Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/123

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 164-165).
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« On ne juge point sa propre mère ; on ne juge point sa propre patrie. Un Français n’a jamais raison contre la France. » Phrases que j’ai lues et entendues partout après le discours de Jaurès. Formules creuses, régal des sots. Sous des propositions de ce genre il n’y a aucune idée que l’on puisse saisir. Que l’on aime sa patrie par mouvement instinctif, comme on aime une mère, et non par des raisons, je l’accorde bien volontiers. Et si je laisse courir les sentiments, j’aurai bientôt trouvé, pour l’Allemand querelleur et un peu matamore, quelque réponse digne de Léonidas, ou bien de Cambronne. Nous sommes quelques millions comme cela. Mais ce que je sais bien aussi, ce que je sens, ce que je vois comme je vois le jour, c’est que tous ceux qui voudraient tyranniser chez nous, tous ceux qui rêvent je ne sais quelle restauration et je ne sais quel Ordre Moral jouent de ce sentiment, qu’ils connaissent bien, comme d’un dernier atout. « Si ce peuple suivait sa colère, on pourrait enfin le gouverner. » Et nous voyons déjà qu’un mouvement de fureur aveugle, auquel le président de la Chambre n’a pas résisté, s’est élevé contre le discours d’un homme libre. Ce Coup d’État sera compris, je l’espère ; et les citoyens verront, par cet exemple, qu’il ne faut point adorer les passions. Il faut régler les passions, il faut peser, il faut penser. Nous avons la garde de la Pensée Française et de la Liberté Française, fonctions honorées et respectées dans le monde.

Et quand on demande où est la Pensée Française, où elle s’exprime, à quoi on la reconnaît, je réponds qu’elle est partout, diffuse partout, dans les livres, dans les discours, dans toute action, dans tout travail, dans tout geste autour de nous ; jusque dans les villes, jusque dans les champs ; dans l’air aussi et dans le ciel, car les choses que l’on voit forment aussi les pensées. Chacun de nous, auteur ou lecteur, orateur ou auditeur, architecte ou maçon, chacun de nous a la Pensée Française en garde. Pourquoi Barrès plutôt que Jaurès ? Parce que Barrès le dit et le chante : « je suis Français ; je veux être Français ; sentir en Français ; parler en Français ». Je n’écoute pas ces déclarations. Qu’il soit lui-même, qu’il pense selon sa terre, selon ses parents, selon sa culture, et ce sera un éclair de Pensée Française. Mais il n’y a pas ici de privilège. Jaurès aussi est un arbre de chez nous. Il y a des chênes et des roseaux, des plateaux et des vallées, des prés, des champs et des bois ; et tout cela c’est la Patrie.

Ce serait une Patrie sans tête, qu’une Patrie qui n’hésiterait jamais, qui ne délibérerait jamais, qui ne s’avertirait jamais elle-même. Ou bien allez-vous soutenir que seuls les intérêts de France sont Français, que seules les passions de France sont Françaises, et que les idées de France ne sont pas Françaises ? Notre plus belle parure au contraire ; et, pensez-y bien, nos plus fortes armes, car c’est la tête qui est militaire. La passion n’est que violence, et ce n’est pas la même chose. On conte qu’à Waterloo on vit un cavalier sans tête qui galopait encore contre l’ennemi ; mais il n’alla pas loin.