Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/150

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 198-199).
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On se moque des cubistes. On pourrait se moquer aussi bien des joueurs d’échecs, si l’on ne sait pas le jeu. Dès que l’art sort de naïveté, il devient un jeu comme le bridge, le tric-trac ou les réussites. C’est dans la musique que je saisis cette transformation le plus clairement, parce que je porte en moi deux musiciens qui ne se ressemblent guère. Lorsque j’entends un morceau de musique militaire, j’éprouve un plaisir parfait qui s’accorde très bien avec les autres perceptions. Cet art s’est formé peu à peu, et plutôt, à ce que je crois, par imitation que par innovation. Certaines parties en sont comme parfaites ; ainsi l’usage des tambours, des clairons, de la grosse caisse, des cymbales. L’écriture même des morceaux a des règles, comme le sonnet. « Sambre et Meuse » est un air pour défiler que tout le monde connaît ; mais produisez-le selon le rite, dans le cadre traditionnel, il est comme neuf. Rie qui voudra, je considère que nous avons là un exemple parfait de l’art musical. Le propre de l’œuvre d’art, il me semble, c’est qu’elle agisse sur tous, sans préparation, sans effort, et même sans attention.

Cela fait rire les esthètes ; mais moi je ris d’eux. Ils prennent pour plaisir esthétique le goût des combinaisons, des comparaisons, des découvertes. Ils veulent de la réflexion dans les plaisirs, au lieu que, selon mon opinion, les plaisirs les plus précieux sont sentis presque sans qu’on le sache, sans qu’on les attende, et surtout sans qu’on les sollicite. Par exemple, connaissant de réputation un vitrail ancien, ils vont se planter juste en face, et regardent au travers, ce qui est aussi sot qu’un singe qui flaire aux deux bouts d’une lorgnette. La beauté d’un vitrail est dans l’ensemble ; on le goûte par le coin de l’œil, ou par le reflet sur d’autres choses. Celui qui est attentif à quelque méditation, pieuse ou sérieuse comme on voudra, c’est celui-là qui éprouve la beauté de la cathédrale autour de lui. Et, du dehors, c’est le passant qui la voit comme il faut, parce qu’il ne la regarde pas. De même la musique n’est pas faite pour être écoutée. De même encore si dans une salle à manger j’ai quelque beau tableau de mer, avec cet éclat des nuages sur l’eau, je ne puis pas faire le compte du repos, de la sérénité, de la prospérité que j’en recevrai. Comme d’un bon fauteuil ou d’un bon lit.

Après cela, rien n’empêche un homme du métier de chercher, par exemple en musique, des combinaisons nouvelles ; et rien n’empêche que je les étudie, que je m’habitue à les reconnaître dans un mélange de sons. C’est justement ce qui m’est arrivé, pour certaines productions fort compliquées, et j’en ai tiré des plaisirs d’esprit, sans que peut-être il s’y trouve de la beauté à proprement parler. Presque toute la musique, aujourd’hui, est une marquetterie de ce genre, qui ne plaît point sans initiation. Par analogie je conclus que les peintres peuvent bien aussi jouer avec les couleurs et avec les formes, et plaire à des initiés, sans aucun rapport avec l’art et la beauté véritables. On en rit communément, parce que cela ne ressemble à rien ; mais un bel ornement peut aussi ne ressembler à rien. Et la musique ne ressemble jamais à rien ; c’est ce qui fait que la mystification y est plus facile.