Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/046

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 65-66).
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XLVI

Il y a deux espèces de moissonneurs. Il y a celui qui moissonne sur les champs ; il travaille selon la nature de la chose, et non selon ses désirs, car la chose est sourde et sans cœur ; mais, en revanche, elle réagit toujours de la même manière aux mêmes circonstances, et l’avantage est à celui qui essuie le mieux ses yeux, et qui règle le moins ses actes sur ses passions. Toute sagesse et tout progrès sont venus de cette entreprise sur les choses ; là s’est forgée la vraie volonté et le vrai courage, devant l’adversaire imperturbable.

L’autre moisson se fait sur les hommes ; elle consiste à détourner pour soi une partie de la moisson des autres. On voit quelquefois, à une table de café, deux hommes dont l’un est considérable, un peu endormi et très fermé, et l’autre souvent mal emplumé, mais fort éloquent. Il y a une pièce de cent sous dans la poche de l’un ; il s’agit de l’en faire sortir par des discours. Voilà en raccourci le métier de tous ceux qui vivent de plaire. Et c’est une tout autre espèce de moissonneurs, rusés, souples, riches de mille combinaisons, mais dépourvus de connaissances assurées. Car tout est possible alors ; et ce ne sont que miracles ; aussi tout est prière ; et le désir sert au lieu de gêner, car le désir donne du génie aux flatteurs.

Auguste Comte remarque avec profondeur que la première enfance vit entièrement dans un monde humain, régi seulement par les bonnes volontés ; et il ajoute que la longue enfance des sociétés humaines est assujettie à cette même loi ; les hommes ne trouvent d’abord rien de plus utile que l’homme, ni de plus nuisible que l’homme. Ainsi l’éloquence fut la première physique ; et c’est alors qu’il était vrai de dire, au rebours de l’adage moderne, que prier c’est travailler. De cette éducation inévitable sont nées d’étranges idées sur les choses ; car on les traita d’abord par prières ou menaces, selon les lois instables du monde humain ; et il en est resté cette habitude d’ajouter des paroles magiques aux remèdes, et en bref toute la religion. La religion consiste à traiter les choses comme on traite naturellement les hommes.

Et encore aujourd’hui beaucoup d’hommes moissonnent sur les hommes seulement, et ainsi forment d’étranges habitudes d’esprit. Car l’action sur les choses instruit bien, mais l’action sur les hommes instruit mal ; les passions alors trouvent toujours leur chemin, et l’on fait la vérité en même temps que le succès. Si vous posez que les hommes sont menteurs et lâches, cela devient vrai, et cette expérience courtisane vous donne raison. Toute opinion sur quelqu’un le façonne et le sculpte un peu. Si je crois qu’un enfant est sot, il le sera. Aussi je hais cette science louche de ceux qui ont appris à connaître les hommes. Une vieille courtisane connaît les hommes, mais en cela elle ne connaît toujours qu’elle-même, car elle les connaît comme elle les a faits. C’est pourquoi traite toujours les hommes comme s’ils étaient tels que tu dois vouloir qu’ils soient. Ici, dans le sens plein du mot, chacun fait sa moisson.