Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/155

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 205-206).
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CLV

Il y a une beauté dans les cloches, qui laisse bien loin notre musique. Ces nappes de sons courent d’un bord à l’autre, dans une belle vallée, le long du fleuve, sur un beau lac, et font des vagues. Nul n’y résiste ; mais on n’y resterait point ; c’est un passage ; et cela plaît par souvenir, comme d’un court voyage. Sur quoi les poètes s’égarent en mille rêveries ; mais l’idée même de la cloche ressemble bien plus à l’impression naïve.

Il y a deux musiques que la nature règle encore. Le cor et tous les genres de trompette nous apprennent les intervalles justes ; car, en soufflant dans un tuyau, on ne produit que les sons harmoniques ; dès qu’on fît des trous, la musique fut trop libre ; et, surtout maintenant, la musique n’est qu’un jeu presque sans règle. Mais le son des cors et trompettes n’était réglé que par l’intonation ; le rythme dépendait de la marche ou de la danse.

Il n’y a point de cloches dans le monde antique, que je sache. Les sauvages tapent sur un gong ou sur des cymbales. Ici l’intonation est mal réglée. Dans la cloche même, il y a des hasards et des sons étrangers. Mais la cloche suspendue a son rythme propre, qui dépend de la pesanteur ; en tirant sur la corde, on ne précipite point les sons ; ils mesurent le temps, par loi physique. L’âge des cloches marque ainsi la découverte d’un rythme étranger à nos passions. Dans la sonnerie à toute volée, chaque cloche se balance suivant sa grandeur, et le battant de même ; de là des entrelacements de rythmes que le fondeur n’a pas prévus, et que le sonneur ne peut changer. Tantôt alternés et élargissant leur ronde, tantôt précipités les uns sur les autres, noués et bientôt dénoués, les sons ne reviennent qu’à de longs intervalles aux mêmes groupes. En quoi nous reconnaissons quelque chose d’humain, mais sans projet, et par l’effet des forces. Si nous tapions sur les cloches comme sur des gongs, nous n’aurions pas de ces saisissements et de ces surprises, mais un délire des passions seulement, et quelque convulsion nègre.

Les cloches sont plus éloquentes lorsque le sonneur les abandonne. Elles reviennent alors tout à fait à la nature, par des battements imprévisibles, presque gauches ; l’oscillation libre s’y fait sentir ; on se souvient, on attend, on espère ; mais la nécessité nous comble ; elle nous surprend et nous satisfait. Ainsi l’esprit des cloches nous apporte toujours l’inaction et l’attention mêlées, état qui ne peut durer. Les sentiments chrétiens sont certainement liés aux cloches ; et cette éducation a fait plus, sans doute, que la doctrine et les sermons. Mais, non plus, on n’y pouvait rester. La cloche annonçait un art nouveau qui surmonterait ces rythmes de nature, et les combinerait avec l’ancien rythme des pas, de la danse et du discours. Peut-être faut-il dire que la musique des anciens ignore ce rythme lent, qui ne ressemble à rien d’humain, qui représente plutôt la nature, et qui est triste sans tragédie ; tel est l’esprit de l’Adagio romantique. Et l’on n’y peut rester. Aussitôt le paganisme revient, par le Scherzando qui est danse, ou par la Marche Héroïque. Gœthe serait donc classique, puisqu’il haïssait les cloches, le tabac et le christianisme, disait-il. Et comme on dit de lui qu’il aimait la musique, et aussi qu’il ne l’aimait pas, je sais quel genre de musique il aimait ; je le sais par les cloches.