changement de garnison. On l’envoya à une vingtaine de verstes dans la montagne, près d’une source d’eaux chaudes.

Je trouvai dans les murs de la ville quelques inscriptions romaines ; le commandant de Derbent, le colonel Boutskief, me montra une pierre tumulaire trouvée dans une fouille faite aux environs de la ville. Le colonel regardait cette inscription comme une preuve matérielle de la présence d’Alexandre à Derbent ; j’ai copié cette inscription, qui peut faire juger de sa naïve ignorance : « A. M. A. D. V. sid. » Cette inscription était sur trois lignes, et devait signifier : Alexander Macedonius Derbent. Le gouverneur me parut si enchanté de sa savante interprétation, que je le confirmai dans l’intention où il était d’envoyer ce monument historique à Pétersbourg.

C’est à partir de la citadelle même que commence la grande muraille qui, d’après le témoignage d’Abbas-Kouli-Khan, un des Orientaux les plus distingués et les plus versés dans l’histoire de ces provinces, se prolonge sur une longueur de deux cents verstes, et vient se terminer sur le versant opposé du Caucase près de Dariel. La construction de cette muraille remonte au règne des Sassanides ; des bastions réguliers et des tours s’élèvent à des intervalles de quatre cents mètres. Cette muraille se dirige à l’ouest et couronne les montagnes du Tabasseran ; des meurtrières garnissent le faîte des murs, revêtus de pierres énormes.

Le mouillage de Derbent est peu sûr ; les vents violens qui règnent sur la Caspienne rendent le séjour des petits bâtimens dangereux dans une rade ouverte de tous côtés, excepté vers l’ouest. Aussi ne font-ils que s’arrêter pour déposer quelques marchandises venant des ports d’Asterabad, Bakou ou Astrakhan. La ville n’occupe que la partie supérieure des murailles ; le littoral de la mer est bordé par des jardins.

Un bataillon et une compagnie d’artillerie sont cantonnés à Derbent. Le commandant m’assura que le climat était très sain pour les hommes habitués à cette chaude température. L’action du soleil se fait surtout sentir sur les nouvelles recrues, dont près d’un dixième est enlevé la première année. La rareté des communications établies avec la montagne rend le commerce de Derbent tout-à-fait nul. Les bazars consistent en quelques boutiques presque vides ; je n’y remarquai qu’une grande abondance de fruits excellens. La population de Derbent et du district de ce nom s’élève à environ quinze mille ames, parmi lesquelles on compte beaucoup de juifs et de musulmans des sectes d’Ali et d’Omar.

La route qui conduit de Derbent à Kouba est praticable pendant une partie de l’année pour des chariots de poste ; elle n’est interrompue que par la crue des eaux qui suit la fonte des neiges. Le Samour, quoique se divisant en une multitude de bras, offre souvent un passage aussi difficile que dangereux. Les relais de poste sont établis dans de petites redoutes entourées d’un fossé et d’un mur en terre revêtu de palissades en bois. Quelques Cosaques gardent ces redoutes. Presque tous, ainsi que les écrivains des postes et les postillons, étaient attaqués d’une fièvre qui leur laisse à peine quelques instans de repos. À l’exception de plusieurs villages entourés d’eaux vives et ombragés de beaux arbres et d’immenses vergers, je ne remarquai aucun point intéressant sur la route de Kouba. Je traversai, pour me rendre dans la ville, la rivière de Kudialtchaï, laissant à ma droite un village de juifs karaïtes. Ces juifs, fidèles à l’Ancien Testament, ont rejeté les compilations du Talmud et les commentaires des savans hébreux. La simplicité de leurs doctrines ajoute à la pureté de leurs mœurs, et les juifs karaïtes jouissent partout d’une considération refusée aux autres Israélites.

Je passai au milieu de la forteresse de Kouba ; elle est entourée d’une palissade en bois et d’un mur en terre défendu par quelques canons. Cette forteresse résista, en 1838, à l’attaque de quatre mille montagnards qui voulurent enlever Kouba. Le siége dura deux jours, mais on se borna à l’échange de quelques coups de fusil. Depuis cette tentative aussi maladroite qu’infructueuse, les habitans du district de Kouba, qui se compose de cent cinquante villages, et renferme une population de cent mille habitans, se sont vu retirer la permission de porter des armes. C’est la seule province dans laquelle les Russes aient pu appliquer cette mesure de précaution. Nulle part ailleurs ils ne l’ont tenté, et il serait douteux qu’ils pussent réussir, car les montagnards tiennent plus à leurs armes qu’à la vie ; leur poignard ne les quitte jamais, et dans toutes leurs excursions ils portent un long fusil et un sabre. Les pistolets sont peu en usage parmi eux. Toutes leurs armes, d’une trempe excellente, sont fabriquées dans le Daghestan. Ce sont eux-mêmes qui coulent et forent leurs canons de fusil.

Le colonel Wrangel, chef du régiment d’Érivan-Paskéwitch, voulut bien me confirmer les détails que l’on m’avait déjà donnés sur le siége d’Akourjo. Chamyl, le successeur de Khazi-Mollah, ardent instigateur de la révolte contre les Russes et prédicateur religieux du Daghestan, s’était réfugié à Akourjo, village d’environ trois cents maisons. Entouré de ses fidèles partisans, il inquiétait par ses menées les autorités russes. Le général Grabbe crut le moment favorable, et, réunissant six mille hommes de troupes et de l’artillerie, il s’avança par des chemins regardés comme impraticables jusqu’aux portes d’Akourjo. Il n’avait eu, dans cette course, qu’à résister à quelques attaques de montagnards, qui, connaissant tous les défilés, lui avaient fait éprouver des pertes d’hommes peu considérables. Un simple mur en terre défendait Akourjo, et le général crut qu’il suffirait de tenter un assaut pour s’emparer de cette bicoque, qui, située sur les bords du Koisou, n’est forte que par sa seule position. Akourjo s’élève sur un rocher à pic ; un ravin profond sépare et isole le village des montagnes environnantes. Pour arriver à Akourjo, il fallait descendre le long d’une arête d’à peine deux pieds de large. Si on venait à glisser ou à être atteint d’une balle, on tombait et on périssait infailliblement sur les rochers qui, bordant le lit du torrent, forment en cet endroit des précipices aussi terribles que profonds. Malgré les difficultés et les dangers du passage, qui devait s’opérer pas à pas sous le feu de l’ennemi, le général Grabbe ordonna l’assaut, et le colonel Wrangel marcha à la tête des hommes de son régiment, qui comptait quinze cents soldats d’élite. Ils s’avancèrent jusqu’à l’arête qui se prolonge sur une longueur de quarante mètres environ. L’ennemi laissa les Russes s’engager ; bientôt il ouvrit son feu ; officiers, soldats, tombèrent blessés mortellement ; la chute des uns entraîna celle des autres, et les rochers se couvrirent de cadavres. Trois fois le colonel revint à la charge ; il s’arrêta enfin, et, blessé lui-même, ne dut son salut qu’au dévouement de ses soldats. Des quinze cents hommes qu’il avait menés à l’attaque d’Akourjo, il en restait cinquante ; sur trente-quatre officiers, deux seulement avaient survécu ; les autres, frappés à mort, étaient tombés en combattant, ou étaient venus se briser misérablement sur les pointes des rochers. Le siége traîna en longueur, et les Tchetchens, animés par la présence de Chamyl, firent preuve d’un fanatisme qui les élevait au-dessus de toute crainte ; ils s’exposaient au feu de bataillons entiers pour tuer des officiers russes. Aussi les assaillans comptèrent-ils bientôt plus de cent officiers morts ou blessés. De nouvelles troupes vinrent combler les vides faits par le feu de l’ennemi, et un assaut général mit fin à la résistance d’Akourjo. Néanmoins la victoire fut chèrement achetée ; tous les montagnards périrent les armes à la main. Akourjo fut pris, mais on ne put saisir Chamyl ; ce chef fanatique et cinq de ses affidés trompèrent la vigilance des sentinelles russes. Pour se rendre maître d’un village qu’ils ne pouvaient conserver, les Russes avaient perdu de quatre à six mille hommes. Aujourd’hui Akourjo est rasé ; sa position n’a rien perdu de sa force, et, le jour où les montagnards relèveront leurs chaumières et le mur d’enceinte, il faudra encore bien du sang versé pour s’en rendre maître.

Les Russes s’occupent en ce moment à construire la forteresse de Tchoura, située à trente verstes d’Akourjo et à vingt-cinq de Tcherkaie, résidence actuelle de Chamyl, où les Russes, instruits par le passé, n’osent l’attaquer. Tchoura est à environ cent cinquante verstes de Derbent, et à peu de distance du Terek.

Les officiers qui ont fait les guerres du Daghestan déplorent les pertes sans résultat qu’entraîne le système de conquêtes adopté par l’empereur. Ils remarquent avec raison que les montagnards se bornent à repousser les atteintes qu’on veut porter à leur indépendance par l’établissement de forts et de routes militaires. Durant les guerres contre la Perse et la Turquie, les montagnards sont restés paisibles. Les peuples du Daghestan demandent la libre introduction du sel et des grains nécessaires à leur consommation ; ils ne veulent aucun soldat russe parmi eux. Au lieu de les forcer à être toujours en armes, qu’on les laisse errer dans leurs montagnes, conduire leurs troupeaux et cultiver leurs terres ; ils perdront peu à peu leurs habitudes guerrières et apprendront à respecter les peuples paisibles qui habitent les vallées. Transiger avec eux est le parti le plus sage, car les Russes doivent renoncer à s’établir dans la montagne d’une manière fixe et stable, s’ils n’ont pas anéanti toutes les populations. Les premiers pas des Russes ont soulevé pour long-temps le fanatisme des montagnards. Après de grands succès suivis de revers, Khazi-Mollah, leur prédicateur enthousiaste, est venu tomber sur la brèche de Gimri ; mais Chamyl a succédé à Khazi-Mollah : il a ranimé le courage des montagnards par sa douce et persuasive éloquence. Le Daghestan est encore en armes, des milliers de Russes sont tombés à Akourjo, et chaque jour la Russie fait de nouvelles pertes dans des engagemens sans cesse renouvelés, qui entraînent la mort ou la captivité d’un grand nombre d’officiers. Chamyl un jour succombera, les os de ses victimes resteront semés sur le sol qu’il aura défendu, et un nouveau prophète surgira, ambitieux d’égaler la renommée de Khazi-Mollah et de Chamyl.

L’introduction de l’islamisme parmi les peuples du Daghestan et de la Circassie a été le signal de leur opposition constante aux Russes. Jadis ils négociaient avec la Russie, ils combattaient même pour sa cause ; aujourd’hui une guerre religieuse peut créer aux troupes du czar dans ces contrées des obstacles insurmontables. Toutes les positions occupées par les Russes sont maintenant encore disputées par les montagnards, et les sacrifices d’hommes et d’argent faits depuis quarante ans deviennent entièrement inutiles. Pour qu’une révolution religieuse accompagnée d’une guerre terrible éclate, il suffit qu’il se rencontre parmi les peuples du Caucase un homme qui connaisse bien les passions des différentes familles, qui sache protester avec éloquence contre les vexations des autorités russes, capable enfin de réunir sous le drapeau du fanatisme toutes les tribus divisées par des haines privées ou de petites vengeances. Des généraux qui connaissent les mœurs et les habitudes des montagnards regardent ce danger comme imminent. Ils m’assuraient que l’influence religieuse de Chamyl était immense. Les hommes qu’il désignait pour exécuter une mission ne connaissaient aucun danger : Chamyl l’avait ordonné, ils devaient obéir sans penser au sacrifice de leur vie. Le fanatisme des tribus est tel, que des officiers m’assurèrent qu’ils n’auraient pu suivre la route qui m’avait amené à Derbent ; le même montagnard qui passait près de moi, me souhaitant la bienvenue, aurait armé son fusil, et, posté dans un lieu écarté, aurait tué l’officier qu’il aurait rencontré sur sa route. Un des officiers du colonel Wrangel avait été enlevé par les Lezghes, qui demandaient 100,000 francs pour sa rançon. Le gouvernement russe refuse maintenant de racheter les officiers ou soldats faits prisonniers ; ce sont les familles de ces malheureux qui sont chargées de ce soin, si elles ne veulent les laisser enchaînés au service d’un montagnard cruel, qui ne les emploie qu’à des travaux pénibles.

