Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/043

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 61-62).
◄  XLII.
XLIV.  ►
XLIII

Le sociologue me dit : « On serait tenté d’expliquer toute l’organisation sociale par le besoin de manger et de se vêtir, l’Économique dominant et expliquant tout le reste ; seulement il est probable que le besoin d’organisation est antérieur au besoin de manger. On connaît des peuplades heureuses qui n’ont point besoin de vêtements et cueillent leur nourriture en étendant la main ; or, elles ont des rois, des prêtres, des institutions, des lois, une police ; j’en conclus que l’homme est citoyen par nature, et qu’il aime l’Administration pour elle-même. »

« J’en conclus, lui dis-je, autre chose, c’est que l’Économique n’est pas le premier des besoins. Le sommeil est bien plus tyrannique que la faim. On conçoit un état où l’homme se nourrirait sans peine ; mais rien ne le dispensera de dormir. Si fort et si audacieux qu’il soit, il sera sans perceptions, et par conséquent sans défense, pendant le tiers de sa vie à peu près. Il est donc probable que ses premières inquiétudes lui vinrent de ce besoin-là. Il organisa le sommeil et la veille ; les uns montèrent la garde pendant que les autres dormaient ; telle fut la première esquisse de la cité. La cité fut militaire avant d’être économique. Ces sauvages, dont vous parlez, avaient à se défendre contre leurs voisins, contre les fauves, contre les serpents. Je crois que la Société est fille de la peur, et non pas de la faim. Bien mieux, je dirais que le premier effet de la faim a dû être de disperser les hommes plutôt que de les rassembler, tous allant chercher leur nourriture justement dans les régions les moins explorées. Seulement, tandis que le désir les dispersait, la peur les rassemblait. Le matin, ils sentaient la faim et devenaient anarchistes ; mais, le soir, ils sentaient la fatigue et la peur, et ils aimaient les lois. Ainsi, puisque vous vous plaisez à défaire le tissu social afin de comprendre comment il est fait, n’oubliez pas que la relation militaire est le soutien de toutes les autres, et comme le canevas qui porte la tapisserie.

« Bon, dit-il. Nous rangerons donc les besoins dans l’ordre suivant : le besoin d’être gardé ou de dormir en paix, puis le besoin de manger, puis le besoin de posséder, qui n’est que le besoin de manger en imagination avant de sentir la faim. « 

« Je ne sais, lui répondis-je, si vous tirez de la peur toutes les vertus sociales qu’elle enferme. Le sommeil est père des veilleurs de nuit et des armées. Il est père des songes aussi ; de là une autre peur, la peur des morts et des fantômes, d’où les religions sont sorties. Le soldat écartait les fauves, et le prêtre écartait les revenants. Une caserne et un temple, tels furent les noyaux de la cité primitive. C’est beaucoup plus tard que la machine et l’usine achevèrent l’œuvre. »

« Et le besoin de procréer, où le mettrons-nous ? »

« Je le rangerais, lui dis-je, à côté de l’Économique, parmi les besoins antisociaux ; car tous deux arment l’homme contre l’homme. Mais le sommeil est un roi encore plus puissant. On loue le soleil, mais on craint la nuit. Voilà pourquoi la troupe des bergers et la clochette des troupeaux parlent si vivement à notre cœur, quand le jour s’en va. Ô nuit, reine des villes ! »