Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/170

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 225-226).
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Les Dieux d’Homère me gâtent l’Iliade. Car ces hommes naïfs et si bien dessinés seraient entièrement beaux à voir, s’ils n’étaient conduits par les dieux invisibles. Leurs passions mêmes sont réglées au conseil des dieux ; leurs actions sont perpétuellement déviées. S’il faut éveiller ou endormir le courage, la colère, la défiance, un songe est bientôt envoyé. Un bon archer lance sa flèche comme il faut, mais une déesse protectrice détourne la pointe ; ou bien le héros est emporté dans un nuage. Deux idées dominent ces hommes et ce poème. Une destinée invincible, qui conduit aussi les dieux et qui règle donc aussi les courages ; et, avec cela, une intervention continuelle des dieux, qui contrarient et retardent le destin, sans pourtant arrêter l’événement principal, qui vient comme un nuage orageux. Ainsi est déjà dessinée cette théologie accablante pour l’esprit, d’après laquelle l’homme s’agite et Dieu le mène. Idée que je retrouve encore dans les ingénus disciples de Karl Marx, d’après lesquels le devenir des choses humaines se déroule selon un parfait mécanisme qui nous fait agir, vouloir, craindre et espérer, le tout bien vainement, selon l’époque et le moment. Théologie sans dieu.

Nos légendes sont meilleures que notre philosophie. Jeanne d’Arc change les choses par bonne volonté, par liberté, sous l’idée d’un devoir impérieux. Ses dieux l’inspirent, mais ne l’aident point ; ce sont des idées seulement. Jamais une flèche n’est détournée ; aucun dieu invisible ne marche à côté de la cavalière. Tout va par ressorts humains, persuasion, contagion, confiance. Péguy, dans son épopée, fait naître d’abord l’espérance, ouvrière de tout ; mais ce bon poète veut encore un dieu dans les nuages ; c’est pourquoi il ne fera qu’une espèce d’Iliade à l’ancienne mode, bonne pour les bibliothèques. Dans le fait Jeanne est seule ; l’idée est seule. Partout seule. Ses hommes la suivent sans la comprendre. On ne devrait point lire autrement cette épopée ; on ne peut s’y tromper. Il y a le bûcher de la fin, qui éclaire assez le commencement. On finit par considérer comme magie noire et diabolique ce miracle de volonté, ce dangereux miracle. Il n’y aurait donc qu’à vouloir pour changer tant de choses ? Prodigieux exemple pour tout l’avenir humain ; aussi tous les hommes de toute espèce de puissance devaient en être scandalisés. Car un vrai miracle, selon l’ordre traditionnel, descend du ciel sur les hommes ; au lieu que ce nouveau miracle était seulement dans le cœur. On peut bien dire que ni les rois ni les évêques ni les vrais héros ne s’y trompèrent. Hélas, aucun Dieu ne lui donna même du courage contre les flammes, à cette pauvre fille. « J’aimerais mieux être décapitée cent fois… » Où sont les dieux d’Homère ?

Cette belle histoire, quand on l’aura tout à fait purifiée, sera la nouvelle Iliade. Et voici l’Évangile nouveau. « La paix sera si les hommes la font ; la justice sera si les hommes la font. Nul destin, ni favorable, ni contraire. Les choses ne veulent rien du tout. Nul Dieu dans les nuages. Le héros seul sur sa petite planète, seul avec les dieux de son cœur, Foi, Espérance et Charité. «