La situation de Kouba, résidence du chef militaire du district, est une des plus malsaines du Caucase. Le régiment qui y tenait garnison comptait plus de six cents malades. Le nombre considérable d’employés civils et militaires qui se trouve à Kouba éloigne les indigènes ; toutes les maisons un peu grandes sont occupées par les Russes. Les bazars me parurent déserts. Kouba est renommée par sa fabrique de tapis à longue soie. Je trouvai dans cette ville Abbas-Kouli-Khan, descendant des anciens khans de Bakou. Il me parla de la difficulté de recueillir des données historiques un peu positives sur les peuples du Caucase. Le mouvement des nations qui s’y sont succédées a été si confus, qu’il est presque impossible d’émettre sur ce sujet une opinion décisive. Des témoignages certains attestent que les croisés parurent autrefois dans ce pays. On retrouve encore d’anciennes armures de chevaliers, des lames de sabres portant des inscriptions françaises. Abbas-Kouli me parla de châteaux forts de construction génoise ou vénitienne, et me cita le Tchirakkalé (château lumineux), sur la route de Kouba à Bakou, à l’extrémité du dernier chaînon du Schah-Dagh, au bord de la Caspienne ; le Tchirakkalé servait jadis de fanal pour avertir, en cas de danger, les habitans menacés d’une descente des Tartares ou Turcomans.

Les environs de Kouba sont très boisés. Des Polonais, qui se trouvaient dans cette ville, me parlèrent de l’abondance et de la variété du gibier : exilés de leur pays, leur seule consolation était de se distraire par des exercices violens. J’ai souvent rencontré en Géorgie des nobles polonais devenus simples soldats. Partout ils se louaient de leurs rapports avec leurs commandans, qui les traitaient comme leurs égaux et les laissaient s’exprimer librement sur les abus du gouvernement qui les opprime. Je n’ai jamais remarqué en Géorgie l’animosité qui partout ailleurs règne entre les deux nations et les divise si profondément.

La route de Kouba à Bakou est aussi monotone que déserte ; les seules habitations qu’on rencontre sont les relais de poste ; on traverse une plaine toujours unie, et le manque d’eau se fait vivement sentir, surtout en approchant de la presqu’île d’Apchéron. Nous franchîmes rapidement la distance qui nous séparait de Bakou. Laissant derrière moi les nouveaux faubourgs qui s’élèvent en dehors de cette place, je dépassai l’enceinte de murailles qui entourait l’ancienne ville et vins demander un logement au colonel qui commande à Bakou. De nombreux bâtimens animent le port, qui est un des meilleurs de la Caspienne ; tous les navires qui se trouvent sur cette mer sont d’un faible tonnage, à cause de la quantité de bas-fonds qui s’étendent souvent à plus de deux lieues des côtes. Un brick de guerre était mouillé à Bakou ; je fus le visiter, et j’appris du commandant que la marine militaire se composait de six petits bricks, armés de dix pierriers ; il me dit que ces bâtimens suffisaient pour protéger le commerce russe ; ils sont souvent employés à des transports entre Astrakhan et Salian ou Lenkoran. Le capitaine se plaignait de la nécessité dans laquelle il se trouvait d’aller mouiller à l’île de Sara, plus remarquable par son climat pestilentiel que par la richesse et la fertilité du sol. Dans un ouvrage publié par le comité des finances, sur les ressources que peut offrir la Géorgie, on a évalué le rapport de l’île de Sara, en cannes à sucre, cotons et indigo, à plusieurs millions de roubles. Une seule difficulté empêche de réaliser ce brillant résultat : c’est que tous les hommes que l’on y envoie périssent après un court séjour. Chaque année, la garnison, forte de cinq cents hommes, est détruite par les maladies.

L’île de Sara est presque en face de Salian, lieu renommé pour ses pêcheries. La saison des pêches n’étant pas encore arrivée, je renonçai à faire le voyage de Bakou à Salian. Les pêcheries donnent chaque année à la couronne un revenu de 200,000 roubles (800,000 francs). Lorsque la pêche est favorable, on prend dans le Kour de dix à vingt mille poissons par jour. La pêche dure cinq mois de l’année, à partir de la fin d’octobre.

Bakou est une ville mieux bâtie et plus régulière que Derbent et Kouba. La population s’élève à sept mille ames environ. Quoiqu’elle ait appartenu successivement aux Turcs, aux Persans, et aux Russes sous Pierre-le-Grand, cette ville a conservé quelques anciens monumens de ses khans. Le général Tsitsianof, gouverneur de la Géorgie, ayant été tué par le khan de Bakou, en 1806, la ville fut prise et incorporée au gouvernement du Caucase. Bakou est administrée par un divan composé d’indigènes et présidé par le gouverneur, qui, ici comme à Derbent, ne consulte le divan que pour la forme. Les habitans de Bakou, Persans d’origine et de religion, se sont signalés par leur esprit d’hostilité à la Russie. Aujourd’hui, que le gouvernement de la Perse a passé entre les mains des Russes, si ce n’est nominativement, du moins de fait, la tranquillité du pays n’a plus rien à craindre de ces souvenirs d’ancienne nationalité.

Le commerce de Bakou a presque entièrement cessé depuis l’incorporation de la Géorgie au système général des douanes de l’empire. Il n’y a que le naphte qui donne encore un peu de mouvement à cette place. Je visitai les réservoirs où l’on conserve le naphte jusqu’à ce qu’il soit livré aux acheteurs. Le gouvernement vend 28 francs les quatre cents kilog. La ferme du naphte donne à la couronne un revenu de 160,000 roubles argent (640,000 francs), et le commandant m’assurait que le produit devrait être de près du double, si les agens chargés de le percevoir s’acquittaient de leurs fonctions avec probité.

L’ancienne enceinte de Bakou est remarquable par l’élévation et l’épaisseur des murailles. Les portes ne sont qu’au nombre de deux. Un monument en ruines qui mérite de fixer l’attention, l’ancien palais des khans, domine la ville et le port de Bakou. Ce palais ressemble plutôt à une forteresse qu’à la résidence d’un prince. L’intérieur ne contient plus que quelques traces des peintures qui recouvraient les murs ; depuis quarante ans, l’ancienne demeure des khans est abandonnée.

Je montai sur une tour appelée Kissi-Koulessi (tour de la demoiselle) ; une plate-forme placée sur le sommet de ce monument en indique la destination. De cette plate-forme, on pouvait signaler en effet soit l’approche de l’ennemi, soit la présence de quelque bâtiment en mer. La construction de cette tour remonte au même temps que celle des murs d’enceinte, c’est-à-dire au règne des Sassanides. Si l’on ajoute à ces édifices des bazars occupés par des Persans et des Arméniens et d’assez grands karavansérails, on aura la liste complète des monumens qui rappellent à Bakou la domination de la Perse. Les Russes ont élevé quelques maisons d’un aspect blanc et uniforme qui nuit à l’effet des anciennes murailles.

On me montra, à près d’une verste de la côte, un bas-fonds qui, jadis habité, communiquait avec la terre par une chaussée dont on retrouve encore les traces. Les habitans croient qu’un soulèvement volcanique a amené la submersion de cet isthme, qui se prolongeait à une grande distance dans la mer. Le sol de Bakou contient assez de matières volcaniques pour que l’on puisse admettre sans difficulté les traditions conservées à ce sujet par les habitans, quand elles ne dépassent pas la limite des probabilités.

Je fus visiter les sources de naphte qui sont au nombre de quatre-vingt-quatre, et s’étendent dans un rayon de sept verstes. Ces sources sont plus ou moins abondantes ; quelques-unes donnent par jour quinze cents kilog. de naphte. Le naphte surnageant toujours, il suffit de le recueillir. Après quelques heures de repos, l’eau se sépare du naphte par des ouvertures qui lui livrent une issue. Les puits de naphte noir sont éparpillés de divers côtés ; ceux de naphte blanc sont réunis dans une seule vallée ; leur produit est beaucoup moins considérable que celui des autres. Ces puits, au nombre de quatorze, ne donnent que douze cents kilog. par mois. Le prix du naphte blanc est aussi beaucoup plus élevé que celui du naphte noir, car il se vend quatre vingt francs les quatre cents kilog. On avait cherché, en dégageant le naphte de la quantité d’eau qu’il contient au sortir des réservoirs, à obtenir une essence qui aurait pu se substituer avec succès à la térébenthine surtout pour les peintures communes. Les premiers essais ont réussi ; mais les employés ont renoncé à les continuer, prétendant que ce travail leur donnait trop d’embarras.

À une distance d’à peu près trois heures de marche de Bakou, s’élève le monastère d’Atesch-Gah (mère du feu). Ce monastère est habité par des Guèbres. Pour m’y rendre, je traversai un terrain pierreux qui me paraissait rebelle à la culture, et pourtant la quantité de villages qui se trouvaient sur notre route m’indiquait assez que le sol était fertile. Mon guide m’assura même que les récoltes de millet étaient très abondantes. La culture du safran est une branche importante des produits de Bakou ; mais c’est seulement vers le sud qu’on le récolte. Après avoir dépassé des villages fondés par les Arméniens dans l’origine, mais occupés aujourd’hui par des musulmans, j’arrivai au monastère d’Atesch-Gah. Cet édifice forme un pentagone irrégulier, n’ayant qu’une seule porte d’entrée. Une cour occupe le milieu ; elle est entourée d’un mur crénelé auquel sont adossées les cellules des Guèbres. Les murailles sont destinées à servir de défense contre ceux qui voudraient troubler les adorateurs du feu dans leurs paisibles invocations.

Le monastère a cinq cents pieds de tour, et les murs s’élèvent à une hauteur de dix-neuf pieds ; au milieu de la cour est un clocher carré. On entre dans l’intérieur du clocher par l’espace compris entre les colonnes qui le soutiennent. Dans les quatre angles sont placés des tuyaux, communiquant par des conduits souterrains avec les sources de naphte. Ces tuyaux s’élèvent à trente-six pieds de haut, et vomissent de fortes colonnes de flamme. Le naphte contient une telle quantité de gaz hydrogène, qu’il s’allume au seul contact de l’air. Au milieu de la voûte du clocher est un enfoncement de forme carrée dont on s’approche par des escaliers en pierre ; un des conduits ayant été rompu, il n’y avait plus que trois des tuyaux qui jetaient des flammes. Un autre conduit placé dans une des cellules lance aussi de vives flammes. Devant ce conduit est placé l’autel où les adorateurs du feu célèbrent les cérémonies de leur religion. C’est sur cet autel que sont brûlés les corps des vrais croyans. À l’époque où nous visitâmes le monastère, douze Guèbres occupaient les principales cellules.

