Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/167

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 221-222).
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Le Congrès des Religions a flétri le matérialisme. Une bonne définition aurait mieux valu. Car il y a un Spiritualisme sans discipline qui n’est pas sain non plus. « Tout est plein de dieux », disait un ancien. Quand Pascal écrit : « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », c’est tout à fait la même pensée, car cela veut dire : « les Dieux ne répondent point ». Lucrèce louait son maître Épicure, pour avoir apporté aux hommes cette idée libératrice qu’il n’y a point de Volontés cachées dans la tempête et le tonnerre, et qu’il n’y a pas plus de mystère dans une éclipse que dans mon ombre par terre. Idée nette, virile, bienfaisante, du mécanisme des phénomènes, car tous les Dieux sont souillés de sang humain ; et ce n’étaient que les plus redoutables passions, sauvagement adorées. La peur faisait les sorciers, et puis les brûlait. La colère inventait quelque dieu vengeur, et puis faisait la guerre en son nom. Le fou est ainsi ; ses passions font preuve ; il leur donne la forme d’objet, et il agit d’après cela. De même toujours, dans cette sombre histoire des superstitions, chacun fit des dieux selon ses passions et se fit gloire de leur obéir. Sincèrement, et c’était bien là le pis. Quand nos passions prennent figure de vérités, de réalités dans le monde, d’oracles et de volontés surhumaines dans le monde, tout est dit. Le fanatisme est le plus redoutable des maux humains.

C’était donc une grande idée, la plus grande et la plus féconde peut-être, que celle des atomes dansants, petits corps sans pensée aucune, n’ayant que dureté et forme, les uns ronds, les autres crochus, formant par leur mécanique tous ces spectacles autour de nous, et nos corps mêmes, et jusqu’à nos passions. Car le grand Descartes, et Spinoza après lui et encore mieux, sont allés jusqu’à cette réflexion décisive que, même en nous, même ramenées à nous, nos passions sont comme les orages, c’est-à-dire des flux, des tourbillons, des remous d’atomes gravitant et croulant, ce qui ruinait leurs brillantes preuves. Et telle est la seconde étape de la Sagesse matérialiste. Après avoir nié le « Dieu le veut » et le présage ou signe dans les cieux, l’homme en colère arrive à nier le « je le veux », et à se dire : « Ce n’est que fièvre et chaleur de sang, ou force sans emploi ; couchons-nous, ou manions des poids. »

Mais qui ne voit dans ces hardies suppositions et dans ces perceptions nettes, la plus belle victoire de l’esprit ? Pratiquement nul n’en doute. Penser, réduire l’erreur, calmer les passions, c’est justement vouloir, et vaincre l’aveugle nécessité en même temps qu’on la définit. Je sais qu’il y a plus d’un piège ; et il arrive que celui qui a reçu l’idée matérialiste, sans l’avoir assez faite et créée par sa propre Volonté, est souvent écrasé à son tour et mécanisé par cette autre théologie, disant qu’on ne peut rien contre rien, et que tout est égal, sans bien ni mal, sans progrès possible. Comme un maçon qui murerait la porte avant de sortir. Mais ce danger est plus théorique que réel. Dans le fait, je vois que le spiritualiste à l’ancienne mode tombe neuf fois sur dix dans l’adoration des passions et dans le fanatisme guerrier, ce qui revient à adorer les forces matérielles ; au lieu que c’est le hardi matérialiste, neuf fois sur dix, qui ose vouloir la Justice et annoncer les forces morales.