Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/108

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 145-146).
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CVIII

« La démocratie n’est pas le règne du nombre, c’est le règne du droit. » Cette formule que j’ai rencontrée ces jours, est bonne à méditer dans ce moment de notre histoire. Car les Proportionnalistes me paraissent avoir une tout autre conception de la République. Selon ce qu’ils disent, il suffit que le pouvoir soit remis aux plus forts ; la justice n’en demande pas plus.

Pour moi je conçois la République tout à fait autrement. Il n’y a point de tyrannie légitime ; et la force du nombre ne peut point créer le plus petit commencement de droit. Le droit est dans l’égalité. Par exemple tous ont un droit égal à pratiquer telle religion qu’ils auront choisie ; le droit de l’un limite le droit de l’autre. Il serait contre le droit qu’une majorité, aussi écrasante qu’on voudra, et unanime, supposons-le, sur le problème religieux, voulût imposer son culte à une douzaine de dissidents.

Pour parler plus précisément encore, dans une Démocratie, non seulement aucun parti n’a le pouvoir, mais bien mieux, il n’y a plus de pouvoir à proprement parler. Il y a des magistrats qui ont pour charge de maintenir l’égalité, la paix, l’ordre ; mais ces magistrats ne doivent pas agir au nom d’un parti. Par exemple il est assez clair que les jugements des tribunaux devraient n’être changés en rien quand un progressiste prendrait le pouvoir à la place d’un radical très radical.

Mais, direz-vous, il y a les lois elles-mêmes, qui sont faites par le parti le plus fort ? C’est une erreur. Les lois sont faites d’un commun accord, et sans aucun esprit de parti. La loi sur les accidents du travail, la loi sur les retraites ouvrières, la loi sur les associations, sont des formules de bon sens, suggérées par des circonstances qui ne dépendent point de ce que tel parti ou tel autre est au pouvoir. Il y a des usines, il y a un prolétariat, il y a des grèves ; une monarchie en a autant à montrer, et formule là-dessus à peu près les mêmes lois que nous. Si nous faisons l’impôt sur le revenu, nous ne pourrons pas dire non plus que la République en aura le monopole. Les lois sur le « bien de famille » ou sur les habitations à bon marché, traduisent ou traduiront aussi des nécessités, et des solutions de bon sens.

Aussi je crois que les querelles des Partis sont plus académiques que réelles. On peut le voir dans les discussions législatives. Chacun parle au nom de la raison commune, et non pas au nom d’un parti nombreux. De Mun et Jaurès s’entendent plus souvent qu’on ne croit. Bref, dans l’ordre législatif, je ne vois pas que la majorité fasse sentir sa pression ; c’est plutôt l’unanimité, qui exige des débats publics, un travail suivi et impartial, et la liberté pour toute opinion et pour toute critique. Le peuple veut des législateurs, et non des tyrans. Voilà pourquoi il est puéril de compter si exactement les voix ; cela laisse croire que le Parti le plus fort aura le droit d’être injuste. Système odieux.