Dès que le soleil éclaire de ses rayons l’enceinte de la cour, chaque Indien sort de sa cellule, portant deux petits vases de métal, l’un vide, l’autre plein ; il prie à voix basse, soulève les vases, s’asperge d’eau avec trois doigts, et pose les vases à terre. Il regarde le soleil entre ses doigts, élève les mains et les pose sur son front en faisant une courte prière à voix haute. Il reste en contemplation, puis se remet à prier en élevant la voix, relève les vases, s’incline trois fois, et chaque fois verse l’eau du vase plein dans le vase vide ; puis il jette l’eau en l’air et retourne dans sa cellule en continuant de chanter les hymnes sacrés. La seconde ablution a lieu dès que les étoiles paraissent, après le coucher du soleil. Un Indien sort tenant un petit cor de chasse ; il en tire quelques sons, s’avance vers le clocher, agite avec force la corde d’une des trois cloches, lève ses mains vers le ciel, contemple le feu éternel, et fait une courte invocation à voix haute. Il continue ensuite de prier à voix basse, les yeux fixés sur l’autel où est allumé le grand foyer. Tous en font autant, et lorsqu’ils ont terminé, ils se rassemblent en groupes et chantent le principe créateur, en frappant en mesure deux petites cymbales.

Le grand-prêtre nous fit assister à une cérémonie bizarre. Nous nous rendîmes près de l’autel, qu’une légère étoffe de soie sépare du feu éternel. Cet autel consiste en sept marches sur lesquelles se trouvent quelques petites idoles en terre cuite, des cymbales, des livres sacrés, les vases qui servent aux ablutions, des cassolettes pour les parfums. La cérémonie fut commencée par quelques sons aigres qu’un des Indiens tira d’une conque marine. Le grand-prêtre fit ensuite une longue invocation à voix haute, pendant laquelle un des assistans agita une sonnette ; des prières à voix basse et la lecture des passages sacrés suivirent cette première invocation. Le grand-prêtre, prenant une cassolette, fit, en la portant, le tour de l’autel ; il répétait des prières auxquelles répondaient les assistans. Prenant deux vases, l’un plein, l’autre vide, il s’aspergea, puis versa l’eau d’un vase dans l’autre, en continuant toujours de prier à haute voix pendant qu’un des assistans agitait des cymbales. La cérémonie finit par une prière à laquelle se joignirent les Guèbres présens ; le grand-prêtre, prenant alors un petit plat chargé de sucre candi, en avala un morceau ; après lui, les deux desservans reçurent chacun une part de sucre, et nous-mêmes nous fûmes appelés à les imiter.

Je visitai les cellules des Guèbres, qui sont toutes blanchies à la chaux et d’une excessive propreté ; pourtant les Guèbres qui les habitent ont à peine les vêtemens nécessaires. Dans chaque cellule sont pratiqués des conduits qui s’allument à volonté ; ils servent soit à éclairer l’intérieur, soit à la cuisson des alimens.

La principale fête des Guèbres est célébrée le 30 décembre, et s’appelle Spmala. Je m’attendais à trouver des fanatiques dangereux dans ces hommes qui depuis quinze à seize ans habitent ce monastère ; ils me parurent au contraire d’un caractère très doux. Presque tous portent sur leur front une marque de couleur orange qu’ils se font avec une pierre venant des Indes. Leur grand-prêtre est habillé d’une étoffe orange, sa tête est couverte du bonnet indien de forme conique.

Le grand-prêtre me raconta les longues persécutions que les Persans leur avaient fait éprouver. Les troupes persanes, s’étant emparées de Bakou, en 1826, vinrent piller le monastère d’Atesch-Gah, et brûlèrent tous les livres qui y étaient conservés. Une semblable destruction est une perte réelle pour la science, car tous les livres sanscrits qui se rattachent à l’adoration du feu se trouvaient depuis des siècles réunis dans ce monastère. Le grand-prêtre se plaignait du petit nombre de visiteurs croyans qui se rendent à son couvent ; il y avait trois ans qu’il n’en était venu un seul. Nous vîmes tout autour du monastère des fours à chaux ; les habitans apportent les pierres qu’ils veulent faire cuire et construisent une espèce de four dans lequel ils les déposent. Il suffit alors d’une étincelle pour allumer un feu d’une force telle que les pierres sont cuites dans un espace de six à huit heures ; il faut trois jours pour cuire la chaux dans nos fours les mieux disposés. Nous fîmes boucher l’entrée d’un puits qui se trouve au milieu du jardin des Guèbres. Après quelques instans, on y lança un brandon allumé qui produisit une explosion presque semblable à un coup de canon. — La nuit était complètement tombée quand je me retirai du monastère d’Atesch-Gah. Nous pûmes jouir de l’effet des fours à chaux qui se trouvent aux alentours du monastère. Les conduits de flamme qui s’élevaient du clocher donnaient au couvent l’aspect d’une vaste usine. Des cavaliers nous escortèrent, portant d’énormes flambeaux ou machalls, formés de morceaux de toile imprégnés de naphte, qui jetaient sur la route que nous parcourûmes pour retourner à Bakou une clarté presque féerique. — Nous avions pu juger par nous-mêmes un phénomène atmosphérique des plus curieux, et les souvenirs que réveille le couvent d’Atesch-Gah avaient ajouté un nouvel intérêt à notre excursion : nous venions de voir les faibles débris d’une secte religieuse qui, jadis dominant en Orient, excite aujourd’hui encore en Europe l’attention de tous les esprits préoccupés de connaître les premiers pas de la philosophie.

Le temps, toujours orageux pendant mon séjour à Bakou, commença à devenir pluvieux au moment de mon départ ; au lieu d’une route sèche et facile, nous dûmes subir les ennuis d’une marche lente sur un terrain qui s’attachait aux roues de nos chariots. Les chevaux des postes, habitués à courir au galop d’un relais à l’autre, n’ont pas la force de surmonter les obstacles. Nous perdions des heures presque entières au passage de la moindre colline, et ce n’était qu’après beaucoup d’efforts et de cris que nos postillons parvenaient au sommet. Il fallut passer la nuit dans une mauvaise cabane qui sert de relais ; le toit pouvait à peine nous garantir de la pluie, qui ne cessa de tomber ; aussi attendîmes-nous le jour avec toute la résignation qu’il faut apporter en voyage.

La route, toujours aussi monotone, devenait de plus en plus difficile pour les chevaux ; je traversai Marasie, village aujourd’hui abandonné ; j’y remarquai une belle fontaine, un ancien palais qui pouvait plutôt passer pour une bonne forteresse que pour une demeure agréable. Le grand nombre des ruines indiquait que Marasie avait eu jadis une certaine importance. Je ne pus apprendre à quelle époque remontait l’abandon de ce village ; on m’assura seulement que, long-temps avant les dernières guerres contre la Perse, Marasie offrait déjà le même aspect désolé. La vallée qui environne le village est d’une grande fertilité, mais manque entièrement de population.

Avant d’entrer à Choumakhie, il nous fallut passer à gué le Pirsagat, gonflé par les dernières pluies ; ce ne fut qu’en jetant nos chevaux à la nage que nous pûmes arriver sur l’autre rive. Nous n’étions pourtant qu’à peu de distance d’une ville commerçante et peuplée, mais nul ici ne s’occupe des routes dans l’intérêt de la circulation ; on pense seulement à faire arriver des canons dans les montagnes les plus élevées.

Choumakie, résidence d’un commandant russe et capitale du Chirvan, est une des villes les plus remarquables de la Géorgie ; elle doit cette importance à ses fabriques d’armes et de soie. Les relations de Choumakhie avec la Perse ne subsistent qu’au moyen d’une contrebande très active. Les employés russes chargés de la ligne des douanes, plutôt que de défendre les intérêts d’un gouvernement qui ne leur donne pas les moyens de vivre du produit de leur place, accordent des facilités aux contrebandiers qui paient leur connivence. Les étoffes de soie qui se fabriquent à Choumakhie sont appelées khanaos, elles ont quelque ressemblance avec notre gros de Naples ; le tissu, inégal, n’a ni la souplesse, ni le brillant des nôtres ; presque toutes ces étoffes sont à carreaux ou unies ; les dessins comme les couleurs varient peu. La soie la plus légère coûte deux abbus (1 fr. 60 c.) le demi-mètre ; la soie plus forte coûte le double : ce prix est élevé vu l’abondance de la soie et l’imperfection du travail. Les armes se vendent beaucoup moins cher. On m’assure que l’on pouvait faire fabriquer un excellent fusil simple pour trois ducats (36 fr.) ; les poignards, d’une trempe renommée, ont à peu près la même valeur.

La ville de Choumakhie, détruite à plusieurs reprises par les guerres, ou bouleversée par les tremblemens terre, n’a aucun caractère d’ancienneté : elle consiste dans une immense rue, de plus d’une verste de long, et bordée de bazars voûtés. L’eau et la boue y rendent la circulation très difficile. Ce ne fut qu’à cheval que nous pûmes faire quelques achats, et nous rendre à la citadelle qui domine la ville. Je ne parlerai pas des mosquées ni du petit nombre d’édifices élevés par le gouvernement : ce sont des bâtimens sans goût comme sans architecture L’ancienne ville est à deux verstes de distance de la ville actuelle ; elle occupait deux collines réunies par un immense pont ou aqueduc. La population de Choumakhie montait à cent mille ames au commencement du siècle dernier. Pierre-le-Grand saccagea la ville, Nadir-Schah la ruina de fond en comble ; le dernier khan de Chirvan, en la choisissant pour chef-lieu de sa résidence, lui rendit quelque importance ; aujourd’hui Choumakhie a une population de dix mille ames.

Un terrain glaiseux environne la ville. Ce sol, qui ne devient fertile qu’à force de culture, se retrouve dans les montagnes qui se prolongent depuis Choumakhie jusqu’à Noukha, et qui s’élevaient au nord de notre route. En fait de végétation, on ne voit, aux environs de Choumakhie, qu’une multitude de buissons épineux, des roseaux et des joncs. Près de Noukha, la culture du mûrier a pris quelque développement ; aussi y a-t-on établi une filature de soie, qui, dirigée par des Russes, aura bientôt le sort de tous les établissemens créés par une autorité et détruits par celle qui lui succède.

Le relais, appelé Nouveau Choumakhie, situé sur le versant opposé de la montagne que nous avions dû franchir en quittant la capitale du Chirvan, ne consiste qu’en quelques cabanes éparses au milieu des vergers. Si la culture du mûrier était favorisée par des autorités éclairées, elle suffirait pour donner quelque importance aux environs du Nouveau Choumakhie ; mais aujourd’hui ces environs ne sont remarquables que par leur insalubrité. Raconter tous les incidens qui retardèrent mon arrivée à Gandja (Elisabethpol) serait, je crois, de peu d’intérêt : je dus passer une nuit sur un îlot formé par deux bras d’un torrent, n’osant ni revenir sur mes pas, ni m’exposer à un nouveau danger en traversant un courant rapide qui nous avait déjà presque submergés. À l’aide de guides intelligens, nous pûmes enfin parvenir sans encombre sur l’autre rive, où je trouvai des employés russes qui attendaient depuis plusieurs jours que les eaux, en baissant, leur permissent de tenter le passage.

