Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/071

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 99-100).
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LXXI

Voici une constatation qui a souvent attristé les sociologues, c’est que l’accroissement rapide de la population suppose un certain état de barbarie. Et cela se comprend très bien. L’homme barbare cède à l’instinct, tout simplement. Il ne pense pas aux souffrances de la femme, ni à l’avenir des enfants ; il ne voit pas si loin. Il ne voit pas même loin dans sa propre vie. Les lois incertaines, les guerres, les grandes épidémies, les migrations, tout borne ses projets. On ne peut être prévoyant à soi tout seul. Bref, quand l’homme mène une vie presque animale, on ne voit pas comment la natalité serait limitée autrement que par des conditions physiques et biologiques. Et ce sera une lapinière humaine ; de là les invasions de Barbares, sous une forme ou sous une autre, et peut-être sans fin.

Le demi-barbare fera des enfants par réflexion. Il s’aime en ses enfants plus qu’en lui-même ; et c’est pour eux qu’il fait l’avenir, non pour lui. Nous en avons tous connu de ces hommes robustes, un peu épais et incultes, qui prennent toute la peine pour eux, et préparent de la joie, du luxe, une vie ornée et facile pour leurs enfants. Mais il me semble que déjà la prévision doit les conduire à la prudence, s’ils ne sont très pauvres.

Quant à l’homme qui pense à sa perfection personnelle, à sa propre culture, à sa propre liberté, il n’aura guère d’enfants. Et peut-être est-ce très bien ainsi. Car, ayant trop exercé la partie intelligente d’eux-mêmes, et s’étant donné, si l’on peut dire, une hypertrophie du cerveau, peut-être risquent-ils de mettre au jour tantôt des monstres, et tantôt des crétins. Il s’établit alors une division du travail assez naturelle. Les uns font des découvertes ; les autres font des enfants qui comprendront les découvertes. Ainsi va le Progrès, la foule suivant les conquérants, et assurant les victoires.

Ces réflexions doivent nous donner une juste idée de la perfection humaine. Il faut modérer parfois l’intelligence aussi, et ne pas rougir d’être un bon animal, avant toute chose. J’aime mieux une petite lueur de bon sens, portée par de bons muscles, qu’une grosse tête sur un petit corps. Sans les muscles, l’idée n’irait pas loin ; une pensée chargée de matière, une pensée aux larges pieds, voilà ce qui mène le monde. Nos professeurs n’ont pas assez médité là-dessus ; car je vois qu’ils nous font une élite, et méprisent la masse. Double erreur. L’élite n’a pas besoin d’eux ; mais c’est ce gros garçon joufflu, un peu endormi, un peu paysan, qui a besoin d’eux. Mais ils nous font des têtes sans corps, avec des ailes d’ange, comme dans les tableaux d’église. Des poings qui pensent, voilà ce qu’il nous faut aussi.