Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/073

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 101-102).
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On se tire quelquefois d’affaire, au sujet des danses impudiques et choses du même genre, en disant que tout ce qui est naturel est bon, et que les effets malsains de la nudité viennent d’une mauvaise morale ecclésiastique, qui a voulu comprimer et mutiler la nature. Je veux bien avouer qu’il y a une pudeur trouble, qui donne plus de prix au péché. Mais, quand on sera délivré des idées confuses, il restera encore un problème, que l’on peut poser en termes très clairs.

Il est hors de doute que le désir sexuel est le plus puissant peut-être, très puissant certainement, contre la raison. C’est par là que Samson ou Hercule, dans tous les temps, perd la direction de lui-même, et devient complice d’injustices. Peu de ministres sont capables de résister aux prières d’une belle femme. Et l’amour-passion est, comme on sait, une étrange folie qui explique la plupart des injustices, et peut-être les explique toutes. Pourquoi tout ce luxe, sinon pour une femme longtemps désirée et poursuivie ? Le luxe est sans fin et sans mesure dès qu’il s’agit non plus d’en jouir, mais de l’offrir à une divinité de l’Opéra comme une espèce de sacrifice. De là des désordres dans la production des biens ; de là une humiliation de l’homme supérieur, humiliation pire que tous les désordres, car il renonce alors à lui-même, et exile ses plus nobles volontés. Par ce côté, la chasteté, j’entends la puissance de la raison sur les désirs, est liée étroitement à la justice.

Encore autrement, et peut-être plus étroitement. L’abus des plaisirs de la chair multiplie les désirs, et produit enfin, comme l’ivresse, une sorte de paresse et de somnolence. Aux yeux du médecin le souteneur n’est autre chose qu’un homme qui abuse des plaisirs de l’amour, ce qui le jette dans une paresse invincible. Le même effet se remarque chez ceux qui pensent trop au corps de la femme ; seulement, s’ils sont magistrats, ministres ou législateurs, ils ne sont pas condamnés pour cela à vivre de ressources inavouables ; ils font tout de même leur métier ; ils délibèrent, ils discutent, ils signent ; mais sans courage ; ils touchent à tout et ne saisissent rien ; leur intelligence a encore de l’adresse, de la grâce, une vivacité par éclairs ; mais elle est sans force ; c’est un hébétement correct. Nous les choisissons bien. Mais, par les gens qu’ils voient, par les récréations qu’ils se donnent, par ce mélange d’art et de débauche qui prétend les éveiller, les affiner, les cultiver, ils deviennent gâteux à l’intérieur. De là tant de travaux stériles, tant de projets, tant de programmes, et cette sagesse sans ressort qui renvoie tout au lendemain. Les civilisations brillantes risquent de périr par la volupté. Que la musique, les danses, la peinture, la sculpture, la poésie embellissent la chose, cela n’atténue pas le mal ; le poison n’en est que plus doux à prendre.

C’est pourquoi nous ne devons pas nous fier trop ingénuement à la Nature. Tout est naturel. Si vous avez trop bu, il est naturel que vous marchiez de travers. Si vous vivez en chien, il est naturel que vous pensiez en chien. Comme on fait la Science, par volonté et discipline, ainsi il faut faire les bonnes mœurs, par volonté et discipline ; et montrer le péril aux jeunes, qui tirent de toutes leurs forces sur l’injustice avant d’en avoir déterré toutes les racines.