Je suivis, pour me rendre à Gandja, une immense plaine, sans culture comme sans végétation. Quelques torrens, dont les rives sont abritées par des chênes, des mimosas, des grenadiers chargés de fruits, ou des vignes sauvages, interrompaient seuls la monotonie de cette route déserte. Je passai le Kour, grossi par l’Alazan et la Yora, et j’entrai à Elisabethpol après avoir suivi des jardins entourés de murs, ombragés d’immenses tilleuls et de noyers d’une grosseur extraordinaire. Je traversai la grande avenue de la ville, dont les sycomores surpassent beaucoup les platanes tant vantés du Tcharbag d’Ispahan : j’ajouterai même que les sycomores qui forment l’allée de Gandja ont une vigoureuse et riche végétation, tandis que les platanes d’Ispahan ne se soutiennent que par leur seule écorce. Un ruisseau d’une eau limpide court entre les deux rangées d’arbres. Sur les bords, des marchands déposent des charges entières de melons, de pastèques, de poires, de pêches, enfin de toutes les variétés de fruits que produit ce climat si beau, mais malheureusement si malsain. Des cafés dont tout le luxe consiste en quelques tapis étendus au bord de l’eau, avec un brasier toujours prêt pour ceux qui veulent savourer la fumée narcotique du kalivoun, des boutiques de rôtisseurs, de boulangers ; le mélange des costumes, le mouvement des piétons et des cavaliers parcourant au galop le sol si uni de cette belle avenue, tout donnait au coup d’œil que m’offrait l’allée de Gandja un charme que je ne puis oublier : je me trouvais reporté aux beaux jours de l’Orient. Mes souvenirs durent faire place à la triste réalité, quand je vins m’arrêter à un karavansérail tout en ruines, situé à une des extrémités de cette allée, parée d’une si riche végétation, et où se presse une foule dont la douce indolence convient si bien au climat énervant de Gandja.

La population de la ville est moitié musulmane, moitié arménienne ; elle s’élève à dix mille ames. À peu de distance se trouve une mine d’alun affermée 40,000 francs à des Arméniens. L’histoire de Gandja est celle de presque toutes les villes de la Géorgie. Soumise à des khans particuliers, elle fut long-temps sous la dépendance de la Perse : ayant été prise par les Russes le jour de la Sainte-Élisabeth, Gandja reçut le nom d’Elisabethpol. En 1828, Abbas-Mirza, s’étant avancé avec l’armée persane jusqu’à Gandja, fut défait par le général Paskéwitch ; ce fut cette victoire qui amena le traité de Turkmen-Tchaï, à la suite duquel la Perse, en perdant ses plus belles provinces s’est trouvée livrée à l’influence prédominante de la Russie.

Sorti d’Elisabethpol, j’entrai dans une plaine, ou plutôt dans un désert. Au premier relais, je remarquai un beau minaret construit en briques, resté seul debout au milieu des ruines qui l’entourent. La mosquée même n’existe plus. Le pays me parut encore plus monotone et plus aride qu’entre Choumakhie et Elisabethpol ; l’absence de population se fait partout sentir sur cette route. Les bords du Kram, que je traversai sur le pont Rouge, dont la construction est due aux Persans, sont les seuls points un peu animés ; aussi ce fut avec un véritable sentiment de plaisir que je rentrai à Tiflis. J’avais parcouru, depuis Bakou, cinq cent vingt verstes.

Dans une conversation avec le général Golavine, sur l’état des pays que je venais de parcourir, je fus étonné de voir qu’il croyait, comme moi, impossible d’arriver à une pacification complète du Daghestan et de la Circassie, sans avoir détruit toute la population existante. Le général Golavine, tout en désapprouvant le système de conquêtes à tout prix adopté par l’empereur, me parla des difficultés qu’on rencontrait en voulant traiter avec des tribus qui n’obéissent à aucun chef. Il m’assura que, dans un rapport envoyé à Pétersbourg, il avait insisté sur la nécessité d’accorder aux Circassiens le libre commerce des esclaves avec la Turquie, d’abolir les quarantaines, et de n’employer les forts actuellement construits que comme points de réunion pour un commerce d’échange qu’il fallait s’étudier à favoriser. Un commerce bien établi pourrait seul faciliter la pacification de la Circassie, et hâter la fin d’une guerre aussi ruineuse qu’inutile par les résultats qu’elle peut amener en les supposant tous favorables à la Russie. Le général me disait qu’à moins de construire une ligne continue de forts sur tout le rivage, et sur une longueur de près de soixante lieues, il était impossible d’empêcher les communications des Circassiens avec la Turquie. Les avantages de ce commerce sont tellement grands, que si, sur dix bâtimens, un seul arrive, il suffit pour dédommager de la perte de tous les autres. Je ne pouvais qu’admettre l’opinion du général Golavine. Lors de mon passage à Constantinople, j’avais cherché un bâtiment turc qui me portât directement sur les côtes de la Circassie. Je trouvai plusieurs capitaines propriétaires de petits bâtimens, qui se livrent à ce commerce. Sur mes questions relatives aux dangers qu’offrait le blocus de la côte par les vaisseaux russes, ils me dirent qu’avec un vent favorable ils pouvaient arriver à terre avant toute poursuite ; quand le vent était contraire, ils se trouvaient souvent forcé d’aller mouiller dans un des petits ports de Turquie, pour attendre qu’un changement survînt. Par un calme plat, ces bâtimens, du port de quarante à cinquante tonneaux, s’avancent à force de rames jusqu’au rivage Tous les hommes du bord, étant armés, peuvent résister aux attaques des chaloupes envoyées contre eux. Une fois à terre, les Circassiens remorquent le bâtiment le long d’une des nombreuses rivières qui se jettent dans la mer Noire, et le mettent à l’abri d’une descente que les Russes tentent quelquefois lorsqu’ils ont des forces supérieures.

Le général Golavine me parut pénétré des avantages que le gouvernement pourrait retirer d’un pays aussi riche et aussi fertile que la Géorgie ; il se plaignait de n’avoir pas de capitaux disponibles qui lui permissent de mettre en culture toutes les plaines qui bordent le Kour, et qui donneraient des produits avantageux, si un système d’irrigation bien entendu amenait l’eau sur des terrains aujourd’hui arides. Le général en chef se trouvait forcé de convenir que toutes les améliorations étaient encore à l’état de projet, et rejetait sur les guerres de la Perse et de la Turquie l’abandon dans lequel sont restées ces provinces depuis l’occupation russe.

Ce n’est jamais le bon vouloir qui manque aux gouverneurs du Caucase ; tous désirent attacher leur nom à quelque grande entreprise qui les rende populaires. De tous les généraux en chef, l’homme le plus distingué comme administrateur et comme militaire a été le général Yermoloff. Le général Paskéwitch a commandé quelques expéditions heureuses, mais il a négligé entièrement le sort des populations qui lui étaient confiées. Le baron Rosen, et après lui le général Golavine, ont pris un commandement qui exige des connaissances, une supériorité de vues et de jugemens, dont ces deux généraux n’ont jamais fait preuve.

La Russie, servie avec tant de dévouement et tant d’habileté par ses agens diplomatiques, manque d’hommes capables de remplir les hauts emplois de son gouvernement. L’empereur se trouve souvent forcé de laisser en place des gouverneurs dont il est mécontent, faute d’avoir un agent sûr qui puisse les remplacer. Aucun contrôle n’est exercé sur les employés, qui, loin d’exécuter les ordres qu’ils reçoivent, commettent les abus les plus crians. À la suite d’une commission d’enquête envoyée par l’empereur en 1837, pour lui communiquer des renseignemens complets sur l’état de la Géorgie, qu’il se proposait de visiter, on reconnut que le prince d’Adian, gendre du baron Rosen, gouverneur-général du Caucase, n’employait les soldats du régiment qu’il commandait qu’à cultiver ses terres, et ruinait les paysans des districts où il était cantonné par des réquisitions forcées de toute nature. Le prince d’Adian fut cassé, l’empereur lui arracha en pleine revue, en présence du général en chef, le chiffre qu’il portait comme son aide-de-camp, et l’envoya attendre dans une forteresse le jugement qui devait le condamner à être dégradé et fait soldat. La conduite du prince d’Adian méritait, nul ne peut le nier, une répression sévère ; mais, d’après le témoignage d’officiers servant dans le Caucase, le prince d’Adian ne dut son châtiment qu’à une violente rivalité qui s’éleva entre le baron Rosen et le baron de Hahn, chef de la commission d’enquête, rivalité qui amena la dénonciation d’une conduite dont il y a trop d’exemples pour que le gouvernement ne soit pas obligé, le plus souvent, de fermer les yeux.

J’eus une discussion assez vive avec M. Choustoff, chef de la chancellerie du général Golavine qui soutenait que les soldats français manquaient de patriotisme et exaltait au plus haut degré le sentiment national des classes inférieures de la Russie. Je notai cet aveu de M. Choustoff : « Nos classes supérieures n’ont aucun sentiment de nationalité ; elles n’aspirent qu’à vivre à l’étranger, sans s’occuper du bien-être des serfs qu’elles possèdent. Nos soldats, au contraire, ont un véritable culte pour leurs chaumières ; mais, s’ils avaient plus d’instruction et de jugement, ils ne se soumettraient pas à la vie misérable qui leur est imposée, et voudraient s’y soustraire par la révolte. » Telle est l’opinion d’un homme qui se dit sincèrement dévoué à son pays. En Russie, les classes supérieures sont, selon lui, hostiles ou indifférentes ; les classes inférieures ne sont composées que de brutes qui se soumettent sans murmurer aux misères de leur sort, parce qu’elles n’ont ni l’intelligence du bien-être qu’elles pourraient obtenir, ni la réflexion qui leur ferait mesurer leur abaissement. On ne pouvait plus mal prouver qu’en émettant cette opinion le patriotisme des soldats russes. Nos soldats, en sacrifiant leur vie, agissent par un sentiment d’honneur ou d’ambition qui les pousse en avant ; les soldats russes obéissent par instinct au commandement qui leur est donné. Ils n’osent reculer, car derrière eux les officiers les forcent d’avancer. Relâchez les liens de la discipline russe, et l’armée aujourd’hui si docile n’existera plus ; ce ne sont pas des hommes que l’on conduit au feu, mais des machines qui s’avancent sans calcul comme sans élan. Le soldat russe bien dirigé forme, dans les grandes opérations militaires, une masse presque impénétrable, que le canon seul peut briser ; mais, pris à part, chaque soldat n’a ni énergie ni adresse ; aussi peut-on attribuer au caractère particulier du soldat russe la prolongation indéfinie des guerres du Caucase.

De toutes les autorités russes à Tiflis, l’homme le plus distingué est, sans contredit, le chef de l’état-major, le général Kotzebue. Obligé de correspondre avec tous les gouverneurs de districts, d’ordonner les mouvemens des troupes, il ne peut malheureusement tout surveiller ; d’ailleurs, quelle que soit la bonne volonté d’un chef, il lui est impossible de réprimer tous les abus qui existent dans toutes les parties de l’administration. Partageant l’opinion du général en chef, M. Kotzebue désapprouve le système de conquête ; il croit qu’il serait facile, au lieu de vouloir affamer les peuples du Daghestan, de les habituer peu à peu à entrer dans des relations suivies de commerce ; tous y trouveraient des avantages, et le gouvernement ne serait pas obligé de maintenir dans le Caucase une armée de cent soixante mille hommes.

Je fus étonné de l’unanimité qui règne parmi les généraux de l’armée ; tous blâment le système de conquête, aucun n’entrevoit un résultat qui les dédommage des dangers qu’ils courent. Dans mon premier voyage en Géorgie, tous les employés du gouvernement me paraissaient sûrs d’arriver à une pacification complète ; aujourd’hui tous sont découragés ; ils expriment leur répugnance avec une irritation bien extraordinaire de la part d’hommes soumis au pouvoir despotique de l’empereur. Presque tous maudissent le jour où la Russie a franchi la ligne du Caucase. Les doléances des officiers que je trouvais sur ma route étaient les seules, il est vrai, que je pusse entendre ; mais, puisque ceux qui trouvent dans cette guerre un avancement rapide se plaignent de leur service au Caucase, que doivent dire les malheureux soldats qui n’échappent au fer de l’ennemi que pour succomber à des maladies mortelles pour des hommes aussi mal nourris que mal soignés ?

