Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/065

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 91-92).
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LXV

Monsieur Lesimple, ingénieur des mines, me dit : « Ces coups de grisou pourraient être annoncés d’avance. J’ai remarqué, et je ne suis pas le seul, que les catastrophes minières se produisent le plus souvent en même temps que d’autres faits, baisse barométrique, et tremblement notable de la terre. Quand cette coïncidence serait incompréhensible, il serait sage d’y faire attention tout de même ; un paysan arrive à prévoir assez bien le temps qu’il fera sur de simples signes, sans apercevoir par quel mécanisme ces signes sont liés à la pluie ou à la gelée. Mais la relation dont je vous parle n’est certainement pas fortuite ; un enfant le comprendrait. »

« Il n’est pas, lui dis-je, bien difficile de comprendre que les oscillations du sol, les glissements, les tassements, peuvent ouvrir de nouvelles fissures, par où de nouvelles provisions de grisou sont introduites dans la mine. »

« Je croirais même assez, dit monsieur Lesimple, que ces mouvements de terrain, par les pressions, par la chaleur due au frottement, peuvent bien activer la production même du grisou. Quoi qu’il en soit, il est hors de doute que tout mouvement anormal de l’écorce terrestre doit être considéré comme un avertissement ; c’est alors qu’il faut surveiller plus que jamais l’allure des lampes, le grisoumètre et les ventilateurs. Du reste cette surveillance est assez bien faite pour qu’une lente invasion de grisou puisse être repoussée comme il faut. Mais si une baisse rapide du baromètre se produit par malheur à ce moment-là, notre prudence est mise en déroute. Voici pourquoi. »

« Laissez-moi, lui dis-je, deviner ce qui va se passer. Quand le baromètre baisse à l’orifice du puits, cela veut dire que l’air au-dessus de nos têtes pèse moins. Tout se passe donc comme s’il y avait, dans le puits de mine, un piston que l’on tirerait vers le haut. Il se produit alors inévitablement, dans le puits et dans les galeries, un appel d’air depuis le fond vers la surface, d’autant plus rapide que la baisse barométrique est plus soudaine et plus marquée. C’est alors que le grisou, qu’il vienne par de mauvaises fissures ou qu’il soit en réserve dans des galeries abandonnées, arrive en tempête là où on ne l’attend point. »

« C’est tout à fait cela, dit Monsieur Lesimple. Et comme justement les mouvements de la terre et les pressions dans l’air sont observés avec beaucoup de précision sur tous les points de la terre, il devient assez facile de prévoir quelques heures à l’avance la rencontre des deux causes, et de suspendre le travail. C’est ce que je faisais dans la mine dont j’avais la direction. »

« Vous ne l’avez donc plus ? » lui dis-je.

« Non, Monsieur. On m’a mis à la porte ; et je n’ai jamais su pourquoi. »