Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/094

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 127-128).
XCIV

Plus j’y songe, et plus j’admire ce juge nommé Bridoye, dont parle Rabelais, qui terminait les procès par un coup de dés, quand les sacs de procédure étaient assez gros.

Il consultait les dés, et c’était très raisonnable. On ne plaiderait jamais si le droit de chacun apparaissait toujours clairement. Dès qu’une solution équitable est possible, vous pouvez être assuré que les parties la trouveront tout aussi bien que le juge. Ainsi on ne porte devant le juge que des problèmes insolubles. Les textes disent alors oui et non, et les deux avocats apportent des arguments sans réplique. « Vais-je m’user l’entendement à choisir ? se dit Bridoye. Non point. Je tire aux dés. Pierre a raison et Jacques a tort ; voilà une affaire réglée. »

« Mais, dit l’Ingénu, pourquoi dire : Pierre a raison et Jacques a tort ? Soyez franc ; dites : j’ai tiré ma sentence aux dés. »

« Non, dit Bridoye. Car ils viennent ici chercher la justice, et non un coup de dés. La sentence ne vaut rien pour moi ; mais il faut qu’elle soit juste pour eux, afin qu’ils aient confiance en moi, et qu’ils me prient de terminer leurs différends. Or, pour qu’ils aient cette opinion, il suffit que je cache mes dés ; car celui qui gagne estime que je suis juste ; ainsi j’ai la moitié des plaideurs pour moi, et, remarquez-le, la plus riche moitié des plaideurs, puisque c’est celle qui gagne. Les autres sont de pauvres hères. »

« Fort bien, dit l’Ingénu. Mais pourquoi attendre si longtemps, jusqu’à ce que les sacs soient bourrés de papiers inutiles ? »

« Les papiers, dit Bridoye, sont inutiles, mais le temps et la dépense sont fort utiles. Cela donne à penser à tous ceux qui veulent plaider avant d’avoir bien pesé leur droit. Si un procès gagné ne coûtait pas plus cher qu’un arrangement à l’amiable, tous voudraient plaider, et toutes les affaires seraient en suspens. Ma lenteur est donc fort expéditive ; et le temps perdu est, cette fois, du temps gagné. »

Voilà ce que Bridoye pourrait dire. Mais il se garde bien de le dire ; cela irait contre son système. Non. Il dort aux plaidoiries, se réveille quand il n’entend plus rien, se frotte les yeux et lance les dés. Voilà l’os à moelle ; le suce qui pourra. Il ne manque pas de railleurs qui voltigent à la surface, comme de gracieuses libellules. La lourde raillerie de Rabelais va au fond, comme une pierre.