Il y a deux ans, six forts ont été enlevés par les Circassiens ; ces forts, il est vrai, n’avaient qu’un simple rempart en terre, mais ces remparts étaient défendus par des garnisons de cinq cents hommes, ayant avec eux une artillerie redoutable aux montagnards ; les Russes les occupaient depuis le traité d’Andrinople, par lequel le sultan abandonna à l’empereur tout le littoral de la mer Noire. Perdre ces forts, c’était donc reculer. Dans le Daghestan, ce ne sont point des forts qui tombent au pouvoir des Lezghiens ou des Tchetchens, il n’en existe pas ; mais que l’on compte le nombre d’hommes tombés victimes de cette rage d’envahissement, et l’on sera effrayé du chiffre. L’armée du Caucase ne monte, année commune, qu’à quatre-vingt mille hommes ; les pertes, causées tant par les maladies que par les guerres, sont de douze mille. Ce chiffre a souvent été dépassé lorsque les Russes ont tenté quelque expédition dans l’intérieur. Dans toutes les escarmouches, le nombre des officiers tués ou blessés est vraiment effrayant ; il y a peu de temps, dans une attaque du général Golafieff, sur les bords du Terek, dix-huit officiers furent tués ou grièvement blessés ; à peine cent soldats furent mis hors de combat.

Tous les généraux russes veulent établir une comparaison entre leur position au Caucase et la nôtre en Algérie ; j’ai toujours combattu ce rapprochement auquel ils se plaisent, tenant à leur prouver que, du jour où la France suivra un système constant, soit de conquête absolue, soit d’occupation restreinte, nous arriverons à une possession tranquille de l’Algérie. Telle n’est pas la position de la Russie, qui, même en envoyant toutes ses forces disponibles dans le Caucase, ne peut anéantir les populations ennemies. Avec cent soixante mille hommes, répartis cette année dans tout le gouvernement du Caucase, les généraux ne se sont pas crus en force pour tenter quelque attaque sérieuse, soit contre les Circassiens, soit contre les Lezghiens. Leur temps s’est écoulé à disputer des projets de construction de forts, à commencer l’établissement d’ouvrages qui cet hiver seront détruits par les populations ennemies. L’armée française, qui n’est guère forte que de quarante mille hommes, a fait avec succès de longues expéditions dans l’intérieur de la régence. Je n’ai pas visité l’Algérie, mais j’avoue que je plaindrais mon pays si notre colonie était livrée aux mêmes désordres et à la même anarchie que le gouvernement du Caucase, et si nous nous trouvions forcés de lutter contre des peuples aussi remarquables par leur bravoure que par leur amour de l’indépendance. Ces deux vertus, en effet, distinguent éminemment les peuples du Caucase, et on ne pourrait voir sans un sentiment douloureux ces hommes de fer tomber victimes de leur patriotisme. La mission du baron de Hahn, sénateur de l’empire, chargé par l’empereur d’introduire en Géorgie le système civil des autres provinces russes, soulève de violentes récriminations. Tous les officiers contestent l’utilité de la division d’autorité que le nouveau système doit introduire. Les employés civils que l’on enverra en Géorgie commettront, disent-ils, des abus beaucoup plus grands que ceux qu’on signale aujourd’hui. Au lieu de rendre la justice, ils tourmenteront les habitans par mille petites vexations qu’ils ont évitées jusqu’à ce jour. Le baron de Hahn assure, au contraire, que la nouvelle administration sera un premier pas vers une prospérité réelle, qu’aucun désordre, qu’aucun abus ne pourra désormais échapper à une répression sévère ; enfin, à l’en croire, la justice s’exercera avec autant de sagesse que de rapidité. Il se propose de soumettre ses employés à une surveillance si active, qu’ils ne pourront abuser de leur autorité. Le baron de Hahn a passé une année en Géorgie comme chef d’une commission d’enquête ; il a parcouru tout le pays et se croit au fait de ses intérêts comme de ses besoins. Je n’ose lui contester le mérite qu’il se reconnaît ; j’ajouterai seulement que, venu pour changer la législation d’un pays (ce qui demande une étude approfondie, car toute fausse démarche peut entraîner les résultats les plus fâcheux), le baron de Hahn a dû mettre la nouvelle administration en vigueur à partir du 1er  janvier 1841. Le 31 mai, le législateur retournera à Pétersbourg recevoir les complimens de l’empereur, sans attendre que la conduite des employés civils lui permette de juger par lui-même de l’effet des réformes qu’il aura introduites. Cinq mois suffisent pour qu’il y ait, en Géorgie apparence d’administration ; qu’importe si la marche de cette administration est entravée plus tard ? La faute en retombera sur ceux qui en feront partie, non sur celui qui l’aura créée avec cette légèreté, apanage trop fréquent de l’ignorance.

L’empereur veut que le gouvernement du Caucase soit tout-à-fait assimilé à celui d’une province russe ; un premier ukase, en supprimant les franchises du commerce dont jouissait la Géorgie, a ralenti le mouvement d’affaires qui commençait à s’établir à Tiflis. Quelques fabricans russes, ne sachant où trouver un écoulement pour leurs marchandises, ont seuls profité de cet ukase, qui a annulé le produit jadis considérable des douanes géorgiennes. Aujourd’hui les lois russes sont imposées à des populations aussi distinctes par leurs habitudes que par leur religion ; bientôt le système de recrutement, adopté dans l’intérieur de la Russie, sera mis en vigueur dans la Géorgie et l’Arménie. Seuls parmi les peuples incorporés à la Russie, les habitans de ces provinces ne savent que maudire leur esclavage sans oser secouer leurs chaînes.

Il n’est peut-être pas de condition plus triste que celle du paysan russe, ni de charge plus odieuse que le recrutement tel qu’il se pratique dans l’empire du czar. Le paysan fait soldat doit dire un adieu éternel à sa famille. Il a cessé d’être la propriété du maître auquel cette famille appartient, il est devenu la propriété de l’état et ne peut plus rejoindre ses foyers. Pendant vingt ans, mal soigné, mal nourri, tantôt sacrifié à l’ambition de ses chefs, tantôt à leur cupidité, il mène la vie la plus pénible et la plus laborieuse. Si c’est une faveur que l’empereur veut accorder aux populations du Caucase en les assimilant aux Russes, je doute que cette faveur soit comprise et appréciée. Si au contraire l’empereur n’a en vue que d’unir plus étroitement ces populations à son gouvernement en les soumettant aux mêmes charges comme aux mêmes lois, il obtiendra un résultat inverse de celui qu’il espère ; car les populations qui tolèrent aujourd’hui le joug russe s’uniront bientôt aux peuples encore indépendans pour protester contre l’état d’asservissement auquel on veut les réduire. Le gouvernement russe a tenté plusieurs fois des recrutemens partiels. Des corps formés de Géorgiens ou de musulmans ont coopéré aux succès des Russes dans les campagnes de Turquie et de Perse ; ces mêmes corps ont refusé de marcher, soit contre les peuples de la Circassie, soit contre ceux du Daghestan, et l’on a dû les licencier.

Tout homme sage et de bonne foi reconnaît que l’organisation de l’empire russe exige des réformes fondamentales ; pourtant la position des maîtres et de leurs serfs est toujours la même. Pourquoi vouloir qu’un peuple aussi industrieux que l’Arménien, aussi beau et aussi brave que le Géorgien, rampe sous un code de lois barbares que la Russie ne supporte qu’avec peine ? Ce n’est qu’en assurant la tranquillité et le bien-être des peuples soumis qu’on peut compter sur leur coopération active ; c’est en favorisant la culture d’un pays qui presque partout manque de bras, que la Russie peut se créer des richesses territoriales qui n’existent pas sur son propre sol. Si les Géorgiens, les Arméniens et tous les musulmans soumis deviennent heureux et riches, la vue de leur prospérité séduira les montagnards. Ils ne pourront hésiter à reconnaître que le commerce offre plus d’avantages qu’une vie passée en excursions continuelles pour enlever quelques bestiaux ou surprendre un ennemi imprudent. Malheureusement aujourd’hui la prospérité des peuples soumis à la domination russe n’est qu’un rêve dont la réalisation semble bien éloignée.

Les Géorgiennes, qui ont une réputation de beauté établie dans tout l’Orient, se distinguent par la régularité de leurs traits et la majesté de leurs formes. Leur peau, d’une blancheur mate, fait ressortir la teinte foncée de leurs cheveux et de leurs sourcils ; leur regard lascif inspire une volupté plus voisine de la corruption que d’un sentiment pur. Dans toutes les villes de la Géorgie, les mœurs sont si relâchées, qu’aujourd’hui il est peu de jeunes filles qui ne se vendent plus ou moins cher suivant leur beauté ou leur rang. Une fois mariées, les Géorgiennes ne sortent plus ; elles se consacrent aux soins de leur ménage, élèvent leurs enfans, et perdent en les nourrissant tous leurs attraits. L’usage fréquent des bains sulfureux, en détendant les fibres de leur peau déjà molle, détermine chez elles un embonpoint excessif que leur indolence augmente encore ; car les Géorgiennes ne savent se livrer à aucun travail, elles dirigent seulement les esclaves qui les servent. La coiffure des Géorgiennes est gracieuse ; elle consiste en un petit diadème posé sur le milieu du front ; au-dessus est jeté un voile de mousseline blanche qui retombe sur leurs épaules et sur leurs cheveux, divisés en un nombre infini de nattes ; une tunique serre leur taille et laisse leur gorge découverte.

La société de Tiflis ne se compose que de généraux ou d’employés du gouvernement. Les familles géorgiennes, en très petit nombre, n’admettent pas les étrangers dans leur sein ; elles donnent seulement, à d’assez longs intervalles, quelques grandes réunions que le général en chef est prié de présider. J’assistai à un de ces dîners monotones et sérieux, comme tous ceux où les Géorgiens se trouvent en présence des Russes, qui croient faire honneur aux habitans en venant s’asseoir à leur table. Le caractère des deux peuples est si distinct, il y a entre eux si peu de liens d’affection, que je ne comprends pas qu’ils cherchent des occasions de rapprochement. Les Géorgiennes des premières familles parlent le français plutôt que le russe, mais elles n’ont ni instruction ni conversation ; je puis, sans trop de sévérité, dire que les femmes russes que j’ai vues à Tiflis méritent toutes les mêmes reproches. Heureusement je pouvais, en causant avec quelques officiers, recueillir des détails curieux et intéressans sur l’administration et la marche générale des affaires. Je n’eus donc point à regretter une conversation avec des femmes qui se croient grandes dames sans justifier cette prétention ni par l’éducation ni par les manières.

On me raconta, pendant mon séjour à Tiflis, un fait qui donne la mesure de la tolérance religieuse des autorités. Une pauvre femme de la religion grecque fit appeler, dans ses derniers momens, un prêtre catholique, abjura entre ses mains la religion qu’elle avait professée plutôt par habitude que par conviction, et mourut catholique. Malgré le profond mystère dont cette abjuration avait été entourée, le gouvernement finit par en avoir connaissance ; on déclara au prêtre que, si jamais il se trouvait mêlé à quelque nouvelle conversion, on l’enverrait en Sibérie. Le gouvernement russe tend à l’unité de religion, il veut réunir dans une seule main tout le pouvoir temporel et spirituel ; tout homme qui ose arrêter sa marche est un ennemi qu’il faut anéantir.

