Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/061

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 86-87).
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LXI

Poursuivre un évêque parce qu’il enseigne publiquement que nul ne doit obéissance, en conscience, à une loi qu’il estime injuste, ce n’est pas très raisonnable. Après tout, c’est là une opinion soutenable. C’est celle qui vient la première à l’esprit, lorsque l’on réfléchit sur le juste et l’injuste. C’est même, songez-y bien, une assez belle plante, que je n’arracherais point sans regret.

La force n’est point le droit. L’événement fait voir où est la force, mais non pas où est le droit. Supposons un audacieux tyran, comme cela s’est déjà vu, qui saurait grouper autour de lui, par la promesse d’un beau pillage, tout ce qu’il y a de faméliques, d’aventuriers, d’ambitieux sans scrupules. Supposons que les électeurs soient trompés, ou terrifiés, ou corrompus ; supposons des urnes à double fond, et le dépouillement fait à la pointe des baïonnettes. Il y aurait alors dans le pays une espèce de loi. Supposons qu’elle proscrive les Juifs, par exemple, ou qu’elle étrangle la presse, en soumettant toutes les nouvelles à la censure du préfet. Quand même un tel système réussirait pendant dix ans, pendant vingt ans, quand il serait, à la fin, accepté par le plus grand nombre, par l’effet de l’ignorance où on tiendrait les citoyens, ce régime n’aurait toujours pas le plus faible droit au respect d’un homme raisonnable. En fait, on serait forcé d’obéir ; mais la volonté résisterait ; elle refuserait de rendre à la force le culte intérieur qui n’est dû qu’au droit. Et si quelque stoïcien raidissait aussi son corps, et se laissait mettre en prison plutôt que de saluer l’injuste comme juste, ce serait un beau spectacle.

Telle est la racine de tous nos devoirs. Chacun de nous est tenu envers la partie raisonnable de lui-même ; chacun de nous doit agir selon la vérité. Non pas selon la vérité du voisin, mais selon sa vérité à lui. Mais, direz-vous, il n’est pas juge du vrai et du faux. Mais si, justement, chacun est juge du vrai et du faux. Un homme qui ne pense pas, autant qu’il peut, avec sa raison à lui, n’est plus un homme, je préfère celui qui se fait tuer pour une erreur qu’il croit vérité, à celui qui méprise ou trahit la vérité qu’il a trouvée. Si cet évêque est sincère (et comment prouver qu’il ne l’est pas), il vaut cent fois mieux qu’un clérical qui se fait franc-maçon pour avancer. En bref, la vertu aveugle est plus précieuse au monde que la science sans vertu.

Mais il faut de l’ordre, et que l’on nous protège pourtant contre les fanatiques. Et c’est pourquoi il a bien fallu exiler Déroulède, après qu’il eut commencé à marcher sur l’Elysée. Du moins, attendons les actes, et laissons vivre les opinions. Car le régime Républicain veut être librement préféré. Si la liberté des opinions devait le détruire, nous n’aurions alors, sous le nom de République, qu’une Tyrannie déguisée ? Laissons donc parler, et comptons sur le bon sens.