Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/145

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 192-193).
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CXLV

Hier, je partais en guerre contre les beaux-arts, car il y a des dogmes aussi là-dedans, et le démon de la critique ne respecte rien. « S’il faut, disais-je, une longue éducation pour arriver à comprendre les Vierges italiennes ou la Joconde, ou les Impressionnistes, ou n’importe quoi de raffiné en peinture ou en musique, comment saurai-je si je ne suis pas dupe de l’habitude ? Car l’habitude peut tout, et le collectionneur de timbres ne voit rien de plus admirable au monde qu’un timbre rare. C’est pourquoi, si l’on s’applique comme un écolier docile à bien aimer tout ce qui est de mode, parbleu on y arrivera, c’est clair ; mais on sera mystifié neuf fois sur dix, par quelque tachiste qui arrivera à vous faire un chemin vert et des arbres rouges, ou par quelque pétrisseur de clavier, qui aura trouvé une façon rare de vous déchirer les oreilles. C’est pourquoi je me mets en défense, et je ne veux admirer que ce qui sait se faire admirer du premier coup, sans préparation ni éducation ; et si tout le monde faisait comme moi, voilà une rude et précieuse éducation pour les artistes. Ils seraient tout à fait grands, ou alors ils feraient des souliers ; travail utile. »

J’étais lancé. Une vieille dame, d’esprit fort cultivé, et délivrée de tout préjugé, à ce que je croyais, m’interrompit : « Il ne faut point, dit-elle, chicaner avec les belles choses, qui rendent la vie supportable. Et quand nous serions dupes quelquefois, le mal ne serait pas si grand, puisque nous aurions trouvé un peu plus de bonheur. La Bruyère a dit que le plaisir de la critique nous enlève celui d’être vivement touchés de très belles choses. Et enfin, dit-elle avec force, laissez-moi quelques illusions. »

On parla d’autre chose. Mais je me disais en m’en allant : il y a donc de la religion partout, et des dogmes partout, et des croyances qui veulent être respectées. La critique n’est pas aimée ; elle déplaît toujours à quelqu’un. Peut-être faut-il se borner aux niaiseries et aux lieux-communs dans la conversation, et ne réfléchir que la plume à la main, lorsque l’on parle à des gens qu’on ne verra jamais, sans quoi on viendrait à saluer tous les dieux, toutes les puissances, toutes les coutumes. Je plains les hommes qui ont à défendre dans les salons ce qu’ils ont écrit la veille. Ô heureuse obscurité ; doux refuge. Ayant ainsi monologué, j’allais me mettre à mon Propos quotidien lorsque je trouve deux lettres, en réponse à ce que j’avais écrit sur la musique, deux lettres sans indulgence, et l’une d’elles fort vive toujours sur le même thème : ne touchez pas à nos dieux. Hélas ! Hélas ! Où me cacher, et à quels roseaux vais-je confier le secret de Midas ?