J’obtins du général en chef un ordre qui me dispensait de la quarantaine établie à Ekaterinograd. Cette quarantaine est de quatorze jours pour toutes les provenances de la Géorgie, et n’est supportée que par ceux qui ne peuvent obtenir des autorités la liberté de passage. Je n’eus, pendant mon séjour à Tiflis, qu’à me louer des autorités ; je trouvai les généraux beaucoup plus libres et plus confians que je ne pouvais l’espérer. En exprimant mon opinion sur l’état d’un pays peu connu, je me plais à rendre hommage à des hommes éclairés, qui comprennent qu’on peut signaler des abus déplorables sans être inspiré par un sentiment d’hostilité contre eux ou contre leur gouvernement.

Cinq ans avant ce voyage, je n’avais pas trouvé pour visiter la Géorgie les mêmes facilités. J’avais adressé de Perse, au baron Rosen, des lettres de recommandation que j’avais pour lui ; je lui exposais mon désir de me rendre en Géorgie par les bords de la Caspienne, et je le priais de favoriser ce projet. Je comptais m’embarquer de Resch, capitale du Guilan, pour me rendre à Lenkoran, et ensuite à Salian et Bakou. Le général me fit répondre que j’aurais à subir, à Lenkoran, une observation de quarante jours, et Lenkoran se trouvant en dehors des lignes de quarantaine, une nouvelle observation de quarante jours à Salian. Il termina en m’engageant à suivre la route directe pour me rendre à Tiflis, ce que je fus forcé de faire, ne voulant pas me soumettre à quatre-vingts jours d’observation dans des lieux malsains et fiévreux.

Le baron Rosen était jaloux de tous les étrangers ; le général Golavine paraît au contraire ambitionner leur bienveillance ; il leur accorde sa protection et toutes les facilités qu’ils peuvent désirer : je serais heureux que l’expression de ma reconnaissance pût arriver jusqu’à lui et à son chef d’état-major.

J’avais espéré, avant mon départ de Tiflis, recueillir quelques renseignemens positifs sur le tremblement de terre accompagné d’éruption de lave qui, après avoir ravagé les environs du mont Ararat, s’est fait ressentir à Érivan et à Nakhitchevan. Je ne pus obtenir sur cet évènement que des rapports très incomplets, la relation qui devait en être faite n’ayant pas encore été transmise au général Golavine. Un village arménien de trois cents maisons avait été enseveli pendant la nuit sous des courans de lave et des torrens d’eau accompagnés de plusieurs secousses. Maisons et habitans, tout fut entraîné, le village entier fut détruit, et il ne resta d’autre trace de son emplacement qu’un espace sillonné par les laves. Le général Golavine m’assura qu’aussitôt que le rapport officiel lui serait parvenu, il s’empresserait de le publier pour attirer l’attention du monde savant sur un fait aussi curieux. C’est la première fois en effet que le sol de l’Arménie, tourmenté par les tremblemens de terre, est ravagé par une éruption de lave. On retrouve pourtant sur un des sommets de l’Ararat des traces d’un volcan éteint. Les habitans vont en ce lieu chercher du soufre pour leurs besoins.

Je m’éloignai de Tiflis par la route militaire qui réunit la Géorgie aux autres provinces russes. Quinze jours auparavant, les communications avaient été interrompues sur cette route par un débordement du Terek qui interceptait tout passage. Un courrier russe, chargé de dépêches pour le général en chef, avait seul trouvé moyen de franchir cet obstacle en faisant jeter d’une rive à l’autre un câble auquel on suspendit une corbeille assez forte pour le porter. En se glissant le long du câble, il parvint à traverser un torrent impétueux qui mit plus d’une fois sa vie en danger.

À peine avais-je laissé derrière moi les barrières de Tiflis que j’entrai dans un pays aride. Parfois je me rapprochais des bords du Kour, embellis par des jardins et les kiosques de quelques riches Géorgiens. Je passai le Kour sur un pont en bois, en face de Mescket. La forteresse et l’église de ce village ont été élevées par les souverains de la Géorgie ; les murs crénelés sont assez forts pour offrir une résistance en cas d’attaque des montagnards.

Ce n’est qu’à une distance de cinquante verstes de Tiflis que l’on retrouve des bois ; les Russes ont détruit toutes les forêts qui avoisinaient la capitale de la Géorgie. Chaque année la destruction continue, et les montagnes qui environnent la petite ville de Douschet commencent à se dégarnir. Après avoir dépassé Douschet, je dus descendre presque aussitôt dans la vallée de Khev, au fond de laquelle roule l’Aragoa et j’arrivai à Ananour, où je trouvai des troupes venant de Russie et destinées à compléter les régimens cantonnés dans le Caucase. Je remarquai Passananour comme un des plus jolis sites de la route que je suivais au milieu d’une longue et étroite vallée fermée par des montagnes dont de beaux arbres couronnent le sommet. L’Aragva anime le paysage, que les grands mouvemens de la nature ont marqué d’un caractère imposant. Le jour venait de cesser, et de tous côtés brillaient des feux de bivouac autour desquels des caravanes de marchands ou de soldats s’étaient serrées pour se défendre du froid, car le voisinage des montagnes amène un notable changement dans la température.

Nous suivîmes la vallée de Passananour jusqu’à Beidar ; puis, commençant à nous élever lentement, nous parvînmes par une route difficile et mal entretenue jusqu’à Kaischaour : toute végétation avait presque cessé. Nous dûmes pourtant nous élever encore jusqu’au sommet de la montagne de la Croix, c’est-à-dire à une hauteur de quatorze cents toises. Nous descendîmes ensuite jusqu’à Kobi ; je remarquai, avant d’arriver à ce poste militaire, un pont naturel vraiment curieux. L’eau, s’étant frayé un passage au milieu des nombreuses couches de glace et de neige accumulées pendant l’hiver, y avait taillé pour ainsi dire un pont d’une seule arche légèrement suspendu sur le torrent. De tous côtés jaillissent, dans ces hautes régions, des sources minérales qui produisent, dit-on, des effets salutaires. Les Russes vantent beaucoup aussi la grandeur des effets que présentent ces montagnes ; je ne puis m’extasier avec eux sur les précipices que j’entrevis : j’avoue d’ailleurs que je n’aime pas les montagnes arides. De Kazbek à Wladi-Cawkas, la route a cependant un caractère de majesté qu’on cherche en vain sur les autres points. Le Terek en cet endroit se précipite avec fracas au milieu d’immenses blocs de granit qu’il entraîne fréquemment dans son cours rapide ; des rochers à pic s’élevaient au-dessus de nos têtes, laissant à peine un étroit passage pour nos chariots de poste. Souvent nous traversions le Terek sur des ponts en bois jetés d’une rive à l’autre. Des pointes de rochers qu’il faut tourner resserrent tellement le passage, que ce n’est qu’en suivant tous les contours du Terek qu’on a pu rendre la route praticable. J’arrivai au poste de Dariel. On a placé là une compagnie d’infanterie et de l’artillerie pour défendre le point le plus resserré du passage des piles caucasiennes ; il fallut montrer nos passeports à l’officier qui commande ce poste.

La route s’élargit avant d’arriver à Wladi-Cawkas, située à l’entrée de la gorge et au milieu d’une plaine arrosée par le Terek. Des pelouses magnifiques, couvertes de verdure, prouvent le parti que l’on pourrait tirer de la fertilité du terrain. Les incursions des Circassiens et des Tchetchens ont empêché jusqu’ici les Russes de mettre à profit les richesses du sol. J’entrai à Wladi-Cawkas en traversant un beau pont en bois sur le Terek : Wladi-Cawkas est un point militaire important, deux régimens s’y trouvent cantonnés ; la ville est d’ailleurs fort irrégulière. Quelques bazars, des casernes et des édifices du gouvernement, construits en bois, sont jetés sans ordre dans l’enceinte en terre qui sert de rempart.

Le passage des portes caucasiennes étant assez souvent interrompu par les avalanches du Kazbek ou les débordemens du Terek, et une escorte étant nécessaire pour se rendre de Wladi-Cawkas à Ekaterinograd, Wladi-Cawkas se trouve l’entrepôt forcé de toutes les marchandises qui viennent à Tiflis ou qui en arrivent ; aussi tous les soldats colonisés n’ont-ils d’autre industrie que de louer leurs chevaux aux voyageurs. Wladi-Cawkas pourrait devenir le centre d’un commerce actif avec les montagnards, si ceux-ci y trouvaient des avantages qu’il serait d’une bonne politique de leur accorder. Les montagnards craignent d’ailleurs d’être en contact avec les soldats russes ; ceux-ci affectent avec eux un ton de supériorité et de commandement qui doit exciter leur dégoût. Les Arméniens ou les Géorgiens sont les seuls peuples qui réussiraient dans des transactions commerciales avec les tribus encore indépendantes.

Les autorités russes ne comprennent qu’une chose, l’emploi de la force brutale ; elles cherchent à faire reculer les populations ennemies, non à les ramener à elles ; aussi les mesures de civilisation dues à la Russie ne consistent qu’en des pierres jetées au hasard sur toutes les routes. Une forteresse est achevée, une autre se commence ; les années se succèdent pendant qu’on élève ces constructions, et la même incertitude continue à régner à peu près partout. Les Russes ne sont maîtres que des forts qu’ils occupent militairement.

Les soldats qui ont accompli quinze et vingt ans de service ont été placés dans des colonies militaires ; dix de ces colonies ont été établies entre Wladi-Cawkas et Ekaterinograd, et assurent quelque sécurité aux voyageurs ; pourtant ils ne peuvent encore ni se passer d’une escorte ni faire route pendant la nuit. Le principe qui a déterminé la création de ces colonies est digne d’éloges : en utilisant de vieux soldats comme cultivateurs, on doit arriver à des résultats avantageux mais il faut leur donner les moyens de se procurer tout ce qui est nécessaire à la culture, en leur abandonnant les profits, et ne pas les astreindre à un service militaire trop actif. Ces établissemens forment d’ailleurs des redoutes avec double rempart en terre, des palissades en bois et du canon. Les colonies militaires n’ont été créées que depuis deux ans : auront-elles le sort de tous les établissemens russes ? L’avenir seul peut répondre à cette question.

Une plaine tout unie, entrecoupée seulement de quelques cours d’eau, s’étend jusqu’à Ekaterinograd ; à notre droite, nous apercevions les hauteurs du Daghestan, à gauche les sommets élevés des monts de la Circassie. Nous ne pûmes distinguer l’Elbrouz, un brouillard épais couvrait les montagnes. J’arrivai à la quarantaine d’Ekaterinograd. Nos effets, placés quelques instans dans une chambre, nous furent rendus après avoir été parfumés. Traversant en bac le Terek, j’entrai à Ekaterinograd, petite ville régulièrement bâtie en bois, où le passage continuel des troupes et des marchandises entretient seul un peu de mouvement. D’Ekaterinograd à Stavropol, je dus traverser presque constamment des steppes unies ou de légères collines dépouillées de bois. Quelques petites villes, Géorgiesk, Alexandrow, s’élèvent sur la route. J’eus la pensée de m’arrêter à Bechpaghir, pour assister à la bénédiction de l’église, qui devait avoir lieu le lendemain ; je voyais de tous côtés des femmes venant assister à la fête religieuse et profane dont cette cérémonie était l’occasion. L’idée de me trouver entouré de gens dont je ne comprendrais pas la langue, car les habitans ne parlent que le russe, me fit renoncer à ce projet ; je vins donc me reposer des fatigues de la route à Stavropol. Au moment où j’entrais dans la ville, je remarquai des soldats d’artillerie avec une batterie de campagne, qui se dirigeaient sur les bords du Terek, pour prendre part à une expédition que devait commander le général Grabbe.

