Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/095

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 128-129).
XCV

J’ai connu un policier admirable, qui avait pour règle de ne jamais emprisonner personne. Il disait que la bonne police consiste à empêcher les crimes, et non pas à découvrir et à punir les coupables. Il faut savoir que sa tâche de policier était parfaitement définie. Il était, il y a bien quinze ans, le chef de la brigade qui gardait le Président. Je le connus parce que, dans ce temps-là, je m’amusais quelquefois à reconnaître les policiers dans la foule, en appliquant cette règle : quand un cortège passe, il n’y a que les policiers qui regardent la foule. Comme je regardais la foule, moi aussi, l’œil du grand policier se posa sur moi ; cela me fit rire, et nous eûmes occasion de parler du métier qu’il faisait.

« J’ai là autour, dit-il, des gaillards qui connaissent les finesses du métier. Nous n’allons point dans les garnis ; nous ne suivons pas les gens ; nous ne faisons point de questions. Nous sommes autour du cortège, comme un filet invisible. Si quelque individu nous paraît suspect, nous avons pour tactique de l’écarter sans qu’il s’en doute, par un mouvement de foule, une bousculade, une discussion, une chute. Supposons qu’il ait quelque mauvais dessein ; il s’en va, en maudissant ces stupides bourgeois qui se serrent comme des moutons. Il accuse le hasard d’abord ; après plusieurs tentatives, il croira, à quelque destinée contraire, car les hommes d’action sont fatalistes. Bref, j’ai opposé une force à une force ; la méthode est bonne pour le présent ; je me demande si elle n’est pas la meilleure aussi par les fruits qu’elle porte ; car peu d’hommes sont capables de suivre un projet quand les circonstances leur sont contraires. »

Plus j’y réfléchis, plus cette vue me paraît pénétrante. Un sermon ne vaut pas un obstacle. Un sermon irrite ; un obstacle, surtout si l’on n’y voit pas une volonté particulière, n’irrite point, et change le cours des pensées. Voici un cambrioleur qui est encore à moitié ouvrier. Il vole, il frappe, il est pris ; il nourrit des pensées de guerre ; il recommence ; nous en viendrons à le tuer pour avoir la paix, et cela ne rendra pas la vie à ses victimes. Supposons que le même homme, pendant qu’il observe les lieux, trouve à toute heure à quelque tournant de rue deux agents qui font tranquillement leur ronde, assurément il s’en ira voir ailleurs ; s’il trouve encore deux agents, il en viendra à se dire : « le métier n’est pas bon, ou alors, je ne sais pas bien m’y prendre. » Il reviendra au travail, car il faut manger ; et il reviendra à la probité, car ce sont nos actes qui nous façonnent, et nos maximes résultent de nos habitudes.

Voilà pourquoi une police préventive vaut mieux à tous les points de vue qu’une police répressive. Du reste, je ne crois pas qu’elle coûterait beaucoup plus cher que l’autre. Combien aurait-on de patrouilles pour le prix que coûte une exécution capitale ? Mais nous ne nous passionnons que pour les drames bien noirs. Comme je disais, c’est le bon sens qui nous manque.