Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/033

Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 48-49).
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XXXIII

Un étudiant en Sorbonne me contait ses peines l’autre jour : « Vous comptez bien, me disait-il, soixante-quatorze professeurs d’histoire, qui passent leur temps à démolir, au moyen de documents nouveaux, les documents de la veille. Mais vous oubliez cette nuée d’historiens qui, sous couleur d’enseigner le français, le latin, le grec, l’allemand, l’anglais ou l’italien, font de l’histoire encore, racontent avec mille détails la vie des auteurs, lisent gravement l’acte de baptême de Racine, ou l’acte de mariage des parents de Gœthe, et, en un mot, connaissent tout des auteurs, excepté leurs œuvres. La vermine historienne ronge jusqu’aux plus nobles systèmes d’idées. Autrefois, à ce qu’on raconte, il se trouvait des hommes pour expliquer à la jeunesse les doctrines de Platon, de Descartes, de Spinoza. Maintenant, on n’explique plus ; on se contente de comparer les différentes éditions d’un même ouvrage, et on nous montre les variantes comme on nous montrerait une collection de papillons. Dès qu’on tient la lettre, tout est dit ; l’esprit, on n’y pense point. C’est ainsi qu’ils travaillent ; ils dépouillent les éditions, les préfaces, les commentaires ; ils font des fiches, et nous les dictent. Pour nous former l’esprit, ils nous font faire des fiches, à nous aussi. J’ai présentement à rechercher le titre et la date de tous les livres de langue française qui traitent de la philosophie de Kant. Travail de bibliothécaire. Et si parfois quelqu’un d’entre nous essaie d’expliquer quelque forte maxime, on lui dit du haut d’une chaire, non sans une nuance de mépris : N’essayez donc pas de comprendre, avec les idées et les habitudes d’esprit de notre temps, une formule qui est vieille de deux siècles : les doctrines sont des faits historiques ; il faut les prendre comme elles sont, sans en rien retrancher, sans y rien ajouter. Tel est, ajoutait l’étudiant, le pain intellectuel qu’on nous distribue ; j’ai l’entendement bourré de petits papiers ; me voilà vieux, à vingt ans, comme un membre de l’Académie des Inscriptions ; je sens que je vais entreprendre un dictionnaire des monosyllabes dans toutes les langues connues. Monsieur, ayez pitié de moi ; dites-moi comment je dois faire pour conserver un petit reste d’intelligence. »

Je lui répondis froidement : « C’est bien simple ; donnez du tintamarre à tous ces historiens-là. Réclamez des idées, sur l’air des lampions. Ou mieux, car ils vous feraient expulser, faites-vous comptable ou commis-voyageur. Vous connaîtrez, par vue directe, les choses et les hommes ; vous vendrez, vous achèterez, vous vous passionnerez, vous vivrez l’histoire d’aujourd’hui, au lieu d’épeler l’histoire des Pharaons. Pour le reste, vous viendrez me voir de temps en temps, et je vous prêterai de beaux livres, sans préfaces, sans biographies, sans notes, sans commentaires. Ainsi, entre ce qui est vivant et ce qui est immortel, vous vivrez une vie digne d’un homme. »