La distance de Tiflis à Stavropol est de cinq cents verstes. Je ne puis m’expliquer les motifs qui ont fait choisir pour la construction d’une ville l’emplacement qu’occupe Stavropol. On ne saurait guère imaginer de situation plus désagréable. Stavropol s’élève sur une colline entièrement nue et au milieu d’une plaine complètement dégarnie de bois : on ne trouve de l’eau qu’à plus de deux verstes de distance ; les rues sont d’une largeur démesurée, et un grand intervalle règne entre toutes les maisons, construites en bois. Le but de cet isolement est, en cas d’incendie, d’empêcher la destruction de la ville.

Je me rendis chez le général Grabbe, qui me parla de ses expéditions contre Chamyl ; il m’assura que dans cinq ans le Daghestan serait pacifié, mais il n’a pas le même espoir quant à la Circassie. — Nous n’arriverons jamais, me disait-il, à soumettre ces peuples à cause de leurs communications avec la Turquie. — Le général Grabbe allait partir pour une expédition sur les bords du Terek. Des fautes graves, commises par le général Grabbe, avaient compromis les troupes, et sa présence était devenue nécessaire. Les officiers qui entourent le général Grabbe sont loin de partager son opinion. Tous redoutent la guerre religieuse prêchée par le prophète du Daghestan, tous conviennent aussi qu’ils ne font aucun progrès, car ils avancent sur un point et reculent sur un autre. Les forteresses qui s’élèvent sont cernées par les montagnards, et les communications ne peuvent avoir lieu que protégées par des forces supérieures ; la défense de ces redoutes exige de nombreuses garnisons et entraîne une grande perte d’hommes, causée par les maladies. Des aides-de-camp de l’empereur sont envoyés pour prendre part aux expéditions de l’intérieur. Habitués à la vie de Pétersbourg, ils ne savent pas conduire les troupes dans une guerre qui demande une prudence consommée et la connaissance parfaite du pays. On me cita un de ces aides-de-camp, le prince Belosesky, qui avait imprudemment aventuré deux régimens de cosaques dans des défilés où ils furent presque tous massacrés par les Tchetchens et les Lezghiens.

Le découragement que je remarquai à Tiflis règne aussi à Stavropol ; les officiers sont fatigués d’expéditions sans gloire et sans résultats. Le général Grabbe a sous son autorité tout le Daghestan, toute la Circassie et soixante mille hommes de troupes. Vingt mille soldats se trouvent sous les ordres particuliers du général Ravieski. Cet officier commande en Circassie, et c’est à lui qu’est confiée la garde des forts que les Russes ont sur la côte : toutes ces troupes font partie du corps détaché du Caucase placé sous le commandement supérieur du général Golavine.

Stavropol est un lieu d’exil pour beaucoup de conjurés compromis dans la conspiration de 1825 ; quelques-uns de ces conjurés sont revenus de Sibérie, mais descendus au rang de simples soldats, ils ne peuvent obtenir le grade d’officier qui leur serait nécessaire pour demander leur démission.

Le général Grabbe me proposa de visiter les nouvelles forteresses qu’il fait élever sur les bords du Kouban ; une suite de redoutes commençant à Pretchnoiokop doit être établie jusqu’à Tifliskaia. Des colonies militaires seront créées pour occuper tout cet espace formé par le circuit du Kouban ; les populations qui habitaient cette plaine se sont retirées dans l’Abkazie, ne voulant pas se soumettre aux Russes. Le terrain est, dit-on, riche et fertile, mais le voisinage des Tcherkesses empêchera toute culture, et il sera difficile, je pense, de résister aux incursions fréquentes que tenteront ces montagnards pour enlever les bestiaux des colons.

Le général Grabbe me paraissait enchanté de la construction de ces forteresses, qui devaient, disait-il, mettre en valeur un immense terrain jusqu’alors abandonné. Je ne comprend pas, je l’avoue, l’utilité de ces dépenses, car ce n’est pas l’espace qui manque aux Russes. : rien ne les empêche d’occuper les plaines du Kouban, qui sont marécageuses et malsaines ; mais leur position ne changera pas, tant qu’ils ne pourront sans péril s’aventurer dans les montagnes.

En quittant Stavropol, je traversai quelques collines peu élevées, et presque entièrement dégarnies de bois. Les relais de poste sont établis dans des redoutes, servant également de colonies militaires aux Cosaques. De distance en distance, à mesure que l’on se rapproche du Kouban, on trouve des postes de Cosaques qui veillent pendant le jour, afin d’avertir les colons dans le cas où ils auraient à craindre une incursion des Tcherkesses ; la nuit, ces Cosaques rentrent dans les redoutes.

Huit régimens ont été colonisés pour la défense de la ligne qui part de l’embouchure du Terek dans la Caspienne, et se prolonge jusqu’à celle du Kouban dans la mer Noire. Le chiffre de cette population s’élève en tout à quarante mille hommes ; le nombre des combattans fournis pour les régimens expéditionnaires est à peu près de six mille. Ces Cosaques, originaires de l’Ukraine, sont habitués à la guerre contre les Tcherkesses ; ils peuvent lutter contre eux sans trop de désavantages, surtout appuyés comme ils le sont par de l’artillerie. Presque tous possèdent des bestiaux qui forment leur principale richesse. Toutes ces colonies sont organisées pour la guerre ; un rempart et des fossés les entourent ; dans l’intérieur de cette enceinte, de petites maisons en bois s’élèvent, isolées les unes des autres, et forment plusieurs rues qui partent toutes d’un même centre. Dans quelques colonies, le gouvernement impose aux habitans l’obligation de planter des arbres devant leurs portes. Si cet usage était généralement adopté, les colonies se trouveraient abritées par d’agréables ombrages qui serviraient en outre à purifier l’air.

Ce n’est qu’à Oustlaba que l’on se rapproche des bords du Kouban. Du côté de la Russie, la rive du fleuve est assez escarpée ; l’autre rive me parut marécageuse ; des roseaux et des joncs s’étendaient à perte de vue. La largeur du Kouban est de vingt à vingt-cinq mètres, le pays ne change pas d’aspect jusqu’à Ekaterinodar. Ce sont toujours des plaines, riches en pâturages, qui ne sont entrecoupées que de quelques buissons peu épais. J’avais devant les yeux les montagnes du Caucase, qui, s’élevant vers le centre, s’abaissent d’un côté vers Vladi-Cawkas, et de l’autre vers la mer Noire. À la distance où j’étais, ces montagnes me paraissaient peu élevées, et je m’étonnai que les Russes ne fussent pas encore parvenus à s’en rendre maîtres. Les seuls obstacles que la nature oppose à l’homme sont des marécages produits par les nombreux torrens ou rivières qui viennent se réunir au Kouban.

Les Cosaques de mon escorte me montrèrent un aoul (village) tcherkesse situé à quelque distance du Kouban. Des arbres couvrent les maisons, que je ne pus distinguer. Ce village est indépendant, et les habitans traversent souvent le Kouban pour enlever des bestiaux ou faire des prisonniers : c’est un des postes les plus avancés des Noutakhaits.

Ekaterinodar est la résidence de l’hetman des Cosaques, le général Zavadosky. J’y remarquai une très grande église, construite il y a près de vingt ans ; elle est toute en bois, ainsi que les autres édifices de la ville. Le général Zavadosky me dit que cette année aucune expédition importante n’avait été entreprise ; les Russes s’étaient contentés de réunir les matériaux nécessaires pour reconstruire les forts détruits par les Tcherkesses en 1840. Les incursions sur le Kouban sont plus rares et occupent moins de troupes qu’il y a quelques années. Des Circassiens isolés cherchent encore quelquefois à surprendre des bestiaux ou des hommes sans défense, et, quand ils ont réussi, s’enfuient aussitôt pour cacher leur butin ; dans les engagemens avec les postes de Cosaques, ils se bornent presque toujours à l’échange de quelques coups de fusil.

Les Circassiens viennent parfois vendre leurs bestiaux au marché d’Ekaterinodar, et prennent en échange du sel et quelques étoffes. Il n’y a aucune régularité dans ces échanges, dont l’importance varie suivant les dispositions plus ou moins hostiles des montagnards, ou l’abondance de leurs récoltes. Ekaterinodar n’est qu’une colonie sur un plan plus vaste que celles que j’avais traversées depuis Stavropol. Les officiers et l’état-major des Cosaques y ont leur résidence ; toutes les affaires un peu importantes sont soumises à la décision de l’hetman, qui désigne aussi les hommes que chaque colonie doit fournir pour le service militaire.

D’Ekaterinodar jusqu’à Kopil, on suit toujours une plaine ou plutôt d’immenses steppes. Je passai le Kouban dans un bac à Kopil, et m’enfonçai au milieu des roseaux qui, couvrant les bords du Kouban, s’étendent jusqu’à Temrouk. C’était là un des points les plus périlleux de ma route ; je dus prendre une nombreuse escorte pour pouvoir continuer mon voyage sans danger. De verste en verste, des Cosaques sont placés en sentinelles sur des espèces de belvédères élevés de vingt pieds au-dessus du sol ; ils dominent ainsi le terrain qui les environne et peuvent donner l’éveil lorsqu’ils voient un ennemi se glisser dans les roseaux.

Temrouk est située à l’entrée d’une langue de terre qui se termine à Thaman, petite ville peu importante à cause de la difficulté des communications avec l’intérieur. Si les Russes, au lieu de créer des forteresses au hasard, s’occupaient d’établir des routes sûres pour les marchandises, Thaman deviendrait un entrepôt considérable pour les colonies de la ligne. À peu de distance de Thaman sont des volcans remplis d’une boue mélangée de naphte. On s’est servi dernièrement avec succès de cette boue comme asphalte. La distance de Thaman à Stavropol est de quatre cent quarante verstes.

De Thaman je me rendis à Kertsch. J’étais arrivé au terme de mon excursion dans les provinces russes du Caucase. Kertsch fait partie du gouvernement de la Crimée. Je trouvai dans cette dernière ville le général Ravieski ; il m’assura que la position des Russes en Circassie était dans les conditions les plus favorables, et que peu d’années suffiraient pour amener une pacification complète ; il ajouta : « La Circassie sera certainement pacifiée, mais la guerre religieuse du Daghestan doit nous causer de sérieux embarras. » Je lui rapportai alors l’opinion émise devant moi par le général Grabbe, juste le contraire de la sienne, et j’avouai que, du jugement porté par deux hommes si bien en position de connaître le Daghestan et la Circassie, je ne pouvais conclure que l’impossibilité pour les Russes de réussir dans leurs projets de conquête.

J’appris que, dans une assemblée de Noutakhaits, réunis par le général Ravieski pour délibérer sur des mesures de pacification à adopter, il y avait eu une telle diversité d’avis, que l’assemblée s’était séparée sans rien résoudre, ne voulant admettre la pacification que lorsque les Russes s’engageraient à ne pas relever les forteresses détruites. Les hostilités continuaient donc ; mais les Russes, occupant quelques points du littoral, n’osaient s’avancer dans l’intérieur. Les garnisons des forts, recevant leurs provisions par mer et souvent à de longs intervalles, souffraient beaucoup du scorbut et des fièvres malignes.

