Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/161

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 213-214).
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Herriot demandait l’autre jour pourquoi Hugo n’est pas honoré chez nous comme Gœthe est en Allemagne. J’y vois un grand obstacle, qui vient de l’Académie, des hommes de lettres, des journalistes, de ceux qui font la gloire, enfin. Hugo n’est qu’un gueux de radical-socialiste ; pire, il l’est devenu, et il est mort impénitent. Gœthe lui-même a dit quelque part : « Le comble de toute folie c’est un radical en cheveux blancs. » Et Gœthe fut l’homme de cour toute sa vie, ministre correct et froid, faisant marcher la raison d’état comme un couperet. Lorsque le fameux Fichte, professeur à Iéna, et accusé d’athéisme, écrivit à la cour de Weimar une lettre un peu vive où il affirmait les droits du penseur, Gœthe le sacrifia froidement, et eut même ce mot : « Quand ce serait mon propre fils… » De telles paroles sont un hommage aux dieux et aux rois. Gœthe méprisait parfaitement les uns et les autres, mais leur donnait de l’encensoir comme à vêpres. Au lieu que Hugo « échenillait Dieu » ; il l’aurait voulu parfait ; c’est le comble de la folie radicale ; c’est aussi insensé que de vouloir un roi juste. Le respect de Hugo offense s’il le refuse, inquiète s’il le donne ; il demande trop. Mais d’un courtisan qui se moque de lui-même, la flatterie est deux fois bonne ; et c’est ainsi que les rois veulent être aimés. Non pas parce qu’ils sont justes, car c’est révolution.

Pascal, dans le même mouvement d’esprit, a écrit des mots terribles : « Le mal à craindre d’un sot qui règne par droit de naissance n’est ni si grand ni si sûr. » Aussi : « Abêtissez-vous. » C’est pourquoi il est académique de louer Pascal. Un auteur peut dire ce qu’il veut, pourvu qu’il arrive à louer l’injustice. C’est là qu’on l’attend. Et, dans ce fait, ils prennent le vent. Romain Rolland est antisémite et nationaliste un peu, assez pour un prix d’académie. Claudel, penseur de premier rang et écrivain parfait, Claudel s’est converti. Je dirai de lui ce que je dis de Balzac, il emporte mon admiration parce que sa pensée est plus forte que ses petits préjugés ; tous deux font voir la monarchie et la religion finalement comme des monstres proprement habillés ; leur regard traverse. Mais l’opinion académique ne voit que l’habit de la chose, et que l’habit de l’écrivain. Comme cet autre tyran : « Saluez mon chapeau. » Et le fait est que cela ne coûte pas beaucoup, de saluer un chapeau sur un bâton, ou bien un roi.

Hugo a ceci de beau, de grand, d’unique peut-être, qu’il règle son respect, par préjugé, juste à l’envers des puissances. Et ce n’est point rhétorique d’occasion ; c’est le fond ; lisez les « Châtiments » ; cela est écrit avec bonheur. Exilé absolument, même sans décret ; exilé par son propre décret. Il n’a voulu ni de Pape, ni d’Empereur, ni de Dieu. Car vouloir Dieu juste selon le jugement humain, c’est bien nier Dieu. Ne vaut que ce qui vaut, cette pensée c’est son commencement, son milieu et sa fin. Sans aucune défaillance que je sache. L’Académie a beaucoup à faire pour qu’on lui pardonne cet académicien-là ; et elle le fait.