Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/132

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 176-177).
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Il est nécessaire que les citoyens saisissent les principaux éléments du problème militaire, car si nous le laissons aux techniciens, nous leur laissons tout ; un de ces matins ils nous feront entendre que le régime démocratique est incompatible avec la défense nationale ; en vérité ils le disent presque. Il faut donc examiner les systèmes de tous ces professeurs de guerre, nourris principalement de lectures, de polémiques et d’expériences artificielles. Et c’est à quoi le beau livre de Jaurès sur l’armée nouvelle doit servir ; c’est pourquoi j’y reviens.

Il y a dans ce livre une organisation des milices, qui est une vue sur l’avenir ; et l’adversaire voudrait faire porter là-dessus toute la discussion. Mais on oublie tous les chapitres où les méthodes actuelles de guerre sont critiquées, non pas en l’air, mais d’après les professeurs de guerre eux-mêmes. Il faut voir le détail. Mais enfin voici le problème qui se pose à nous tous.

L’Allemagne a des troupes de caserne bien plus nombreuses que les nôtres ; cette supériorité est un fait de population, qu’il faut accepter comme une donnée du problème. Cela étant, une grande victoire peut-elle être remportée par nous à la frontière, dans un premier choc ? Telle est la question qu’il faut d’abord poser. Et les professeurs de guerre n’y répondent aujourd’hui qu’en disant : « Des hommes, encore des hommes. » Mais enfin nous n’en aurons jamais assez pour pouvoir espérer de nous défendre par ce moyen. À quoi ils répondent enfin : « Il faut pourtant l’essayer, il faut tenter la chance ; car si nous résistons en reculant, avec l’intention de préparer une concentration de toutes nos forces à l’intérieur suivie d’une vigoureuse attaque, l’opinion publique s’affolera. Vous connaissez les Français ; enthousiastes au commencement, bientôt désespérés, etc. Quels tristes et faibles lieux communs ! Sommes-nous des enfants qui jouent au soldat ? Sommes-nous un peuple mineur, à qui il faut des victoires tout de suite ?

Et puis, enfin, ces victoires des premiers jours sont-elles possibles ? Et si une défaite est probable avec un homme contre trois, pourquoi aller la chercher ? Que deviendrons-nous ensuite, quand le meilleur de nos troupes aura été sacrifié follement ? Dans ces conditions il est sage, il est viril d’examiner si une retraite voulue d’abord, ayant pour effet d’attirer l’ennemi loin de son territoire, et même jusque sous les forts de Paris, n’aura pas pour effet d’abord de rompre le premier élan des ennemis, ensuite de disperser leurs forces, enfin de permettre aux forces alliées de faire sentir leur action. Les forces étant alors égalisées, et l’ennemi prenant nécessairement une formation étalée et vulnérable, alors nous attaquons. Tactique qui était bien près de réussir même après nos désastres, et où nous pourrions employer cette fois nos forces intactes. Et si l’esprit public y résiste, il faut l’y préparer. D’autant que nous n’avons réellement pas le choix.