Le général Ravieski me raconta la triste scène dont en juin 1838 il avait été le témoin. Plusieurs bâtimens de guerre étaient mouillés dans la baie d’Anapa, lorsque survint une tempête si violente que tous furent jetés à la côte. Le général vit les matelots se noyer sous ses yeux sans pouvoir leur porter secours ; le vent empêchait qu’on pût mettre un seul canot à flot ; les Circassiens descendus des montagnes enlevaient les hommes qui se sauvaient à terre. Une frégate à vapeur, nouvellement arrivée d’Angleterre, dut chauffer pour pouvoir se maintenir sur ses ancres. Malgré la force des machines, elle fut aussi jetée à la côte et perdue entièrement. Plus de douze vaisseaux de ligne, frégates et corvettes, et deux bâtimens à vapeur, firent naufrage sur les côtes de Circassie, brisés par cet ouragan dont la violence défie toute description. Les Circassiens emmenèrent un grand nombre de prisonniers et enlevèrent toutes les provisions, tout l’argent et le fer des bâtimens qui, ne se trouvant pas sous le canon des forts, vinrent se perdre sur leurs côtes. La Russie perdit ainsi, en quelques heures, des sommes immenses, et les Circassiens, exaltés par le malheur qui venait de fondre sur elle, considérèrent cet ouragan comme une punition du ciel infligée aux ennemis de leur indépendance.


Entré en Géorgie au mois d’août 1840, j’avais consacré trois mois à parcourir les différentes divisions du Caucase, consultant toutes les personnes qui pouvaient me donner des renseignemens sur ces pays, que je désirais connaître. Les Russes enveloppent leurs expéditions dans le Daghestan et la Circassie du mystère le plus complet ; on ne parvient que rarement à connaître sur ces guerres une partie de la vérité. Pourtant, de l’opinion émise par tous les généraux et officiers, du mécontentement général que j’ai remarqué, j’ai dû conclure que les Russes étaient entrés dans une mauvaise voie d’où ils ne pourront sortir qu’en accordant aux peuples du Daghestan et de la Circassie une indépendance presque complète. Il y aurait folie à persévérer dans des sacrifices d’hommes et d’argent qui ne produisent aucun résultat. Avant de penser à s’agrandir et à s’étendre, la Russie doit introduire des changemens notables dans son administration. Ce n’est qu’en accomplissant de nombreuses réformes et en consultant les intérêts des peuples chrétiens et musulmans du Caucase que les Russes peuvent espérer de se les attacher un jour par les liens d’une amitié durable.

La mission du baron de Hahn est une faute qui doit entraîner de graves conséquences. En voulant soumettre les Géorgiens et les Arméniens aux lois générales du royaume, la Russie a éveillé leur inquiétude ; l’incorporation des provinces du Caucase dans le système des douanes de l’empire avait déjà causé un vif mécontentement, car elle arrêtait l’élan du commerce qui se développait en Géorgie, compromettait les fortunes engagées dans des rapports commerciaux avec la Perse et la Turquie, et favorisait les négocians russes au détriment des Arméniens. En se rattachant à la Russie, les Arméniens avaient cru pourtant que cette puissance leur offrirait plus de sécurité et plus d’avantages dans leurs transactions que les autorités turques.

Les provinces allemandes placées sous la domination de la Russie obéissent à des lois différentes de celles qui régissent le reste de l’empire. Elles ont conservé des garanties contre le despotisme du czar et une constitution conforme à une civilisation beaucoup plus avancée que celle de la Russie. Pourquoi les provinces du Caucase n’obtiendraient-elles pas les mêmes avantages ? Le système d’administration est si vicieux en Russie, que les hommes appelés à diriger les affaires reconnaissent eux-mêmes les abus qui se commettent. Les réformer et non les étendre devrait être le but de leurs efforts. Au lieu d’imposer aux provinces du Caucase des tribunaux semblables à ceux de la Russie, et jugeant d’après des lois applicables à des hommes qui sont tous ou nobles ou serfs, pourquoi ne pas se livrer à une étude sérieuse des principes qui gouvernent les peuples du Caucase ? La Russie ne pourrait-elle, prenant en considération le degré de civilisation, les habitudes et les mœurs de ces peuples, chercher à donner à chacun les garanties qui doivent assurer la tranquillité et la prospérité du pays ?

L’empereur exprime un désir, et chacun s’empresse de s’associer à ses vues sans oser émettre un doute sur l’utilité du résultat qu’on poursuit. L’empereur veut que la Géorgie soit assimilée aux autres provinces de la Russie ; le baron de Hahn part pour introduire dans le Caucase l’administration civile. M. de Hahn, malgré toutes les illusions qu’il se fait, ne croit pas bien fermement à la durée du régime qu’il vient établir, car il compte s’éloigner de la Géorgie aussitôt après la mise en activité du nouveau système ; mais il aura satisfait l’empereur, et dans un gouvernement despotique plaire au maître est le seul but qu’on se propose ; on s’inquiète peu du bien-être des populations ; les hommes d’un caractère indépendant sont dans la disgrace, car ils n’exécutent pas assez promptement les volontés d’un souverain qui doit être pour tous le seul maître après Dieu.

Cette attitude servile des autorités vis-à-vis de l’empereur, dans un état aussi étendu que la Russie, a des conséquences fâcheuses pour la prospérité générale. Un gouverneur reçoit un ordre, il doit l’exécuter sans se préoccuper des inconvéniens. Nulle part plus qu’en Russie, on ne trouve de grands travaux abandonnés ; si par hasard on les termine, on les laisse bientôt se détruire faute d’entretien. Vous traversez un pont de pierre, qui de loin vous a paru magnifique, vous êtes tout étonné de trouver au milieu de larges crevasses ; le gouverneur a reçu l’ordre de construire ce pont, les ordres ont été exécutés. Qu’importe ensuite s’il tombe en ruines ? Le gouverneur n’est pas chargé de l’entretenir. Il en est de même de tous les grands établissemens, qu’on voit périr faute d’hommes qui veuillent songer à leur entretien : en Russie, on ne pense qu’au présent, et on oublie l’avenir. Combien d’immenses travaux ont été entrepris et abandonnés, les sommes qui devaient être consacrées à leur achèvement ayant été détournées pour enrichir quelque employé ! Un fait peut servir d’exemple : tous les vaisseaux russes qui se construisent dans la mer Noire, ne durent jamais plus de dix ans ; pourtant les forêts de la Russie fournissent en abondance des bois d’excellente qualité ; mais, la construction des bâtimens étant livrée à des entrepreneurs, ceux-ci gagnent leurs surveillans et emploient des matériaux de rebut. Après cinq ans, un vaisseau russe est déjà vieux, et après dix ans il est hors de service.

Plus sûrement que l’Angleterre, qui subordonne toute pensée politique à son éternel but de la domination des mers, la Russie pourrait devenir un jour l’alliée de la France. Le moment n’est pas encore venu où les intérêts commerciaux doivent rapprocher les deux peuples. Aujourd’hui la Russie a donné tout pouvoir à l’Angleterre en Orient par le traité du 15 juillet. Attendons l’effet des exigences du cabinet britannique, et nous verrons bientôt la Russie, regrettant ses concessions, se souvenir que son ennemie la plus acharnée est l’Angleterre, que partout les Anglais se trouvent en opposition avec elle. Que nous fait le système de gouvernement adopté par les Russes ? Ce qu’il nous importe, c’est que la Russie, comprenant ses véritables intérêts, unisse ses forces aux nôtres. Les fautes des cabinets européens ont amené la domination anglaise à un degré d’orgueil qui doit la perdre le jour où la France et la Russie oublieront les différences, qui existent entre leurs formes de gouvernement et leurs civilisations, pour ne s’occuper que des intérêts matériels qui doivent les unir.

Les Cosaques, décimés par les guerres du Caucase, commencent à montrer un esprit de rébellion que la Russie doit chercher à combattre. Ce n’est qu’en renonçant à une guerre inutile pour servir, par sages et lentes réformes, la cause de la civilisation, que l’empereur mettra fin au désordre qui règne dans le Caucase, et comprimera un mécontentement qui peut devenir sérieux, si quelque échec imprévu compromettait l’armée russe.

Cent soixante mille hommes de troupes n’ont pu, cette année, amener la soumission d’aucune peuplade. Au contraire, des tribus tranquilles jusqu’alors se sont soulevées pour soutenir leurs coreligionnaires. Pourquoi lutter plus long-temps ? L’épreuve a été assez longue et assez terrible. La Russie ne peut se rendre maîtresse par les armes du Daghestan, ni de la Circassie. Conquérir ces provinces par les voies plus sûres de la civilisation et du commerce, tel doit donc être son seul but à l’avenir. Mais pour obtenir, en suivant ce nouveau système, des résultats heureux, il faut ménager la susceptibilité des peuples indépendans, connaître leur caractère, respecter leurs préjugés, leurs croyances, et surtout agir avec franchise, avec loyauté. Cette dernière condition n’a guère été remplie jusqu’à présent par les autorités russes, qui mettent à prix la tête des montagnards que signale leur bravoure ou leur influence. Si, au lieu de s’obstiner à poursuivre la conquête des provinces du Caucase, l’empereur employait sa force de volonté à leur assurer une prospérité toujours croissante en leur octroyant un système applicable à leur civilisation actuelle, il rendrait à la Russie sa liberté d’action dans les guerres que l’état de l’Europe pourrait amener plus tard. L’influence de la Russie trouve aujourd’hui des adversaires dans tous ceux qui la voient tendre, par le progrès de ses armées, à l’anéantissement des populations du Caucase ; l’appui et l’approbation de tous seront au contraire acquis à cette influence, dès qu’elle se dévouera uniquement à la civilisation. Améliorer le sort de ses sujets encore barbares en Europe et en Asie est un noble et beau triomphe que l’empereur devrait se proposer ; cette tâche est d’autant plus difficile, que la Russie manque d’hommes capables de comprendre et de réaliser les améliorations réclamées par l’état du pays. Malheureusement de longues années s’écouleront peut-être encore avant que les Russes aient reconnu combien leur système actuel est peu fait pour assurer le bien-être des populations que le sort des armes a remises en leur pouvoir. Aujourd’hui la puissance de la Russie n’est qu’extérieure ; les peuples subjugués sont froissés chaque jour dans leurs intérêts, dans leur religion ; ils sont dépendans sans être dévoués : tant qu’un pareil état de choses subsistera dans le Caucase, la Russie ne pourra s’y maintenir que grace à un nombre considérable de troupes. Combien d’années cette lutte durera-t-elle ? Nul ne peut le prévoir ; mais je crois que les succès des Circassiens et des Lezghiens amèneront l’empereur à un changement de politique. Ces succès, se prolongeant, décideront probablement les Cosaques à refuser les nouvelles levées exigées par ces guerres cruelles, et l’empereur ne voudra pas compromettre la popularité de son gouvernement en assumant la sanglante responsabilité d’une lutte continuée sans but utile, sans espoir de résultats avantageux pour la Russie ; car ce n’est ni le sol ni l’espace qui manquent à son gouvernement mais une population forte, industrieuse et libre.


Le Cte  de Suzannet.
  1. Des écrivains, employés du gouvernement, sont établis dans toutes les postes pour veiller à ce que les chevaux ne soient donnés qu’aux porteurs de padarognas. Les officiers ou les agens en mission reçoivent, avant de partir, un padarogna ; ceux qui obtiennent des padarognas de courrier passent avant tous les autres, car il doit y avoir dans chaque relais un attelage réservé pour les courriers, et dont eux seuls peuvent disposer. Si un courrier arrivant dans un relais y était retenu, l’écrivain serait destitué ou puni, et le maître de postes passible d’une forte amende.