Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/069

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 96-97).
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Les sermons sur le mariage sont à la mode. Si j’avais à en faire un, je le ferais sur l’amour et sur l’amitié. Tous sont d’accord pour dire que l’amour ne dure pas plus d’une lune. Il y a peut-être quelques exceptions, mais ce n’est pas la peine d’en parler. Dans presque tous les cas, si l’on veut qu’un mariage soit comme un asile pour les époux, il faut que l’amitié remplace peu à peu l’amour.

Or je vois là une difficulté qui n’est pas petite. L’amitié suppose la confiance et la franchise, deux sœurs. On aime son ami pour les qualités qu’on lui trouve, oui sans doute, mais aussi pour les défauts qu’il laisse voir. De là vient la puissance merveilleuse de l’amitié ; on peut s’y abandonner. On confie souvent à un ami des choses dont on n’oserait pas s’entretenir avec soi-même. Je sens que mon ami est moins sévère pour moi que moi, parce qu’il me connaît mieux que moi ; il est le témoin impartial de ce que j’ai appris de moi-même. La confession des catholiques est un effort pour instituer ces consolations d’amitié sans l’amitié. Une amitié pleine, voilà le vrai paradis. La conversation ne cesse jamais ; l’ennui ne vient jamais ; les tristesses mêmes sont des espèces de joies. Tel est le port, après les tempêtes de l’amour.

La difficulté vient de ce que l’amour ne va pas sans flatteries et sans mensonges. D’abord on veut plaire ; on règle ses discours sur le sourire de l’autre, comme un orateur navigue selon les bravos et les sifflets. Bien plus, on veut aimer, on est heureux d’aimer ; il y a des choses qu’on ne veut point voir, et qu’on ne voit point. L’amour, comme disent les poètes, a les yeux bandés.

Mais, encore mieux, le désir produit une espèce de délire de tout le corps, qui fait que les plus petites choses nourrissent un plaisir infini ; d’où il vient que nous trouvons sincèrement tout beau, et que nous le disons avec des mots brillants et triomphants, comme le paon qui fait la roue. Toutes les lettres d’amour sont belles. Flatterie engendre joie, joie engendre flatterie ; cela est sans fin.

Si l’on veut arriver à l’amitié, il faudra pourtant bien passer de la poésie à la prose ; il faudra retirer quelque chose de ces éloges ; il faudra parler franchement et éclairer d’un jour cru le visage et l’âme. Cela n’ira point sans regrets et sans douleurs : « Autrefois, tu n’aurais pas dit cela. » Presque toujours l’orateur revient à ses anciens discours ; il est condamné à répéter son catéchisme. C’est comme les petits mots d’amour ; on peut en découvrir de nouveaux, mais il ne faut pas négliger les anciens ; ainsi s’allonge la liste des politesses. Échapper à cette tyrannie des rites, penser ce qu’on dit, dire ce qu’on pense, c’est tout l’art du pilote dans le mariage. Voilà le cap des tempêtes, qu’il faut doubler.