Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/092

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 124-125).
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L’ouvrier parla : « Je viens encore d’entendre, dit-il, des discours sur la grève générale et le chambardement. Ces discours me semblent stupides, et je veux vous dire pourquoi. » Ici il y eut un peu de tapage, et quelques injures ; mais il n’y prit point garde.

« Vous me connaissez, dit-il ; vous savez bien que je ne suis point jaune du tout, ni catholique, ni silloniste ; je vous dis cela, non pas pour faire entendre que je méprise tous ceux-là, mais simplement parce que je ne pense pas comme eux. Lors de la dernière grève de la Précision, car c’est mon métier, je fus parmi les meneurs. J’avoue même que je me mis plus d’une fois en colère, tantôt contre les trembleurs, tantôt contre les gendarmes ; et je couchai deux fois au poste. C’est pour vous dire que je compte sur la grève, et même un peu sur l’intimidation, pour retirer au patron autant que je pourrai de ses profits. »

« Du reste, camarades, je crois que nous nous battons encore comme des enfants rageurs. Il faudrait du calme ; et pour cela, il faudrait des réserves d’argent. Voilà notre vrai plan de campagne. Verser au syndicat, verser à la Coopérative, pouvoir aider les autres corporations afin qu’elles nous aident à leur tour. En un mot, préparer de longue main la soupe de grève, voilà à quoi nous devrions penser du matin au soir, en poussant l’outil. Par ces moyens, nous obtiendrons tous les changements utiles qu’on peut espérer dans la répartition des biens. Car les profits du capitaliste oisif diminueront de plus en plus, et il se mettra à produire, ce qui nous soulagera d’autant. Bien plus, le patron et le rentier réduiront peu à peu leurs dépenses de luxe, et ainsi disparaîtront tous ces travaux inutiles qui ont l’air de nourrir le travailleur et qui en réalité l’affament. Voilà mon programme ; et vous voyez que je ne suis pas tendre pour les bourgeois. »

« Mais quand vous parlez de saisir le pouvoir et de socialiser les biens, je dis : halte-là ; voilà les sottises qui commencent. Le pouvoir ? Qu’est-ce que nous en ferions ? Ce que les autres en font, probablement ; nous aurions une Chambre, un Président, des gendarmes et des juges, sous d’autres noms ; car comment voulez-vous faire ? Et les biens ? Qu’en ferions-nous ? Il nous faudrait bien des directeurs, des ingénieurs, des inventeurs, qu’il faudrait payer et surveiller. Les noms n’ont guère d’importance. Le principal, c’est que le partage des profits soit fait équitablement. Le jour où le patron directeur ne gagnera pas plus qu’un directeur que nous paierions, le problème sera résolu, sans que les propriétaires cessent d’être propriétaires. »